4e Congrès
IIIe Internationale
Rapport sur la question du programme
N.I. Boukharine
18 novembre 1922
Quatorzième séance
BOUKHARINE. — Camarades, comme vous le savez tous, nous n’adopterons pas à ce Congrès des programmes définitifs, parce que beaucoup de Partis n’ont pas encore pris position sur cette question. Même le Parti russe n’a pas encore discuté le projet que je vais vous présenter. C’est pourquoi la plupart des délégations sont d’avis qu’il vaudrait mieux ne pas adopter encore de programme définitif à ce Congrès-ci et discuter seulement la question, pour remettre sa solution définitive au prochain Congrès.
Mais le fait seul que nous osons mettre à l’ordre du jour du 4e Congrès mondial un problème aussi considérable que celui du programme, un problème aussi difficile à discuter, prouve notre rapide croissance. Si nous nous occupons aujourd’hui de ce problème, c’est que, nous pouvons le dire dès aujourd’hui en toute conscience et avec joie, l’Internationale Communiste saura le résoudre, alors qu’une impuissance théorique complète règne dans le camp de nos adversaires, des Internationales 2 et 2 1/2.
Clara ZETKIN. — Très juste !
BOUKHARINE. — Comme premier chapitre des diverses questions que j’ai à traiter ici, je considérerai la théorie fondamentale du programme dans la 2e Internationale avant la guerre, et j’avance dès à présent cette thèse que, dans cette théorie d’avant la guerre, l’écroulement de la 2e Internationale pendant la guerre a ses racines théoriques très profondes.
On peut distinguer, d’une façon générale, trois phases principales : dans le marxisme, dans son idéologie, dans sa construction idéologique. La première est celle du marxisme de Marx et d’Engels eux-mêmes. Ensuite vient le marxisme de la 2e Internationale, le marxisme des épigones. Et, à présent, nous avons la troisième phase : le marxisme bolchevique ou communiste, qui remonte dans une certaine mesure, on peut même dire dans une large mesure, au marxisme originel de Marx et d’Engels.
Le marxisme originel de Marx et d’Engels était le produit, l’enfant de la révolution européenne de 1848, et c’est pourquoi ce marxisme, véritablement orthodoxe, de Marx et d’Engels, avait une âme hautement révolutionnaire. Le sens révolutionnaire s’explique précisément parce que la doctrine de Marx et d’Engels naquit au moment où l’Europe était vacillante et où le prolétariat entrait dans l’histoire comme classe révolutionnaire. Ensuite, autre période, autre idéologie. Nous constatons, une fois de plus, le phénomène qui se retrouve dans l’histoire de presque toutes les idéologies, à savoir qu’une idéologie née dans certaines circonstances prend un autre aspect, une autre forme dans d’autres circonstances. Ce fut le sort du marxisme. Après l’époque révolutionnaire du milieu du siècle dernier, arriva l’époque toute différente du développement du système capitaliste, l’époque de l’accroissement gigantesque des domaines capitalistes. Cet accroissement se basait essentiellement sur la politique coloniale de la bourgeoisie, la prospérité de l’industrie continentale était essentiellement basée sur l’exploitation des peuples coloniaux. Cet état florissant, cette prospérité de l’industrie avait déterminé certains déplacements sociaux au sein des peuples européens. La position de la classe ouvrière se trouva consolidée économiquement, mais dans le même temps, le développement capitaliste avait créé une très grande communauté d’intérêts entre la bourgeoisie et la classe ouvrière continentale ; et cette communauté d’intérêts forma la base d’un très grand changement psychologique et idéologique au sein de la classe ouvrière et, par là même, au sein des Partis socialistes.
Ainsi arriva la deuxième phase de l’histoire du marxisme : à savoir le marxisme social-démocrate, le marxisme des épigones. La lutte entre la tendance dite orthodoxe et la tendance réformiste, le fameux procès entre la social-démocratie orthodoxe et la tendance révisionniste, personnifiée, d’une part, par Kautsky et, de l’autre, par Edouard Bernstein, nous montre, si nous considérons toute l’histoire rétrospectivement, la capitulation complète du marxisme orthodoxe devant le marxisme révisionniste. Je puis établir ici comme un axiome que, dans ce procès, qui eut lieu bien longtemps avant la guerre, le soi-disant marxisme orthodoxe, c’est-à-dire le marxisme de Karl Kautsky, avait capitulé, dans les questions les plus essentielles, devant le révisionnisme. Nous ne l’avons pas remarqué autrefois, mais nous !e voyons très clairement et nettement à présent, et nous sommes parfaitement en mesure d’en comprendre les causes.
Les causes
Voyons, par exemple, la question de la théorie de la paupérisation. Comme vous le savez tous, le marxisme de Kautsky avait donné à cette question une forme plus atténuée que celle qu’elle tenait de Marx lui-même. Il fut affirmé que, dans l’époque du développement du capitalisme, nous avions une aggravation relative de la situation de la classe ouvrière et que les lois immanentes du développement capitaliste consistaient précisément en ce que la situation de la classe ouvrière s’améliorait absolument, mais que, relativement à la situation de la bourgeoisie, elle empirait. Voilà comment Kautsky défendait le marxisme contre Bernstein. Je tiens cette affirmation de Kautsky pour inexacte, et je prétends que cette position théorique se basait sur la situation réelle empirique du prolétariat européen et américain. Or, dans la théorie marxiste, Marx analyse une société capitaliste abstraite et affirme que la loi immanente de l’évolution capitaliste mène à un empirement de la situation du prolétariat.
Que fait le marxisme kautskyen ? Il entendait, par la classe ouvrière, exclusivement le prolétariat continental. Le sort de cette catégorie du prolétariat s’améliora sans cesse, mais le marxisme kautskyen ne vit pas que cette amélioration était obtenue au prix de la destruction et du pillage des peuples coloniaux. Marx considérait la société capitaliste dans son ensemble. Si nous voulons être plus concrets que Marx, nous ne devons pas considérer seulement le cercle américano-européen, mais toute l’économie mondiale. Alors, nous avons un tout autre tableau théorique que celui de Kautsky et consorts. Donc, théoriquement, la thèse de Kautsky était fausse. C’était une capitulation devant l’attaque du révisionnisme.
Prenons une autre question ; la théorie de la catastrophe et le relèvement du prolétariat. La théorie de la catastrophe a été également très atténuée par Kautsky dans sa dispute avec les révisionnistes. Quant à la révolution, résultat de la catastrophe, nous remarquons, en lisant les écrits même les plus révolutionnaires de Kautsky, par exemple son Chemin du pouvoir, même là, beaucoup de passages comiques, d’un opportunisme atteignant au comique. Prenons, par exemple, différentes appréciations de la grève générale dans la Révolution sociale, où Kautsky prétend que si nous sommes capables de faire la révolution, nous n’avons pas besoin de la grève générale, et si nous n’en sommes pas capables, nous n’en avons pas besoin non plus. Qu’est-ce cela, sinon du plus pur opportunisme, que nous n’avions pas assez remarqué auparavant et que nous voyons maintenant très clairement ?
Prenons maintenant une troisième question : à savoir, la théorie de l’Etat. Je dois en parler un peu plus longuement. Nous aussi, nous avons affirmé, au début de la guerre, que le kautskyanisme avait subitement trahi sa propre théorie. Nous l’avons cru et écrit. Mais ce n’est pas exact. Nous pouvons dire tranquillement à présent que notre affirmation n’était pas exacte. Au contraire, la prétendue trahison des social-démocrates et des kautskyens était fondée sur la théorie défendue par ces théoriciens déjà avant la guerre. Que soutenait-on au sujet de l’Etat et de la conduite du pouvoir politique par le prolétariat ? On présentait les choses comme s’il s’agissait d’un même objet, autrefois dans les mains d’une classe, passé ensuite dans les mains d’une autre classe. Telle était aussi la conception de Kautsky.
Voyons ensuite le cas de la guerre impérialiste. Si nous considérons ainsi l’Etat comme un instrument unique, précédemment dans certaines mains et à une autre époque dans d’autres mains, comme une chose presque neuve, il est alors absolument compréhensible que si la guerre éclate et si le prolétariat a la perspective de conquérir par ce moyen cette chose, cet instrument, il faut le défendre. Pendant la guerre mondiale, la défense de l’État fut mise au premier plan. C’était absolument logique et ce n’était qu’une conséquence logique de cette théorie quand Kautsky posait la question de la défense du pays et la résolvait affirmativement.
Il en est de même de la question de la dictature du prolétariat. Même dans sa dispute avec les révisionnistes, Kautsky n’a jamais développé cette question. Il n’a pas dit un mot de cette question très importante et de ce problème essentiel. Il a dit à peu près que d’autres générations le résoudront. Telle était sa « position du problème ».
Camarades, quand nous considérons toute cette dialectique et voulons essayer de découvrir l’équivalent sociologique, nous devons affirmer que nous avons ici une prétendue idéologie marxiste, fondée sur la position aristocratique des couches ouvrières continentales et sur l’amélioration de leur situation au prix de l’exploitation coloniale des ouvriers. Cette thèse de fondement sociologique du kautskyanisme est reconnue dans la réalité par les théoriciens de la 2e Internationale. Ces gens sont devenus tellement effrontés qu’ils n’ont plus jugé nécessaire de porter un masque. Dans son programme, Kautsky parle précisément de ce diagnostic et n’y voit aucun mal :
« Le prolétariat dans son essence n’est pas un. Nous avons déjà dit qu’il se divise en deux couches : l’une est tellement favorisée par les conditions économiques et sociales et par la législation qu’elle forme des organisations puissantes et se trouve en mesure de défendre efficacement ses intérêts ; elle constitue, la partie ascendante du prolétariat, son « aristocratie », qui sait résister victorieusement aux tendances oppressives du capitalisme, et même avec tant de succès que la lutte contre le capitalisme n’est plus pour elle une lutte contre la misère, mais une lutte pour le pouvoir. »
Cette opposition de la lutte contre la misère à la lutte pour le pouvoir est une façon de parler « bien marxiste »,
Continuons :
« À côté de ces troupes bien disciplinées, aptes au combat (c’est-à-dire sachant bien lécher les bottes des généraux), instruites, il y a la grande armée de ceux (vous voyez bien qu’il ne peut pas le nier) qui se trouvent placés dans des conditions tellement défavorables qu’ils ne sont même pas encore en mesure de s’organiser et de vaincre les tendances oppressives du capitalisme. Ils restent dans la misère et s’y enlisent toujours plus profondément. »
Après avoir essayé de trouver les différences tactiques qui le séparent de nous, l’Internationale Communiste, qui ne s’appuie pas sur l’aristocratie ouvrière, mais sur les couches le plus opprimées, voici comment il apprécie les tendances tactiques :
« Grâce à son ignorance et à son inexpérience, il sera, dans son ardente aspiration au bien-être et à la liberté une proie facile de tous les démagogues (c’est-à-dire des communistes) qui par calcul ou par légèreté lui font des promesses éclatantes et l’excitent contre les éléments instruits depuis longtemps, organisés, habitués à avancer d’un pas sûr et ne se donnant à tout moment que des tâches correspondant à leurs capacités et à leurs forces. »
Il y a un roman de Jack London, intitulé : Le Talon de fer. Jack London, qui n’est pas spécialement marxiste, a excellemment compris le problème du mouvement ouvrier moderne. Il a très bien vu que la bourgeoisie n’a pas seulement essayé, mais bien réussi à diviser la classe ouvrière en deux tronçons, en corrompant l’un, à savoir la partie la’ plus instruite, la plus qualifiée du prolétariat, et en réprimant, grâce à cette aristocratie ouvrière, tous les soulèvements de la classe ouvrière. Mais ce que Jack London décrit si bien du point de vue des ouvriers, le théoricien de !a 2e Internationale ne le comprend pas. La tragédie de la classe ouvrière, c’est-à-dire ses, divisions intestines, il l’exploite pour appuyer la société bourgeoise. Voilà en quoi consiste la fonction de la social-démocratie. Maintenant, après beaucoup d’années de guerre et de révolution, nous voyons que ces gens sont assez impudents pour remuer ces mêmes ordures et les justifier en théorie. La base sociologique de ce marxisme kautskyen est aussi claire que possible. Et quand je considère une fois de plus ce problème, dont j’ai parlé sous la forme que nous lui voyons prendre dans les théories de la 2e Internationale, nous obtenons un tableau encore plus clair. Prenons ses derniers écrits, particulièrement le dernier livre de Kautsky, et envisageons d’abord la théorie de la paupérisation : nous n’y trouvons pas un mot là-dessus. Voilà une chose absolument incompréhensible. A l’époque où les tendances du capitalisme apparaissent dans toute leur nudité à nos yeux, où tout est tellement aggravé, où tous les masques tombent devant nos yeux, Kautsky ne trouve pas un mot à dire sur le problème le plus important. Mais si nous considérons encore d’autres écrits, et pas seulement le livre de Kautsky, nous trouvons 1a clef de ce mystérieux silence. Il y a, en Allemagne, un livre spécialement composé pour la jeunesse par un certain Abraham. Ce livre est très répandu dans la jeunesse et a été traduit en différentes langues. Ce monsieur déclare impudemment et cyniquement ; « Le révisionnisme a sauvé le marxisme ». Nous n’avons pas besoin d’une théorie marxiste ; le révisionnisme, Bernstein, a « sauvé les éléments du marxisme » pour le prolétariat. Voilà la thèse principale. Lorsque ce monsieur analyse la situation de la classe ouvrière et essaie de dire quelque chose sur nos affirmations communistes, voici les propositions qu’il avance : premièrement, autrefois les choses n’étaient pas comme à présent, la situation s’améliorait sans cesse — il a oublié les peuples coloniaux et les coolies ; deuxièmement, et c’est le plus frappant : la situation actuelle, avec son chaos dans les échanges, avec !a réduction de certaines catégories à la misère, est telle qu’elle qu’on ne saurait l’analyser du point de vue d’aucune loi. Ainsi donc, nous ne sommes pas en mesure d’analyser la situation. Si nous considérons ces mots comme une affirmation sérieuse, nous devons dire : donnez-nous une explication mystique, faite de mystique et de « Mist » (ordure).(Rires)
L’Analyse de la Révolution
Le sens tactique de tout cela consiste en ce qu’on veut abuser le prolétariat avec cette sotte affirmation que nous ne pouvons rien expliquer pour le moment, que la chose est trop compliquée et que nous n’y comprenons rien. C’est, pourquoi ces gens ne peuvent pas comprendre que nous nous trouvons maintenant dans une période où la théorie de la catastrophe se réalise en fait.
Ils ne sont pas en mesure d’analyser la révolution, de faire une analyse dont il faille tirer des conclusions révolutionnaires. Ils s’échappent en disant qu’il n’y a plus de loi dans notre temps.
Prenons, par exemple, la théorie des crises. Kautsky soutient qu’en faisant la théorie du développement du système capitaliste nous devons dire que la théorie des crises doit, dans notre analyse, prendre des « dimensions plus modestes ». Cela veut dire que Kautsky prétend que le monde capitaliste devient ces derniers temps plus harmonique. Cette affirmation est naturellement la pure sottise incarnée. La vérité, c’est tout le contraire : nous voulons affirmer maintenant que la théorie des crises a été parfaitement justifiée. Nous pouvons même affirmer que la guerre était une forme tout à fait spécifique de crise économique. Et c’est précisément cette forme spécifique que nous devons comprendre, analyser théoriquement.
Lorsque ces gens jugent maintenant la révolution prolétarienne en chair et en os, ils disent : « Ce n’est pas une vraie révolution ». Nous attendrons une « véritable » révolution. Il y a des savants bourgeois qui nient que la nature et la science procèdent, par sauts. Quoique que ce soient là des faits empiriques, Kautsky dit de même : « La révolution s’est accomplie en Russie, mais ce n’est pas une révolution prolétarienne, ce n’est pas une véritable, une réelle révolution ». La catastrophe est là. Nous sommes au milieu de l’écroulement ; la plus grande crise que l’histoire mondiale ait jamais vue est arrivée. Mais Kautsky ne la voit pas et dit : « Dans nos appréciations théoriques, dans la théorie des crises, nous devons être plus modestes ». C’est une stupidité pure d’opportunistes égarés ayant complètement perdu le sentiment de la réalité, restant dans leurs cabinets de travail et y laissant prospérer leur postérieur (Rires) ; mais dont le cerveau est définitivement atrophié.
Un de ces messieurs affirme même que le capitalisme est sorti de la guerre renforcé. Vous voyez les « proportions théoriques ». Les libéraux les plus ordinaires, les pacifistes, les curés, les économistes bourgeois, comprennent presque tous, plus ou moins, la faiblesse économique du monde capitaliste, aucun ne la nie, et voilà un social-démocrate, un prétendu « marxiste », qui vient nous dire que le capitalisme est sorti renforcé de la guerre. Cela sonne presque comme une invitation à une nouvelle guerre. Si le capitalisme devient plus fort après une guerre, il n’a qu’à recommencer. Ce point de vue comique est répandu avec le plus grand sérieux par des théoriciens de la 2e Internationale !
Prenons ensuite la théorie de l’Etat. Cette théorie devient maintenant, chez tous les théoriciens de la 2e Internationale sans exception, une apologie directe de la république bourgeoise. Pas un mot, pas une seule tentative, pas une idée tendant à faire comprendre quoi que ce soit : apologie de la république bourgeoise et rien de plus. Vous pouvez causer mille fois avec ces gens : ils sont sourds et muets. Ils ne savent qu’une chose : l’apologie de la république bourgeoise. Là-dessus il n’y a aucune différence entre les savants bourgeois, les libéraux et les social-démocrates. Si par exemple nous lisons les écrits théoriques de Cunow, nous voyons que certains professeurs bourgeois, tel par exemple Franz Openheimer ou d’autres, ou des savants bourgeois de l’école de Gumplowicz sont beaucoup plus près du marxisme que Cunow. Celui-ci soutient dans son livre que l’Etat est une institution destinée au bien-être général et qui, en bon père de famille, porte la même sollicitude à tous ses enfants, qu’ils soient de la classe ouvrière ou de la bourgeoisie. Voilà l’histoire. J’ai dit une fois que c’est là une théorie que le roi de Babylone Hammourabi, a déjà défendue. Voilà le niveau théorique des représentants et des principaux savants de la 2e Internationale,
La conception de M. Kautsky
Mais il y a des trahisons théoriques bien plus éclatantes et plus impudentes. Telle est la conception de Kautsky sur la révolution prolétarienne et le gouvernement de coalition. Ecrire comme a fait Kautsky, c’est vraiment perdre le premier atome de tout sentiment de la théorie. Cette théorie de Kautsky sur la révolution ! Connaissez-vous sa dernière invention là-dessus ? Voici : Premièrement, la révolution prolétarienne, précisément parce qu’elle est prolétarienne, doit absolument éviter la violence ou, comme dit un autre de ces messieurs, la violence est toujours réactionnaire. Vous savez ce qu’Engels a écrit sur la révolution dans un article italien du Dell’autorita : « La révolution, écrivait-il, est la chose la plus autoritaire qui soit dans le monde, car elle est un événement historique au cours duquel une partie de la population impose sa volonté à l’autre à l’aide des baïonnettes, des canons et des fusils ». Telle était la conception du marxisme révolutionnaire.
Et voilà un pitoyable M. Kautsky qui vient nous raconter : les baïonnettes, les canons et autres moyens de violence sont des instruments purement bourgeois ! Ce n’est pas le prolétariat qui a inventé tout cela, c’est la bourgeoisie. La barricade est une institution exclusivement bourgeoise. (Rires). De la sorte on peut tout prouver. Lorsque Kautsky vient nous dire : avant la révolution bourgeoise, la bourgeoisie agissait par l’idée, voilà une méthode rudement bourgeoise, nous devrions lui répondre : par conséquent, nous ne devons pas non plus agir par l’idée. Après tout, Kautsky n’a peut-être plus aucune idée. (Rires) Ce serait de l’imbécilité que de prendre au sérieux une pareille méthode.
Vient ensuite la question de la coalition. Cela, c’est le comble de toutes les découvertes théoriques de Kautsky. Et il pense représenter le marxisme orthodoxe ! Marx prétend que l’âme de sa doctrine se trouve dans sa conception de la dictature du prolétariat. Il y a un passage où il dit :
« D’autres avant moi savaient quelque chose, de la lutte des classes, mais ma doctrine consiste en ceci que le développement du capitalisme conduit nécessairement à la dictature du prolétariat. »
Voilà comment Marx entendait sa doctrine. C’est là ce qu’il y a de spécifique, d’essentiel, dans la doctrine marxiste. Et voici ce que Kautsky ose écrire : « Dans son fameux article sur la critique du programme social-démocrate, Marx dit :
« Entre la société capitaliste et la société communiste il y a la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. A cette période correspond également une période de transition politique dont l’Etat ne peut être que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »
C’est ce que dit Marx.
Et Kautsky ? Je le cite littéralement :
« Nous pouvons aujourd’hui, en nous basant sur l’expérience — qu’en termes élégants ces choses sont dites — sur l’expérience de ces dernières années quant à la question des gouvernements, apporter à cette phrase la modification suivante :
Entre l’époque de l’Etat démocratique purement bourgeois et celle de l’Etat démocratique purement prolétarien se place une période pendant laquelle l’un se change en l’autre A cette période répond une période transitoire comportant d’ordinaire un gouvernement de coalition. » (Rires)
Ce n’est donc plus en réalité une transition du marxisme au révisionnisme, mais quelque chose de bien plus mauvais que le plus pur révisionnisme. C’est une substitution, car chez Marx nous voyons une période après la période transitoire, le communisme, tandis qu’ici le communisme disparaît entièrement. Où le voyez-vous ici ? Il n’y a pas de communisme ici, car il s’agit d’une phase transitoire qui mènerait d’un gouvernement purement capitaliste à un gouvernement de pure démocratie prolétarienne, et donc pas de place pour le communisme. L’importance de ce remplacement de la dictature par la coalition, vous la concevez facilement. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que certains théoriciens bourgeois disent, en pleine conscience de cause, que les théoriciens de la. 2e Internationale n’ont rien gardé de marxiste. II y a par exemple en Allemagne un professeur, bonhomme très intelligent, mais très cynique et qui a du toupet.(Rires) Je parle de Hans Delbrück qui, après avoir lu certains écrits de la 2e Internationale, a dit textuellement ce qui suit dans l’Annuaire Prussien :
« La différence qui existe entre nous autres, bourgeois, qui nous occupons de politique et de sociologie et ceux-là (il veut dire Kautsky et consorts) n’est qu’une différence de degré. Encore quelques pas de plus dans la voie où vous vous êtes engagés, mes chers messieurs, la fumée communiste se dissipera. »
Voilà une excellente citation. Ainsi donc un professeur bourgeois et réactionnaire vient dire au théoricien du soi-disant marxisme et à la soi-disant social-démocratie « internationale » et « révolutionnaire » qu’il n’y a aucune différence entre les professeurs socialement pensants, autrement dit les professeurs bourgeois et réactionnaires, et Kautsky et consorts. C’est une citation qui met fort bien en lumière toute la situation. Ainsi donc dans la théorie existent une tactique et une stratégie autonomes et cette tactique et cette stratégie théoriques sont un parallèle absolu à la tactique et à la stratégie politiques pratiques. Sur l’échiquier des diverses classes, des divers partis, groupements et sous-groupements, nous avons assisté à des regroupements, et le plus grand des mouvements de ce genre a été la scission du prolétariat provoquée par la trahison politique dès partis social-démocrates et des chefs syndicaux et par l’alliance de ces éléments des organisations ouvrières avec la bourgeoisie. Et parallèlement à ce processus, nous assistons à celui de l’alliance théorique des pseudo-marxistes tombés en caducité avec la science bourgeoise. Une situation de ce genre se présente à nous actuellement dans la structure théorique de la 2e Internationale. De même que politiquement seule l’Internationale Communiste a adopté un point de vue pratique véritablement révolutionnaire, de même dans les conditions présentes l’Internationale Communiste seule peut réellement appliquer la théorie du marxisme.
J’aborde maintenant une autre question. Après m’être expliqué avec les théoriciens de la 2e Internationale, je veux dire quelque chose sur la nouvelle analyse de l’époque, que nous traversons. Et je ne me bornerai exclusivement dans l’occurrence à traiter des questions qui n’ont pas encore été traitées à fond.
L’évolution capitaliste
D’abord celle-ci : Sous quel angle vaut-il mieux considérer l’évolution capitaliste prise dans son ensemble ? Il faut en effet, que, pour examiner l’évolution capitaliste, on s’appuie sur une base théorique, quelle qu’elle soit. Mais quelle est la base qu’il nous faut choisir de préférence ? Il s’en offre à nous de bien diverses. Nous pouvons prendre comme critère soit la situation de la classe ouvrière, soit la concentration du capital, ou bien encore nous pouvons dresser notre programme en prenant pour base la formation des éléments d’une nouvelle société, enfin nous pouvons faire graviter, la question autour de n’importe quel autre trait du développement capitaliste. Mais je pense que toute évolution capitaliste doit être examinée du point de vue de la reproduction constante des contradictions capitalistes et c’est en nous plaçant sous cet angle-là que nous devons considérer tous les processus liés à l’évolution capitaliste. Actuellement nous sommes arrivés à une phase de désagrégation. En partie il nous faut déjà examiner l’évolution capitaliste rétrospectivement, mais cela ne nous empêche pas de considérer tous les événements de l’époque capitaliste, de même que les pronostics, qui sont aussi de notre domaine, du point de vue de cette reproduction constante et permanente des contradictions capitalistes. La guerre est une extériorisation des antagonismes inhérents à la concurrence capitaliste. Il faut que nous prenions la guerre seulement comme une reproduction agrandie de la structure anarchiste de la société capitaliste. Puisque cette reproduction des contradictions a abouti à rendre impossible l’existence de la société capitaliste, nous pouvons éclairer tout le reste, c’est-à-dire les divers groupements de la classe ouvrière, le démembrement social, la situation de la classe ouvrière et la structure de la société, à la lumière de ce point de vue.
L’impérialisme
La deuxième question qui s’impose est, d’après moi, celle de l’impérialisme. Je ne, m’arrêterai pas à analyser en détail l’époque capitaliste, parce que, dans notre milieu, la solution théorique de ce problème est quelque chose qui va de soi. Je me contenterai d’en souligner un aspect qui me parait important. Il consiste à se demander comment il faut expliquer les formes spécifiques prises par la politique de force du capital financier et sur quoi tient au fond cette force ? On l’a expliqué de bien des façons. On l’a expliqué, par exemple, par le caractère monopolisateur du capitalisme et par d’autres choses encore. Tout cela; est très vrai, mais, à mon avis, un rôle important est joué en l’occasion par le facteur suivait : lorsque toute l’ancienne économie politique; y compris l’économie marxiste, parlait de concurrence et examinait les phénomènes de concurrence, elle se contentait, en réalité, de ne considérer qu’une des formes de la concurrence, celle qui était la forme spécifique à l’époque dite du capitalisme industriel. C’était l’époque de la lutte entre industriels au moyen de la méthode des plus bas prix. Vous pouvez trouver chez Marx presque exclusivement une concurrence de ce genre, mais dans l’époque de l’impérialisme capitaliste ce ne sont plus tout à fait les mêmes catégories de concurrences qui ont prévalu : une sorte de concurrence est entrée en scène, à laquelle la méthode de rabaissement des prix n’a presque plus rien à voir. Quand, par exemple, la lutte s’engage entre un syndicat charbonnier et un syndicat métallurgique pour la plus-value, il faut bien accepter que ces syndicats ne peuvent pas se concurrencer à l’aide d’abaissements de prix. Ce serait une absurdité. Des organismes de ce genre ne peuvent combattre qu’avec des moyens de force, à coups de boycottages et de lock-out. Les groupements principaux de la bourgeoisie sont maintenant des groupements trustés inclus dans les cadres de l’Etat. Et ces organismes ne sont, en réalité, rien d’autre que des entreprises combinées.
Il est naturellement très facile à comprendre qu’une telle forme d’entreprises, qu’une telle structure des groupes concurrents exige que le centre de gravité de leurs méthodes de lutte réside dans des moyens de force. La division internationale du travail, l’existence de pays agricoles et industriels, les diverses possibilités de combinaison des branches de production à l’intérieur des Etats impérialistes, créent une conjoncture dans laquelle ces Etats ne peuvent mener aucune autre politique. La politique de rabaissement des prix est à peu près inapplicable. Aussi de nouvelles formes de concurrence surgissent-elles, qui conduisent à des conflits armés entre ces Etats.
Le rôle de l’Etat
J’en arrive à un troisième point, qui doit être approfondi particulièrement dans notre programme : c’est celui du rôle de l’Etat en général et, en particulier, au moment actuel. Il faut que nous déclarions ouvertement que dans la théorie marxiste et même chez les marxistes les plus orthodoxes, la question de l’Etat n’est, en général, pas assez fouillée. Nous savons tous que les épigones ont touché ces questions et les ont, plus tard, faussement résolues. Mais essayons de nous demander nous-mêmes s’il y a un marxiste révolutionnaire qui ait à fond examiné cette question. Pourquoi non ? Parce que la théorie marxiste est née dans une période ayant une forte teinture de manchesterianisme. C’était le régime complet de la concurrence libre. Cette conjoncture a ses racines dans les indices particuliers à cette époque. Mais nous ne pouvons nous borner à cela. Le rôle de l’Etat est maintenant primordial, qu’on le considère du point de vue bourgeois ou du point de vue prolétarien. D’un côté, il s’agit pour nous de détruire une organisation et, d’un autre côté, cette question est de première importance quand il s’agit de construire un édifice nouveau en employant notre pouvoir politique comme un levier pour modifier les conditions économiques. Toutes ces causes premières nous imposent, en somme, une position telle que, dans notre programme, nous devons souligner beaucoup plus fortement le rôle de l’Etat que nous ne l’avions fait auparavant.
En outre, il me semble que nous devrions parier dans notre programme du monopole de la classe dirigeante dans l’éducation. Jusqu’à présent, cette question n’a pas été traitée lors de la discussion de notre programme. Mais, maintenant que le prolétariat aspire au pouvoir et à la réorganisation de la société, des questions comme celle de la valeur de nos fonctionnaires et de nos administrateurs, de la préparation d’un cadre de chefs, jouent, avant et après la conquête du pouvoir, un rôle puissant. Toutes ces questions sont extrêmement importantes, beaucoup plus que naguère, parce qu’elles ne sont pas toujours posées comme des questions pratiques. Mais maintenant qu’elles sont devenues des questions tout à fait pratiques, il nous faut leur accorder, dans nos décisions programmatiques, une place beaucoup plus grande que celle qui leur a appartenu jusqu’ici.
Maintenant il faut, me semble-t-il, en outre, traiter dans notre programme la question des indices spécifiques de la préparation du socialisme dans la société capitaliste. Dans un passage classique de la doctrine de Marx, il est dit que la nouvelle société est déjà contenue en germe dans l’ancienne. On fait de cette théorie, dans les rangs de la 2e Internationale, un si grand abus qu’il nous faut la formule beaucoup plus concrètement que jusqu’ici.
Les conditions premières de la Société Socialiste
Je ne puis examiner cette question en son entier pour le moment, mais qu’il me soit permis de dire : nous savons tous que la révolution prolétarienne exige de nous beaucoup de sacrifices et, dans une certaine période, est inséparable d’une chute des forces de production. C’est une loi immanente à la révolution prolétarienne. Mais nos adversaires veulent nous prouver que les dépenses de forces ne sont si grandes que parce que le capitalisme n’est pas encore mûr pour le socialisme. C’est leur thèse théorique principale, et ce disant, ils confondent ce qu’il ne faudrait pas confondre : le mûrissement du capitalisme à l’intérieur du régime féodal et le mûrissement du socialisme au sein de la société capitaliste. Il faut que nous marquions soigneusement la différence de principe qui existe entre ces deux phénomènes. En tout cas, il nous faut fixer dans notre programme les conditions premières de la société socialiste. La différence entre les deux types de mûrissement de nouvelles formations consiste en ce que le capitalisme s’est développé sous le régime féodal depuis A jusqu’à Z. Les ouvriers n’étaient pas seuls à se développer. Les couches supérieures, elles aussi, se développaient, et l’appareil social tout entier, depuis les ouvriers jusqu’aux couches dirigeantes de la bourgeoisie, est arrivé à maturité au sein de la société féodale. Le socialisme, lui, ne peut jamais mûrir de cette façon, même dans les conditions les plus favorables, même si nous pouvons déterminer mathématiquement les limites de la maturité du capitalisme. Il est impossible qu’avant d’être sortie du sein de la société capitaliste, la classe ouvrière puisse prendre quand même la gestion de la production. C’est un non-sens, c’est une contradiction formelle. Aussi les traits spéciaux du mûrissement du socialisme dans la société bourgeoise diffèrent-ils totalement des indices spécifiques du mûrissement du capitalisme à l’intérieur de la société féodale. Le capital avait déjà ses couches administratives et dirigeantes pendant la domination féodale ; le prolétariat, qui est opprimé non seulement économiquement, mais aussi politiquement et moralement, le prolétariat, qui ne possède ni ingénieurs, ni techniciens prolétaires, doit acquérir tout cela, une fois que la possibilité lui en aura été présentée, c’est-à-dire une fois réalisée la dictature du prolétariat. C’est alors seulement qu’il peut enfoncer les portes de l’enseignement supérieur pour y pénétrer. Au point de vue de l’éducation, le prolétariat est peu développé et, il faut le dire, très ignorant, très en retard en ce sens sur la bourgeoisie. Cela signifie que le prolétariat ne peut pas mûrir en tant que force organisatrice d’une société nouvelle dans le cadre du capitalisme. Il ne peut mûrir en tant que force d’organisation, en tant que directeur de toute la société, en tant que véritable créateur de cette société dans un sens positif, qu’une fois la dictature réalisée. Il n’y a pas d’autres voies. Cette différence de principe entre le mûrissement du capitalisme et celui du socialisme mérite d’être soulignée. Nos adversaires en appellent à cette idée que nous pouvons mûrir au sein de la société bourgeoise, de même que les capitalistes au sein de la société féodale. Malheureusement, il n’en est pas ainsi, et il faut bien se dire les différences profondes de ces deux phénomènes.
Il faut que j’examine une question encore, qui n’a pas été suffisamment analysée, même dans notre littérature à nous : c’est le problème de la pénétration dans le socialisme. Ce problème de la pénétration dans le socialisme a été grandement discuté chez les révisionnistes. La conception révisionniste consiste à dire que le capitalisme pénètre le socialisme. On peut objecter qu’en nous bornant à des décrets et à des mesures sévères nous ne pourrons faire ce que nous avons à faire, qu’il nous faut pour cela un processus organique de longue durée, un processus de véritable pénétration dans le socialisme. Mais la différence qui existe entre nous et les révisionnistes touche la période où cette pénétration doit commencer. Les révisionnistes qui ne veulent pas de révolution affirment que ce processus de pénétration commence déjà au sein du capitalisme. Quant à nous, nous affirmons qu’il ne commence qu’après la dictature du prolétariat. Le prolétariat doit détruire l’ancien Etat bourgeois, s’emparer du pouvoir et, se servant de ce levier, modifier les conditions économiques. Nous avons là un long processus de développement où les formes socialistes de production et de répartition des produits gagnent sans cesse du terrain et où toutes les survivances de l’économie capitaliste étant peu à peu évincées, on arrive ainsi à la transformation totale de la société capitaliste en société socialiste.
Maintenant, encore une question étroitement liée à celle que je viens d’examiner : je veux parler des « types nationaux » du socialisme, en tant que forme de production, naturellement. Avant la révolution nous pensions, tous tant que nous sommes, qu’après avoir parle d’économie réglementée, d’économie collective, nous n’aurions pas à les concrétiser. Mais actuellement, surtout après l’expérience de la révolution russe, nous voyons que nous aurons à traverser une longue période où des types nationaux de forme de production socialiste seront en vigueur. Prenons le capitalisme ; comparons le capitalisme français avec le capitalisme américain. Le capitalisme français a ses indices spéciaux, et le capitalisme américain les siens. Le capitalisme français porte un caractère usuraire, le capitalisme américain un caractère financier de la plus belle eau. Ou bien prenons l’histoire des syndicats et des trusts en Allemagne et en Angleterre. Ce sont diverses voies, divers traits distinctifs. Bien entendu le temps nivellera tout, la croissance de l’économie mondiale aidant. Mais le socialisme ne peut croître que sur un terrain qui existe déjà ; aussi peut-on affirmer que diverses formes socialistes sont dans un certain sens le prolongement, sous une forme différente, des formes capitalistes qui les ont précédées, ce qui veut dire que les indices spéciaux correspondant aux divers pays capitalistes trouveront leur expression dans les formes spéciales de la production socialiste. Plus tard le tout sera également nivelé, étant donné l’avènement du pouvoir mondial du prolétariat, l’installation mondiale de la production socialiste. La phase primitive du développement, même après la prise du pouvoir politique par le prolétariat dans tous les pays, revêtira diverses formes de production socialistes. Nous pouvons dire ouvertement que le socialisme russe, comparé aux autres socialismes, aura l’air quelque peu asiatique. La proportion entre ce qui est rationalisable et ce qui ne l’est pas, la proportion entre l’industrie et l’agriculture, etc…, tous ces traits retardataires de notre développement économique trouveront leur expression dans des formes retardataires de notre socialisme. Si nous prenons en considération tout ce qui a été dit plus haut, si nous en tenons compte d’avance, nous pourrons parler d’autres choses, par exemple de la nouvelle politique ‘économique.
La nouvelle politique économique
C’est le huitième point dont je me suis proposé de dire ici quelques mots.
On peut mettre en lumière cette nouvelle politique économique de deux points de vue particuliers. D’abord du point de vue de la tactique et de la stratégie révolutionnaires et ensuite du point de vue de la rationalité économique. Ce sont deux points de vue qui ne sont pas toujours identiques. Certains camarades ont déjà parlé du point de vue de la tactique et de la stratégie, par exemple Lénine et Trotsky. Quant à moi, je voudrais me placer ici à celui de la rationalité économique pour éclairer cette question.
j’affirme que tout prolétariat de tous pays qui possède dans ce pays le pouvoir politique doit résoudre, entre tous les autres problèmes d’organisation économique, au premier chef celui de la proportion entre les formes de production que ce prolétariat peut rationaliser, organiser et gérer systématiquement d’une part, et d’autre part les formes de production qu’il n’est pas en état, dans la phase initiale de son développement, de rationaliser et de gérer systématiquement. Voilà le principal problème économique que le prolétariat aura à résoudre. Au cas où le prolétariat se tromperait dans l’appréciation de cette proportion en prenant trop pour lui, voilà la situation dans laquelle il se trouvera inévitablement : Les forces de production, au lieu de se développer, seront paralysées. Le prolétariat n’est pas en état de tout organiser. Il lui est impossible de supplanter par la violence les petits producteurs, les petits paysans possédant leurs exploitations privées, pour réaliser ses plans. Au lieu du fonctionnement de ces éléments qui donnent réellement quelque chose de palpable à la société, le prolétariat ne reçoit rien du tout. La circulation est obstruée. De là un déclin plus grand encore des forces de production, une chute de plus en plus profonde de la vie économique en général.
Dans ces conditions, le prolétariat se heurte à d’autres conséquences encore. Lorsque le prolétariat veut s’emparer de trop de choses, il est contraint de former un gigantesque appareil de fonctionnaires. Il lui faut beaucoup d’employés, beaucoup de ronds-de-cuir pour remplacer les petits producteurs et les petits paysans dans leurs fonctions économiques. En voulant remplacer tous ces petits fonctionnaires par des employés de l’Etat — appelez-les comme vous voudrez, mais en tout cas ce sont des employés de l’Etat — on obtient un appareil bureaucratique si puissant que les frais qu’il entraîne sont beaucoup plus grands que les dégâts causés par l’état anarchique de la petite production. Toute l’administration, tout l’appareil économique de l’Etat prolétarien, au lieu d’être la forme dans laquelle se développent les forces de production, sont pour elles un frein. Le système est exactement le contraire de ce qu’il doit être et par conséquent il doit fatalement sauter. Peu importe que ce système soit détruit par suite d’une contre-révolution ou à cause de la petite-bourgeoisie, ou qu’il soit réduit ou réorganisé par le Parti lui-même, comme ce fut le cas chez nous. Quoi qu’il en soit, si le prolétariat ne le fait pas lui-même, d’autres forces feront sauter le système. Il faut que tous les camarades s’en rendent bien compte. Aussi, qu’il me soit permis d’affirmer : la nouvelle politique économique est, il est vrai, un phénomène spécifiquement russe, mais dans un autre sens — c’est un phénomène général. (Approbation.) Elle n’est pas uniquement une retraite stratégique, elle est aussi la solution d’un très grand problème d’organisation sociale : le problème de la proportion entre celles des branches de production que nous devons rationaliser, et celles que nous ne sommes pas en état de rationaliser. Camarades, il faut le déclarer ouvertement ; nous avons essayé chez nous d’organiser tout, même les paysans et les millions de petits producteurs. C’est pour celai que nous avons eu un appareil bureaucratique si gigantesque. C’est pour cela que nous avons eu de si grandes dépenses administratives. Voilà pourquoi nous avons traversé une crise politique, voilà pourquoi aussi, nous avons dû, pour nous sauver, comme l’a dit en toute franchise Lénine, oui, pour sauver la cause de tout le prolétariat, nous avons dû adopter cette nouvelle politique économique. Ce n’est en aucune façon, comme semblent le croire certains camarades, une sorte de maladie secrète qu’il nous faille cacher. Ce n’est pas seulement une concession à un adversaire qui a lancé contre nous toutes ses forces, c’est aussi la solution exacte d’un problème d’organisation sociale. A parler franchement : lorsque, pendant l’ancienne orientation économique, la milice rouge de Moscou dispersait de misérables bonnes femmes vendant du pain ou d’autres denrées, eh bien, du point de vue de la rationalité économique, nous présentions l’aspect d’une maison de fous. Une fois qu’on s’en est bien rendu compte, il faut tâcher de transformer cette maison de fous en quelque chose de mieux. C’était un péché contre le marxisme orthodoxe, pensent certains camarades. Ce n’était pas notre péché à nous, mais la correction nécessaire a été apportée par notre Parti aux fautes que nous avions commises dans cette première révolution prolétarienne par suite de notre inexpérience et de notre ignorance. Voilà quelle est notre pensée,
Et je dis que le problème de la nouvelle tique économique est un problème international Ce qui nous appartient en propre, c’est naturellement le coefficient concret de la proportion entre ce que nous avons pu et ce que nous n’avons pu rationaliser. C’est tout ce qu’il y a de spécifiquement russe. Il y a en Russie beaucoup de paysans, beaucoup de petits bourgeois. Mais prenons même les pays les plus développés au point de vue industriel, comme par exemple l’Allemagne et l’Amérique : croyez-vous que ce problème puisse manquer de surgir aussitôt ? Mais comment : aussitôt ! Est-ce que par exemple, on peut de prime abord organiser les fermiers américains ? Aucunement ! Pour eux; aussi, la circulation économique libre doit être conservée. De même pour l’Allemagne. Croyez-vous que le prolétariat victorieux puisse organiser immédiatement toutes les exploitations paysannes, surtout celles de Bavière? Jamais de la vie ! Savez-vous ce que le paysan, quand vous lui demanderez de livrer son pain, vous demandera en retour ? Il vous demandera de lui laisser sa liberté de mouvements, de le laisser trafiquer. Aussi, en Allemagne, comme partout ailleurs ce problème ne doit pas être perdu de vue. Partout, vous serez obligés de supputer très exactement dans quelle mesure vous aurez une économie socialiste disciplinée et dans quelle mesure il vous faudra conserver la liberté. C’est ainsi que se pose le problème de la nouvelle politique économique. Mais ce problème est lié à un autre, qui en diffère complètement.
En effet, le principe de la rationalité économique se trouve dans la pratique révolutionnaire en contradiction avec un autre principe également indispensable pour le prolétariat, celui des exigences de la lutte purement politique. Plus d’une fois déjà, j’en ai apporté des exemples. Supposez qu’il vous faille élever des barricades et que pour cela vous abattiez les poteaux télégraphiques : ce n’est en aucune façon un acte capable d’intensifier les forces productrices. C’est bien facile à comprendre. (Rires) De même dans la révolution. Quand, par exemple, la bourgeoisie capitaliste mobilise contre vous toutes ses forces et place à l’intérieur des milieux petit-bourgeois des agents à elle qui manœuvrent dans l’intérêt de la grosse bourgeoisie, que faut-il que fasse le prolétariat ? II faut à tout prix que le prolétariat disperse ces agents de la bourgeoisie ; à mesure que la lutte augmente d’intensité, la base économique de cette petite-bourgeoisie doit être supprimée. C’est alors que vient le tour de l’action non rationnelle, qui, au point de vue économique, n’est pas justifiable, mais qui, au point de vue de la lutte politique et de la guerre civile, qui doit être victorieuse, peut être rationnelle. Ces deux points de vue, la rationalité économique et les exigences de la lutte politique, ne se confondent pas et, bien au contraire, se contredisent souvent. Mais les exigences de la lutte politique doivent prévaloir, parce que nous ne pouvons édifier le socialisme avant d’avoir un Etat prolétarien. Mais il faut que nous fassions bien attention à ne pas permettre d’actions inutiles, à ne rien faire qui soit à la fois irrationnel du point de vue de lutte politique, et du point de vue économique. Naturellement, je ne peux pas continuer à développer cette idée, mais vous saurez vous-mêmes éclairer le problème en partant des divers groupements.
Il s’agit maintenant de déterminer notre attitude» à l’égard de la classe moyenne, de ceux qu’on appelle les intellectuels, à l’égard de la classe paysanne, et des diverses catégories de la classe paysanne. Tout cela, il faut que nous le fixions dans notre programme. Ce faisant il faudra, bien entendu, que nous tenions compte de l’expérience de la Révolution russe, car il serait bien trop bête de ne pas mettre à profit dans la théorie l’expérience acquise au cours de la plus grande des révolutions que le monde ait jamais connue.
J’en viens à la quatrième subdivision, celle des nouveaux problèmes généraux de tactique. Jusqu’à présent je n’ai considéré que des problèmes purement théoriques. Maintenant je veux examiner quelques problèmes portant un caractère tactique général, et qui, de ce fait, peuvent, dans un certain sens, être appelés des problèmes programmatiques.
Tout d’abord, en passant une question ; celle des colonies. Il faudrait que nous accordions à cette question dans notre programme un espace beaucoup plus grand que ce n’a été le cas jusqu’à présent. (Approbation)
Nous nous essayons actuellement à écrire un programme international. L’arrière-goût d’aristocratisme que portent les livres de Kautsky et consorts doit être extirpé par le sang et par le fer. Il faut que nous comprenions que pour la révolution mondiale des réserves de première importance nous attendent dans les pays coloniaux. Aussi cette question doit-elle être traitée d’une manière beaucoup plus circonstanciée que jusqu’ici.
La Défense Nationale
Le deuxième problème tactique est celui de la défense nationale. Ce problème de la défense nationale, qui, pour nous autres communistes, était tout à fait clair au commencement de la guerre, puisqu’il comportait la négation pure et simple de la défense nationale, se pose actuellement de façon un peu différente; et plus compliquée. La plus grande complication vient de ce que nous nous trouvons en présence d’une dictature prolétarienne, et que, bien entendu, l’existence d’un Etat prolétarien modifie aussitôt l’ensemble de la situation. En général, il faut que, nous autres marxistes et dialecticiens, nous tenions largement compte de semblables modifications. Je me contenterai de prendre un exemple. Lorsque nous étions un parti révolutionnaire d’opposition, il ne nous était pas permis de jamais penser à faire subventionner notre action révolutionnaire par un Etat bourgeois. Rien n’aurait été plus stupide. En recevant de l’argent de la main de nos ennemis, nous aurions compromis à jamais notre cause. Aussi la bourgeoisie internationale regardait-elle ce problème, à son point de vue, très judicieusement, lorsqu’elle tâcha de démontrer que nous étions les agents de l’impérialisme allemand, ou bien que Karl Liebknecht était un agent de l’impérialisme français. Nous avons décidé une fois pour toutes que nous ne ferions jamais rien de semblable et nous sommes toujours restés opposés à toutes les tentatives de ce genre. Mais maintenant existe un Etat prolétarien et s’il peut contracter un emprunt envers un quelconque des Etats bourgeois, il serait également stupide de s’y refuser par principe. C’est un petit exemple qui permet de montrer la volteface de principe qui peut devenir nécessaire dès que surgit un Etat prolétarien.
De même pour la question de la défense nationale. Il est clair que « pays prolétarien » signifie « Etat prolétarien » (car, dans toutes ces questions, le mot « pays » est synonyme du mot « Etat » avec telle ou telle caractéristique de classe). Lorsque la bourgeoisie parle de défendre le « pays », elle sous-entend la défense de l’appareil administratif bourgeois, et lorsque nous parlons de défendre le « pays », nous sous-entendons la défense de l’Etat prolétarien. Aussi faut-il dans notre programme poser clairement que l’Etat prolétarien peut et doit être défendu non seulement par le prolétariat du pays en question, mais aussi par le prolétariat de tous les autres pays. Voilà l’élément nouveau qui s’est introduit dans la question depuis 1914.
La deuxième question est celle de savoir si les Etats prolétariens, se conformant à la stratégie de l’ensemble du prolétariat, doivent ou non faire bloc militaire avec des Etats bourgeois ? En principe, il n’y a aucune différence entre un emprunt et une alliance militaire. Et j’affirme que nous sommes déjà assez grands pour pouvoir conclure une alliance militaire avec tel ou tel gouvernement bourgeois afin de pouvoir, avec l’aide des Etats bourgeois, renverser une autre bourgeoisie. Vous pouvez facilement vous figurer ce qui arrivera plus tard, après un changement dans le rapport des forces en présence. C’est là une question de pure opportunité stratégique et tactique. Elle doit être clairement posée dans le programme.
A supposer qu’une alliance militaire ait été conclue avec un Etat bourgeois, le devoir des camarades de chaque pays consiste à contribuer à la victoire du bloc des deux alliés. Si même dans une phase, la bourgeoisie de cet Etat est vaincue, un autre problème surgit (Rires) que je n’ai pas à vous esquisser ici, mais que vous comprendrez aisément.
Un autre point de tactique à mentionner est le droit à l’intervention rouge. A mon avis, c’est la pierre de touche de tous les Partis communistes. Tout le monde parle de « militarisme rouge ». Il faut que nous affirmions dans notre programme le droit de tout Etat prolétarien à l’intervention. (Interjection de Radek : Tu es le chef honoraire d’un régiment, c’est ce qui te fait parler ainsi.(Rires) . Nous lisons dans le Manifeste Communiste que le prolétariat doit conquérir le monde. Eh bien, on ne peut pas y arriver avec le petit doigt (Rires) ; on ne peut y arriver qu’à l’aide de baïonnettes et de fusils. Aussi l’extension, du système sur lequel est basée toute armée rouge est en même temps l’extension du socialisme, du pouvoir prolétarien, de la révolution. Aussi a-t-on le droit de recourir à l’intervention rouge, sous certaines conditions purement techniques qui rendent sa réalisation possible.
Le problème de l’Internationale
Là-dessus j’ai terminé l’examen des problèmes particuliers et j’en viens, je serai bref d’ailleurs — à ma conception d’ensemble du programme, surtout à la structure. Je pense que le programme des partis nationaux doit comporter au moins deux parties : d’abord une partie générale valable pour tous les pays. Cette partie générale commune doit être reproduite sur le livret de chacun des membres du Parti. Deuxièmement, le programme doit comporter une partie nationale, mettant en lumière les revendications spécifiques du mouvement ouvrier du pays en question. Et, troisièmement, facultativement, une partie qui ne se rapporte pas nécessairement au programme, un programme d’action éclairant les questions de tactique et qui demanderait à être révisée tous les quinze jours.(Rires)
Certains camarades estiment que les questions tactiques, comme par exemple, le front unique et le gouvernement ouvrier, doivent également être introduites dans le programme. Varga dit que ce serait faire preuve de lâcheté de pensée que de s’y opposer.
RADEK. — Parfaitement.
— Quant à moi, j’estime que le désir d’introduire ces questions dans le programme n’est pas autre chose qu’une influence de la conception opportuniste de ces camarades. (Rires)Toutes ces questions et tous ces mots d’ordre, comme celui du front unique et celui du gouvernement ouvrier, sont basés sur un terrain très mobile. Ce terrain, c’est une certaine dépression que subit actuellement le mouvement ouvrier. Le prolétariat est réduit à la défensive, et cette défensive on veut la fixer dans notre programme qui, de ce fait, ne pourra jamais être un programme d’offensive. Nous nous opposerons à cela par tous les moyens. (Interruption de Radek). Nous ne permettrons jamais d’introduire dans le programme des affirmations de ce genre.
RADEK. — Qui cela « nous » ?
— « Nous », cela veut dire les meilleurs éléments de l’Internationale Communiste. (Rires. Approbation.)
J’estime, Camarades, que dans cette partie théorique doivent subsister les subdivisions suivantes •
D’abord une analyse générale du capitalisme, ce qui sera surtout utile pour les peuples coloniaux ; ensuite l’analyse de l’impérialisme et de la désagrégation du capitalisme et enfin, l’analyse de l’époque de la révolution socialiste.
La deuxième partie du programme comportera une esquisse de la société communiste. J’estime qu’il faut faire un tableau de la société communiste et le faire figurer au programme, parce qu’il est nécessaire, à mon avis, de dire ce que signifie, à proprement parler, le « communisme » et quelle est la différence qui existe entre les diverses phases transitoires.
La troisième partie doit traiter du renversement de la bourgeoisie et de la lutte du prolétariat pour le pouvoir.
La quatrième partie doit être consacrée aux questions générales de la stratégie, mais pas à des questions comme celle du gouvernement ouvrier, non[, ?] à des questions fondamentales, comme par exemple, l’attitude à prendre à l’égard de la social-démocratie et des syndicats.
Car ces questions là ne sont pas d’une nature passagère, elles peuvent, en qualité de questions tactiques et stratégiques, figurer au programme à titre permanent.
Pour ce qui touche la partie nationale, il n’appartient pas à moi d’en parler. A ce sujet il faut faire une étude spéciale, par pays.
Camarades, j’ai à vous présenter encore quelques remarques critiques sur les déclarations orales et écrites et les articles de divers camarades.
Voici quelques documents qui ont été produits en cours de discussion de toutes ces questions :
1. Le compte rendu de la première discussion de la commission du programme. Il a été distribué à tous les Partis.
2. La réponse du Comité directeur italien au reçu, de ce compte rendu.
3. Un certain nombre d’articles de Varga.
4. Un article de Rudas.
5. Un article de Rappoport.
6. Un projet présenté par le Parti allemand.
7. Un projet présenté par le Parti bulgare, et,
8. Mon projet à moi.
En ce qui concerne la première discussion de la commission du programme, deux attitudes s’y firent jour. Le dissentiment portait précisément sur ceci : fallait-il oui ou non, introduire des questions tactiques comme celle du gouvernement ouvrier, etc., dans le programme. Je défends ici l’un des deux points de vue.
Le Comité Centrai italien répondit à la discussion de la commission de programme par une lettre dans laquelle était développée ma conception, étayée toutefois de motifs très étranges. Le Parti italien déclarait que ces questions ne pouvaient être introduites dans le programme parce qu’on ne pouvait contraindre les Partis nationaux à adopter un credo. Ainsi donc le Comité Central italien adoptait mon point de vue, non pas parce qu’il serait opportuniste d’introduire dans le programme des points qu’il faudrait modifier tous les 15 jours, mais parce que l’Internationale ne peut pas imposer son credo aux Partis nationaux !
Je remercie infiniment les camarades italiens de s’être ralliés à mon point de vue, mais je n’ai aucune espèce de reconnaissance pour l’étrange motif qu’ils invoquent en sa faveur.
Voyons maintenait les articles de Varga. Varga est un très brave homme, et pour cela il traite de lâches tous ceux qui ne partagent pas son point de vue. J’ai déjà dit que sa bravoure est une bravoure opportuniste, tandis que notre lâcheté consiste à ne pas vouloir devenir opportunistes. Voilà en quoi nous sommes lâches. Nous avons peur de nous transformer en opportunistes. Quant à Varga, lui, il n’a pas cette peur. C’est ce qui fait la différence entre lui et nous.
Varga exige en outre que nous examinions dans notre programme les divers aspects que peut prendre dans tous les pays la période de l’écroulement du capitalisme. Bref, il veut que nous donnions, au lieu d’un programme, un annuaire sociologique avec toutes ses annexes. Examiner les caractères spécifiques de tous les pays me paraît très risqué pour un programme. Le cours des événements dans divers pays peut être extrêmement rapide : si par exemple, une révolution victorieuse éclate en Allemagne, il nous faudrait immédiatement avoir affaire avec une situation mondiale complètement modifiée. Aussi, me semble-t-il irrationnel d’introduire les caractéristiques concrètes des divers pays. C’est irrationnel, parce que les conditions peuvent très rapidement se modifier et aussi parce que notre programme en serait tellement alourdi que jamais aucun ouvrier ne serait en état de le lire jusqu’au bout
Quant à l’article de Smeral, j’y vois deux catégories de souhaits. D’abord, il demande l’utilisation complète de l’expérience russe et pose très justement la question des rapports entre les diverses branches de production, les divers domaines de la production, et les diverses catégories sociales ; il se demande quelle doit être notre attitude à ce sujet. Jusqu’ici il a complètement raison, mais il cesse d’avoir raison quand, avec Varga et Radek, il opte pour la fixation dans le programme de questions comme le gouvernement ouvrier, la Lettre Ouverte, etc…
Je suis à peu près d’accord avec l’ensemble de l’article de Rudas.
Pour ce qui est de l’article de Rappoport, j’ai eu beau y chercher une idée, je n’en ai pas trouvé trace.
Au sujet du programme du Parti allemand, j’ai à faire quelques remarques. Il me semble que ce programme présente les défauts suivants :
1. Il est écrit trop savamment,
2. Il est conçu de façon trop concrète et trop descriptive.
Par exemple il contient de longs passages sur les suites de la paix de Versailles et autres questions concrètes du même genre, qui, à mon avis, n’appartiennent pas au programme. Ce caractère descriptif et historique du projet allemand détermine naturellement des longueurs. C’est moins un programme qu’un très long manifeste universel. Voilà l’impression qu’il a faite sur moi. Par endroits du reste, le style est brillant et la théorie très sûre.
3. Ce projet est conçu trop à l’européenne. Les camarades allemands le reconnaissent eux-mêmes, et à mon avis il est un peu trop allemand, il exprime trop le point de vue de l’Europe centrale.
4. Le dernier défaut du programme allemand, défaut qui les contient tous, c’est qu’il est beaucoup trop long. Il ne contient ni l’analyse générale du capitalisme, qui est nécessaire, ni la description générale du régime communiste, qui l’est aussi, et cependant, il est très, très long.
Quant au programme bulgare, voici ce que j’ai à remarquer :
Par endroits il est trop concret et descriptif, ce qui ne convient pas aux exigences d’un programme et ne peut être utile que pour un commentaire.
Ensuite, la structure du programme n’est pas toujours heureuse : elle présente un certain pêle-mêle des questions balkaniques et des questions mondiales. J’ai à présenter une critique essentielle au sujet de la place que les camarades bulgares accordent au rôle du Parti. A la fin du passage où il est question du rôle du Parti, il est parlé d’insurrection armée. Les camarades bulgares disent : nous allons à l’insurrection armée par l’action de masses et par la grève et c’est très révolutionnaire. Mais dès qu’il s’agit en général du rôle du Parti, le programme manifeste à mon avis une teinte trop marquée de parlementarisme.
La proportion qui existe dans leur programme entre l’action parlementaire et l’action extra-parlementaire, est, me semble-t-il, à modifier.
Encore une brève remarque pour finir : si les revendications du Parti qui ont trouvé place tout de leur long dans le programme bulgare, sont destinées à tous les Partis de l’Internationale — c’est vraiment trop. Si elles ne visent que les seuls pays balkaniques, il y manque les revendications qui doivent valoir pour l’Internationale. Ici encore, me semble-t-il, il faudrait introduire une petite correction.
Bien entendu, je ne veux pas vanter ma marchandise. (Rires) Cela va de soi. Mais je prie tout de même les camarades de débattre quelque peu ces questions et surtout d’étudier théoriquement, le Congrès une fois fini, plusieurs des parties composantes du programme, avec plus de détail.
Je termine mon long discours en me permettant d’exprimer l’espoir que le cinquième Congrès nous donnera à tous un programme approfondi, véritablement révolutionnaire, véritablement orthodoxe et moscovite. (Applaudissements prolongés).