Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ?
Lénine
Postface
Les lignes précédentes étaient déjà écrites lorsque l’éditorial de la Novaïa Jizn du 1er octobre est venu ajouter une nouvelle stupidité, d’autant plus dangereuse qu’elle se couvre du prétexte de la sympathie pour les bolchéviks et s’abrite sous le raisonnement philistin très sage : « ne pas tomber dans la provocation » (ne pas se laisser prendre au piège de ceux qui crient à la provocation afin de faire peur aux bolchéviks et de les engager à ne pas prendre le pouvoir).
Voici cette perle :
« L’enseignement des mouvements comme celui des 3 au 5 juillet d’une part et comme les journées de Kornilov d’autre part, nous montre avec une parfaite évidence que la démocratie qui a à sa disposition les organes les plus influents parmi la population, est invincible, lorsque, dans la guerre civile, elle a une position défensive, mais elle subit une défaite et perd tous les éléments intermédiaires et hésitants quand elle prend en mains l’initiative de l’attaque.»
Si les bolchéviks manifestaient, sous une forme quelconque ; le moindre esprit de conciliation avec l’absurdité philistine de ce raisonnement, ils perdraient et leur parti et la révolution.
Car l’auteur de ce raisonnement, s’étant mis à parler de la guerre civile (thème qui sied à ravir à une dame bien), a dénaturé les leçons de l’histoire sur cette question. C’est d’un comique achevé.
Voici comment raisonnait sur ces leçons, sur les leçons de l’histoire touchant cette question, le représentant et le fondateur de la tactique révolutionnaire prolétarienne, Karl Marx :
« L’insurrection est un art au même titre que la guerre et que d’autres formes d’art. Elle est soumise à certaines règles dont l’omission conduit à sa perte le parti coupable de les négliger. Ces règles qui découlent logiquement de la nature du parti, de la nature des circonstances avec, lesquelles il faut compter en pareil cas, sont si claires et si simples que la courte expérience de 1848 a suffi pour les faire connaître aux Allemands. Primo, il convient de ne jamais jouer à l’insurrection, si l’on n’est pas décidé à la mener jusqu’au bout (littéralement, à affronter toutes les conséquences de ce jeu). L’insurrection est une équation dont les paramètres sont indéterminés au plus haut point, et peuvent changer de valeur d’un jour à l’autre. Les forces combattantes contre lesquelles il faut agir ont entièrement de leur côté la supériorité de l’organisation, de la discipline et de l’autorité traditionnelle. » (Marx a en vue le cas le plus « difficile » : l’insurrection contre un pouvoir ancien et « solide », contre une armée qui ne s’est pas encore désagrégée sous l’influence de la révolution et des hésitations du gouvernement.) « Si les insurgés ne peuvent pas rassembler des forces supérieures contre leur adversaire, alors ils sont battus et anéantis. Secundo, une fois l’insurrection commencée, il faut alors agir avec la plus grande détermination et passer à l’attaque. La défensive est la mort de tout soulèvement armé ; dans la défensive, il est perdu avant même de s’être mesuré avec les forces de l’ennemi. Il faut attaquer l’adversaire à l’improviste, alors que ses troupes sont encore dispersées, il faut s’efforcer de remporter chaque jour de nouveaux succès, même modestes ; il faut maintenir l’ascendant moral que vous aura valu le premier succès des insurgés ; il faut attirer les éléments hésitants qui suivent toujours le plus fort et se rangent toujours du côté le plus sûr ; il faut contraindre l’ennemi à la retraite avant qu’il ait pu rassembler ses troupes contre vous ; bref, agissez suivant les paroles de Danton, le plus grand maître jusqu’à ce jour de la tactique révolutionnaire : de l’audace, encore de l’audace et toujours de l’audace » (La révolution et la contre-révolution en Allemagne, édition allemande de 1907, p. 118).
Tout cela nous l’avons fait et refait, pourront dire les «pseudo-marxistes » de la Novaïa Jizn, au lieu d’une triple audace, nous avons deux mérites : « oui, deux : la Modération et la précision 58((Paroles appartenant à Moltchaline, personnage de la comédie de l’écrivain russe Griboïédov Le malheur d’avoir trop d’esprit. )) ». Pour « nous », l’expérience de l’histoire universelle, l’expérience de la grande révolution française n’est rien. Pour « nous », l’important c’est l’expérience des deux mouvements de 1917, déformés par les lunettes de Moltchaline.
Examinons cette expérience sans ces chères lunettes. Vous assimilez le mouvement des 3-5 juillet à la « guerre civile », car vous avez eu confiance en Alexinski, en Péréverzev et Cie. Il est caractéristique des messieurs de la Novaïa Jizn qu’ils aient confiance en de tels hommes (car ils n’ont rien fait d’eux-mêmes, malgré l’énorme appareil d’un grand quotidien, pour réunir des documents sur les journées des 3-5 juillet).
Mais admettons un instant seulement que les journées des 3-5 juillet aient été non pas le tout premier début de la guerre civile, maintenu dans ces limites par les bolchéviks, mais une véritable guerre civile. Admettons-le.
Que prouve donc, dans ce cas, cette leçon ?
Tout d’abord que les bolchéviks ne sont pas passés à l’offensive, car il est incontestable que si, dans la nuit du 3 au 4 juillet et même dans la journée du 4 juillet, ils étaient passés à l’offensive, ils auraient obtenu beaucoup de choses. C’est la défensive qui fut leur faiblesse, s’il s’agit de guerre civile (comme l’estime la Novaïa Jizn, et non pas de la transformation d’un mouvement spontané en une manifestation analogue à celle des 20-21 avril, ce dont témoignent les faits).
Ainsi donc, la «leçon » témoigne contre les sages de la Novaïa Jizn.
En second lieu, si les 3-4 juillet, les bolchéviks ne s’étaient pas assigné pour but l’insurrection, si aucune de leurs organisations n’avait soulevé cette question, la raison est en dehors de notre discussion avec la Novaïa Jizn. Car nous discutons sur les leçons de la «guerre civile», c’est-à-dire de l’insurrection, et non pas sur le moment où l’absence notoire d’une majorité en sa faveur retient un parti révolutionnaire de penser à l’insurrection.
Comme chacun sait que les bolchéviks ont obtenu la majorité à la fois dans les Soviets des deux capitales et dans le pays (plus de 49% des voix à Moscou) seulement longtemps après les journées de juillet 1917, il s’ensuit que les « leçons » à tirer sont tout autres, tout autres que ne le désire la dame bien de la Novaïa Jizn.
Non, non, vous feriez mieux de ne pas vous attaquer à la politique, citoyens de la Novaïa Jizn !
Si le parti révolutionnaire n’a pas la majorité dans les détachements avancés des classes révolutionnaires ni dans le pays, il ne peut être question d’insurrection. En outre, l’insurrection a besoin : 1) de la croissance de la révolution à l’échelle nationale ; 2) d’une faillite morale et politique complète de l’ancien gouvernement, par exemple, du gouvernement de «coalition» ; 3) de grandes hésitations dans le camp des éléments intermédiaires, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas entièrement pour le gouvernement, encore qu’hier ils fussent pleinement pour lui.
Pourquoi la Novaïa Jizn, en se mettant à parler des «leçons» des 3-5 juillet, n’a-t-elle pas même remarqué cette leçon très importante ? Parce que ce ne sont pas des hommes politiques qui se sont attaqués à une question politique, mais un cénacle d’intellectuels effrayés par la bourgeoisie.
Continuons. En troisième lieu, les faits attestent que c’est précisément après les 3-4 juillet, précisément après que les messieurs Tsérétéli furent démasqués par leur politique de juillet, précisément parce que les masses ont vu dans les bolchéviks leurs combattants d’avant-garde et dans les «partisans du bloc social» des traîtres, que commence l’effondrement des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. Cet effondrement était prouvé, dès avant l’aventure Kornilov, par les élections du 20 août, à Pétrograd, qui avaient amené là victoire des bolchéviks et la défaite des «partisans du bloc social » (le Diélo Naroda s’est tout récemment efforcé de réfuter ces faits, en dissimulant les résultats pour tous les partis ; mais il n’a fait que se tromper lui-même et tromper ses lecteurs ; d’après les données du Dien du 24 août, données qui ne se rapportent qu’à la ville, le pourcentage des voix en faveur des cadets est passé de 22 à diminué 23%, mais le chiffre absolu de voix en leur faveur a diminué de 40% ; le pourcentage des voix obtenues par les bolchéviks est passé de 20 à 33% et le nombre absolu des voix recueillies n’a diminué que de 10% ; le pourcentage des voix pour les partis « du milieu » est passé de 58 à 44% et le nombre absolu des voix qu’ils ont obtenues a diminué de 60% !!).
L’effondrement des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks après les journées de juillet et jusqu’à l’expérience Kornilov est également prouvé par le développement de l’aile «gauche» dans ces deux partis, qui va presque jusqu’à 40% : « revanche » des bolchéviks persécutés par les Kérenski.
Le parti prolétarien, malgré la «perte» de quelques centaines de membres, a eu des gains gigantesques, à la suite des 3-4 juillet, car c’est précisément au cours de ces rudes journées que les masses ont compris et ont vu son dévouement et la trahison des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. La «leçon » donc n’est pas du tout, du tout celle que prétend la Novaïa Jizn ; elle est tout autre : ne pas s’éloigner des masses en effervescence pour se ranger aux côtés des « Moltchaline de la démocratie », et, s’il faut en venir à l’insurrection, passer à l’attaque, tant que les forces de l’ennemi sont dispersées, prendre l’ennemi à l’improviste.
N’est-il pas vrai, messieurs les « pseudo-marxistes » de la Novaïa Jizn ?
Ou bien le « marxisme» consiste-t-il à ne pas fonder la tactique sur l’appréciation exacte de la situation objective, mais à mettre en un seul tas, sans réflexion et sans critique, la «guerre civile» et le «Congrès des Soviets accompagné de la convocation de l’Assemblée constituante » ?
C’est tout simplement ridicule, messieurs ; c’est tourner complètement en dérision et le marxisme et toute logique en général !
Si la situation objective n’offre pas de terrain à une aggravation de la lutte des classes telle qu’elle devienne « guerre civile », pourquoi alors avez-vous parlé de «guerre civile» à propos du «Congrès des Soviets et de l’Assemblée constituante ?» (tel est précisément le titre de l’éditorial de la Novaïa Jizn que nous considérons). Il fallait alors dire clairement au lecteur et lui prouver que dans les conditions objectives il n’y a pas de terrain possible pour la guerre civile et que, pour cette raison, on peut et on doit reconnaître comme l’essentiel de la tactique les moyens «simples» du point de vue juridique et du point de vue parlementaire, pacifiques, constitutionnels et légaux, tels que le Congrès des Soviets et l’Assemblée constituante. Alors, on pourrait être d’avis qu’un tel congrès, qu’une telle assemblée sont réellement en mesure de décider.
Mais si, objectivement, dans la situation présente, il se trouve que la guerre civile est inévitable ou même simplement probable, si vous n’en avez pas parlé «en l’air», mais si vous avez vu clairement, si vous avez senti, si vous avez touché du doigt l’existence de circonstances propres à conduire à la guerre civile, comment avez-vous pu reconnaître comme essentiels le Congrès des Soviets ou l’Assemblée constituante ? ? C’est bafouer les masses affamées et déchirées par les souffrances ! Eh quoi, l’homme qui a faim consentira-t-il à «attendre» deux mois ? La désorganisation économique dont vous annoncez tous les jours les progrès consentira-t-elle à «attendre» le Congrès des Soviets ou l’Assemblée constituante ? Et l’offensive allemande, si nous ne faisons pas des démarches sérieuses en vue de la paix (c’est-à-dire si nous ne proposons pas officiellement une paix équitable à tous les belligérants) consentira-t-elle à «attendre» le Congrès des Soviets ou l’Assemblée constituante ? Auriez-vous des données qui vous permettent de conclure que la révolution russe dont l’histoire, du 28 février au 30 septembre, s’est déroulée avec une impétuosité rare et sur un rythme exceptionnellement rapide se développera du 1er octobre au 29 novembre((Les dates citées dans le texte par Lénine correspondent respectivement le 28 février (13 mars) à la Révolution démocratique bourgeoise de Février ; le 30 septembre (13 octobre) au jour prévu initialement par le Gouvernement provisoire pour la convocation de l’Assemblée constituante ; le 29 novembre (11 décembre) 1917 à la date finalement retenue. )) à une allure archi-tranquille, pacifique, légale, équilibrée, sans heurts, sans saccades, sans défaites militaires, sans crises économiques ? L’armée du front, à propos de laquelle Doubassov, officier non bolchévik, a déclaré officiellement au nom du front qu’elle « ne se battra pas», cette armée acceptera-t-elle tranquillement de souffrir de la faim et du froid jusqu’à la date «fixée»? Et le soulèvement paysan, parce que vous l’appellerez «anarchie» et «pogrom», parce que Kérenski enverra des forces «militaires» contre les paysans, cessera-t-il d’être un élément de la guerre civile? Est-il possible, est-il concevable que le gouvernement travaille tranquillement, correctement, sans feinte, à convoquer l’Assemblée constituante, dans ce pays rural, alors que ce gouvernement réprime le soulèvement paysan?
Ne riez pas, messieurs, du «désarroi de l’Institut Smolny(( Lénine cite un passage tiré de l’article de N. Soukhanov «Le tonnerre retentit de nouveau» publié dans le journal Novaïa Jizn. Depuis août 1917, l’Institut Smolny fut le siège des fractions bolchéviques du Comité exécutif central de Russie et du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd ; en octobre s’y installa également le Comité militaire révolutionnaire.)) » !
Votre désarroi n’est pas moindre. Aux questions menaçantes que pose la guerre civile, vous répondez par des phrases d’hommes désemparés, par de pitoyables illusions constitutionnelles. Voilà pourquoi je déclare que si les bolchéviks s’abandonnaient à un tel état d’esprit, ils perdraient et leur parti et leur révolution.
1er octobre 1917
N. Lénine