La septième conférence de Russie du P.O.S.D.(b) R.
(Conférence d’avril), 24-29 avril (7-12 mai) 1917
Lénine
22. Résolution sur la situation actuelle
La guerre mondiale, engendrée par la lutte que se livrent les trusts mondiaux et le capital bancaire pour s’assurer la domination du marché mondial, a déjà abouti à la destruction massive de valeurs matérielles, à l’épuisement des forces productives et à une telle croissante de l’industrie de guerre que même la production du plus strict minimum d’objets de consommation et de moyens de production devient impossible.
Cette guerre a ainsi placé l’humanité dans une situation sans issue et l’a conduite au seuil de sa perte.
Les prémisses objectives de la révolution socialiste existaient sans nul doute dès avant la guerre dans les pays les plus évolués : elles ont encore mûri et continuent à mûrir très rapidement du fait de la guerre. L’élimination et la disparition des petites et moyennes entreprises s’accélèrent de plus en plus. La concentration et l’internationalisation du capital prennent des proportions gigantesques. Le capitalisme de monopole se transforme en capitalisme monopoliste d’État ; la pression des événements impose une réglementation sociale de la production et de la répartition dans divers pays, dont certains instituent l’obligation générale du travail.
La propriété privée des moyens de production étant maintenue, cette monopolisation et cette étatisation croissantes de la production entraînent nécessairement une exploitation plus intense des masses laborieuses, une oppression plus pesante, la résistance aux exploiteurs devenant plus difficile, elles renforcent la réaction et le despotisme militaire, en même temps qu’elles conduisent inéluctablement à une augmentation inouïe du profit des gros capitalistes aux dépens de toutes les autres couches de la population et qu’elles condamnent les masses laborieuses à verser aux capitalistes, pendant des dizaines d’années, un tribut sous la forme de milliards d’intérêts pour les emprunts. Mais si la propriété privée des moyens de production est abolie, si le pouvoir d’État passe entièrement aux mains du prolétariat, ces mêmes conditions garantissent le succès d’une réorganisation de la société qui mettra fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, et assurera le bien-être de tous et de chacun.
D’autre part, en 1912, dans le Manifeste de Bâle, les socialistes du monde entier avaient proclamé unanimement, en liaison avec la guerre impérialiste qui approchait alors et qui fait rage aujourd’hui, l’inéluctabilité de la révolution prolétarienne ; cette prévision se vérifie de toute évidence par le cours des événements.
La révolution russe n’est qu’une première étape de la première des révolutions prolétariennes, inévitablement engendrées par la guerre.
Dans tous les pays, l’indignation des larges masses populaires contre la classe des capitalistes s’étend, et le prolétariat prend de plus en plus conscience que seuls le passage du pouvoir entre ses mains et l’abolition de la propriété privée des moyens de production sauveront l’humanité qui court à sa perte.
Dans tous les pays, surtout dans les plus avancés, l’Angleterre et l’Allemagne, des centaines de socialistes, qui ne sont pas passés du côté de « leur » bourgeoisie nationale, ont été jetés en prison par les gouvernements des capitalistes ; en se livrant à de telles persécutions, ces gouvernements ont révélé clairement leur peur de la révolution prolétarienne qui monte au plus profond des masses populaires. Le mûrissement de cette révolution en Allemagne ressort également des grèves de masse, qui se sont particulièrement intensifiées au cours des dernières semaines, ainsi que des progrès de la fraternisation entre soldats allemands et russes sur le front.
La confiance et l’alliance fraternelles entre les ouvriers des différents pays, ces ouvriers qui, pour l’heure, s’exterminent mutuellement dans l’intérêt des capitalistes, sont ainsi en train de se rétablir, ce qui crée des conditions permettant des actions révolutionnaires concertées des ouvriers des différents pays. Seules de telles actions garantissent à la révolution socialiste mondiale le développement le plus régulier et les chances de succès les plus certaines.
Le prolétariat de Russie, agissant dans l’un des pays les plus arriérés d’Europe, parmi une population très nombreuse de petits paysans, ne peut pas s’assigner pour but d’effectuer immédiatement la transformation socialiste.
Mais ce serait commettre l’erreur la plus grave et même, dans la pratique, se placer sur les positions de la bourgeoisie que d’en conclure à la nécessité pour la classe ouvrière de soutenir la bourgeoisie, ou de cantonner son activité dans un cadre acceptable pour la petite bourgeoisie, ou d’abdiquer le rôle dirigeant que doit jouer le prolétariat pour faire comprendre au peuple l’urgence de diverses mesures pratiquement venues à maturité et conduisant au socialisme.
Parmi ces mesures figure, tout d’abord, la nationalisation du sol. Sans sortir du cadre du régime bourgeois, cette mesure porterait cependant un grand coup à la propriété privée des moyens de production et renforcerait d’autant l’influence du prolétariat socialiste sur les semi-prolétaires des campagnes.
Il y a d’autres mesures : l’établissement du contrôle de l’État sur toutes les banques, qui seraient fondues en une seule banque centrale, et aussi sur les sociétés d’assurances et les syndicats capitalistes les plus puissants (par exemple, le syndicat des raffineurs, le syndicat des houillères, le syndicat de la métallurgie, etc.), avec l’introduction graduelle d’une imposition plus équitable, progressive, sur les revenus et les biens. Ces mesures sont du point de vue économique, parvenues à maturité et immédiatement applicables, sans aucun doute, au point de vue technique ; au point de vue politique, elles peuvent être approuvées par l’immense majorité des paysans, qui y gagneront sous tous les rapports.
Outre ces mesures les soviets des députés ouvriers, soldats, paysans et autres, qui sont en train de couvrir la Russie d’un réseau toujours plus serré, pourraient aussi entreprendre la réalisation de l’obligation générale du travail, en effet, le caractère de ces institutions garantit, d’une part, que toutes ces nouvelles réformes ne seront entreprises qu’à partir du moment où l’immense majorité du peuple aura pris fermement conscience de leur nécessité pratique et, d’autre part, il garantit que ces réformes ne seront pas réalisées par voie bureaucratique et policières, mais grâce à la participation volontaire des masses organisées et armées du prolétariat et de la paysannerie à la gestion de leur propre économie.
Non seulement toutes ces mesures, et d’autres analogues, peuvent et doivent être discutées et préparées pour être appliquées dans l’ensemble du pays dès le passage de tout le pouvoir aux prolétaires et aux semi-prolétaires, mais elles doivent encore être mises en œuvre par les organes révolutionnaires locaux du pouvoir populaire chaque fois que la possibilité s’en présente.
L’application de ces mesures exige des précautions et une circonspection extrême, ainsi que la conquête dans la population d’une solide majorité, bien convaincue que telle ou telle mesure est pratiquement réalisable. Et c’est précisément dans ce sens que doivent se porter l’attention et les efforts de l’avant-garde consciente des masses ouvrières, tenues de venir en aide aux masses paysannes dans la recherche d’une issue à la ruine économique.