La septième conférence de Russie du P.O.S.D.(b) R.
(Conférence d’avril), 24-29 avril (7-12 mai) 1917
Lénine
8. Discours en faveur de la résolution sur la guerre, 27 avril
Camarades j’ai donné lecture, à la conférence de Petrograd-ville, du premier projet de la résolution sur la guerre. Par suite de la crise, qui a absorbé à Petrograd l’attention et les forces de tous les camarades, nous n’avons pas pu corriger ce projet. Mais la commission a travaillé avec succès, hier et aujourd’hui ; le projet a été modifié, sensiblement abrégé et, à notre avis, amélioré.
Je tiens à dire quelques mots de la structure de cette résolution. Elle comporte trois parties : la première est consacrée à l’analyse du contenu de classe de la guerre, et l’on y a ajouté un exposé des raisons de principe pour lesquelles le parti met les travailleurs en garde contre toute confiance à l’égard des promesses gouvernementales et contre tout soutien au gouvernement provisoire. La deuxième traite du jusqu’au-boutisme révolutionnaire considéré comme un très large courant de masse qui groupe actuellement contre nous l’immense majorité du peuple. Il s’agit de déterminer la signification de classe de ce jusqu’auboutisme révolutionnaire, son essence, le rapport réel des forces et la façon dont nous devons combattre ce courant. La troisième partie de la résolution concerne la façon de terminer la guerre. A cette question pratique, qui présente la plus grande importance pour le parti, il était nécessaire de donner une réponse détaillée, et nous pensons y avoir réussi dans une mesure satisfaisante. Notre attitude négative à l’égard de la guerre et de l’emprunt a été mise en lumière dans divers articles de la Pravda et des journaux de province qui ont consacré un grand nombre d’articles à la guerre. (Ces journaux nous parviennent très irrégulièrement : la poste ne fonctionne pas, et il faut profiter de moyens de fortune pour transmettre les feuilles locales au Comité central). Je crois que le vote contre l’emprunt a tranché la question de l’attitude négative envers le jusqu’auboutisme révolutionnaire. Je n’ai pas la possibilité de m’arrêter davantage sur ce point.
La guerre actuelle est, de la part des deux groupes de puissances belligérantes, une guerre impérialiste, c’est-à-dire faite par les capitalistes pour le partage des bénéfices de la domination du monde, pour les marchés du capital financier (bancaire), pour l’asservissement des nationalités faibles, etc.
La première et la principale des thèses concerne le contenu de la guerre, son caractère politique et général ; c’est un sujet de discussion, que les capitalistes et les sociaux-chauvins prennent bien soin d’éviter. Aussi devons-nous le mettre au premier plan et en compléter l’exposé.
Chaque jour de la guerre enrichit la bourgeoisie financière et industrielle, en même temps qu’il ruine et épuise les forces du prolétariat et des paysans de tous les pays belligérants d’abord, des pays neutres ensuite. Quant à la Russie, la prolongation de la guerre constitue en outre pour les conquêtes de la révolution et son développement ultérieur un grave danger.
Le passage du pouvoir, en Russie, au gouvernement provisoire, gouvernement de propriétaires fonciers et de capitalistes, n’a pas modifié et ne pouvait pas modifier ce caractère et cette signification de la guerre pour ce qui est de la Russie.
La phrase que je viens de lire a une grande importance pour tout notre travail de propagande et d’agitation. Le caractère de classe de la guerre s’est-il modifié et peut-il se modifier ? Notre réponse se fonde sur le fait que le pouvoir est passé aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, au gouvernement même qui avait préparé cette guerre. Nous passons ensuite à l’un des faits qui font le mieux ressortir le caractère de la guerre. Une chose est le caractère de classe qu’exprime la politique menée par certaines classes au cours de dizaines d’années, autre chose est l’évident caractère de classe de la guerre.
Ce fait nous apparaît avec un relief singulier lorsqu’on considère que le nouveau gouvernement, loin de publier les traités secrets conclus par le tsar Nicolas II avec les gouvernements capitalistes anglais, français et autres, a même formellement approuvé, sans consulter le peuple, ces traités secrets qui promettent aux capitalistes russes le pillage de la Chine, de la Perse, de la Turquie, de l’Autriche, etc. En gardant secret le texte de ces traités, on trompe le peuple russe sur le caractère véritable de la guerre.
Ainsi, je le souligne une fois de plus, nous montrons ce qui confirme tout particulièrement le caractère de la guerre. Si même il n’y avait aucun traité, le caractère de la guerre n’en serait nullement modifié, l’accord entre groupes capitalistes pouvant très souvent être réalisé sans traités d’aucune sorte. Mais les traités existent, leur signification est particulièrement évidente, et nous estimons tout particulièrement nécessaire de le souligner et nous avons décidé de mettre ce point en relief afin d’assurer l’unité de notre agitation et de notre propagande. L’attention du peuple se porte sur ce fait, et elle doit s’y porter d’autant plus que ces traités furent conclus par le tsar détrôné ; le peuple doit donc être amené à constater que la guerre est continuée par les gouvernements en vertu de traités signés par leurs prédécesseurs. C’est ici, je crois, que les contradictions entre les intérêts des capitalistes et la volonté du peuple ressortent le mieux, et la tâche des propagandistes est de les porter au grand jour, d’attirer sur elles l’attention du peuple, de s’efforcer d’éclairer les masses, en faisant appel à leur conscience de classe. Le contenu des traités est tel qu’il ne peut y avoir de doute sur le fait qu’ils promettent aux capitalistes des bénéfices fabuleux par le pillage d’autres pays, puisque ces traités restent toujours et partout secrets. Il n’y a pas une seule république au monde qui fasse sa politique étrangère au grand jour. Tant que le régime capitaliste existera, on ne peut attendre des capitalistes qu’ils ouvrent au public leurs livres de commerce. La propriété privée des moyens de production comporte la propriété privée des titres et des opérations financières. Le fondement essentiel de la diplomatie actuelle, ce sont les opérations financières, qui se ramènent au pillage et à l’étranglement des nationalités faibles. Tels sont, à notre point de vue, les principes essentiels dont découle toute notre appréciation de la guerre. Nous en tirons la conclusion suivante :
Aussi un parti prolétarien ne peut-il soutenir ni la guerre actuelle, ni le gouvernement actuel, ni ses emprunts, sans rompre complètement avec l’internationalisme, c’est-à-dire avec la solidarité fraternelle des ouvriers de tous les pays dans la lutte contre le joug du capital.
Telle est notre conclusion fondamentale, qui définit toute notre tactique et nous distingue de tous les autres partis, quelles que soient leurs appellations socialistes. Ce postulat, indiscutable pour nous tous, règle par avance notre attitude à l’égard de tous les autres partis politiques.
Il est dit plus loin que notre gouvernement a été particulièrement étendu sur le chapitre des promesses. Les soviets, bernés par ces promesses, mènent campagne à ce propos, depuis un certain temps, en désorientant le peuple. Aussi croyons-nous nécessaire d’ajouter à l’analyse purement objective de la situation de classe une appréciation des promesses qui n’ont, certes, en elles-mêmes aucune valeur aux yeux des marxistes. Mais, pour les larges masses, leur signification est grande ; elle est plus grande encore en politique. Le Soviet de Petrograd s’est empêtré dans ces promesses ; il y attache de l’importance et se dit prêt à les appuyer. C’est pourquoi nous ajoutons, sur ce point, la formule suivante :
La promesse du gouvernement actuel de renoncer aux annexions, c’est-à-dire à la conquête de pays étrangers ou au maintien par la force d’autres nations dans le cadre de la Russie, ne mérite, elle non plus, aucune créance.
Le mot « annexion » étant en russe d’origine étrangère, nous l’accompagnons d’une définition politique précise que ne peuvent lui donner ni le parti cadet ni les partis démocrates petits-bourgeois (les populistes et les mencheviks).Il n’y a point de mots qui soient employés de façon aussi creuse et aussi impropre.
Car, tout d’abord, les capitalistes, attachés par mille liens au capital bancaire, ne peuvent renoncer aux annexions dans la guerre actuelle sans renoncer aussi aux bénéfices que leur rapportent les milliards investis dans les emprunts, les concessions, les entreprises travaillant pour la guerre, etc. , ensuite, ayant renoncé aux annexions pour tromper le peuple, le nouveau gouvernement a déclaré par la voix de Milioukov, le 9 avril 1 917, à Moscou, qu’il n’y renonçait pas, et il a confirmé par une note du 18 avril et par les commentaires dont il l’a fait suivre le 22 avril, le caractère annexionniste de sa politique.
Mettant le peuple en garde contre les promesses creuses des capitalistes, la conférence déclare donc qu’il faut établir une distinction rigoureuse entre la renonciation verbale aux annexions et la renonciation effective, c’est-à-dire la publication immédiate et l’annulation de tous les traités secrets de brigandage, la reconnaissance immédiate à toutes les nationalités du droit de décider par un vote libre si elles veulent constituer des États indépendants ou faire partie de quelque État existant.
Nous avons cru nécessaire de donner cette précision, la question de la paix sans annexions étant au centre de toutes les discussions sur les conditions de la paix. Tous les partis conviennent que la question de la paix va se poser sous forme d’alternative et que la paix avec des annexions serait pour tous les pays une calamité sans nom. Et l’on ne peut poser la question de la paix au peuple d’un pays jouissant de la liberté politique que dans les termes de la paix sans annexions. Force est donc de se prononcer en faveur de la paix sans annexions, et il ne reste d’autre issue que de mentir en obscurcissant l’idée d’annexion ou en tournant la question. La Retch proclame, par exemple, que restituer la Lettonie à la Russie serait précisément renoncer aux annexions. Au cours d’une de mes interventions, devant le Soviet des députés ouvriers et soldats, un soldat me posa cette question écrite : « Nous devons nous battre pour reprendre la Lettonie. Reprendre la Lettonie est-ce donc se montrer partisan des annexions ? ». J’ai dû répondre par l’affirmative. Nous sommes contre le rattachement forcé de la Lettonie à l’Allemagne, mais nous sommes aussi contre le maintien forcé de la Lettonie dans les frontières russes. Un autre exemple : notre gouvernement a publié un manifeste sur l’indépendance de la Pologne, document bourré de phrases qui ne veulent rien dire. Il y est dit que la Pologne doit conclure avec la Russie une libre alliance militaire. Il n’y a que ces trois mots-là de vrais. La libre alliance militaire de la petite Pologne avec la vaste Russie signifie en réalité pour la Pologne un asservissement militaire complet. Le manifeste peut donner à ce pays la liberté politique, peu importe, ses frontières seront déterminées par l’alliance militaire.
Si nous nous battons pour que les capitalistes russes recouvrent dans leurs anciennes frontières la Lettonie et la Pologne, cela veut dire que les capitalistes allemands sont dans leur droit en volant la Lettonie. Ils peuvent répondre : nous avons pillé ensemble la Pologne. Lorsque nous avons commencé à dépecer la Pologne, à la fin du XVIIIe siècle, la Prusse n’était qu’une très petite et très faible puissance, alors que la Russie était très grande et très forte, et la Russie a volé la plus grande part. Nous voilà maintenant les plus forts, laissez-nous donc prendre la part du lion. Il n’y a rien à objecter à cette logique des capitalistes. Le Japon était zéro en 1863, par rapport à la Russie, mais il lui a fait mordre la poussière en 1905.L’Allemagne de 1863-1873 était zéro par rapport à l’Angleterre, mais elle est aujourd’hui plus forte que celle-ci. Les capitalistes allemands peuvent objecter : nous étions faibles quand on nous a pris la Lettonie, nous avons progressé maintenant et sommes plus forts que vous, nous voulons la reprendre ! Ne pas renoncer aux annexions, c’est justifier des guerres à l’infini pour la conquête des pays faibles. Renoncer aux annexions, c’est laisser chaque peuple décider en toute liberté s’il veut vivre séparément ou avec un autre. Attitude qui commande évidemment l’évacuation des territoires des peuples intéressés. Tolérer le moindre flottement dans la question des annexions, c’est justifier des guerres sans fin. Aussi ne pouvions-nous tolérer aucun flottement à cet égard. Notre réponse au sujet des annexions tient dans ces mots : libre décision des peuples. Comment faire pour que cette liberté politique soit aussi une liberté économique ? Il faut pour cela que le pouvoir passe au prolétariat et que le joug du capital soit renversé.
J’en viens à la deuxième partie de la résolution.
Ce qu’on appelle le » jusqu’auboutisme révolutionnaire » qui a gagné à l’heure actuelle en Russie tous les partis populistes (socialistes populaires, troudoviks, socialistes-révolutionnaires) et le parti opportuniste des sociaux-démocrates mencheviks (le Comité d’Organisation, Tchkhéidzé, Tseretelli, etc. ), ainsi que la plupart des révolutionnaires sans-parti, traduit, quant à sa signification de classe, d’une part, les intérêts et le point de vue des paysans cossus et d’une partie des petits patrons qui tirent profit, comme les capitalistes, de la contrainte exercée sur les peuples faibles , d’autre part, le jusqu’au-boutisme révolutionnaire est le résultat de la duperie par les capitalistes d’une partie des prolétaires et des semi-prolétaires des villes et des campagnes, qui ne sont pas intéressés, en raison de leur situation de classe, aux bénéfices des capitalistes et à la guerre impérialiste.
En l’occurrence, notre tâche consiste donc à déterminer les couches sociales qui pouvaient donner et ont effectivement donné naissance à la mentalité jusqu’au-boutiste. La Russie est le pays le plus petit-bourgeois qui soit, et les couches supérieures de la petite bourgeoisie sont directement intéressées à la continuation de cette guerre. Les paysans cossus en tirent profit de même que les capitalistes. D’autre part, la masse des prolétaires et des semi-prolétaires n’est pas intéressée aux annexions, car elle ne reçoit pas de profits du capital bancaire. Comment ces classes ont-elles pu admettre le point de vue du jusqu’au-boutisme révolutionnaire ? L’adhésion de ces classes au jusqu’au-boutisme révolutionnaire traduit l’influence de l’idéologie capitaliste, ce qui est exprimé dans la résolution par le mot « duperie ».Ces classes ne savent pas distinguer les intérêts des capitalistes de ceux du pays. D’où nous tirons la conclusion suivante :
La conférence considère comme absolument inadmissibles et signifiant en fait une rupture complète avec l’internationalisme et le socialisme toutes les concessions faites au jusqu’au-boutisme révolutionnaire. Quant à la mentalité jusqu’au-boutiste des grandes masses populaires, notre parti la combattra en démontrant inlassablement cette vérité que l’attitude d’aveugle crédulité envers le gouvernement des capitalistes est en ce moment l’un des principaux obstacles à la fin rapide de la guerre.
Ces derniers mots expriment la particularité qui distingue nettement la Russie de tous les autres pays capitalistes d’Occident et de toutes les autres républiques capitalistes démocratiques. Car on ne peut dire dans ces pays que la crédulité aveugle des masses soit la cause principale de la continuation de la guerre. Les masses y sont prises actuellement dans l’étau de fer de la discipline militaire, et celle-ci est d’autant plus sévère que la république est plus démocratique, car le pouvoir y repose sur la « volonté du peuple ».Cette discipline n’existe pas en Russie du fait de la révolution. Les masses élisent librement leurs représentants aux soviets, chose que l’on ne peut en ce moment observer nulle part au monde. Mais elles sont aveuglément crédules, ce qui permet de les faire entrer dans la lutte d’une façon bien déterminée. Il n’y a rien d’autre à faire qu’à expliquer les objectifs révolutionnaires immédiats et les moyens d’action. Quand les masses sont libres, toute tentative d’entreprendre quoi que ce soit au nom de la minorité, sans un travail d’explication parmi les masses, serait du blanquisme absurde, constituerait ni plus ni moins qu’une aventure Ce n’est que par la conquête de la masse, si tant est qu’on puisse la conquérir, que nous donnerons une base solide à la victoire de la lutte de classe prolétarienne.
Je passe à la troisième partie de la résolution :
En ce qui concerne la question la plus ‘importante comment terminer au plus tôt, par une paix qui ne soit pas imposée par la violence, mais vraiment démocratique, cette guerre de capitalistes ? – la conférence reconnaît et décide : on ne peut mettre fin à cette guerre par le refus des soldats d’un seul camp de la continuer, ou par la simple cessation des opérations militaires par l’une des parties belligérantes.
L’intention de terminer ainsi la guerre nous est très souvent prêtée par les gens qui cherchent à se faciliter la besogne en tronquant l’opinion de leurs adversaires. C’est le procédé classique des capitalistes, qui nous prêtent l’idée absurde de finir la guerre par un refus unilatéral de la continuer. Et ils nous objectent : « On ne peut pas terminer la guerre en mettant la crosse en l’air », comme le disait un soldat, représentant typique du jusqu’auboutisme révolutionnaire. Je dis que ce n’est pas une objection. C’est l’idée anarchiste suivant laquelle on peut terminer la guerre sans changer la classe au pouvoir ; c’est là, ou bien une idée anarchiste dépourvue de sens, de sens politique, ou bien une idée vaguement pacifiste, fondée sur l’incompréhension complète du lien existant entre la politique et la classe des oppresseurs. La guerre est un mal et la paix un bien. Il faut certes propager cette idée, la rendre populaire parmi les masses. Et, d’une façon générale, toutes nos résolutions sont écrites pour des milieux dirigeants, pour des marxistes. Elles ne sont aucunement faites pour être lues par les masses, mais elles doivent donner à tout propagandiste, à tout agitateur, des directives d’ensemble sur la politique. A cet effet, il est ajouté encore un paragraphe.
La conférence proteste une fois de plus contre la basse calomnie répandue par les capitalistes contre notre parti, selon laquelle nous aspirerions à une paix séparée avec l’Allemagne. Nous considérons les capitalistes allemands comme des forbans au même titre que les capitalistes russes, anglais, français et autres, et l’empereur Guillaume comme un bandit couronné de même que Nicolas II et les monarques anglais, italien, roumain et tous les autres.
Des controverses se sont produites sur ce point à la commission ; on a dit, d’une part, que nous adoptions ici un langage trop populaire et, d’autre part, que les monarques anglais, italien et roumain ne méritaient pas l’honneur d’être cités dans ce texte. Nous sommes pourtant arrivés, après une discussion approfondie, à nous accorder sur la nécessité, en ce moment où nous nous attachons à démentir les calomnies que l’on a tenté de répandre contre nous – la Birjovka (La Gazette de la Bourse) de façon le plus souvent grossière, la Retch avec finesse et l’Edinstvo par des allusions directes – de riposter par les arguments les plus frappants, destinés aux masses les plus larges. Et comme on nous dit : si vous tenez Guillaume pour un bandit, aidez-nous à le renverser, nous sommes très à l’aise pour répondre que les autres monarques sont aussi des bandits et qu’il faut également les combattre, de sorte qu’il importe de ne pas oublier les rois d’Italie et de Roumanie, qu’il se trouve aussi de ces monarques parmi nos alliés. Ces deux paragraphes repoussent les calomnies à l’aide desquelles on s’efforce de ramener les débats à la grande bagarre, à un échange d’injures. Voilà pourquoi nous devons passer ensuite à cette importante question pratique : comment finir la guerre.
Notre parti expliquera patiemment, mais opiniâtrement, au peuple, cette vérité que les guerres sont faites par les gouvernements, qu’elles sont toujours liées étroitement à la politique de classes déterminées et que cette guerre ne peut être terminée au moyen d’une paix démocratique que par le passage de tout le pouvoir, au moins dans plusieurs pays belligérants, à une classe réellement susceptible de mettre fin au joug du capital, la classe des prolétaires et des semi-prolétaires.
Pour un marxiste, cette vérité : les guerres sont faites par les capitalistes et sont liées à leurs intérêts de classe, est une vérité absolue. Un marxiste n’a pas lieu de s’y arrêter. Mais des propagandistes et des agitateurs avisés doivent savoir la démontrer aux larges masses sans user de mots étrangers, car les discussions se transforment habituellement chez nous en un simple échange d’injures absolument stérile. Nous nous y efforçons dans toutes les parties de la résolution. Nous disons : il faut, pour comprendre la guerre, demander à qui elle profite ; il faut, pour comprendre comment finir la guerre, demander à quelles classes elle ne profite pas. Le lien est ici évident ; d’où notre conclusion :
Ayant pris le pouvoir, la classe révolutionnaire appliquerait en Russie diverses mesures tendant à ruiner la domination économique des capitalistes et, les mettant complètement hors d’état de nuire sur le plan politique, proposerait immédiatement, au grand jour, à tous les peuples, une paix démocratique fondée sur le renoncement complet à toute espèce d’annexions.
Si nous parlons au nom de la classe révolutionnaire, le peuple est en droit de nous demander : Eh bien ! et vous, que feriez-vous à la place des autres pour finir la guerre ? La question est inévitable. Le peuple nous élit en ce moment comme ses représentants, et nous devons donner une réponse tout à fait précise. Ayant pris le pouvoir, la classe révolutionnaire commencerait par saper la domination des capitalistes et proposerait à tous les peuples des conditions précises de paix, parce que, si la domination économique des capitalistes n’est pas sapée, tout restera sur le papier. Seule une classe victorieuse peut s’acquitter de cette tâche et amener un changement de politique.
Je le répète : cette vérité exige, pour être présentée aux masses populaires peu évoluées, des transitions qui la mettent à la portée de gens non préparés. Toute l’erreur et tout le mensonge des publications populaires sur la guerre consistent à éluder cette question, à la taire, à présenter les choses comme s’il n’y avait pas de lutte des classes, comme si deux pays avaient vécu en bonne intelligence jusqu’au moment où l’un attaqua l’autre et l’obligea à se défendre. Cette façon vulgaire de raisonner ne contient pas l’ombre d’une objectivité ; de la part de gens instruits, c’est une façon de tromper sciemment le peuple. Si nous savons aborder cette question, tout homme du peuple en comprendra l’essentiel, car l’intérêt des classes dirigeantes est une chose et celui, des classes opprimées en est une autre.
Qu’adviendrait-il si la classe révolutionnaire prenait le pouvoir ?
Ces mesures et cette proposition publique de paix créeraient entre les ouvriers des pays belligérants une entière confiance réciproque…
Il ne peut y avoir de confiance en ce moment, et nous ne la créerons pas avec des phrases de manifestes. Si un penseur a dit que la langue a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée, les diplomates disent sans cesse que « les conférences se réunissent pour tromper les masses populaires ». Les capitalistes ne sont pas seuls à raisonner ainsi ; il se trouve des socialistes pour les imiter. C’est ce qu’on peut dire, notamment, de la conférence convoquée par Borgbjerg.
et amèneraient inévitablement des soulèvements du prolétariat contre les gouvernements impérialistes qui s’opposeraient à la paix proposée.
Quand un gouvernement capitaliste déclare en ce moment être « pour la paix sans annexions », personne ne le croit. Les masses populaires, guidées par l’instinct des classes opprimées, se rendent compte que rien n’a changé. La confiance et les tentatives de soulèvements ne naîtraient que lorsque la politique aurait changé en fait dans un pays. Nous parlons de « soulèvements », car il s’agit de tous les pays. « La révolution s’est produite dans un pays, elle doit maintenant se produire en Allemagne », ce raisonnement est faux. On voudrait établir un ordre de succession, mais ce ne sont pas des choses à faire. Nous avons tous vécu la révolution de 1905, nous avons tous pu entendre ou voir quel développement des idées révolutionnaires elle provoqua dans le monde entier, ce que Marx avait toujours annoncé. On ne peut ni fabriquer une révolution, ni établir un ordre de succession. Les révolutions ne se font pas sur commande, elles croissent d’elles-mêmes. Prétendre le contraire serait du charlatanisme cent pour cent, très souvent usité en Russie. On dit au peuple : vous avez fait la révolution en Russie, c’est maintenant au tour des Allemands. Si les conditions objectives changent, le soulèvement sera inévitable. Mais dans quel ordre, à quel moment, avec quel succès, nous n’en savons rien. On nous dit : si la classe révolutionnaire prend le pouvoir en Russie et que le soulèvement ne se produise pas dans d’autres pays, que fera le parti révolutionnaire ? Que faire alors ? Le dernier point de notre résolution répond à cette question.
Mais tant que la classe révolutionnaire de Russie n’aura pas pris en mains tout le pouvoir, notre parti soutiendra par tous les moyens les partis et les groupes prolétariens de l’étranger qui mènent effectivement, dès à présent, au cours de cette guerre, une lutte révolutionnaire contre leur propre gouvernement impérialiste et leur bourgeoisie.
C’est tout ce que nous pouvons promettre en ce moment, tout ce que nous devons faire. La révolution grandit dans tous les pays, mais à quel rythme et dans quelle mesure, personne n’en sait rien. Il y a dans tous les pays des hommes qui combattent en révolutionnaires leur gouvernement. C’est eux, et eux seulement, que nous devons soutenir. Voilà les faits, le reste n’est que mensonge. Et nous ajoutons :
Le parti encouragera particulièrement la fraternisation de masse dont les soldats de tous les pays belligérants ont déjà pris l’initiative sur le front…
Cette remarque répond à l’objection de Plekhanov : « Qu’en résultera-t-il ? demande Plekhanov. Vous fraterniserez, bon. Et après ? Mais cela signifie la possibilité d’une paix séparée sur le front ». C’est un tour de passe-passe, et non un argument sérieux. Nous voulons la fraternisation sur tous les fronts et nous nous en occupons. Militant en Suisse, nous avons publié un appel rédigé en deux langues (en français d’un côté, en allemand de l’autre), conçu comme ceux que nous adressons aux soldats russes, Nous ne nous bornons pas à la fraternisation entre la Russie et l’Allemagne, nous invitons tous les soldats à fraterniser. Mais comment comprendre la fraternisation ?
en s’efforçant de transformer cette manifestation spontanée de la solidarité des opprimés en un mouvement conscient, aussi organisé que possible, pour le passage de tout le pouvoir au prolétariat révolutionnaire dans tous les pays belligérants.
La fraternisation est actuellement spontanée, et il ne faut pas se leurrer à ce sujet. Nous devons en convenir : pour ne pas induire le peuple en erreur. Les soldats qui fraternisent n’ont pas de claire perspective politique. Ce qui parle en eux, c’est l’instinct des opprimés qui, épuisés, harassés, cessent de croire les capitalistes : « Pendant que vous continuerez à parler de la paix, ce que nous vous entendons faire depuis déjà deux ans et demi, nous allons commencer nous-mêmes ». Voilà ce que dit leur sûr instinct de classe. Sans cet instinct, la cause de la révolution serait sans espoir. Car, vous le savez, personne n’émanciperait les ouvriers s’ils ne s’émancipaient eux-mêmes. Mais suffit-il de cet instinct ? L’instinct seul ne nous mènerait pas loin. Et c’ est pourquoi il faut s’élever de cet instinct à la conscience.
Que doit donc devenir cette fraternisation ? Nous répondons à cette question dans l’ « appel aux soldats de tous les pays belligérants », en disant : la fraternisation doit amener le passage du pouvoir politique aux soviets des députés ouvriers et soldats *. Les ouvriers allemands donneront naturellement d’autres noms à leurs soviets, cela n’a pas d’importance. L’essentiel est que nous reconnaissons indiscutablement que ce mouvement est spontané et que, loin de nous borner à l’encourager, nous nous assignons pour fin de transformer ce rapprochement spontané des ouvriers et des paysans de tous les pays revêtus de l’uniforme en un mouvement conscient, dont le but sera d’amener dans tous les pays belligérants le passage du pouvoir politique au prolétariat révolutionnaire. Tâche très difficile ; mais la situation faite à l’humanité par le pouvoir des capitalistes est aussi infiniment difficile, et elle mène l’humanité tout droit à sa perte. Aussi suscitera-t-elle l’explosion de colère qui est le gage de la révolution prolétarienne.
Voilà la résolution que nous soumettons à l’attention de la conférence.