Lettres de loin
Lénine
Lettre 3 : De la milice prolétarienne
Ma conclusion d’hier au sujet de la tactique hésitante de Tchkhéidzé a été pleinement confirmée aujourd’hui 10 (23) mars par deux documents. Le premier est un extrait, télégraphié de Stockholm à la Gazette de Francfort((«Gazette de Francfort» [Frankfurter Zeitung], journal bourgeois allemand ; édité à Francfort-sur-le-Main de 1856 à 1943.)) du manifeste publié à Pétrograd par le Comité central de notre Parti, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Ce document ne dit pas un mot du soutien du gouvernement Goutchkov, ni de son renversement ; les ouvriers et les soldats sont appelés à s’organiser autour du Soviet des députés ouvriers, à y envoyer leurs mandataires afin de lutter contre le tsarisme, pour la république, pour la journée de 8 heures, pour la confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et des stocks de blé, et surtout pour la cessation de la guerre de rapine. A ce propos, notre Comité central exprime cette opinion tout à fait juste, particulièrement importante et particulièrement actuelle, que la paix requiert nécessairement des relations avec les prolétaires de tous les pays belligérants.
Ce serait se leurrer soi-même et tromper le peuple que de compter sur les pourparlers et les rapports entre les gouvernements bourgeois pour voir instaurer la paix.
Le second document est également une dépêche, adressée de Stockholm à un autre journal allemand (la Gazette de Voss((«Gazette de Voss» [Vossische Zeitung], journal bourgeois allemand ; fondé à Berlin en 1704. ))), au sujet d’une conférence tenue le 2 (15) mars par la fraction Tchkhéidzé de la Douma avec le groupe troudovik (?Arbeiterfraction) et les délégués de 15 syndicats ouvriers, ainsi que d’un appel publié le lendemain. Sur les 11 points de cet appel le télégramme n’en expose que trois : le 1er, qui réclame la république ; le 7e, qui réclame la paix et l’ouverture immédiate de pourparlers de paix, et le 3e, qui réclame «une participation suffisante des représentants de la classe ouvrière russe au gouvernement ».
Si ce point a été transmis exactement, je comprends pourquoi la bourgeoisie adresse des éloges à Tchkhéidzé. Je comprends pourquoi l’éloge des congénères français de Goutchkov dans Le Temps vient s’ajouter à celui, cité plus haut, de ses congénères anglais dans le Times. Le journal des millionnaires et des impérialistes français écrit le 22/3: «Les chefs des partis ouvriers, et surtout M. Tchkhéidzé, emploient toute leur influence à modérer les désirs des classes ouvrières. »
En effet, exiger la « participation » des ouvriers au gouvernement Goutchkov-Milioukov est une absurdité théorique et politique : y prendre part en minorité, ce serait n’être qu’un simple pion ; y participer « à égalité » est impossible, car on ne saurait concilier l’exigence de continuer la guerre et celle de conclure l’armistice et d’ouvrir des pourparlers de paix ; pour y « participer » en majorité, il faudrait avoir la force de renverser le gouvernement Goutchkov-Milioukov. Dans la pratique, réclamer la « participation » est du Louis Blanc de la pire espèce, c’est oublier la lutte de classe et ses conditions réelles, s’engouer pour des phrases ronflantes archicreuses, et semer des illusions parmi les ouvriers ; c’est perdre en négociations avec Milioukov ou Kérenski un temps précieux qu’il faudrait employer à créer une force réellement de classe et réellement révolutionnaire, c’est-à-dire une milice prolétarienne, capable d’inspirer confiance à toutes les couches pauvres qui forment l’immense majorité de la population, capable de les aider à s’organiser, de 1es aider à combattre pour le pain, la paix, la liberté.
Cette erreur de l’appel de Tchkhéidzé et de son groupe (je ne parle pas du parti du Comité d’Organisation, car il n’est fait aucune mention de ce comité dans les sources d’information dont je dispose) est d’autant plus étrange que Skobélev, l’ami politique le plus proche de Tchkhéidzé, a déclaré à la conférence du 2/15 mars, au dire des journaux : «La Russie est à la veille d’une deuxième, d’une véritable (wirklich, mot à mot : réelle) révolution.»
Voilà la vérité dont Skobélev et Tchkhéidzé ont oublié de tirer les conclusions pratiques. Je ne puis juger d’ici, de mon maudit éloignement, à quel point cette deuxième révolution est proche. Skobélev, là-bas, est mieux placé pour le savoir. Je ne me pose pas de problèmes pour la solution desquels je n’ai et ne puis avoir de données concrètes. Je souligne seulement la confirmation par Skobélev, « témoin impartial », c’est-à-dire n’appartenant pas à notre Parti, de la conclusion de fait à laquelle j’étais arrivé dans ma première lettre, à savoir que la révolution de février-mars n’a été que la première étape de la révolution. La Russie traverse une phase historique originale, celle du passage à l’étape suivante de la révolution ou, comme le dit Skobélev, à la «deuxième révolution».
Si nous voulons être des marxistes et tirer parti de l’expérience des révolutions du monde entier, nous devons nous efforcer de comprendre en quoi réside exactement l’originalité de cette phase de transition et quelle tactique découle de ses particularités objectives.
La situation a ceci de spécifique que le gouvernement Goutchkov-Milioukov a remporté sa première victoire avec une facilité extrême grâce aux trois conditions principales que voici : 1° l’appui du capital financier anglo-français et de ses agents ; 2° l’appui d’une partie des cadres dirigeants de l’armée ; 3° l’organisation déjà constituée de toute la bourgeoisie russe dans les zemstvos, les administrations urbaines, la Douma d’Etat, les comités des industries de guerre, etc.
Le gouvernement Goutchkov est pris dans un étau : lié au capital, il est obligé de chercher à poursuivre la guerre de rapine et de brigandage, à détendre les énormes bénéfices des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, à restaurer la monarchie. Lié par ses origines révolutionnaires et par la nécessité d’un passage brusque du tsarisme à la démocratie, subissant la pression des masses affamées et qui exigent la paix, le gouvernement est obligé de mentir, de louvoyer, de gagner du temps, de «proclamer» et promettre le plus possible (les promesses étant le seul article bon marché même dans les pires périodes de vie chère) et de tenir le moins possible, de donner d’une main et de reprendre de l’autre.
Dans certaines circonstances et si les choses tournent au mieux pour lui, le nouveau gouvernement peut retarder quelque peu la faillite, en prenant appui sur toutes les capacités d’organisation de l’ensemble de la bourgeoisie russe et des intellectuels bourgeois. Mais, même dans ce cas, il ne pourra pas éviter la faillite, car il est impossible de s’arracher aux grilles du monstre effroyable, engendré par le capitalisme mondial, de la guerre impérialiste et de la famine, sans quitter le terrain des rapports bourgeois, sans prendre des mesures révolutionnaires, sans en appeler à l’héroïsme du prolétariat russe et international, le plus grandiose que l’histoire connaisse.
D’où la conclusion : nous ne pourrons renverser d’emblée le nouveau gouvernement ou, si nous y parvenons (les limites du possible sont mille lois reculées aux époques révolutionnaires), nous ne saurons garder le pouvoir que si nous n’opposons pas à la magnifique organisation de l’ensemble de la bourgeoisie russe et des intellectuels bourgeois une non moins magnifique organisation du prolétariat guidant l’immense masse des pauvres des villes et des campagnes, du semi-prolétariat et des petits exploitants.
Peu importe que la «deuxième révolution» ait déjà éclaté à Pétrograd (j’ai dit qu’il serait tout à lait absurde de prétendre évaluer, de l’étranger, le rythme concret de sa maturation) ou qu’elle soit différée pour un certain temps, ou qu’elle ait déjà commencé dans certaines régions de la Russie (ce que semblent indiquer certains indices) – de toute façon, le mot d’ordre de l’heure, à la veille comme au cours de la nouvelle révolution et au lendemain de son avènement, doit être l’organisation prolétarienne.
Camarades ouvriers ! Vous avez accompli hier, en renversant la monarchie tsariste, des prodiges d’héroïsme prolétarien. Vous aurez nécessairement, dans un avenir plus ou moins rapproché (peut-être même le faites-vous déjà au moment où j’écris ces lignes), à accomplir de nouveau les mêmes prodiges d’héroïsme pour renverser le pouvoir des grands propriétaires fonciers et des capitalistes qui mènent la guerre impérialiste. Vous ne pourrez remporter une victoire durable, dans cette seconde et «véritable» révolution, si vous n’accomplissez pas des prodiges d’organisation prolétarienne !
Le mot d’ordre de l’heure, c’est l’organisation. Mais s’en tenir là ne voudrait encore rien dire, car, d’une part, l’organisation est toujours nécessaire, et se borner à affirmer la nécessité d’« organiser les masses » n’explique donc encore absolument rien ; d’autre part, quiconque s’en tiendrait là ne serait qu’un sous-fifre des libéraux, car les libéraux, précisément, désirent pour asseoir leur domination que les ouvriers n’aillent pas au-delà des organisations habituelles, « légales » (du point de vue de la société bourgeoise « normale »), c’est-à-dire que les ouvriers s’inscrivent, sans plus, à leur parti, à leur syndicat, à leur coopérative, etc., etc.
Les ouvriers ont compris, grâce à leur instinct de classe, qu’en période de révolution il leur faut une organisation toute différente, autre qu’une organisation ordinaire ; ils se sont engagés avec juste raison dans la voie indiquée par l’expérience de notre révolution de 1905 et de la Commune de Paris de 1871 ; ils ont créé le Soviet des députés ouvriers, ils se sont mis à le développer, à l’élargir, à l’affermir en y faisant participer des députés des soldats ainsi que, sans aucun doute, des députés des ouvriers salariés agricoles, et puis (sous telle ou telle autre forme) de tous les paysans pauvres.
La fondation de telles organisations dans toutes les localités de la Russie sans exception, pour toutes les professions et toutes les couches, sans exception, de la population prolétarienne et semi-prolétarienne, c’est-à-dire pour tous les travailleurs et tous les exploités, si l’on veut user d’une expression moins précise au point de vue économique, mais plus populaire, – telle est la tâche la plus importante et la plus urgente. J’indique par anticipation que notre Parti (j’espère pouvoir exposer dans une de mes prochaines lettres son rôle particulier dans les organisations prolétariennes de type nouveau) doit recommander instamment à toute la masse paysanne de former des Soviets d’ouvriers salariés, et ensuite de petits agriculteurs qui ne vendent pas leur blé, distincts de ceux des paysans aisés ; faute de quoi, il serait impossible de pratiquer d’une façon générale(( Les campagnes seront désormais le théâtre d’une lutte pour les petits paysans et, en partie, pour les paysans moyens. Les grands propriétaires fonciers s’efforceront, avec le soutien des paysans aisés, d’amener les petits et les moyens cultivateurs à se soumettre à la bourgeoisie. Notre tâche à nous est de les orienter, en nous appuyant sur les ouvriers agricoles et les paysans pauvres, vers l’union la plus étroite avec le prolétariat des villes. (Note de Lénine))) une politique vraiment prolétarienne ni d’aborder correctement une question pratique d’importance capitale, une question de vie ou de mort pour des millions d’hommes : la répartition rationnelle du blé, l’accroissement de sa production, etc.
Mais, demandera-t-on, que doivent faire les Soviets des députés ouvriers ? Ils « doivent être considérés comme les organes de l’insurrection, comme les organes du pouvoir révolutionnaire », écrivions-nous dans le n° 47 du Social-Démocrate de Genève, daté du 13 octobre 1915.
Ce principe théorique, tiré de l’expérience de la Commune de 1871 et de la révolution russe de 1905, doit être expliqué et concrétisé à partir des indications pratiques fournies précisément par l’étape actuelle de la révolution actuelle de Russie.
Nous avons besoin d’un pouvoir révolutionnaire, nous avons besoin (pour une certaine période de transition) d’un Etat. C’est ce qui nous distingue des anarchistes. La différence entre marxistes révolutionnaires et anarchistes ne tient pas seulement au fait que les premiers sont partisans de la grande production communiste centralisée, et les seconds de la petite production morcelée. Non, la différence porte précisément sur la question du pouvoir, de l’Etat : nous sommes pour l’utilisation révolutionnaire des formes révolutionnaires de l’Etat dans la lutte pour le socialisme ; les anarchistes sont contre.
Nous avons besoin d’un Etat. Mais non pas tel que l’a créé partout la bourgeoisie, depuis les monarchies constitutionnelles jusqu’aux républiques les plus démocratiques. Et c’est ce qui nous sépare des opportunistes et des kautskistes des vieux partis socialistes en voie de putréfaction, qui ont déformé ou bien oublié les enseignements de la Commune de Paris et l’analyse qu’en ont donnée Marx et Engels((Je reviendrai en détail, dans une de mes prochaines lettres ou dans un article spécial, sur cette analyse donnée notamment dans la Guerre civile en France de Marx, dans la préface d’Engels à la troisième édition de cet ouvrage, dans les lettres de Marx du 12 avril 1871 et d’Engels du 18 et du 28 mars 1875, ainsi que sur ce fait que Kautsky a complètement déformé le marxisme au cours de la polémique qu’il soutint en 1912 contre Pannekoeck dans la question dite de la « destruction de l’Etat ». (Note de Lénine) )).
Nous avons besoin d’un Etat, mais pas de celui qu’il faut à la bourgeoisie et dans lequel les organes du pouvoir tels que la police, l’armée et la bureaucratie (le corps des fonctionnaires) sont séparés du peuple, opposés au peuple. Toutes les révolutions bourgeoises n’ont fait que perfectionner cette machine d’Etat et la faire passer des mains d’un parti dans celles d’un autre.
Le prolétariat, lui, s’il veut sauvegarder les conquêtes de la présente révolution et aller de l’avant, conquérir la paix, le pain et la liberté, doit «démolir», pour nous servir du mot de Marx, cette machine d’Etat «toute prête» et la remplacer par une autre, en fusionnant la police, l’armée et le corps des fonctionnaires avec l’ensemble du peuple en armes. En suivant la voie indiquée par l’expérience de la Commune de Paris de 1871 et de la révolution russe de 1905, le prolétariat doit organiser et armer tous les éléments pauvres et exploités de la population, afin qu’eux-mêmes prennent directement en main les organes du pouvoir d’Etat et forment eux-mêmes les institutions de ce pouvoir.
Or, les ouvriers de Russie sont entrés dans cette voie dès la première étape de la première révolution, en février-mars 1917. Le tout maintenant est de bien comprendre ce qu’est cette voie nouvelle et de continuer à la suivre avec hardiesse, fermeté et ténacité.
Les capitalistes anglo-français et russes voulaient «seulement» déposer ou même « intimider » Nicolas II, et laisser intacte la vieille machine d’Etat, la police, l’armée, la bureaucratie.
Les ouvriers sont allés plus loin et l’ont démolie. Et maintenant, ce ne sont pas seulement les capitalistes anglo-français, mais aussi les capitalistes allemands qui hurlent de fureur et de terreur en voyant les soldats russes fusiller leurs officiers, tel l’amiral Népénine, partisan de Goutchkov et de Milioukov.
J’ai dit que les ouvriers ont démoli la vieille machine d’Etat. Plus exactement : ils ont commencé à la démolir. Prenons un exemple concret.
La police est en partie décimée, en partie révoquée à Pétrograd et dans maints autres endroits. Le gouvernement Goutchkov-Milioukov ne pourra ni restaurer la monarchie, ni en général se maintenir au pouvoir sans avoir rétabli la police en tant qu’organisation particulière d’hommes armés placés sous les ordres de la bourgeoisie, cette organisation étant séparée du peuple et opposée au peuple. C’est clair comme le jour.
D’autre part, le nouveau gouvernement doit compter avec le peuple révolutionnaire, le nourrir de demi-concessions et de promesses, gagner du temps. Aussi prend-il une demi-mesure : il institue une « milice populaire » dont les chefs sont élus (ce qui paraît terriblement convenable, terriblement démocratique, révolutionnaire et splendide !), mais… mais, en premier lieu, il la place sous le contrôle, sous l’autorité des zemstvos et des municipalités, c’est-à-dire sous l’autorité des grands propriétaires fonciers et des capitalistes désignés en vertu des lois de Nicolas-le-Sanglant et de Stolypine-le-Pendeur ! ! En second lieu, en qualifiant la milice de « populaire », il jette de la poudre aux yeux du « peuple », car il n’appelle pas en réalité le peuple à participer en bloc à cette milice, et n’oblige pas les patrons et les capitalistes à payer aux ouvriers et aux employés leur salaire ordinaire pour les heures et les jours qu’ils consacrent au service civique, c’est-à-dire à la milice.
C’est là que gît le lièvre. C’est par ces moyens que le gouvernement des Goutchkov et des Milioukov, gouvernement des hobereaux et des capitalistes, obtient le résultat suivant : la « milice populaire » reste sur le papier, et pratiquement on reconstitue peu à peu, en sous-main, une milice bourgeoise, antipopulaire, comprenant pour commencer « 8000 étudiants et professeurs » (c’est ainsi que les journaux de l’étranger décrivent la milice actuelle de Pétrograd) – c’est manifestement un jouet ! – qui englobera graduellement l’ancienne et une nouvelle police.
Ne pas laisser rétablir la police ! Garder bien en main les pouvoirs publics locaux ! Créer une milice véritablement populaire embrassant le peuple tout entier et dirigée par le prolétariat ! – telle est la tâche pressante, tel est le mot d’ordre de l’heure, qui répond pareillement aux intérêts bien compris de la lutte de classe ultérieure, du mouvement révolutionnaire ultérieur, et à l’instinct démocratique de tout ouvrier, de tout paysan, de tout travailleur et de tout exploité, lequel ne peut pas ne pas haïr la police, ses gardes, ses sous-officiers, tous ces hommes armés qui, sous le commandement des gros propriétaires et des capitalistes, exercent le pouvoir sur le peuple.
De quelle police ont-ils besoin, eux, les Goutchkov et les Milioukov, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes ? D’une police semblable à celle de la monarchie tsariste. Toutes les républiques bourgeoises et démocratiques bourgeoises du monde ont fondé ou rétabli chez elles, à la suite de très brèves périodes révolutionnaires, une police précisément de ce genre, une organisation particulière d’hommes armés, séparés du peuple, opposés à ce dernier et soumis d’une façon ou d’une autre à la bourgeoisie.
De quelle milice avons-nous besoin, nous, le prolétariat et tous les travailleurs ? D’une milice véritablement populaire, c’est-à-dire, primo, formée de la population tout entière, de tous les citoyens adultes des deux sexes ; et réunissant, secundo, les fonctions d’une armée populaire et celles de la police, celles de l’organe principal et essentiel du maintien de l’ordre public et de l’administration de l’Etat.
Pour fixer les idées sur ce point, je citerai un exemple purement schématique. Point n’est besoin de dire qu’il serait absurde de prétendre dresser un «plan» quelconque de milice prolétarienne : quand les ouvriers et toute la masse du peuple se mettront pratiquement à l’œuvre, ils feront cent fois mieux, quant à la mise au point et à l’organisation, que n’importe quel théoricien. Je ne propose pas de «plan», je ne veux qu’illustrer ma pensée.
Pétrograd compte près de 2 millions d’habitants dont plus de la moitié ont de 15 à 65 ans. Prenons-en la moitié, soit un million. Retranchons même de ce nombre tout un quart de malades, etc., qui ne participeraient pas actuellement au service public pour des raisons valables. Restent 750000 personnes qui, en consacrant à la milice 1 jour sur 15, par exemple (tout en touchant leur paye versée par les patrons), formeraient une armée de 50000 hommes.
Voilà le type d’« Etat » dont nous avons besoin !
Voilà quelle milice serait, de fait et pas seulement en paroles, une «milice populaire».
Voilà le chemin que nous devons suivre pour qu’il soit impossible de rétablir une police ou une armée séparées du peuple.
Une telle milice serait formée à 95% d’ouvriers et de paysans ; elle exprimerait réellement l’intelligence et la volonté, la force et le pouvoir de l’immense majorité de la population. Cette milice armerait réellement le peuple tout entier et lui apprendrait le maniement des armes, nous garantissant ainsi, pas à la manière de Goutchkov ni de Milioukov, contre toutes les tentatives de rétablir la réaction, contre toutes les manœuvres des agents du tsar. Cette milice serait l’organe exécutif des «Soviets des députés ouvriers et soldats» ; elle jouirait de l’estime et de la confiance absolues de la population, puisqu’elle-même serait une organisation du peuple tout entier. Cette milice transformerait la démocratie de belle enseigne destinée à masquer l’asservissement du peuple aux capitalistes qui s’en moquent en une véritable éducation des masses en vue de les initier à toutes les affaires publiques. Cette milice entraînerait les jeunes gens à la vie politique en les instruisant non seulement par la parole, mais aussi par l’action, par le travail. Cette milice développerait les fonctions qui, pour employer un langage savant, sont du ressort de la «police du bien-être», l’hygiène publique, etc., en y faisant participer toute la population féminine adulte. Car il est impossible d’assurer la vraie liberté, il est impossible de bâtir même la démocratie, et encore moins le socialisme, sans la participation des femmes aux fonctions publiques, à la milice, à la vie politique, sans les arracher à l’ambiance abrutissante du ménage et de la cuisine.
Cette milice serait prolétarienne, car les ouvriers industriels des villes y exerceraient une influence dirigeante sur les masses des pauvres, aussi naturellement et inévitablement qu’ils ont joué un rôle de direction dans toute la lutte révolutionnaire du peuple en 1905-1907 comme en 1917.
Cette milice assurerait un ordre absolu et une discipline fraternelle, consentie de tout cœur. Et en même temps, elle permettrait de combattre la crise très grave, traversée par tous les pays belligérants, grâce à des moyens vraiment démocratiques, de procéder à la répartition prompte et équitable du blé et des autres produits alimentaires, de réaliser le «service général du travail», que les Français appellent aujourd’hui «mobilisation civique» et les Allemands «obligation du service civil», et sans lequel il est impossible – il s’est avéré impossible – de panser les plaies qu’a déjà infligées et que continue d’infliger la terrible guerre de brigandage.
Le prolétariat de Russie n’aurait-il versé son sang que pour se voir prodiguer des promesses grandiloquentes de réformes démocratiques uniquement politiques ? N’exigera-t-il et n’obtiendra-t-il vraiment pas que tout travailleur constate et ressente sur l’heure une certaine amélioration de ses conditions d’existence ? Que chaque famille ait du pain ? Que tout enfant ait sa bouteille de bon lait, et que pas un adulte de famille riche n’ose prendre du lait tant que les enfants n’en seront pas pourvus ? Que les palais et les riches appartements abandonnés par le tsar, et par l’aristocratie ne restent pas inoccupés, mais servent de refuge aux sans-gîtes et aux indigents ? Qui peut appliquer ces mesures, sinon une milice populaire à laquelle les femmes participeraient absolument, à l’égal des hommes ?
Ces mesures, ce n’est pas encore le socialisme. Elles concernent la répartition des articles de consommation, et non la réorganisation de la production. Ce ne serait pas encore la «dictature du prolétariat», mais seulement la «dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et des paysans pauvres». Il ne s’agit pas en ce moment de procéder à une classification théorique de ces dispositions. On commettrait la plus grave erreur si l’on voulait étendre les tâches de la révolution, ces tâches pratiques, complexes, urgentes et en voie de développement rapide sur le lit de Procuste d’une «théorie» figée, au lieu de voir avant tout et par-dessus tout dans la théorie un guide pour l’action.
Se trouvera-t-il dans la masse des ouvriers russes assez de conscience, de fermeté, d’héroïsme, pour accomplir des «prodiges d’organisation prolétarienne» après avoir accompli dans l’action révolutionnaire directe des prodiges d’audace, d’initiative et d’esprit de sacrifice ? Nous l’ignorons, et il serait vain de se perdre, à ce sujet, en conjectures, car seule la pratique peut répondre à ce genre de questions.
Ce que nous savons bien et que nous devons, en tant que Parti, expliquer aux masses, c’est, d’une part, qu’il existe un moteur historique d’une grande puissance, qui engendre une crise sans précédent, la famine et des calamités sans nombre. Ce moteur, c’est la guerre que les capitalistes des deux camps belligérants mènent à des fins de rapine. Ce «moteur» a conduit au bord de l’abîme plusieurs nations parmi les plus riches, les plus libres et les plus civilisées. I1 contraint les peuples à tendre à l’extrême toutes leurs forces ; il les réduit à une situation intolérable ; il met à l’ordre du jour non l’application de certaines «théories» (il ne saurait en être question, et Marx a toujours mis les socialistes en garde contre cette illusion), mais celle des mesures les plus extrêmes, pratiquement réalisables, car sans mesures extrêmes, c’est la mort par la famine, la mort immédiate et inévitable, de millions d’êtres humains.
Point n’est besoin de démontrer que l’enthousiasme révolutionnaire de la classe d’avant-garde peut beaucoup, quand la situation objective impose au peuple tout entier des mesures extrêmes. Cet aspect de la question est, en Russie, visible et tangible pour tout le monde.
Il importe de comprendre qu’aux époques révolutionnaires la situation objective change aussi vite et aussi brusquement que la vie en général. Or, nous devons savoir adapter notre tactique et nos tâches immédiates aux particularités de chaque situation donnée. Jusqu’en février 1917 était à l’ordre du jour une audacieuse propagande révolutionnaire internationaliste, l’appel des masses au combat et leur éveil. Les journées de février-mars ont exigé une lutte héroïque pleine d’abnégation pour écraser sans délai l’ennemi immédiat, le tsarisme. Maintenant, nous en sommes à la transition qui conduit de cette première étape de la révolution à la seconde, du «corps à corps» avec le tsarisme au «corps à corps» avec l’impérialisme des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, des Goutchkov-Milioukov. La tâche d’organisation est à l’ordre du jour, comprise non pas dans le sens banal d’un travail consacré uniquement à des organisations banales, mais dans le sens de la participation de masses immenses des classes opprimées à une organisation réalisant des tâches d’ordre militaire et d’autres intéressant l’ensemble de l’Etat et l’économie nationale.
Le prolétariat a entrepris et continuera d’accomplir cette mission originale de diverses manières. Dans certaines localités de Russie, la révolution de février-mars lui remet entre les mains la quasi-totalité du pouvoir ; dans d’autres, il va peut-être créer et développer «de vive force» la milice prolétarienne ; dans d’autres encore, il s’efforcera sans doute d’obtenir des élections immédiates sur la base du suffrage universel, etc., aux Doumas municipales et aux zemstvos pour en faire des centres révolutionnaires, et ainsi de suite, jusqu’au moment où le degré d’organisation prolétarienne, le resserrement des liens entre soldats et ouvriers, le mouvement paysan, la déception de beaucoup à l’égard du gouvernement de guerre impérialiste Goutchkov-Milioukov auront hâté l’heure de son remplacement par un «gouvernement» du Soviet des députés ouvriers.
N’oublions pas non plus que nous avons, tout près de Pétrograd, un des pays les plus avancés, vraiment républicains, la Finlande, qui, de 1905 à 1917, à la faveur des batailles révolutionnaires de la Russie, a développé d’une manière relativement pacifique sa démocratie et acquis au socialisme la majorité de sa population. Le prolétariat de Russie assurera à la république finlandaise une entière liberté, jusques et y compris celle de se séparer (il ne se trouvera guère aujourd’hui de social-démocrate qui puisse hésiter sur ce point à l’heure où le cadet Roditchev marchande si indignement à Helsingfors des bribes de privilèges pour les Grands-Russes), et c’est ainsi qu’il acquerra la pleine confiance des ouvriers finlandais et les amènera à soutenir fraternellement la cause du prolétariat de toute la Russie. Les erreurs sont inévitables lorsqu’il s’agit d’une grande et difficile entreprise, nous ne les éviterons pas, nous non plus ; les ouvriers finlandais sont d’excellents organisateurs, ils nous aideront dans ce domaine en impulsant à leur manière l’instauration de la république socialiste.
Les victoires révolutionnaires en Russie même, – les succès sur le plan de l’organisation en Finlande, obtenus pacifiquement à l’abri de ces victoires, – les tâches d’organisation révolutionnaires entreprises par les ouvriers russes sur une nouvelle échelle, – la conquête du pouvoir par le prolétariat et les couches pauvres de la population, – l’encouragement et le développement de la révolution socialiste en Occident, – telle est la voie qui nous conduira à la paix et au socialisme.
N. Lénine
Zürich, le 23 (10) mars 1917.