5. Du « monisme et du dualisme »

Sur une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste »

Lénine

5. Du « monisme et du dualisme »

   Nous reprochant d’« interpréter la revendication d’une façon dualiste », P. Kievski écrit :

   « L’action moniste de l’Internationale est remplacée par une propagande dualiste.»

   Cela rend un son tout à fait marxiste, matérialiste l’action, qui est une, est opposée à la propagande, qui est « dualiste ». Malheureusement, à y re­garder de plus près, nous devons dire que c’est là le même « monisme » verbal que celui de Dühring. « Si je comprends une brosse à chaussures dans l’unité mammifère, écrivait Engels contre le « monisme » de Dühring, ce n’est pas cela qui lui fera pousser des mamelles((Voir F. Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris 1956, p. 74.- P. 58.)).»

   C’est dire qu’on ne peut proclamer « uns » que des choses, des proprié­tés, des phénomènes, des actions qui sont uns dans la réalité objective.

   Notre auteur n’a oublié que ce «détail» !

   Il aperçoit notre « dualisme » premièrement, dans le fait que nous exi­geons au premier chef, de la part des ouvriers des nations opprimées, autre chose – il ne s’agit ici que de la question nationale – que ce que nous exigeons des ouvriers appartenant aux nations oppressives.

   Pour vérifier si le « monisme » de P. Kievski n’est pas, en l’occurrence, le « monisme » de Dühring, il faut examiner ce qui se passe dans la réalité objective.

   La situation réelle des ouvriers est-elle identique, du point de vue de la question nationale, suivant qu’ils appartiennent à des nations oppressives ou à des nations opprimées ?

   Non, elle n’est pas identique.

   1) Économiquement, la différence est que des parties de la classe ou­vrière des pays oppresseurs profitent des miettes du sur profit que réalisent les bourgeois des nations oppressives en écorchant deux fois plutôt qu’une les ouvriers des nations opprimées. En outre, les données économiques attestent que le pourcentage aies ouvriers passant dans la « maîtrise » est plus important parmi les ouvriers des nations oppressives que parmi ceux des nations opprimées, qu’un pourcentage plus grand des premiers s’élève au niveau de l’aristocratie ouvrière(( Voir, par exemple, le livre anglais de Hourwich sur l’immigration et la situation de la classe ouvrière en Amérique. (Immigration and Labor.))). C’est un fait. Les ouvriers de la nation oppressive sont jusqu’à un certain point les com­plices de leur bourgeoisie dans la spoliation par celle-ci des ouvriers (et de la masse de la population) de la nation opprimée.

   2) Politiquement, la différence est que les ouvriers des nations oppres­sives occupent une situation privilégiée dans toute une série de domaines de la vie politique, par rapport aux ouvriers de la nation opprimée.

   3) Idéologiquement ou spirituellement, la différence est que les ou­vriers des nations oppressives sont toujours éduqués par l’école et par la vie dans le mépris ou le dédain pour les ouvriers des nations opprimées. C’est ce qu’a éprouvé, par exemple, tout Grand-Russe qui a grandi ou vécu parmi les Grands-Russes.

   Ainsi, dans la réalité objective, il y a une différence sur toute la ligne, c’est-à-dire que le « dualisme » s’affirme dans le monde objectif, indépendant de la volonté et de la conscience des individus.

   Comment considérer, après cela, les paroles de P. Kievski sur « l’action moniste de l’Internationale » ?

   C’est une phrase creuse et sonore, et rien de plus.

   Pour que l’action de l’Internationale, qui se compose pratiquement d’ou­vriers divisés en ouvriers appartenant à des nations oppressives et à des nations opprimées, soit unie, il est nécessaire que la propagande soit faite d’une façon non identique dans l’un et l’autre cas : voilà comment il faut raisonner du point de vue du « monisme » véritable (et non accommodé à la sauce Dühring), du point de vue du matérialisme de Marx !

   Un exemple ? Nous avons déjà cité (il y a plus de deux ans, dans la presse légale !) l’exemple de la Norvège, et personne n’a essayé de nous réfuter. Dans ce cas concret tiré de la vie, l’action des ouvriers norvégiens et sué- dois a été «moniste», unie, internationaliste, uniquement parce que et pour autant que les ouvriers suédois défendaient inconditionnellement la liberté de séparation de la Norvège et que les ouvriers norvégiens posaient conditionnellement la question de cette séparation.

   Si les ouvriers suédois n’avaient pas été inconditionnellement pour la liberté de séparation des Norvégiens, ils auraient été des chauvins, des complices du chauvinisme des grands propriétaires fonciers suédois qui voulaient «garder » la Norvège par la force, par la guerre. Si les ouvriers norvégiens n’avaient pas posé conditionnellement la question de la séparation, c’est- à-dire de telle sorte que même les membres du parti social-démocrate pouvaient voter et faire de la propagande contre la séparation, ils auraient enfreint leur devoir d’internationalistes et seraient tombés dans un natio­nalisme norvégien étroit, bourgeois. Pourquoi ? Parce que c’est la bour­geoisie, et non le prolétariat, qui accomplissait la séparation ! Parce que la bourgeoisie norvégienne (comme toute autre bourgeoisie) s’efforce toujours de semer la division entre les ouvriers de son pays et ceux d’un pays « étranger » ! Parce que toute revendication démocratique (y compris la libre disposition) est subordonnée, pour les ouvriers conscients, aux inté­rêts supérieurs du socialisme. Si, par exemple, la séparation de la Nor­vège d’avec la Suède avait signifié, certainement ou probablement, la guerre entre l’Angleterre et l’Allemagne, les ouvriers norvégiens auraient dû, pour cette raison, être contre la séparation. Quant aux ouvriers sué- dois, ils auraient alors eu le droit et la possibilité, sans cesser d’être des socialistes, de faire de l’agitation contre la séparation, uniquement dans le cas où ils auraient systématiquement, méthodiquement, cons­tamment, lutté contre le gouvernement suédois pour la liberté de sépara­tion de la Norvège. Dans le cas contraire, les ouvriers norvégiens et le peuple norvégien n’auraient pas cru et n’auraient pas pu croire à la sincérité du conseil des ouvriers suédois.

   Tout le malheur, pour les adversaires de la libre disposition, provient de ce qu’ils se contentent d’abstractions mortes et craignent d’analyser jusqu’au bout ne serait-ce qu’un seul exemple concret tiré de la vie réelle. L’indica­tion concrète, figurant dans nos thèses, selon laquelle un nouvel État po­lonais est parfaitement « réalisable » à présent, une fois assuré un certain ensemble de conditions exclusivement militaires, stratégiques, n’a ren­contré d’objections ni de la part des Polonais, ni de celle de P. Kievski. Mais personne n’a voulu réfléchir à ce qui découle de cette reconnaissance tacite de la justesse de notre point de vue. Or, il en découle nettement que la propagande des internationalistes ne saurait être identique parmi les Russes et parmi les Polonais, si elle entend éduquer les uns et les autres en vue d’une « action unie ». L’ouvrier grand russe (et allemand) est tenu d’être inconditionnellement pour la liberté de séparation de la Po­logne, car autrement il est en fait, à présent, un laquais de Nicolas II ou de Hindenburg. L’ouvrier polonais ne pourrait être pour la séparation q u e conditionnellement, car spéculer (comme les fracs((On appelait fracs l’aile droite du Parti socialiste polonais (P.S.P.), parti nationaliste petit-bourgeois, fonde en 1892.))) sur la victoire de telle ou telle bourgeoisie impérialiste signifie devenir son laquais. Ne pas comprendre cette différence, qui est la condition de « l’action moniste » de l’Internationale, revient à ne pas comprendre pourquoi, pour une « action moniste » contre l’armée tsariste, par exemple, devant Moscou, les troupes révolutionnaires devraient, de Nijni-Novgorod marché vers l’ouest et de Smolensk, vers l’est.

   En second lieu, notre nouvel adepte du monisme de Dühring nous re­proche de ne pas nous préoccuper du « rassemblement le plus étroit pos­sible des différentes sections nationales de l’Internationale, sur le plan de l’organisation », lors de la révolution socialiste.

   En régime socialiste, la libre disposition n’a pas de raison d’être, écrit P. Kievski, car alors l’État disparaît. Voilà qui est écrit avec la prétention de nous réfuter ! Mais nous précisons clairement en trois lignes – les trois der­nières lignes du premier paragraphe de nos thèses – que la « démocratie est aussi une forme d’État, qui devra disparaître lorsque l’État aura lui-même disparu ». C’est précisément cette vérité que P. Kievski répète pour nous « réfuter», bien entendu !- en plusieurs pages de son para­graphe c (chapitre I), non sans la dénaturer. « Nous concevons, écrit-il, et nous avons toujours conçu le régime socialiste comme un système éco­nomique centralisé d’une façon rigoureusement démocratique (! ! ?), où l’État disparaît en tant qu’appareil de domination d’une partie de la popula­tion sur l’autre.» C’est de la confusion, car la démocratie est aussi la do­mination « d’une partie de la population sur l’autre », c’est aussi un État. L’auteur n’a manifestement pas compris en quoi consiste le dépérissement de l’État après la victoire du socialisme et quelles sont les conditions de ce processus.

   Mais l’essentiel, ce sont ses « objections » concernant l’époque de la révo­lution sociale. Après nous avoir pris à partie par l’appellation terrible de « talmudistes de la libre disposition », l’auteur écrit : « Ce processus (la ré­volution sociale), nous le concevons comme l’action unie des prolétaires de tous (H) les pays, détruisant les frontières de l’État bourgeois (!!), ar­rachant les poteaux-frontières » (indépendamment de la « destruction des Frontières» ?), « faisant éclater (!!) la communauté nationale et instituant la communauté de classe.»

   Il y a là, n’en déplaise au juge sévère des « talmudistes », beaucoup de phrases et point de « pensée».

   La révolution sociale ne peut être l’action unie des prolétaires de tous les pays pour la raison bien simple que la majorité des pays et la majorité de la population du globe n’en sont même pas encore au stade capitaliste de développement ou ne se trouvent qu’au début de ce stade. Nous l’avons indiqué au paragraphe 6 de nos thèses, et P. Kievski, tout simplement par inattention ou par incapacité de penser, « n’a pas remarqué » que si nous avons introduit ce paragraphe, ce n’est pas pour rien, mais justement pour réfuter les déformations caricaturales du marxisme. Seuls les pays avancés d’Occident et d’Amérique du Nord sont mûrs pour le socialisme, et P. Kievski peut lire dans une lettre d’Engels à Kautsky (Le Recueil du Social-Démocrate)((Il s’agit de la lettre d’Engels à Kautsky en date du 12 septembre 1882. Lénine cite cette lettre dans son article « Bilan d’une discussion sur la libre disposition » (voir œuvres, tome 22), publie pour la première fois dans le n°1 (octobre 1916), du Recueil du Social-démocrate.- P. 63.)) une illustration concrète de la «conception » – réelle et non pas seulement annoncée – selon laquelle rêver de « l’action unie des prolétaires de tous les pays » signifie renvoyé le socialisme aux calendes grecques, c’est-à-dire à « jamais».

   Le socialisme sera réalisé par l’action unie des prolétaires, non pas de tous les pays, mais d’une minorité de pays, parvenus au stade de développe­ment du capitalisme avancé. C’est l’incompréhension de ce point qui a provoqué l’erreur de P. Kievski. Dans ces pays avancés (Angleterre, France, Allemagne, etc.), la question nationale est résolue depuis longtemps, la communauté nationale est depuis longtemps dépassée ; il n’y a pas o b j e c t i v e m e n t de « tâches nationales d’ensemble ». Voilà pourquoi c’est seulement dans ces pays qu’il est possible de « faire éclater » dès à présent la communauté nationale et d’instituer la communauté de classe.

   Il en va autrement dans les pays non développés, dans les pays que nous avons classés (au paragraphe 6 de nos thèses) dans les 2e et 3e ru­briques, c’est-à-dire dans tout l’Est de l’Europe et dans toutes les colonies et semi-colonies. Là existent encore, en règle générale, des nations op­primées et non développées au point de vue capitaliste. Dans ces nations, il existe encore objectivement des tâches nationales d’ensemble, plus pré­cisément des tâches démocratiques, consistant à renverser le joug d’une nation étrangère.

   C’est précisément comme le modèle de ces nations, qu’Engels cite l’Inde en disant qu’elle peut faire la révolution contre le socialisme victorieux, car Engels était loin de cet « économisme impérialiste » ridicule qui s’ima­gine qu’ayant triomphé dans les pays avancés, le prolétariat anéantira partout l’oppression nationale « en un tournemain», sans des mesures démocratiques déterminées.

   Le prolétariat victorieux réorganisera les pays dans lesquels il aura triomphé. On ne peut faire cela d’emblée, et on ne peut pas non plus « vaincre » la bourgeoisie d’emblée. Nous avons souli­gné à dessein ce point dans nos thèses, et P. Kievski, une fois de plus, n’a pas réfléchi à la raison pour laquelle nous insistons là-dessus à propos de la question nationale.

   Pendant que le prolétariat des pays avancés renverse la bourgeoisie et repousse ses tentatives contre-révolutionnaires, les nations non dévelop­pées et opprimées n’attendent pas, ne cessent pas de vivre, ne disparais­sent pas. Si elles profitent d’une crise de la bourgeoisie impérialiste même tout à fait bénigne par rapport à la révolution sociale, comme la guerre de 1915-1916 – pour se révolter (les colonies, l’Irlande)((Allusion à l’insurrection irlandaise en avril 1916, déclenchée par les ouvriers et la petite bourgeoisie de ce pays sous le mot d’ordre d’indépendance de l’Irlande.)) il ne fait aucun doute qu’elles profiteront à plus forte raison, dans le même but, de la grande crise de la guerre civile dans les pays avancés.

   La révolution sociale ne peut se produire autrement que sous la forme d’une époque alliant la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie dans les pays avancés à toute une série de mouvements démocratiques et révolutionnaires, y compris des mouvements de libération nationale, dans les nations non développées, retardataires et opprimées.

   Pourquoi ? Parce que le capitalisme se développe de façon inégale, et que la réalité objective nous montre, à côté des nations capitalistes hautement évoluées, toute une série de nations très faiblement et pas du tout déve­loppées au point de vue économique. P. Kievski n’a absolument pas réflé­chi aux conditions objectives de la révolution sociale du point de vue de la maturité économique des différents pays, de sorte que son reproche selon lequel nous « inventerions » les endroits où l’on pourrait appliquer la libre disposition fait vraiment penser à l’histoire de celui qui fait pénitence sur le dos des autres.

   P. Kievski répète à maintes reprises, avec un zèle digne d’un meilleur sort, des citations de Marx et d’Engels sur le thème suivant : nous ne devons pas « sortir de notre cerveau, mais découvrir par notre cerveau dans les conditions matérielles existantes » les moyens de délivrer l’humanité de tels ou tels fléaux sociaux. En lisant ces citations répétées, je ne puis m’empêcher d’évoquer ces « économistes » de triste mémoire qui, d’une façon tout aussi ennuyeuse — remâchaient leur « nouvelle découverte » sur la victoire du capitalisme en Russie. P. Kievski veut nous « épater » par ses citations, car nous sortirions, paraît-il, de notre cerveau les conditions de mise en pratique de la libre disposition des nations à l’époque de l’impérialisme ! Mais nous lisons chez ce même P. Kievski l’« imprudent aveu » suivant :

   « Le seul fait que nous soyons contre (les italiques sont de l’auteur) la dé­fense de la patrie montre d’une façon plus qu’évidente que nous nous op­poserons activement à l’écrasement de toute insurrection nationale, car nous lutterons ainsi contre notre ennemi mortel : l’impérialisme »

   (Chap. II, paragraphe c, de l’article de P. Kievski).

   On ne peut critiquer un auteur connu, on ne peut lui répondre, si l’on ne cite entièrement ne serait-ce que les principales thèses de son article. Mais dès que l’on cite intégralement ne serait-ce qu’une seule thèse de P. Kievski, il apparaît toujours que n’importe laquelle de ses phrases contient 2-3 erreurs ou affirmations irréfléchies qui dénaturent le marxisme !

   1) P. Kievski n’a pas remarqué que l’insurrection nationale, c’est aussi la « défense de la patrie » ! Or, le moindre effort de réflexion démontrera à tout un chacun que c’est bien le cas, car toute « nation insurgée» « se défend » contre une nation oppressive, défend sa langue, son territoire, sa patrie.

   Toute oppression nationale provoque une riposte dans les larges masses du peuple, et toute riposte d’une population nationalement opprimée tend à prendre la forme d’une insurrection nationale.

   Si nous constatons fré­quemment (notamment en Autriche et en Russie) que la bourgeoisie des nations opprimées ne fait que bavarder sur l’insurrection nationale et passe en fait des arrangements réactionnaires avec la bourgeoisie de la nation oppressive à l’insu de son peuple et contre lui, la critique des marxistes révolutionnaires doit être dirigée, dans ces cas, non pas contre le mouvement de libération nationale, mais contre son abâtardissement, son avilissement, sa dégénérescence en une prise de bec dérisoire. Soit dit en passant, très nombreux sont les social-démocrates autrichiens et russes qui oublient cela et chez qui la haine légitime des chamailleries nationales mesquines, viles, dérisoires dans le genre des discussions et des bagarres sur le point de savoir en quelle langue le nom d’une rue doit être inscrit dans la partie supérieure de la plaque, et en quelle langue dans le bas – devient un refus de soutenir la lutte nationale. Nous ne « soutien­drons » pas la comédie des gens qui jouent à instaurer la république dans quelque principauté de Monaco ou les aventures « républicaines » des « généraux » des petits États de l’Amérique du Sud ou d’une île perdue dans l’océan Pacifique, mais il ne s’ensuit pas qu’on puisse oublier le mot d’ordre de la république lorsqu’il s’agit de mouvements démocratiques et socialistes dignes de ce nom. Nous ridiculisons et devons ridiculiser les chamailleries nationales dérisoires et le maquignonnage national autour des nations en Russie et en Autriche, mais il ne s’ensuit pas qu’on puisse refuser de soutenir une insurrection nationale ou toute lutte sérieuse dressant l’ensemble d’un peuple contre l’oppression nationale.

   2) Si les insurrections nationales sont impossibles à l’« époque impérialiste », P. Kievski n’a pas le droit d’en parler. Si elles sont possibles, toutes ses phrases sempiternelles sur le « monisme », sur le fait que nous « invente­rions » des exemples de libre disposition à l’époque de l’impérialisme, etc., etc.,- tout cela se dissipe en fumée. P. Kievski se fustige lui-même.

   Si « nous » « nous opposons activement à l’écrasement » d’une « insur­rection nationale», éventualité admise par P. Kievski « lui-même », qu’est-ce que cela signifie ?

   Cela signifie que l’action est double, « dualiste » pour employer un terme philosophique aussi mal à propos que le fait notre auteur.

   (a) En premier lieu, une « action » du prolétariat et de la paysannerie nationalement opprimés, de concert avec la bourgeoisie nationalement opprimée, contre la nation oppressive ;

   (b) en second lieu, une « action » du prolétariat ou de sa partie consciente, dans la nation oppressive, contre la bourgeoisie et tous les éléments de la nation oppressive qui la suivent.

   Le déluge de phrases contre le « bloc national » et les « illusions » natio­nales, contre le « venin » du nationalisme, contre « l’exacerbation de la haine nationale », et autres phrases semblables débitées par P. Kievski, ne sont finalement que des sornettes, car en conseillant au prolétariat des pays oppresseurs (n’oublions pas que l’auteur considère ce prolétariat comme une force importante) « de s’opposer activement à l’écrasement de l’insurrection nationale», l’auteur exacerbe par-là même la haine natio­nale, et s o u t i e n t par-là même le « bloc avec la bourgeoisie » des ou­vriers des pays opprimés.

   3) Si les insurrections nationales sont possibles à l’époque de l’impéria­lisme, les guerres nationales le sont aussi. Il n’y a aucune différence no­table entre les unes et les autres sur le plan politique. Les historiens mili­taires des guerres ont parfaitement raison de classer les insurrections parmi les guerres. Faute d’avoir réfléchi, P. Kievski ne s’est pas seulement fustigé lui-même, mais a fustigé aussi Junius((Junius : Rosa Luxembourg)) et le groupe « l’Internatio­nale », qui nie la possibilité des guerres nationales à l’époque de l’impé­rialisme. Or, cette négation est le seul fondement théorique concevable du point de vue qui nie la libre disposition des nations à l’époque de l’impéria­lisme.

   4) En effet, qu’est-ce qu’une insurrection « nationale » ? C’est une insur­rection qui vise à instaurer l’indépendance politique d’une nation opprimée, c’est-à-dire à créer un État national qui lui soit propre.

   Si le prolétariat de la nation oppressive est une force importante (comme le suppose et doit le supposer l’auteur pour l’époque de l’impérialisme), la volonté de ce prolétariat de « s’opposer activement à l’écrasement de l’insurrection nationale» n’est-elle pas une contribution à la création d’un État national à part ? Si, bien sûr !

   Notre vaillant négateur de la « possibilité de réalisation » de la libre dispo­sition en est arrivé à soutenir que le prolétariat conscient des pays avan­cés doit contribuer à la réalisation de cette mesure « irréalisable» !

   5) Pourquoi devons-« nous » « nous opposer activement » à l’écrasement de l’insurrection nationale ? P. Kievski n’avance qu’un seul argument : « car nous lutterons ainsi contre notre ennemi mortel : « l’impérialisme ». Toute la force de cet argument se réduit au mot fort : « mortel », confor­mément à l’habitude qu’à l’auteur de remplacer la force des arguments par la force de formules vigoureuses et ronflantes, telles que : « enfonçons un pieu dans le corps palpitant de la bourgeoisie » et autres perles semblables dans l’esprit d’Alexinski.

   Mais cet argument de P. Kievski est inexact. L’impérialisme est notre en­nemi tout aussi « mortel » que le capitalisme. C’est juste. Toutefois, au­cun marxiste n’oubliera que le capitalisme est un progrès par rapport au féodalisme, et l’impérialisme par rapport au capitalisme pré monopoliste. Nous n’avons donc pas le droit de soutenir n’importe quelle lutte contre l’impérialisme. Nous ne soutiendrons pas la lutte des classes réactionnaires contre l’impérialisme, nous ne soutiendrons pas l’insurrection des classes réactionnaires contre l’impérialisme et le capitalisme.

   Ainsi donc, si l’auteur reconnaît la nécessité d’aider l’insurrection des na­tions opprimées (« s’opposer activement » à l’écrasement signifie aider l’insurrection), il reconnaît par là le caractère progressif de l’insurrection nationale, le caractère progressif, si cette insurrection aboutit à un succès, de la formation d’un nouvel État, de l’établissement de nouvelles frontières, etc.

   L’auteur n’arrive littéralement pas à retomber sur ses pieds dans aucun de ses raisonnements politiques !

   L’insurrection irlandaise de 1916, qui a eu lieu après la publication de nos thèses dans le N° 2 du Vorbote a démontré, soit dit en passant, que nous n’avions pas parlé en l’air de la possibilité d’insurrections nationales même en Europe !

flechesommaire2