Un pas en avant, deux pas en arrière
Lénine
o. Après le congrès. Deux procédés de lutte
L’analyse des débats et des votes au congrès, que nous venons d’achever, explique à proprement parler in nuce (en germe) tout ce qui s’est passé après le congrès, et nous pouvons être brefs en marquant les étapes ultérieures de la crise au sein de notre Parti.
Le refus par Martov et Popov des charges auxquelles ils avaient été élus a créé du coup une atmosphère de chicane dans la lutte des nuances politiques au sein du Parti. Le camarade Glébov, estimant incroyable que des rédacteurs non élus aient sérieusement décidé de faire volte face vers Akimov et Martynov, et expliquant la chose avant tout par l’exaspération, nous proposa, à Plékhanov et à moi, dès le lendemain du congrès, d’en finir à l’amiable, de « coopter » tous les quatre sous réserve d’assurer la représentation de la rédaction au Conseil (c’est à dire qu’un représentant sur deux appartînt nécessairement à la majorité du Parti). Cette condition nous parut rationnelle, à Plékhanov et à moi, car son acceptation revenait à un aveu tacite de l’erreur commise au congrès, signifiait le désir de paix, et non de guerre, le désir d’être plus près de Plekhanov et de moi, que d’Akimov et Martynov, d’Egorov et Makhov. La concession en matière de « cooptation » revêtait ainsi un caractère personnel, et il ne valait pas la peine de renoncer à cette concession qui devait calmer l’exaspération et rétablir la paix. Aussi Plékhanov et moi nous avions donné notre consentement. La majorité de la rédaction repoussa cette condition. Glébov partit. Nous attendîmes les conséquences : Martov se maintiendrait il sur le terrain loyal où il s’était placé (contre le représentant du centre, le camarade Popov) au congrès, ou bien les éléments instables et enclins à la scission qu’il a suivis prendraient t ils le dessus ?
Nous étions placés devant un dilemme : le camarade Martov désirerait il considérer sa « coalition » au congrès comme un fait politique isolé (de même que la coalition de Bebel avec Vollmar en 1895, si licet parva componere magnis((S’il est permis de comparer ce qui est petit à ce qui est grand.)), ou bien désirerait il la consacrer et emploierait il ses efforts pour prouver notre erreur à Plékhanov et à moi au congrès, et deviendrait il un vrai chef de l’aile opportuniste de notre Parti ? En d’autres termes, ce dilemme se formulait ainsi : chicane ou lutte politique au sein du Parti ? De nous trois, qui étions au lendemain du congrès les seuls membres présents des organismes centraux, Glébov inclinait plutôt à la première solution et s’employa le plus à réconcilier les enfants brouillés. Le camarade Plekhanov penchait plutôt pour la deuxième solution; il se montrait pour ainsi dire inabordable. Pour ma part, je représentais cette fois le « centre » ou le « marais », et j’essayai d’user de persuasion. Tenter à l’heure actuelle de reproduire les termes dont je me suis servi dans cet effort de persuasion, serait une entreprise désespérée, et je ne suivrai pas le mauvais exemple du camarade Martov et du camarade Plékhanov. Cependant, je tiens à reproduire ici certains passages d’une lettre que j’ai adressée à l’un des iskristes de la « minorité ».
… « L’abandon de la rédaction par Martov, son refus ainsi que celui d’autres publicistes du parti de collaborer, le refus de plusieurs personnes de travailler pour le Comité Central, la propagande de l’idée de boycottage ou de résistance passive, tout cela conduira inévitablement, même à l’encontre de Martov et de ses amis, à la scission du Parti. Même si Martov se maintient sur le terrain de la loyauté (sur lequel il s’est délibérément placé au congrès), les autres ne s’y maintiendront pas, et l’issue que j’ai indiquée sera inévitable.
… Dès lors, je me demande : pourquoi, vraiment, allons-nous nous séparer ? … J’évoque tous les événements et toutes les impressions du congrès, et je reconnais que j’ai souvent agi et me suis comporté, dominé par une terrible exaspération, « frénétiquement »; je suis prêt à reconnaître volontiers devant qui que ce soit ma faute, si tant est qu’on puisse appeler faute ce qui a été naturellement suscité par l’atmosphère, la réaction, la réplique, la lutte, etc. Mais, envisageant aujourd’hui sans aucune frénésie les résultats atteints, les choses réalisées au moyen d’une lutte frénétique, je ne puis décidément voir dans ces résultats rien, absolument rien de préjudiciable pour le Parti, ni absolument rien de vexant ou d’offensant pour la minorité.
Certes, ce qui ne pouvait manquer d’être vexant, c’est qu’il a fallu rester en minorité, mais je proteste catégoriquement contre l’idée selon laquelle nous aurions « entaché l’honneur » de qui que ce soit, voulu offenser ou humilier qui que ce soit. Il n’en est rien. Et l’on ne saurait tolérer qu’une divergence politique conduise à interpréter les évènements en accusant l’autre partie de mauvaise foi, de fourberie de cabale et autres choses charmantes, dont on entend de plus en plus souvent parler dans une atmosphère de scission imminente. On ne saurait tolérer cela, car cela est pour le moins déraisonnable nec plus ultra.
Nous nous sommes séparés politiquement (et dans le domaine de l’organisation) de Martov, comme nous l’avons déjà fait des dizaines de fois. Battu dans les débats touchant le § 1 des statuts, je ne pouvais m’empêcher d’aspirer de toute mon énergie à prendre la revanche pour ce qui me restait à moi (et aussi au congrès). Je ne pouvais m’empêcher d’aspirer, d’une part, à un Comité Central rigoureusement iskriste; d’autre part, à un groupe de trois dans la rédaction… Je considère ce groupe de trois comme seul capable de faire figure d’organisme officiel, et non de collège basé sur le népotisme et l’incurie, le seul organisme central véritable où chacun apporterait et défendrait toujours son point de vue de parti, pas un cheveu de plus, et irrespective((indépendament)) de tout ce qui est personnel, de toute idée d’offense, de départ, etc.
Ce groupe de trois, après les événements au congrès, légitimait à coup sûr la ligne politique et d’organisation, dirigée dans un sens contre Martov. Sans aucun doute. Rompre pour cela ? Démolir pour cela le Parti ?? Martov et Plékhanov n’étaient ils pas contre moi en matière de manifestation ? N’étions nous pas, Martov et moi, contre Plékhanov en matière de programme ? Est ce que tout groupe de trois ne tourne pas toujours un de ses côtés contre chacun de ses membres ? Si la majorité des iskristes, dans l’organisation de l’Iskra aussi bien qu’au congrès, a jugé erronée cette nuance particulière de la ligne de Martov, sous le rapport politique et d’organisation, ne sont elles pas insensées, en effet, les tentatives de vouloir expliquer cela par des « arrangements en dessous », par des « campagnes d’excitation », etc. ? Ne serait il pas insensé de se dérober à ce fait, en taxant cette majorité de « racaille » ?
Je le répète : de même que la majorité des iskristes au congrès, j’ai la conviction profonde que Martov a suivi une ligne fausse et qu’il fallait la rectifier. Se formaliser à cause de cette rectification, en tirer une offense, etc., voilà qui est déraisonnable. Nous n’avons pas « entaché » ni « n’entachons l’honneur » de personne et en rien, et nous n’écartons personne du travail. Mais faire la scission parce qu’on est écarté d’un organisme central, serait à mon avis une incroyable folie((Cette lettre (adressée à A. Potressov le 31 août (13 septembre) 1903 N.R.) a été écrite dès septembre (nouveau calendrier). J’en ai omis tout ce qui ne me paraît ne pas avoir de rapport direct avec la question. Si le destinataire de la lettre estime que les omissions sont importantes, il lui sera aisé de combler la lacune. Au fait. Je profite de l’occasion pour offrir une fois pour toutes à tous mes contradicteurs de publier toutes mes lettres privées, au cas où ils estimeraient la chose utile.)). »
Mes déclarations écrites, j’ai tenu à les rétablir maintenant, car elles montrent exactement la volonté de la majorité de tracer d’emblée une ligne de démarcation précise en les offenses personnelles possibles (et inévitables lors d’une lutte ardente), l’exaspération personnelle due à la violence et à la « frénésie » des attaques, etc., d’une part, et erreur politique, une ligne politique (coalition avec l’aile droite), d’autre part.
Ces déclarations montrent que la résistance passive de la minorité avait commencé au lendemain même du congrès et et provoqué aussitôt de notre part une mise en garde : c’était là un pas vers la scission du Parti; cela contredisait manifestement les déclarations loyales faites au congrès; il en résulterait une scission due exclusivement au fait qu’on a été écarté des organismes centraux (c’est à dire par suite d’une non élection), car personne n’a jamais songé à écarter du travail aucun des membres du Parti; la divergence politique entre nous (inévitable, pour autant que n’a pas encore été élucidée ni résolue la question de savoir si c’est Martov ou nous mêmes qui nous sommes trompés au congrès) commence à dégénérer toujours plus en chicane avec invectives, soupçons, etc., etc.
Les avertissements n’ont servi à rien. La conduite de la minorité montrait que ses éléments les moins stables et qui estiment le moins le Parti prenaient le dessus. Ce que voyant, Plékhanov et moi nous avons dû retirer notre consentement à la proposition de Glébov : en effet, si par ses actes la minorité a montré son instabilité politique non seulement dans le domaine des principes, mais aussi dans celui d’une loyauté de parti élémentaire, quelle importance pouvaient avoir les paroles concernant la fameuse « continuité » ? Nul n’a raillé avec autant d’esprit que Plékhanov toute l’absurdité qu’il y avait à exiger la « cooptation », à la rédaction de l’organe du Parti, de la plupart de ceux qui proclament, ouvertement leurs nouveaux désaccords grandissants ! A t on jamais vu la majorité d’un parti dans les organismes centraux se transformer elle même en minorité avant d’avoir élucidé dans la presse, devant le parti, les nouvelles divergences ? Que l’on expose d’abord les divergences que, le Parti en examine la profondeur et la portée, que le Parti corrige lui même l’erreur qu’il a commise au II° Congrès, si tant est que l’erreur soit démontrée ! Le seul fait de formuler cette demande au nom de désaccords encore inconnus révélait l’instabilité totale de ceux qui l’exigeaient, le total écrasement des divergences politiques sous le poids des chicanes, le total irrespect envers l’ensemble du Parti et ses propres convictions. On n’a jamais vu et on ne verra jamais d’hommes foncièrement convaincus, qui refuseraient de convaincre les autres avant d’avoir obtenu (à titre privé) la majorité dans une institution à qui ils se promettent de faire changer d’avis.
Enfin le 4 octobre, le camarade Plékhanov déclare vouloir faire une ultime tentative pour en finir avec cette absurdité. On réunit les six membres de l’ancienne rédaction en présence du nouveau membre du Comité Central(( De plus, ce membre du Comité Central (F. Lengnik – N.R.) organisait spécialement nombre de causeries particulières et collectives avec la minorité, en démentant les absurdes racontars et en exhortant au devoir de membre du Parti.)). Trois heures durant, le camarade Plékhanov s’attache à démontrer ce qu’il y a de déraisonnable à vouloir exiger la « cooptation » de quatre membres de la « minorité » pour deux membres de la « majorité ». Il propose d’en coopter deux d’une part, pour écarter toute crainte de nous voir « brimer » quelqu’un, l’écraser, réduire, exécuter et enterrer; d’autre part, pour protéger les droits et la position de la « majorité » du Parti. La cooptation de deux membres est également repoussée.
Le 6 octobre nous écrivons, Plékhanov et moi, une lettre officielle à tous les anciens rédacteurs de l’Iskra et au collaborateur, le camarade Trotsky, en ces termes :
« Chers camarades, la rédaction de l’organe central tient à exprimer officiellement ses regrets au sujet de votre refus de collaborer à l’Iskra et à la Zaria. Malgré les nombreuses offres de collaboration que nous avons faites aussitôt après le II° Congrès du Parti et bien que nous les eussions renouvelées maintes fois plus tard, nous n’avons reçu de vous aucun manuscrit. La rédaction de l’organe central déclare estimer n’avoir rien fait pour provoquer votre refus de collaborer. Une irritation personnelle ne doit évidemment pas servir d’obstacle au travail dans l’organe central du Parti. Mais si votre refus a été provoqué par telle ou telle divergence de vues entre vous et nous, nous estimerions très utile pour le Parti que ces divergences soient exposées de façon circonstanciée. Bien plus : nous souhaiterions fort que le caractère et la profondeur de ces divergences soient élucidés au plus vite devant l’ensemble du Parti dans les colonnes des publications rédigées par nous((Dans la lettre au camarade Martov il y avait encore un passage concernant une brochure, et la phrase suivante : « Enfin, dans l’intérêt de la cause nous vous avertissons une fois de plus que nous sommes prêts, aujourd’hui encore, à vous coopter à la rédaction de l’organe central pour vous offrir toute possibilité d’exprimer officiellement et de défendre votre façon de voir dans un organisme supérieur du Parti. »)). »
Comme le lecteur le voit, nous ne nous rendions pas encore nettement compte si c’était une irritation personnelle qui prédominait dans les actes de la « minorité », ou le désir de donner à l’organe (et au Parti) une nouvelle orientation, laquelle précisément et dans quel sens. Je pense maintenant encore, si l’on chargeait 70 glossateurs de procéder à l’élucidation de ce problème, sur la base de toutes les publications et dépositions que l’on voudra, eux non plus n’arriveraient jamais à se reconnaître dans ce brouillamini.
Il n’est guère possible de débrouiller une chicane : il faut la trancher ou bien lui tourner le dos((Le camarade Plékhanov aurait sans doute ajouté : ou bien satisfaire toutes les prétentions possibles des promoteurs de la chicane. Nous verrons pourquoi c’était impossible.)).
A la lettre du 6 octobre Axelrod, Zassoulitch, Starover, Trotsky et Koltsov nous répondirent par quelques lignes disant que les soussignés ne prenaient aucune part à l’Iskra depuis que celle-ci était passée à la nouvelle rédaction. Le camarade Martov, plus explicite, nous honora de la réponse voici :
« A la rédaction de l’organe central du P.O.S.D.R. Chers camara des, en réponse à votre lettre du 8 octobre je déclare ce qui suit : J’estime que toutes nos explications concernant notre travail commun dans un même organe sont terminées après la conférence qui a eu lieu le 4 octobre en présence d’un membre du Comité Central, où vous avez refusé de répondre à la question de savoir quelles étaient les raisons pour lesquelles vous avez retiré la proposition qui nous avait été faite, à Axelrod, Zassoulitch, Starover et moi-même, d’entrer à la rédaction sous réserve que nous prendrions l’engagement d’élire le camarade Lénine notre « représentant » au Conseil. Après votre refus répété, à la conférence mentionnée, de formuler vos propres déclarations que vous aviez faites en présence de témoins, je ne juge pas nécessaire d’expliquer dans une lettre les motifs de mon refus de travailler à l’Iskra dans les circonstances actuelles. Si besoin en est, je me prononcerai là dessus en détail devant l’ensemble du Part qui apprendra, par les procès-verbaux du II° Congrès, la raison pour laquelle j’ai renoncé à la proposition, que vous renouvelez aujourd’hui, d’occuper une place à la rédaction et au Conseil((Je laisse de côté la réponse concernant la brochure de Martov alors en cours de réédition.)).
L. Martov »
Cette lettre, jointe aux documents antérieurs, explique irréfutablement la question du boycottage, de la désorganisation, de l’anarchie et des préparatifs de scission, question que tourne avec tant de zèle (au moyen de points d’exclamation et de points de suspension) le camarade Martov dans son État de siège, à savoir : les moyens de lutte loyaux et déloyaux.
On offre au camarade Martov et aux autres d’exposer les divergences, on les prie de dire explicitement de quoi il retourne et quelles sont leurs intentions; on les exhorte de cesser leurs caprices et d’analyser tranquillement l’erreur touchant le paragraphe 1 (erreur étroitement liée à la volte face à droite); or, le camarade Martov et Cie se refusent à parler et clament : on m’assiège, on m’éreinte ! Le sarcasme provoqué par la « parole terrible » n’a point refroidi le zèle de ces lamentations comiques.
Comment peut on, en effet, assiéger celui qui se refuse à travailler en commun ? avons nous demandé au camarade Martov. Comment peut on offenser, « éreinter » et opprimer la minorité qui se refuse à rester en minorité ?? Car enfin, faire partie de la minorité signifie obligatoirement et sans faute certains désavantages pour qui reste en minorité. Ces désavantages consistent en ceci : ou bien il faudra entrer dans un collège qui dominera dans certaines questions, ou bien il faudra se mettre hors du collège, l’attaquer, et, par suite, essuyer le feu de batteries intensément fortifiées.
En criant à « l’état de siège » le camarade Martov voulait il dire qu’on luttait contre lui et les autres qui sont restés en minorité ou bien qu’on les dirigeait de façon injuste et déloyale ? Seule une pareille thèse pouvait avoir (aux yeux de Martov) ne fût ce qu’une ombre de raison, car, je le répète, faire partie de la minorité entraîne obligatoirement et sans faute certains désavantages. Mais le plus comique, c’est justement qu’on ne pouvait en aucune façon combattre Martov tant qu’il se refusait à parler ! On ne pouvait en aucune façon diriger la minorité tant qu’elle se refusait à rester en minorité !
Le camarade Martov n’a pu établir un seul fait d’excès ou d’abus de pouvoir de la part de la rédaction de l’organe central, quand Plékhanov et moi en faisions partie. Les militants de la minorité non plus n’ont pu établir un seul fait de ce genre de la part du Comité Central. Le camarade Martov a beau louvoyer à présent dans son Etat de siège, il demeure tout à fait indéniable qu’il n’y avait absolument rien, sinon des « pleurnicheries débilitantes », dans les lamentations sur l’état de siège.
L’absence totale d’arguments raisonnables contre la rédaction, désignée par le congrès, est illustrée au mieux, chez Martov et consorts, par ce petit mot qui leur appartient : « nous ne sommes pas des serfs ! » (Etat de siège, p. 34.). La mentalité de l’intellectuel bourgeois qui se range parmi « âmes d’élite » placées au dessus de l’organisation de masse et de la discipline de masse, apparaît ici avec un relief remarquable. Expliquer le refus de travailler dans le Parti en alléguant que « nous ne sommes pas des serfs », c’est se livrer pieds et poings liés, c’est reconnaître l’absence totale d’arguments, une incapacité absolue à fournir des explications, une absence totale de motifs raisonnés de mécontentement. Plékhanov et moi nous déclarons qu’à notre avis ce refus n’a pas été suscité de notre part par quoi que ce soit, nous demandons d’exposer les divergences, et l’on nous répond : « nous ne sommes pas des serfs » (en ajoutant : pour la cooptation, nous ne nous sommes pas encore entendus).
Toute organisation et toute discipline prolétariennes semblent être du servage à l’individualisme de la gent intellectuelle, qui s’était déjà manifesté dans les discussions sur le § 1, en se montrant enclin à des raisonnements opportunistes et à la phrase anarchiste. Le public apprendra sous peu que le nouveau congrès du Parti apparaît également à ces « membres du Parti » et, à ces « responsables » du Parti comme une institution esclavagiste, terrible et intolérable pour « les âmes d’élite »… En effet, cette « institution » est terrible pour ceux qui ont envie de bénéficier de la qualité de membre du Parti, mais qui sentent le défaut de concordance entre cette qualité et les intérêts du Parti, la volonté du Parti.
Les résolutions des comités, que j’ai énumérées dans ma lettre à la rédaction de la nouvelle Iskra, et que le camarade Martov a reproduites dans son Etat de siège, démontrent en fait que la conduite de la minorité a été une insoumission constante aux décisions du congrès, une désorganisation du travail pratique positif. La minorité, formée des opportunistes et des ennemis de l’Iskra, déchirait le Parti, détériorait, désorganisait le travail, dans son désir de se venger de la défaite au congrès, et se rendant compte que par des moyens honnêtes et loyaux (en expliquant les choses dans la presse ou devant le congrès) elle ne parviendrait jamais à démentir l’accusation d’opportunisme et d’instabilité propre à la gent intellectuelle, portée contre elle au II° Congrès. Conscients de leur impuissance à convaincre le Parti, ils ont agi en désorganisant le Parti et en entravant tout travail. On leur reprocha d’avoir (en brouillant les choses au congrès) provoqué une fêlure à notre vase; comme réponse à ce reproche ils s’appliquèrent de toutes leurs forces à briser tout à fait le vase fêlé.
Les idées se mêlèrent au point que le boycottage et le refus de travailler étaient proclamés « moyen honnête » de lutte. Maintenant, le camarade Martov tourne sans cesse autour de ce point névralgique. Le camarade Martov s’en tient avec tant de rigueur aux « principes » qu’il défend le boycottage… lorsque celui ci est pratiqué par la minorité; il condamne le boycottage quand celui ci menace Martov lui même qui se trouva dans la majorité !
Je pense que l’on peut laisser sans examen la question de savoir s’il s’agit là d’une chicane ou bien d’une « divergence de principe » touchant les moyens honnêtes de lutte au sein du Parti ouvrier social-démocrate.
Après les tentatives avortées (des 4 et 6 octobre) pour obtenir les explications des camarades, qui avaient soulevé des histoires autour de la « cooptation », il ne restait plus aux institutions centrales qu’à voir quelle serait en réalité lutte loyale qu’ils avaient promise en paroles. Le 10 octobre, le Comité Central adresse une circulaire à la Ligue (voir les procès-verbaux de la Ligue, pp. 3 5) en déclarant qu’il est en train de mettre au point des statuts et invite les membres de la Ligue à prêter leur concours. Le congrès de la Ligue fut alors repoussé par la Direction de celle ci (deux voix contre une, ibid., p. 20). Les réponses faites à cette circulaire par les partisans de la minorité ont montré d’emblée que la fameuse loyauté et la reconnaissance des décisions du congrès n’étaient qu’une phrase; qu’en réalité la minorité avait décidé fermement de ne pas se soumettre aux institutions centrales du Parti, en répondant à leurs appels pour travailler en commun par des dérobades pleines de sophismes et de phrases anarchistes. A la fameuse lettre ouverte de Deutsch, membre de la Direction (p. 10), nous répondîmes, Plékhanov et moi, ainsi que les autres partisans de la majorité, par une énergique « protestation contre les grossières infractions à la discipline du Parti, au moyen desquelles un responsable de la Ligue prend la liberté de freiner le travail d’organisation d’une institution du Parti et invite d’autres camarades à de pareilles infractions à la discipline et aux statuts. Des phrases telles que « je ne me considère pas en droit de prendre part à un semblable travail, sur appel du Comité Central » ou bien « camarades, nous ne devons en aucun cas lui confier (au Comité Central) le soin d’élaborer de nouveaux statuts pour la Ligue », etc., relèvent des procédés d’agitation qui ne peuvent que susciter l’indignation de tout homme qui comprend tant soit peu les notions de Parti, d’organisation, de discipline du Parti. Des procédés de ce genre sont d’autant plus révoltants qu’on en use à l’égard de l’organisme du Parti qui vient d’être créé; ils sont donc une tentative certaine pour ruiner, à son égard, la confiance des camarades du Parti; de plus, ils sont mis en jeu sous l’enseigne d’un membre de la Direction de la Ligue et à l’insu du Comité Central » (p. 17).
Le congrès de la Ligue, dans ces conditions, risquait de dégénérer en scandale.
Le camarade Martov poursuivit dès le début la tactique qu’il avait appliquée au congrès consistant à « se glisser dans l’âme », cette fois, du camarade Plékhanov, en altérant les conversations privées. Le camarade Plékhanov proteste, et le camarade Martov se voit obligé de revenir sur (pp. 39 et 134 des procès-verbaux de la Ligue) ses reproches peu sérieux ou irrités.
Vient le tour du rapport. C’est moi qui représentait la Ligue au congrès du Parti. Un simple coup d’œil sur le résumé de mon rapport (p. 43 et suivantes) montrera au lecteur que j’ai ébauché l’analyse des votes au congrès, analyse qui, mise au point, constitue la teneur de la présente brochure. La clé de voûte de ce rapport était la démonstration que Martov et Cie, par suite des erreurs qu’ils avaient commises, s’étaient trouvés dans l’aile opportuniste de notre Parti. Bien que le rapport ait été fait devant une majorité d’adversaires les plus aigris, ils ne purent rien y découvrir qui s’écartât des. procédés loyaux de la lutte et de la polémique dans le Parti.
Le rapport de Martov, mis à part les menus « amendements » de détail à mon exposé (nous avons montré plus haut l’inexactitude de ces amendements), était au contraire… un certain produit des nerfs malades.
Rien d’étonnant que la majorité se fût refusée à poursuivre la lutte dans une telle ambiance. Le camarade Plékhanov protesta contre la « scène » (p. 68), c’était, en effet, une vraie « scène » ! Et il quitta le congrès, ne désirant pas exposer les objections qu’il avait déjà préparées quant au fond du rapport. Presque tous les autres partisans de la majorité abandonnèrent le congrès après avoir déposé une protestation écrite contre la « conduite indigne » du camarade Martov (p. 75 des procès-verbaux de la Ligue).
Les procédés de lutte de la minorité se sont manifestés aux yeux de tous avec une entière évidence. Nous accusions la minorité d’avoir commis une erreur politique au congrès, d’avoir opéré un tournant vers l’opportunisme, de s’être coalisée avec les bundistes, les Akimov, les Brucker, les Egorov et les Makhov. La minorité essuya une défaite au congrès et « mit au point » dès lors deux procédés de lutte qui englobent toute la variété infinie des menues incartades, attaques, agressions, etc.
Premier procédé : désorganiser tout le travail du Parti, lui faire du tort, tendance à freiner toutes choses « sans en expliquer les raisons ».
Deuxième procédé : faire des « scènes », etc., etc((J’ai déjà indiqué qu’on aurait tort de ramener à des motifs bas les formes les plus basses de ces querelles courantes dans le cadre de l’émigration et de la déportation. C’est une manière de maladie qui, telle une épidémie, se propage dans des conditions de vie anormales, les, nerfs étant détraqués, etc. Force m’a été de rétablir ici le caractère véritable de ce système de lutte, le camarade Martov l’ayant entièrement repris dans son « Etat de siège ».)).
Ce « deuxième procédé de lutte » apparaît aussi dans les fameuses résolutions « doctrinales » de la Ligue, à l’examen desquelles la « majorité » n’a assurément pas pris part. Voyons d’un peu près ces résolutions que le camarade Martov a reproduites maintenant dans son État de siège.
La première résolution, signée des camarades Trotsky, Fomine Deutsch, etc., comporte deux thèses visant la « majorité » du congrès du Parti – 1° « La Ligue exprime son plus vif regret que, par suite des tendances qui se sont manifestées au congrès et qui, à proprement parler, sont en contradiction avec la politique antérieure de l‘Iskra, on n’a pas prêté une attention soutenue, en élaborant les statuts du Parti, à la création de garanties suffisantes pour préserver l’indépendance et l’autorité du Comité Central » (p. 83 des procès-verbaux de la Ligue).
Cette thèse « doctrinale » se ramène, nous l’avons déjà vu à une phrase à la Akimov, dont le caractère opportuniste a été dénoncé au congrès du Parti même par le camarade Popov ! Au fond, les affirmations que la « majorité » ne songe pas à préserver l’indépendance et l’autorité du Comité Central, n’ont toujours été qu’une calomnie. Il suffit de dire que, lorsque Plékhanov et moi nous faisions partie de la rédaction, l’organe central n’avait pas dans le Conseil la prééminence sur le Comité Central, et lorsque les partisans de Martov sont entrés à la rédaction, il y eut au Conseil prééminence de l’organe central sur le Comité Central ! Lorsque nous étions à la rédaction, ce sont les militants de Russie qui dominaient, dans le Conseil, sur les littérateurs se trouvant à l’étranger; chez les partisans de Martov, c’est l’inverse qui s’est produit. Lorsque nous étions à la rédaction, le Conseil n’a pas une seule fois tenté d’intervenir dans la moindre question pratique; depuis la cooptation unanime cette intervention a commencé, comme le saura parfaitement le lecteur d’ici peu.
La thèse suivante de la résolution envisagée : … « le congrès, en instituant les organismes centraux officiels du Parti, n’a pas tenu compte de la continuité de liaison avec les centres pratiquement constitués »…
Cette thèse se ramène entièrement à la question de l’effectif des organismes centraux. La « minorité » préférait ne dire du fait que les anciens organismes centraux ont montré au congrès leur carence et commis nombre d’erreurs. Mais le plus comique, c’est la référence à la « continuité » en ce qui concerne le Comité d’organisation. Au congrès, on l’a vu, personne n’a soufflé mot de la confirmation du tout l’effectif du Comité d’organisation. Martov criait même dans un accès d’hystérie, devant le congrès, que la liste des trois membres du Comité d’organisation le déshonorait. Au congrès, la « minorité » présentait sa dernière liste avec un seul membre du Comité d’organisation (Popov, Glébov ou Fomine et Trotski), tandis que la « majorité » a fait voter une liste comportant deux membres du Comité d’organisation sur trois (Travinski, Vassiliev et Glébov). On se demande si cette référence à la « continuité » de liaison peut être appelée une « divergence de principe ».
Passons à une autre résolution signée de quatre membres de l’ancienne rédaction, le camarade Axelrod en tête. Nous retrouvons ici les accusations principales contre la « majorité » plus d’une fois rappelées ensuite dans la presse. Il serait plus commode de les analyser justement dans la formulation des membres du cercle rédactionnel. Les accusations visent le « système de gestion autocrato bureaucratique du Parti », le « centralisme bureaucratique » qui, à la différence du « centralisme véritablement social démocrate », se définit ainsi : il « met au premier plan non pas l’union interne, mais l’unité extérieure, formelle, réalisée et protégée par des moyens purement mécaniques, en étouffant systématiquement lés initiatives individuelles et les activités sociales autonomes »; aussi « par son essence même, il est incapable de réunir organiquement les éléments constitutifs de la société ».
De quelle « société » parlent ici le camarade Axelrod et Cie, seul Allah le sait. Le camarade Axelrod ne savait, visiblement, pas très bien lui-même s’il rédigeait une adresse de zemstvo sur les réformes désirables dans la gestion, ou s’il faisait s’épancher les doléances de la « minorité ». Que peut vouloir dire l’« autocratie » dans le Parti, que dénoncent à grands cris les « rédacteurs » mécontents ? L’autocratie un pouvoir suprême, sans contrôle, sans responsabilité, le pouvoir d’une seule personne non élue. Les écrits de la « minorité » attestent fort bien que c’est moi seul que l’on tient pour cet autocrate, et personne d’autre. Au moment où l’on rédigeait et adoptait la résolution envisagée, nous faisions, Plékhanov et moi, partie de l’organe central. Par conséquent, le camarade Axelrod et Cie expriment leur certitude que Plékhanov et tous les membres du Comité Central « dirigeaient le Parti » selon la volonté de l’autocrate Lénine, et non pas selon leurs vues sur le bien de la cause. L’accusation d’autocratie mène nécessairement et infailliblement à considérer tous les autres participants à la direction, excepté l’autocrate, comme de simples instruments en des mains étrangères, comme des pions, des agents d’exécution de la volonté d’autrui. Et nous demandons encore et encore une fois : est ce là vraiment la « divergence de principe » du très honorable camarade Axelrod ?
Poursuivons. De quelle unité extérieure et formelle parlent ici nos « membres du Parti » qui revenaient à peine du congrès dont ils ont reconnu solennellement la légitimité des décisions ? Ne connaitraient ils pas un moyen autre que le congrès de réaliser l’unité dans un Parti organisé sur des bases quelque peu solides ? Si oui, pourquoi n’ont ils pas le courage de dire nettement qu’ils ne considèrent plus le II° Congrès comme un congrès légitime ? Pourquoi n’essaieraient ils pas de nous exposer leurs nouvelles idées et leurs nouveaux moyens de réaliser l’unité dans un prétendu parti prétendument organisé ?
Poursuivons. De quel « étouffement d’initiative individuelle » parlent nos intellectuels individualistes que l’organe central du Parti venait d’exhorter à exposer leurs divergences et qui, au lieu de cela, se sont mis à marchander la « cooptation » ? Comment pouvions nous en général, Plékhanov et moi ou le Comité Central, étouffer les initiatives et les activités autonomes de ceux qui ont refusé de se livrer à toute « activité » avec nous ! Comment peut on « étouffer » qui que ce soit dans un organisme ou dans un collège, auquel celui que l’on étouffe a refusé de prendre part ? Comment des rédacteurs non élus peuvent ils se plaindre du « système d’administration » s’ils ont refusé d’être administrés » ? Nous ne pouvions commettre aucune erreur en dirigeant nos camarades pour la simple raison que ces camarades ne travaillaient pas du tout sous notre direction.
Il semble évident que les lamentations sur le fameux bureaucratisme tendent simplement à dissimuler le mécontentement contre l’effectif des organismes centraux; que c’est là une feuille de vigne destinée à voiler les infractions aux promesses solennellement faites au congrès. Tu es un bureaucrate, parce que tu as été désigné par le congrès à l’encontre de ma volonté; tu es un formaliste, parce que tu t’appuies sur les décisions formelles du congrès, et non sur mon accord; tu agis d’une façon grossièrement mécanique, car tu te réclames de la majorité «mécanique » du congrès du Parti et ne tiens pas compte de mon désir d’être coopté; tu es un autocrate, parce que tu ne veux pas remettre le pouvoir entre les mains de la vieille et bonne compagnie qui défend d’autant plus énergiquement la « continuité » de son esprit de cercle que le franc désaveu de celui ci par le congrès lui est désagréable.
Dans ces lamentations sur le bureaucratisme il n’y a pas, il n’y a jamais eu aucun contenu réel hormis celui qu’on vient d’indiquer(( Il suffit de rappeler que le camarade Plékhanov a cessé, aux yeux de la minorité, d’être un partisan du « centralisme bureaucratique », après avoir opéré la salutaire cooptation.)). Et c’est justement ce procédé de lutte qui montre une fois de plus l’instabilité, propre à la gent intellectuelle, de la minorité. Celle-ci voulait convaincre le Parti d’avoir mal choisi ses organismes centraux. Convaincre, mais comment ? En critiquant l’Iskra dont Plékhanov et moi assumions la direction ? Non, ils n’avaient pas assez de force pour le faire. Ils voulaient convaincre par le refus d’une fraction du Parti de travailler sous la direction des organismes centraux exécrés. Mais aucun organisme central d’aucun parti du monde ne pourra démontrer sa capacité de diriger ceux qui refusent de se soumettre à sa direction. Refuser de se soumettre à la direction des organismes centraux, c’est refuser d’être membre du Parti, c’est détruire le Parti. Ce n’est pas un moyen de persuasion, c’est un moyen de destruction. Substituer la destruction à la persuasion, c’est montrer l’absence de fermeté de principe, l’absence de foi en ses idées.
On disserte sur le bureaucratisme. Le bureaucratisme peut se traduire en russe par le mot : préséance. Le bureaucratisme, c’est la soumission des intérêts de la cause aux intérêts de la carrière; c’est réserver une attention soutenue aux postes et méconnaître le travail; c’est se colleter pour la cooptation au lieu de lutter pour les idées. Pareil bureaucratisme est en effet absolument indésirable et nuisible pour le Parti, et je laisse tranquillement au lecteur le soin de juger laquelle des deux fractions actuellement aux prises dans notre Parti, est coupable de ce bureaucratisme… On parle de procédés d’union grossièrement mécaniques. Sans doute, les procédés grossièrement mécaniques sont nuisibles; mais cette fois encore je laisse au lecteur le soin de juger si l’on peut imaginer un moyen plus grossier et plus mécanique de lutte entre la nouvelle orientation et l’ancienne; que l’introduction de personnes dans les organismes du Parti avant que l’on ait pu convaincre celui-ci de la justesse des nouvelles conceptions, avant que l’on ait exposé au Parti ces conceptions.
Mais peut être, les vocables préférés de la minorité ont ils une certaine signification de principe, expriment ils un certain ensemble d’idées, Indépendamment du prétexte insignifiant et particulier qui a indubitablement servi de point de départ au « tournant » opéré en l’occurrence ? Peut être, si l’on fait abstraction de la bagarre engagée autour de la « cooptation », ces vocables traduiront ils un autre système de vues ?
Examinons la question sous cet aspect. Il nous faudra ici noter avant tout que le premier à aborder cet examen fut le camarade Plékbanov qui, dans la Ligue, signala le tournant opéré par la minorité vers l’anarchisme et l’opportunisme, et que c’est précisément le camarade Martov (aujourd’hui fâché de ce que tout le monde ne veut pas reconnaître sa position comme position de principe((Rien de plus comique que cette fâcherie de la nouvelle Iskra, prétendant que Lénine ne veut pas voir les divergences de principe ou qu’il les conteste. Plus vous traiteriez les choses avec esprit de principe, et plus tôt vous prendriez en considération mes indications répétées concernant le tournant vers l’opportunisme. Plus votre position serait conforme aux principes, et moins vous pourriez ravaler la lutte idéologique à des questions de préséance. Prenez vous en à vous–mêmes, si de votre propre chef vous avez tout fait pour empêcher que l’on vous considère comme des hommes fidèles aux principes. Ainsi le camarade Martov, par exemple, en parlant dans son Etat de siège du congrès de la Ligue, ne dit rien du débat avec Plékhanov sur l’anarchisme; mais en revanche il raconte que Lénine est un super centre, qu’il suffirait à Lénine de faire signe pour que l’organisme central agisse, que le Comité Central a fait son entrée dans la Ligue sur un blanc coursier, etc. Je suis loin de douter que c’est justement par le choix de ce thème que le camarade Martov a pu démontrer la profondeur de ses idées et de son esprit de principe.))) qui a préféré passer complètement sous silence cet incident dans son Etat de siège.
Au congrès de la Ligue une question d’ordre général a été soulevée, à savoir : les statuts élaborés pour elle-même par la Ligue ou le comité sont ils valables sans avoir été confirmés par le Comité Central ? A l’encontre du Comité Central ? Quoi de plus évident, semblerait il : les statuts sont l’expression formelle de l’état d’organisation, et le droit d’organiser les comités est conféré expressément par le § 6 des statuts de notre Parti, au Comité Central; les statuts fixent les frontières de l’autonomie du comité, et la voix décisive dans la fixation des frontières appartient à l’organisme central, et non à l’organisme local du Parti. C’est l’a b c, et c’était pur enfantillage d’affirmer d’un air profond que « organiser » n’implique pas toujours l’idée de « ratifier les statuts » (comme si la Ligue elle-même n’avait pas exprimé en toute indépendance son désir d’être organisée précisément sur la base des statuts officiels). Mais le camarade Martov oublie même (pour un temps, espérons le) l’a b c de la social démocratie. Selon lui, exiger la ratification des statuts n’exprime qu’une chose : le « centralisme révolutionnaire antérieur de l’Iskra est remplacé par un centralisme bureaucratique » (p. 95 des procès-verbaux de la Ligue); et le camarade Martov déclare dans ce même discours que là précisément il aperçoit le « côté principe » des choses (p. 96), côté principe qu’il a préféré passer sous silence dans son Etat de siège !
Le camarade Plékhanov répond aussitôt à Martov, en lui demandant de s’abstenir d’expressions « portant atteinte à la dignité du congrès » telles que bureaucratisme, régime du bon plaisir, etc. (p. 96). Il s’ensuit un échange d’observations avec le camarade Martov, pour qui ces expressions portent « une caractéristique de principe d’une certaine orientation ». Le camarade Plékhanov, comme du reste tous les partisans de la majorité, considérait alors ces expressions dans leur signification concrète, se rendant nettement compte de leur sens non doctrinal, mais exclusivement « cooptationniste », s’il est permis de s’exprimer ainsi. Il cède cependant aux instances des Martov et des Deutsch (pp. 96 97) et passe à l’examen de principe des prétendues conceptions de principe. « S’il en était ainsi, il (c’est à dire que si les comités étaient autonomes pour créer leur propre organisation, pour mettre au point lers statuts), ils seraient autonomes à l’égard du tout, à l’égard du Parti. Ce n’est plus un point de vue bundiste, mais simplement anarchiste. En effet, les anarchistes raisonnent ainsi : les droits des individus sont illimités; ils peuvent entrer en conflit, chaque individu définit lui même les limites de ses droits. Les limites de l’autonomie doivent être fixées non par le groupe lui même, mais par le tout dont ce groupe fait partie. C’est le Bund qui offre un exemple frappant de la violation de ce principe. Par conséquent les limites de l’autonomie sont fixées ou par le congrès, ou par l’instance supérieure que le congrès créée. Le pouvoir de l’organisme central doit se fonder sur l’autorité morale et intellectuelle. Sur ce point je suis d’accord, bien entendu. Tout représentant d’une organisation doit veiller à ce que celle ci ait une autorité morale. Mais il ne suit point de là que si l’autorité est nécessaire, le pouvoir ne l’est pas… Opposer à l’autorité des idées l’autorité du pouvoir, c’est une phrase anarchiste qui ne doit pas figurer ici » (p. 98). Ces thèses sont élémentaires au possible, ce sont véritablement des axiomes qu’il serait même étrange de mettre aux voix (p. 102) et qui n’ont été mis en doute que parce qu’« à l’heure actuelle. les notions se sont brouillées » (ibid.). Mais l’individualisme propre à la gent intellectuelle a conduit inévitablement la minorité au désir de faire échec au congrès, de ne pas se soumettre à la majorité; or, il était impossible de justifier ce désir autrement que par une phrase anarchiste. Chose éminemment curieuse, c’est que la minorité ne pouvait rien répliquer à Plékhanov, sinon la plainte de se servir d’expressions extrêmement violentes telles que opportunisme, anarchisme, etc. Plékhanov a très justement raillé ces doléances, en demandant pourquoi « il n’est pas convenable, d’employer jauressisme et anarchisme tandis que l’emploi de lèse-majesté((En Français dans le texte)) et de régime du bon plaisir est convenable ». Pas de réponse à ces questions. Ce quiproquo((En Français dans le texte)) original arrive constamment aux camarades Martov, Axelrod et Cie : leurs nouveaux vocables portent un cachet évident de « courroux »; ce rappel les fâche nous sommes, voyez-vous, des gens à principes; mais si pour le principe vous repoussez la soumission d’une partie au tout, vous êtes des anarchistes, leur dit on. Nouvelle fâcherie contre une expression trop forte ! En d’autres termes : ils veulent se battre contre Plékhanov, mais à la condition qu’il ne les attaque pas sérieusement !
Que de fois le camarade Martov et autres « mencheviks » de tous bords se sont appliqués, d’une manière non moins puérile, à m’imputer la « contradiction » suivante. On emprunte une citation à Que faire ? ou à la Lettre à un camarade, où il est question de l’action idéologique, de la lutte pour l’influence, etc., et l’on y oppose l’action « bureaucratique » par le moyen des statuts, la tendance « autocratique » à s’appuyer sur le pouvoir, etc. Gens naïfs ! Ils ont déjà oublié qu’auparavant notre Parti n’était pas un tout formellement organisé, mais seulement une somme de groupes particuliers, ce qui fait qu’entre ces groupes il ne pouvait y avoir d’autres rapports que l’action idéologique. Maintenant nous sommes devenus un Parti organisé; et cela signifie la création d’un pouvoir, la transformation de l’autorité des idées en autorité du pouvoir, la subordination des instances inférieures aux instances supérieures du Parti. Vraiment, il est même gênant de ressasser à de vieux camarades ces vérités premières, surtout quand on se rend compte qu’il s’agit simplement du refus de la minorité de se soumettre à la majorité pour ce qui est des élections ! Mais en principe, toutes ces tentatives interminables de m’imputer des contradictions se réduisent entièrement à une phrase anarchiste. La nouvelle Iskra n’est fâchée de profiter du titre et du droit d’organisme du Parti, mais elle n’a pas l’envie de se soumettre à la majorité Parti.
Si les phrases sur le bureaucratisme impliquent un principe, si ce n’est pas une négation anarchique du devoir, la part d’une partie, de se soumettre au tout, nous sommes en présence d’un principe d’opportunisme qui vise à restreindre la responsabilité de certains intellectuels devant le Parti du prolétariat, affaiblir l’influence des organismes centraux, accentuer I’autonomie des éléments du Parti les moins fermes, réduire les rapports d’organisation à une reconnaissance verbale, purement platonique. Nous l’avons vu au congrès du Parti, où les Akimov et les Liber prononçaient sur le centralisme « monstrueux » exactement les mêmes discours que ceux qui ont coulé à flots de la bouche de Martov et Cie au congrès de la Ligue. Que l’opportunisme conduise, non par hasard, mais par sa nature même, et non pas uniquement en Russie, mais dans le monde entier, aux « vues », sur le plan de l’organisation, à la Martov et Axelrod, nous le verrons plus loin, en examinant un article du camarade Axelrod dans la nouvelle Iskra.