Rumeurs de complot
Lénine
Rédigé les 31 août-1er septembre (18-19 août) 1917< Publié pour la première fois en 1928 dans le Recueil Lénine VII
La note parue sous ce titre dans le n° 103 de la Novaïa Jizn, le 17 août, mérite de retenir très sérieusement l’attention et il convient une fois de plus de s’y arrêter, on dépit du manque total de sérieux de ce que l’on y présente comme quelque chose de sérieux.
Le contenu de cette note se réduit à ceci : le 14 août, des rumeurs se sont répandues à Moscou selon lesquelles des unités cosaques venues du front se dirigeraient vers cette ville, tandis que «certains cercles militaires, bénéficiant de l’appui de certains milieux à Moscou», organiseraient des «actions contre-révolutionnaires décisives». Les autorités militaires auraient informé de ces faits le Soviet des députés ouvriers et soldats de Moscou et pris, «de concert avec les représentants du Comité exécutif central des Soviets» (c’est-à-dire avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires), des mesures tendant à convaincre les soldats de la nécessité de défendre la ville, etc… « On a également invité à participer à ces préparatifs les représentants des bolcheviks de Moscou, qui jouissent d’une certaine influence dans de nombreuses unités militaires, dont l’accès leur a été ouvert à cette occasion.»
Cette phrase, qui conclut la note, est intentionnellement conçue en termes équivoques et peu clairs : si les bolcheviks ont de l’influence dans de nombreuses unités militaires (ce qui est incontestable et connu de tous), comment a-t-on pu et qui a pu «leur ouvrir l’accès» à ces unités? L’absurdité est manifeste. Et si, «à cette occasion», l’on a (qui ? les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, évidemment !) réellement «ouvert l’accès» de toutes les unités, quelles qu’elles soient, aux bolcheviks, c’est qu’il y a eu un certain bloc, une entente, une alliance, entre les bolcheviks et les jusqu’auboutistes pour la «résistance à la contre-révolution ».
C’est cette circonstance qui confère une portée sérieuse à une note peu sérieuse et impose à tous les ouvriers conscients de réfléchir attentivement sur ces faits.
Les bruits répandus par les jusqu’auboutistes, c’est-à-dire par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, sont visiblement dénués de fondement, et le petit calcul politique, misérable et malpropre, qui les a fait courir est parfaitement évident. Ce qui est en réalité contre-révolutionnaire, c’est précisément ce Gouvernement provisoire que les jusqu’auboutistes semblent vouloir défendre. C’est le Gouvernement provisoire et les ministres «socialistes» qui ont rappelé des troupes cosaques du front dans les capitales, par exemple à Petrograd, le 3 juillet. Cela a été formellement confirmé à la conférence impérialiste et contre-révolutionnaire de Moscou par le général cosaque Kalédine. C’est un fait.
Ce fait qui démasque les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, qui prouve qu’ils ont trahi la révolution, qu’ils se sont alliés à la contre-révolution, qu’ils se sont alliés aux Kalédine, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires voudraient l’étouffer, le dissimuler, le faire oublier, en colportant des «rumeurs» selon lesquelles les cosaques marcheraient sur Moscou à l’insu de Kérenski, de Tsérétéli, de Skobélev et d’Avksentiev, tandis que, prétend-on, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires «défendent la révolution», etc. Le petit calcul politique des traîtres mencheviques et jusqu’auboutistes est aussi clair que possible : ils cherchent à tromper les ouvriers, à se faire passer pour des révolutionnaires, à se renseigner sur les bolcheviks (afin, naturellement, de communiquer les renseignements recueillis au contre-espionnage), à rétablir leur réputation ! Petits calculs aussi vils que grossièrement cousus de fil blanc ! A bon compte, en inventant des «rumeurs» stupides, nous obtiendrons, se disent-ils, un «accès» aux unités militaires acquises au bolchevisme et nous affermirons d’une façon générale le crédit du Gouvernement provisoire en essayant de persuader les naïfs que les cosaques veulent renverser ce gouvernement, qu’il n’est pas allié aux cosaques, qu’il «défend la révolution», et ainsi de suite.
Petits calculs très clairs. Ceux qui lancent les rumeurs les savent absurdes et forgées de toutes pièces, mais pensent être remboursés argent comptant par un regain de confiance dans le Gouvernement provisoire, et espèrent par ailleurs amener les bolcheviks à faire «bloc» avec eux.
Il est difficile de croire qu’il puisse se trouver parmi les bolcheviks des imbéciles ou des canailles capables de s’allier maintenant aux jusqu’auboutistes. Il est difficile de le croire, car il y a d’abord une résolution très nette du VIe Congrès du P.O.S.D.R.((Lénine fait allusion à la résolution « Sur l’unification du parti » adoptée par le VIe Congrès du P.O.S.D.(b)R. )) résolution où il est dit (voir le n° 4 du Prolétari((«Prolétari» [Le Prolétaire], quotidien, organe central du Parti bolchevique, parut du 13 (26) août au 24 août (6 septembre) 1917 à la place de la Pravda interdite par le Gouvernement provisoire. Il eut 10 numéros.))) que les «mencheviks sont définitivement passés dans le camp des ennemis du prolétariat». On ne négocie pas avec des gens définitivement passés dans le camp de l’ennemi et l’on ne fait pas bloc avec eux. «La première tâche incombant à la social-démocratie révolutionnaire », lisons-nous plus loin dans la même résolution, c’est de «les isoler (les mencheviks jusqu’auboutistes) aussi complètement que possible de tous les éléments tant soit peu révolutionnaires de la classe ouvrière». Il est évident que c’est pour s’opposer à cet isolement que les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires font circuler des bruits absurdes. Il est évident qu’à Moscou, comme à Petrograd, les ouvriers, se rendant de plus en plus nettement compte de la politique de trahison et de contre-révolution des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, se détournent de plus en plus d’eux, et que les jusqu’auboutistes en sont réduits, pour «rétablir la situation», à recourir à «tous les expédients ».
Après cette résolution du congrès du parti, les bolcheviks qui consentiraient à faire bloc avec les jusqu’auboutistes sur «l’ouverture d’un accès à des unités» ou sur un vote indirect de confiance au Gouvernement provisoire (que l’on prétendrait défendre contre les cosaques), ces bolcheviks seraient, bien entendu, immédiatement – et à juste titre – exclus du parti.
Pour d’autres raisons encore il est difficile de croire qu’il puisse se trouver, à Moscou ou ailleurs, des bolcheviks susceptibles de faire bloc avec les jusqu’auboutistes et de former avec eux rien qui ressemble de près ou de loin à des organisations communes, fussent-elles provisoires, un quelconque cartel, etc. Admettons l’hypothèse la plus favorable en ce qui concerne d’aussi étranges bolcheviks : admettons qu’ils aient, par candeur, vraiment cru aux rumeurs transmises par les mencheviks et par les socialistes-révolutionnaires, admettons même qu’on leur ait communiqué certains «faits», également inventés, afin de leur inspirer confiance. Il est évident que, même dans cette hypothèse, pas un bolchevik honnête ou qui n’aurait pas entièrement perdu la tête n’accepterait de faire bloc avec les jusqu’auboutistes, n’accepterait aucune entente sur l’«ouverture d’un accès à des unités», etc. Même dans cette éventualité, le bolchevik dirait : Nos ouvriers et nos soldats combattront les troupes contre-révolutionnaires si celles-ci prennent maintenant l’offensive contre le Gouvernement provisoire, mais ce ne sera pas pour défendre le gouvernement qui a appelé Kalédine et consorts à son secours le 3 juillet, ce sera pour défendre la révolution en toute indépendance, en poursuivant leurs propres fins, celles de la victoire des ouvriers, de la victoire des pauvres, de la victoire de la paix, et non de la victoire des impérialistes Kérenski, Avksentiev, Tsérétéli, Skobélev et autres. Même dans cette hypothèse tout à fait invraisemblable le bolchevik dirait aux mencheviks : Nous nous battrons, naturellement, mais nous ne consentons pas à la moindre alliance politique avec vous, nous ne consentons pas à vous exprimer la moindre confiance, de la même façon exactement qu’en février 1917 les social-démocrates combattirent le tsarisme aux côtés des cadets sans conclure aucune alliance avec ces derniers, sans les croire un seul instant. La moindre confiance à l’égard des mencheviks serait aujourd’hui une trahison à l’égard de la révolution, de même que l’eût été la confiance envers les cadets en 1905 et en 1917.
Le bolchevik dirait aux soldats et aux ouvriers : «Battons-nous, mais n’accordez pas une ombre de confiance aux mencheviks, si vous ne voulez pas vous voir ravir les fruits de la victoire».
Les mencheviks ont trop intérêt à répandre de faux bruits et des suggestions tendant à faire croire que le gouvernement qu’ils soutiennent sauve la révolution, alors que ce gouvernement fait déjà bloc, en réalité, avec Kalédine, alors qu’il est déjà contre-révolutionnaire, alors qu’il a déjà pris une foule de mesures et en prend chaque jour de nouvelles pour appliquer les clauses de son alliance avec Kalédine.
Se fier à ces bruits, les confirmer directement ou indirectement, ce serait, de la part des bolcheviks, trahir la cause de la révolution. A l’heure actuelle, la condition essentielle du succès de la révolution est que les masses se rendent clairement compte de la trahison des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, qu’elles rompent complètement avec eux, que tous les prolétaires révolutionnaires boycottent ces partis d’une façon aussi absolue que les cadets furent boycottés après l’expérience de 1905.
(Je vous prie de faire recopier cet article en plusieurs exemplaires afin de l’envoyer simultanément à plusieurs journaux et revues du parti et de l’adresser en même temps au Comité central, de ma part, en y ajoutant ceci :
Je demande de considérer le présent article comme un rapport que j’adresse au C.C. et auquel j’ajoute la proposition suivante : Nommer une commission d’enquête officielle, formée par le C.C. et à laquelle participeraient des militants de Moscou n’appartenant pas au C.C., afin de se rendre compte si des organisations communes se sont créées sur ce terrain entre bolcheviks et jusqu’auboutistes, s’il y a eu des ententes et des blocs, et, si oui, en quoi ils ont consisté, etc. Il est nécessaire d’instruire officiellement cette affaire, de l’approfondir, d’en connaître les détails. Il est nécessaire d’écarter du travail les membres du C.C. ou du Comité de Moscou qui auraient participé à la formation d’un tel bloc et de poser à la prochaine assemblée plénière du C.C. la question de leur suspension formelle jusqu’au congrès. Car, précisément à cette heure, après la conférence de Moscou, après la grève, les journées des 3-5 juillet, Moscou acquiert ou peut acquérir l’importance d’un centre. Dans ce vaste centre prolétarien, plus grand que Petrograd, peut très bien se développer un mouvement analogue à celui du 3 au 5 juillet. Au cours de ces journées notre tâche était, à Petrograd, de donner au mouvement un caractère pacifique et organisé. C’était le mot d’ordre juste. Maintenant, à Moscou, la tâche apparaît tout autre ; l’ancien mot d’ordre serait archifaux. Maintenant, la tâche serait de prendre nous-mêmes le pouvoir et de nous proclamer gouvernement au nom de la paix, au nom de la terre aux paysans, au nom de la convocation de l’Assemblée constituante à une date fixée de concert avec les paysans consultés sur place, etc. Il est fort possible que sur le terrain du chômage, de la famine, de la grève des cheminots, de la débâcle économique, etc., un mouvement de ce genre éclate à Moscou. Il est d’une importance extrême d’avoir à Moscou, «au gouvernail», des gens qui ne penchent pas à droite, qui ne soient pas susceptibles de faire bloc avec les mencheviks, qui comprennent, en cas de mouvement, les nouveaux objectifs, le nouveau mot d’ordre de prise du pouvoir, les nouvelles voies et les nouveaux moyens de sa réalisation. C’est pourquoi une «enquête» sur l’affaire du bloc avec les mencheviks, le blâme des bolcheviks qui ont participé à ce bloc, s’il y en a eu, et leur mise à l’écart s’imposent non seulement au nom de la discipline, non seulement pour réparer la sottise déjà faite, mais encore pour sauvegarder les intérêts les plus essentiels du mouvement futur. La grève du 12 août à Moscou a montré que le prolétariat actif est avec les bolcheviks, bien que les socialistes-révolutionnaires aient eu la majorité aux élections à la Douma. Cette situation est très semblable à celle qui existait à Petrograd à la veille des journées des 3-5 juillet 1917. Mais la différence est énorme : à l’époque, Petrograd n’avait pas pu prendre le pouvoir, même matériellement, et s’il l’avait pris matériellement, il n’aurait pas pu le garder politiquement, Tsérétéli et consorts n’étant pas encore arrivés, dans leur déchéance, au point de soutenir un gouvernement de bourreaux. C’est pourquoi le mot d’ordre de la prise du pouvoir eût été faux à ce moment-là, les 3-5 juillet 1917 à Petrograd. A ce moment, les bolcheviks eux-mêmes n’avaient pas et ne pouvaient pas avoir décidé sciemment de traiter Tsérétéli et consorts en contre-révolutionnaires. A ce moment, ni les soldats ni les ouvriers ne pouvaient avoir l’expérience fournie par le mois de juillet.
La situation est aujourd’hui tout autre. Si un mouvement spontané venait à se produire maintenant à Moscou, notre mot d’ordre devrait être précisément la prise du pouvoir. Aussi est-il d’une haute importance, de la plus haute importance, que le mouvement soit dirigé à Moscou par des hommes à la hauteur de la tâche, comprenant pleinement ce mot d’ordre pour l’avoir bien médité. C’est pourquoi il me faut encore et encore insister sur la nécessité d’une enquête et sur la suspension des coupables.)