Des prodiges d’énergie révolutionnaire
Lénine
Paru dans la « Pravda » n° 92, 10 juillet (27 juin 1917
Nos ministres quasi socialistes déploient une énergie quasi incroyable. Péchékhonov a déclaré que « la résistance des capitalistes semblait brisée » et que tout chez nous, dans la sainte Russie, serait « égalitairement » réparti. Skobélev a déclaré qu’on prendrait aux capitalistes 100% de leurs profits. Tsérétéli a déclaré que l’offensive, dans la guerre impérialiste, était la tactique la plus juste du point de vue de la démocratie et du socialisme.
Mais le record de toutes ces manifestations d’une énergie prodigieuse a sans nul doute été battu par le ministre Tchernov. A la dernière séance du Gouvernement provisoire, Tchernov a contraint MM. les cadets à entendre son rapport sur la politique générale du département qu’on lui a confié et proclamé son intention de présenter dix projets de loi !
Ne sont-ce pas vraiment des prodiges d’énergie révolutionnaire ? Moins de six semaines se sont écoulées depuis le 6 mai, et voici que dix projets de loi, ni plus ni moins, sont promis ! Et quels projets ! Le Diélo Naroda, organe ministériel, annonce qu’ils « embrassent dans leur ensemble toutes les manifestations essentielles de l’activité économique des campagnes ».
Ni plus ni moins que « toutes les manifestations »… Les affirmations ne coûtent pas cher !
Une seule chose paraît suspecte : le journal ministériel consacre plus de 100 lignes à l’énumération de certains de ces admirables projets de loi, sans rien dire de précis sur aucun d’entre eux. «Certaines dispositions légales concernant les paysans cesseront d’être en vigueur »… On ne sait pas lesquelles. Le projet de loi sur les «chambres de conciliation» offre le plus grand intérêt. Conciliation de qui, avec qui ? On n’en sait rien. La « réglementation du fermage » est pleine d’obscurité ; on ne sait même pas s’il s’agit de l’affermage des terres des propriétaires fonciers, dont l’expropriation sans indemnité est promise.
« Une réforme des comités agraires locaux, conçue dans l’esprit d’une plus large démocratisation »… Ne vaudrait-il pas mieux, MM. les faiseurs de promesses tapageuses, énumérer tout de suite ne serait-ce qu’une quinzaine de comités agraires locaux en indiquant avec précision leur composition actuelle, telle qu’elle est issue de la révolution et qui cependant, de votre propre aveu, est insuffisamment démocratique ?
Mais justement, la fiévreuse activité du ministre Tchernov, et, des autres ministres précités, illustre on ne peut mieux la différence entre le fonctionnaire libéral et le démocrate révolutionnaire.
Le fonctionnaire libéral donne lecture à « ses supérieurs », c’est-à-dire à MM. Lvov, Chingarev et consorts, d’amples rapports sur les centaines de projets de loi appelés à faire le bonheur de l’humanité… mais au peuple il n’apporte que rhétorique, promesses, phrases à la Nozdrev((Nozdrev, personnage des Ames Mortes de Gogol, type du tranche-montagne et du menteur. [)) (voir la confiscation des 100% des bénéfices, l’offensive « socialiste » sur le front, etc.).
Le démocrate révolutionnaire en même temps qu’il en informe « ses supérieurs » et même auparavant – dévoile et divulgue tout mal, toute insuffisance, en s’adressant au peuple, et en faisant appel à l’énergie de ce dernier.
« Paysans, démasquez les propriétaires fonciers, faites savoir ce qu’ils vous prennent sous couleur de « fermages », faites savoir ce qu’ils vous extorquent par l’entremise des « chambres de conciliation » ou de comités agraires locaux, faites savoir les obstacles et les mesquines entraves qu’ils apportent au labour de toutes les terres et à l’utilisation par le peuple, et surtout par ses éléments les plus pauvres, du cheptel des propriétaires fonciers. Faites-le savoir vous-mêmes, paysans, et moi, « ministre de la Russie révolutionnaire», « ministre de la démocratie révolutionnaire », je vous aiderai à publier toutes vos révélations, à écarter toute oppression en agissant, vous par en bas, moi par en haut ! ! ! » N’est-ce pas ainsi que devrait parler et agir un vrai démocrate révolutionnaire ?
Or nous sommes loin de compte. Voyez plutôt en quels termes s’exprime sur le « rapport » de Tchernov à MM. Lvov et Cie le journal ministériel : «Sans nier que divers excès se produisent à la campagne dans certaines provinces, V. M. Tchernov pense que la Russie rurale s’est montrée en général beaucoup plus équilibrée qu’on ne pouvait s’y attendre …»
Quant au seul projet de loi nettement désigné – « sur la cessation de l’achat et de la vente des terres » – pas un mot ne nous révèle pourquoi il est en suspens. Car il y a longtemps qu’on a promis aux paysans d’interdire sur l’heure l’achat et la vente des terres ; on le leur a promis dès le mois de mai ; et l’on publie le 25 juin que Tchernov a présenté son « rapport » et que le Gouvernement provisoire n’a « pas encore pris » de « décision définitive » ! ! !