Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie
Lénine
« Izvestia du Comité exécutif central » n° 208, 27 octobre 1917. « Pravda » n° 171, 28 octobre (10 novembre) 1917.
Le rapport est conforme au texte de la « Pravda » ; le décret, au texte du journal « Izvestia du Comité exécutif central »
2. Rapport sur la paix du 26 octobre (8 novembre)
La question de la paix est une question brûlante, une question névralgique de l’heure actuelle. On a beaucoup parlé, beaucoup écrit sur cette question ; et probablement, vous en avez tous beaucoup discuté. Aussi permettez-moi de passer à la lecture d’une déclaration que devra publier le gouvernement élu par vous.
Décret sur la paix
Le Gouvernement ouvrier et paysan, créé par la révolution des 24 et 25 octobre et s’appuyant sur les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, propose à tous les peuples belligérants et à leurs gouvernements d’entamer des pourparlers immédiats en vue d’une paix juste et démocratique.
La paix juste ou démocratique, dont a soif l’écrasante majorité des classes ouvrières et laborieuses, épuisées, harassées, martyrisées par la guerre, dans tous les pays belligérants((Il est question des pays participant à la première guerre mondiale de 1914-1918 qui opposa les pays de l’Entente (France, Grande-Bretagne, Russie, auxquels se joignirent par la suite l’Italie et les Etats-Unis), et en outre la Belgique, la Serbie, la Roumanie, le Japon, et la Chine, à l’Allemagne, à l’Autriche-Hongrie, à la Turquie et à la Bulgarie.)) – la paix qu’exigent de la façon la plus résolue et la plus instante les ouvriers et les paysans russes depuis le renversement de la monarchie tsariste, – cette paix, le gouvernement, estime qu’elle ne peut être qu’une paix immédiate, sans annexions (c’est-à-dire sans mainmise sur les terres étrangères, sans rattachement par la force de nationalités étrangères) et sans contributions de guerre.
Telle est la paix dont le gouvernement de la Russie propose la conclusion immédiate à tous les peuples belligérants ; il se montre disposé à faire sur-le-champ, sans le moindre délai, toutes les démarches décisives, jusqu’à la ratification définitive de toutes les conditions de cette paix par les assemblées plénipotentiaires des représentants désignés par les peuples de tous les pays et de toutes les nations.
Par annexions ou conquêtes de terres étrangères, le gouvernement entend, conformément à la conscience du droit qu’ont les démocraties en général et les classes laborieuses en particulier, tout rattachement à un Etat grand ou puissant d’une nationalité petite ou faible, si l’accord et le désir de cette nationalité n’ont pas été exprimés avec précision, avec clarté et de plein gré, indépendamment de l’époque où ce rattachement par la force a été réalisé, indépendamment aussi du degré de développement ou de l’état arriéré de la nation rattachée par la force ou, maintenue pur la force dans les frontières d’un Etat donné. Indépendamment, enfin, du fait que cette nation se trouve en Europe on dans de lointains pays d’outre-mer.
Si une nation est maintenue par la force dans les frontières d’un Etat donné, si, malgré le désir exprimé de sa part – peu importe que ce soit exprimé dans la presse, dans des assemblées populaires, dans les résolutions des partis ou dans des émeutes et des soulèvements contre le joug national, – on ne lui accorde pas le droit de trancher par un vote libre, sans la moindre contrainte, après l’évacuation totale de l’armée de la nation à laquelle elle est rattachée ou en général d’une nation plus forte, la question des formes du son existence politique, alors son rattachement est une annexion, c’est-à-dire une conquête et un acte de violence.
Poursuivre cette guerre pour savoir comment partager entre les nations fortes et riches les peuples faibles qu’elles ont conquis. c’est, selon le gouvernement, le plus grand des crimes contre l’humanité ; et il se déclare solennellement résolu à signer immédiatement des conditions de paix qui mettront fin à cette guerre, conditions déjà indiquées d’égalité et de justice pour tous les peuples sans exception !
En même temps, le gouvernement déclare qu’il ne considère pas le moins du monde ces conditions de paix comme un ultimatum, c’est-à-dire qu’il est d’accord pour examiner toutes les autres conditions de paix et insiste seulement sur une proposition de paix aussi rapide que possible, émanant d’un quelconque pays belligérant ; il insiste aussi pour que la clarté soit complète, pour que soient absolument exclus toute équivoque et tout secret, lors de la proposition de paix.
Le gouvernement abolit la diplomatie secrète et exprime de son côté la ferme intention de mener les pourparlers en pleine franchise, devant le peuple entier ; il procède immédiatement à la publication complète des traités secrets ratifiés ou conclus par le gouvernement des propriétaires fonciers et des capitalistes depuis février jusqu’au 23 octobre 1917. Ces traités, dans la mesure où ils visent, comme cela s’est produit dans la majorité des cas, à l’obtention de profits et de privilèges par les propriétaires fonciers et les capitalistes russes, au maintien ou à l’accroissement des annexions des Grands-Russes, sont annules immédiatement et sans condition par le gouvernement.
S’adressant aux gouvernements et aux peuples de tous les pays et leur proposant d’entamer ouvertement des pourparlers immédiats en vue de la conclusion de la paix, le gouvernement se déclare pour sa part prêt à mener ces pourparlers tant par messages écrits que par télégraphe, ou par des pourparlers entre les représentants des différents pays ou à une conférence de ces représentants. Pour faciliter ces pourparlers, le gouvernement désigne son représentant plénipotentiaire dans les pays neutres.
Le gouvernement propose à tous les gouvernements et aux peuples de tous les pays belligérants de conclure immédiatement un armistice, considérant pour sa part comme désirable que cet armistice soit conclu pour 3 mois au moins, c’est-à-dire pour une durée au cours de laquelle serait possible la conclusion définitive des pourparlers de paix avec la participation des représentants de tous les peuples et de toutes les nations sans exception, qui ont pris part à la guerre ou qui ont été forcés d’y prendre part, aussi bien que la convocation d’assemblées investies des pleins pouvoirs, formées des représentants désignés par les peuples de tous les pays, en vue d’une ratification définitive des conditions de paix.
Adressant cette proposition de paix aux gouvernements et aux peuples de tous les pays belligérants, le gouvernement provisoire des ouvriers et des paysans de Russie s’adresse aussi en particulier aux ouvriers conscients des trois nations les plus avancées de l’humanité et des Etats plus importants engagés dans la guerre actuelle : Angleterre, France et Allemagne. Les ouvriers de ces pays ont rendu les plus grands services à la cause du progrès et du socialisme : les magnifiques exemples du mouvement chartiste en Angleterre ; une série de révolutions historiques d’une importance majeure réalisées par le prolétariat français ; enfin la lutte héroïque contre la loi d’exception et un long effort de ténacité et de discipline, qui constitue un exemple pour les ouvriers du monde entier, effort tendant à former des organisations prolétariennes de masse en Allemagne. Tous ces exemples d’héroïsme prolétarien et d’initiative historique sont pour nous la garantie que les ouvriers de ces pays accompliront les tâches qui leur incombent aujourd’hui, qu’ils libéreront l’humanité des horreurs de la guerre et de ses conséquences ; que ces ouvriers, par leur activité multiple, décisive, par leur énergie sans réserve nous aideront à mener avec succès jusqu’au bout la lutte pour la paix et, en même temps, la lutte pour l’affranchissement des masses laborieuses et exploitées de tout esclavage et de toute exploitation.
Le gouvernement ouvrier et paysan créé par la révolution des 24-25 octobre et s’appuyant sur les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, doit entamer immédiatement des pourparlers de paix. Notre appel doit être adressé à la fois aux gouvernements et aux peuples. Nous ne pouvons pas laisser de côté les gouvernements, car alors la conclusion de la paix traînerait en longueur et un gouvernement populaire ne peut pas agir ainsi, mais nous n’avons pas le moins du monde le droit de ne pas nous adresser en même temps aux peuples. Partout il y a désaccord entre les gouvernements et les peuples ; aussi devons-nous aider les peuples à intervenir dans les questions de la guerre et de la paix. Naturellement, nous défendrons par tous les moyens tout notre programme de paix sans annexions et sans contributions de guerre. Nous ne nous en écarterons pas, mais nous devons arracher des mains de nos ennemis la possibilité de dire que leurs conditions sont différentes et que, pour cette raison, il n’y a pas lieu d’entrer en pourparlers avec nous. Non, nous ne devons pas leur fournir ce prétexte et présenter nos conditions comme un ultimatum. C’est pourquoi nous indiquons la disposition portant que nous examinerons toutes les conditions, toutes les propositions de paix. Nous les examinerons, cela ne signifie pas que nous les accepterons. Nous les soumettrons à la discussion de l’Assemblée constituante qui aura tout pouvoir pour décider ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas consentir. Nous luttons contre le mensonge des gouvernements qui en paroles ne font tous que parler de paix, de justice, mais qui en fait mènent des guerres de conquête et de rapine. Il n’est pas un gouvernement qui dira tout ce qu’il pense. Quant à nous, nous sommes hostiles à la diplomatie secrète et nous agirons ouvertement devant le peuple tout entier. Nous ne fermons pas, nous n’avons pas fermé les yeux sur les difficultés. Il n’est pas possible de mettre fin à la guerre par un simple refus de le faire, il n’est pas possible de mettre fin à la guerre unilatéralement. Nous proposons un armistice de trois mois, nous ne refusons pas un délai plus court, pour permettre à l’armée épuisée de reprendre le souffle au moins pendant quelque temps ; en outre, il est nécessaire de convoquer dans tous les pays civilisés des assemblées nationales pour examiner les conditions.
En proposant de conclure immédiatement un armistice, nous nous adressons aux ouvriers conscients des pays qui ont beaucoup fait pour le développement du mouvement prolétarien. Nous nous adressons aussi aux ouvriers d’Angleterre où s’est produit le mouvement chartiste, aux ouvriers de France qui ont plus d’une fois dans leurs insurrections montré la force de leur conscience de classe, et aux ouvriers d’Allemagne qui ont mené la lutte contre la loi sur les socialistes et qui ont créé de puissantes organisations.
Dans le manifeste du 14 mars, nous avons proposé de renverser les banquiers((Lénine a en vue l’appel du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, « Aux peuples du monde » publié dans les Izvestia du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, n° 15, du 15 mars 1917. )) ; or, non seulement nous n’avons pas renversé les nôtres, mais encore nous avons conclu alliance avec eux. Aujourd’hui, nous avons renversé le gouvernement des banquiers.
Les gouvernements et la bourgeoisie feront tous leurs efforts pour s’unir et pour étouffer dans le sang la révolution ouvrière et paysanne. Mais trois ans de guerre ont suffisamment éduqué les masses. Le mouvement des Soviets dans d’autres pays, le soulèvement de la flotte allemande, étouffé par les junkers du bourreau Guillaume. Enfin, il ne faut pas oublier que nous vivons non pas au fond de l’Afrique, mais en Europe ou tout peut être rapidement connu.
Le mouvement ouvrier prendra le dessus et tracera la voie de la paix et du socialisme. (Applaudissements prolongés et ininterrompus.)