La septième conférence de Russie du P.O.S.D.(b) R.
(Conférence d’avril), 24-29 avril (7-12 mai) 1917
Lénine
21. Discours en faveur de la résolution sur la situation actuelle, 29 avril
Ne traiter dans la résolution sur la situation actuelle que de ce qui se passe en Russie eût été une erreur. La guerre nous a si indissolublement liés les uns aux autres que l’erreur serait profonde de méconnaître l’ensemble des relations internationales.
Quelles tâches seront celles du prolétariat russe, si le mouvement international nous met en présence de la révolution sociale ? Telle est la principale question analysée dans cette résolution.
Les prémisses objectives de la révolution socialiste existaient sans nul doute dès avant la guerre dans les pays les plus évolués ; elles ont encore mûri et continuent à mûrir très rapidement du fait de la guerre. L’élimination et la disparition des petites et moyennes entreprises s’accélèrent de plus en plus. La concentration et l’internationalisation du capital prennent des proportions gigantesques. Le capitalisme de monopole se transforme en capitalisme monopoliste d’État ; la pression des événements impose une réglementation sociale de la production et de la répartition dans divers pays, dont certains instituent l’obligation générale du travail.
Avant la guerre, il y avait le monopole des trusts et des syndicats industriels ; la guerre a fait apparaître le monopole d’État. Quant à l’obligation générale du travail, c’est un élément nouveau, qui fait partie intégrante d’un ensemble socialiste, ce qu’oublient souvent ceux qui n’ont pas examiné concrètement les conditions existantes.
La première partie de la résolution a pour centre de gravité la définition des conditions actuelles de l’économie capitaliste mondiale. Il est intéressant qu’Engels ait souligné, il y a 27 ans, tout ce qu’il y a d’insuffisant à poser la question du capitalisme sans tenir compte des trusts, en disant : « Le capitalisme est caractérisé par l’absence d’une organisation rationnelle » « Où il y a trust, fait observer Engels, il n’est pas vrai qu’il n’y a pas d’organisation rationnelle, et il y a cependant capitalisme ». Il est d’autant plus opportun de rappeler cette indication aujourd’hui que nous avons affaire à un État militaire et à un capitalisme monopoliste d’État. L’existence d’une organisation rationnelle n’empêche pas les ouvriers d’être des esclaves ; quant aux capitalistes, ils n’en prélèvent que plus « rationnellement » leurs bénéfices. Nous assistons en ce moment à une transformation, par voie de croissance, du capitalisme, qui atteint à une forme supérieure rationnelle.
La deuxième partie de la résolution ne nécessite aucun commentaire. Il faut s’arrêter plus longuement sur la troisième partie. (L’orateur donne lecture de la résolution.)
Le prolétariat de Russie, agissant dans l’un des pays les plus arriérés d’Europe, parmi une population très nombreuse de petits paysans, ne peut pas s’assigner pour but d’effectuer immédiatement la transformation socialiste.
Mais ce serait commettre l’erreur la plus grave et même, dans la pratique, se placer sur les positions de la bourgeoisie que d’en conclure à la nécessité pour la classe ouvrière de soutenir la bourgeoisie, ou de cantonner son activité dans un cadre acceptable pour la petite bourgeoisie, ou d’abdiquer le rôle dirigeant que doit jouer le prolétariat pour faire comprendre au peuple l’urgence de diverses mesures pratiquement venues à maturité et conduisant au socialisme.
On tire habituellement de la première constatation la conclusion suivante : « La Russie est un pays arriéré, paysan, petit-bourgeois, il n’est donc pas possible d’y parler d’une révolution sociale ». Mais on oublie que la guerre nous place dans des conditions exceptionnelles et qu’à côté de la petite bourgeoisie, il y a le gros capital. Que devront faire les soviets des députés ouvriers et soldats quand ils arriveront au pouvoir ? Passer à la bourgeoisie ? La classe ouvrière continue sa lutte de classe, voilà la réponse.
Ce qui sera possible et ce qui sera nécessaire sous le pouvoir des soviets des députés ouvriers et soldats ? D’abord, la nationalisation du sol. La nationalisation du sol est une mesure bourgeoise. Elle n’exclut pas le capitalisme, et le capitalisme ne l’exclut pas. Mais elle porte un coup très rude à la propriété privée. Poursuivons (lecture) :
…établissement du contrôle de l’État sur toutes les banques, qui seraient fondues en une seule banque centrale, et aussi sur les sociétés d’assurances et les syndicats capitalistes les plus puissants (par exemple, le syndicat des raffineurs, le syndicat des houillères, le syndicat de la métallurgie, etc.) avec l’introduction graduelle d’une imposition plus équitable, progressive, sur les revenus et les biens. Ces mesures sont du point de vue économique parvenues à maturité et immédiatement applicables, sans aucun doute, au point de vue technique ; au point de vue politique, elles peuvent être approuvées par l’immense majorité des paysans, qui y gagneront sous tous les rapports.
Ce point a fait l’objet d’une discussion. Il m’était déjà arrivé de dire dans la Pravda, à propos des articles de Plekhanov : « Ceux qui parlent de l’impossibilité de réaliser le socialisme s’efforcent de le présenter de la façon qui leur est la plus commode : en termes confus, nuageux, comme un bond subit ». Kautsky lui-même a écrit : « Aucun socialiste ne parle de l’abolition de la propriété privée des paysans ». Est-ce à dire que l’existence du gros capital doive nous éviter d’instaurer le contrôle des soviets des députés ouvriers et soldats sur la production, sur les syndicats des raffineurs, etc. ? Cette mesure ne serait pas le socialisme, ce serait une mesure de transition. Mais des mesures de cet ordre, liées à l’existence des soviets des députés ouvriers et soldats, feront que la Russie aura un pied dans le socialisme, un seul, puisque la majorité paysanne dirige l’autre moitié économique du pays. On ne peut nier que du point de vue économique ce changement soit arrivé à maturité. Mais pour appliquer ces mesures il faut, du point de vue politique, avoir la majorité ; or la majorité est formée de paysans, qui sont, on le conçoit, intéressés à ces transformations. Seront-ils assez organisés, c’est la une autre question : nous ne pouvons pas répondre pour eux.
Le vieil argument courant contre le socialisme présente celui-ci comme une « énorme caserne », un « fonctionnarisme en grand ».Nous devons poser maintenant la question du socialisme autrement que par le passé, en la transposant de la région des nuées dans celle des réalités les plus concrètes : nationalisation du sol, contrôle sur les syndicats capitalistes, etc. (L’orateur continue la lecture de la résolution)
« Non seulement toutes ces mesures, et d’autres analogues, peuvent et doivent être discutées et préparées pour être appliquées dans l’ensemble du pays dès le passage de tout le pouvoir aux prolétaires et aux semi-prolétaires ; mais elles doivent encore être mises en œuvre par les organes révolutionnaires locaux du pouvoir populaire chaque fois que la possibilité s’en présente.
L’application de ces mesures exige des précautions et une circonspection extrêmes, ainsi que la conquête dans la population d’une solide majorité, bien convaincue que telle ou telle mesure est pratiquement réalisable. Et c’est précisément dans ce sens que doivent se porter l’attention et les efforts de l’avant-garde consciente des masses ouvrières, tenues de venir en aide aux masses paysannes dans la recherche d’une issue à la ruine économique ».Ces derniers mots sont le pivot de toute la résolution : nous ne présentons pas le socialisme comme un bond subit mais comme l’issue pratique à la ruine économique.
« La révolution est bourgeoise, aussi ne faut-il pas parler du socialisme », disent nos adversaires. Nous dirons au contraire : « C’est justement parce que la bourgeoisie ne peut pas se tirer de la situation actuelle que la révolution va de l’avant ». Nous ne devons pas nous borner à des phrases démocratiques, mais expliquer la situation aux masses et leur indiquer des mesures pratiques : prendre en mains les syndicats capitalistes, les contrôler par l’organe des soviets des députés ouvriers et soldats, etc. L’application de toutes ces mesures fera mettre à la Russie un pied dans le socialisme. Notre programme économique doit indiquer les moyens de remédier à la ruine économique, voilà ce qui doit nous guider.