La septième conférence de Russie du P.O.S.D.(b) R.
(Conférence d’avril), 24-29 avril (7-12 mai) 1917
Lénine
15. Résolution sur la question agraire
La grande propriété foncière est en Russie la base matérielle du pouvoir des féodaux de la terre et le gage d’une restauration éventuelle de la monarchie. Elle voue inéluctablement l’immense majorité de la population de la Russie, la paysannerie, à la misère, à la servitude, à l’abêtissement ; elle condamne le pays entier à un état d’infériorité dans tous les domaines de la vie.
La propriété paysanne en Russie, tant concédée (aux communautés et aux familles paysannes) que privée (terres louées et achetées), est de bas en haut, de long en large, dominée par les vieux liens et rapports de demi-servage, par la division des paysans en catégories héritées du servage, par la dispersion des parcelles, etc., etc. La nécessité d’abattre toutes ces barrières surannées et nuisibles, la nécessité de « décloisonner » la terre, de refondre tous les rapports de propriété et d’exploitation de la terre en les adaptant aux conditions nouvelles de l’économie du pays et du monde entier, constitue la base matérielle des tendances des paysans à la nationalisation de toutes les terres dans l’État.
Quelles que soient les utopies petites-bourgeoises dont tous les partis et groupes populistes parent la lutte des masses paysannes contre la propriété des féodaux et, d’une façon générale, contre toutes les entraves de caractère féodal, qui pèsent sur la possession et la jouissance de la terre en Russie, cette lutte traduit par elle-même une tendance démocratique bourgeoise caractérisée, tendance indéniablement progressive et économiquement nécessaire à la destruction radicale de toutes ces entraves.
La nationalisation du sol, mesure bourgeoise, donne à la lutte des classes le champ libre, autant qu’il est possible et concevable dans la société capitaliste, ainsi qu’une jouissance libre du sol, débarrassée de toutes les survivances antérieures au régime bourgeois. De plus, en abolissant la propriété privée des terres, la nationalisation du sol porterait pratiquement un coup si formidable à la propriété privée de tous les moyens de production en général, que le parti du prolétariat doit contribuer par tous les moyens à la réalisation de cette réforme.
D’autre part, la paysannerie riche de Russie a depuis longtemps créé les éléments d’une bourgeoisie rurale, éléments que la réforme agraire de Stolypine a sans aucun doute renforcés, multipliés, affermis. A l’autre pôle du village se sont de même multipliés les ouvriers salariés de l’agriculture, les prolétaires et la masse de paysans semi-prolétaires qui leur sont apparentés ; ils sont devenus une force.
Plus la destruction et la suppression de la grande propriété foncière se feront avec résolution et esprit de suite, plus on procédera avec résolution et esprit de suite, d’une façon générale, à la réforme agraire démocratique bourgeoise en Russie, et plus la lutte de classe du prolétariat agricole se développera rapidement et énergiquement contre la paysannerie riche (la bourgeoisie rurale).
Selon que le prolétariat des villes réussira à entraîner derrière lui le prolétariat rural et à lui adjoindre la masse des sous-prolétaires des campagnes, ou que cette masse suivra la bourgeoisie paysanne encline à s’allier à Goutchkov, à Milioukov, aux capitalistes et aux grands propriétaires fonciers et, d’une façon générale, à la contre-révolution, le sort et l’issue de la révolution russe seront décidés dans un sens ou dans un autre, pour autant que la révolution prolétarienne qui commence en Europe n’exercera pas directement sur notre pays sa puissante influence.
Partant de cette situation des classes et du rapport des forces en présence, la conférence décide :
1. Le parti du prolétariat lutte de toutes ses forces pour la confiscation immédiate et complète de toutes les terres de grands propriétaires fonciers de Russie (et aussi des terres des apanages, de l’Église, de la couronne, etc.)
2. Le parti s’affirme résolument pour le passage immédiat de toutes les terres aux paysans organisés en soviets des députés paysans, ou dans d’autres organismes d’auto-administration locale élus d’une façon vraiment et pleinement démocratique et jouissant d’une entière indépendance à l’égard des grands propriétaires fonciers et des fonctionnaires.
3. Le parti du prolétariat exige la nationalisation de toutes les terres du pays en entendant par nationalisation le transfert à l’État du droit de propriété sur toutes les terres, le droit d’en disposer étant laissé aux institutions démocratiques locales.
4. Le parti doit lutter résolument contre le gouvernement provisoire, qui, par la bouche de Chingarev ainsi que par ses propres déclarations collectives, impose aux paysans un « accord à l’amiable avec les grands propriétaires fonciers », c’est-à-dire, en fait, une réforme de tendance nettement seigneuriale, et menace de châtier les paysans pour « actes arbitraires », une minorité de la population (grands propriétaires fonciers et capitalistes) devant ainsi exercer la violence contre la majorité ; le parti doit combattre également les hésitations petites-bourgeoises de la majorité des populistes et des sociaux-démocrates mencheviks, qui recommandent aux paysans de ne pas prendre toute la terre avant l’Assemblée constituante.
5. Le parti recommande aux paysans de prendre la terre de façon organisée, sans causer le moindre dégât aux biens, et en ayant soin d’augmenter la production.
6. D’une façon générale, toutes les réformes agraires ne peuvent être efficaces et durables que si l’État tout entier est pleinement démocratisé, c’est-à-dire, d’une part, si l’on supprime la police, l’armée permanente et le corps privilégié de fonctionnaires ; et si, d’autre part, on institue l’autonomie administrative locale la plus large, entièrement dégagée de toute surveillance ou tutelle s’exerçant d’en haut.
7. Il faut immédiatement et en tous lieux commencer à organiser à part, et de façon autonome, le prolétariat agricole, tant sous la forme de soviets des députés des ouvriers agricoles (et aussi de soviets distincts de députés des paysans semi-prolétaires) que sous la forme de fractions ou groupes prolétariens dans les soviets communs des députés paysans, dans tous les organismes d’auto-administration des villes et des campagnes, etc.
8. Le parti doit soutenir l’initiative des comités paysans qui, dans diverses régions de la Russie, transmettent le cheptel mort et vif des grands propriétaires fonciers aux paysans organisés dans ces comités, afin qu’il soit utilisé pour la culture de toutes les terres, suivant un règlement établi par la collectivité.
9. Le parti du prolétariat doit recommander aux prolétaires et aux sous-prolétaires des campagnes de transformer chaque grand domaine en une entreprise agricole modèle assez importante, gérée pour le compte de la société par les soviets des députés des ouvriers agricoles, sous la direction d’agronomes et en usant de la meilleure technique.