L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme
Lénine
3. Le capital financier et l’oligarchie financière
« Une part toujours croissante du capital industriel, écrit Hilferding, n’appartient pas aux industriels qui l’utilisent. Ces derniers n’en obtiennent la disposition que par le canal de la banque, qui est pour eux le représentant des propriétaires de ce capital. D’autre part, force est à la banque d’investir une part de plus en plus grande de ses capitaux dans l’industrie. Elle devient ainsi, de plus en plus, un capitaliste industriel. Ce capital bancaire -c’est-à-dire ce capital-argent- qui se transforme ainsi en capital industriel, je l’appelle « capital financier ». « Le capital financier est donc un capital dont disposent les banques et qu’utilisent les industriels((R. HILFERDING : Le capital financier, Moscou, 1912, pp. 338-339.)). »
Cette définition est incomplète dans la mesure où elle passe sous silence un fait de la plus haute importance, à savoir la concentration accrue de la production et du capital, au point qu’elle donne et a déjà donné naissance au monopole. Mais tout l’exposé de Hilferding, en général, et plus particulièrement les deux chapitres qui précèdent celui auquel nous empruntons cette définition, soulignent le rôle des monopoles capitalistes.
Concentration de la production avec, comme conséquence, les monopoles; fusion ou interpénétration des banques et de l’industrie, voilà l’histoire de la formation du capital financier et le contenu de cette notion.
Il nous faut montrer maintenant comment la « gestion » exercée par les monopoles capitalistes devient inévitablement, sous le régime général de la production marchande et de la propriété privée, la domination : d’une oligarchie financière. Notons que les représentants de la science bourgeoise allemande – et pas seulement allemande – comme Riesser, Schulze-Gaevernitz, Liefmann, etc., sont tous des apologistes de l’impérialisme et du capital financier. Loin de dévoiler le « mécanisme » de la formation de cette oligarchie, ses procédés, l’ampleur de ses revenus « licites et illicites », ses attaches avec les parlements, etc., etc., ils s’efforcent de les estomper, de les enjoliver. Ces « questions maudites », ils les éludent par des phrases grandiloquentes autant que vagues, par des appels au « sentiment de responsabilité » des directeurs de banques, par l’éloge du « sentiment du devoir » des fonctionnaires prussiens, par l’analyse doctorale des futilités qu’on trouve dans les ridicules projets de loi de « surveillance » et de « réglementation », par des fadaises théoriques comme cette définition « scientifique » saugrenue du professeur Liefmann : « Le commerce est une pratique industrielle visant à réunir les biens, à les conserver et à les mettre à la disposition« ((R. LIEFMANN : ouvr. cité, p. 476.)) (les italiques sont dans l’ouvrage du professeur)… Il en résulte que le commerce a existé chez l’homme primitif qui ne pratiquait pas encore l’échange et qu’il doit subsister dans la société socialiste !
Mais les faits monstrueux touchant la monstrueuse domination de l’oligarchie financière sont tellement patents que, dans tous les pays capitalistes, aussi bien en Amérique qu’en France et en Allemagne, est apparue une littérature qui, tout en professant le point de vue bourgeois, brosse néanmoins un tableau à peu près véridique, et apporte une critique – évidemment petite-bourgeoise – de l’oligarchie financière.
A la base, il y a tout d’abord le « système de participations », dont nous avons déjà dit quelques mots. Voici l’exposé qu’en fait l’économiste allemand Heymann, qui a été l’un des premiers, sinon le premier, à s’en occuper :
« Un dirigeant contrôle la société de base (littéralement : la « société-mère ») ; celle-ci, a son tour, règne sur les sociétés qui dépendent d’elle (les « sociétés filles ») ; ces dernières règnent sur les « sociétés petites-filles », etc. On peut donc sans posséder un très grand capital, avoir la haute main sur d’immenses domaines de la production. En effet, si la possession de 50% du capital est toujours suffisante pour contrôler une société par actions, le dirigeant n’a besoin que d’un million pour pouvoir contrôler 8 millions de capital dans les « sociétés petites-filles ». Et si cette « imbrication » est poussée plus loin, on peut avec un million, contrôler seize millions, trente-deux millions, etc((Hans Gideon HEYMANN : Die gemischten Werke im deutschen Grosseisengewerbe, Stuttgart., 1904, pp. 268-269.)). »
En fait, l’expérience montre qu’il suffit de posséder 40% des actions pour gérer les affaires d’une société anonyme((LIEFMANN : Beteiligungsgesellschaften, etc., 1ère édition, p. 258.)), car un certain nombre de petits actionnaires disséminés n’ont pratiquement aucune possibilité de participer aux assemblées générales, etc. La « démocratisation » de la possession des actions, dont les sophistes bourgeois et les opportunistes pseudo-social démocrates attendent (ou assurent qu’ils attendent) la « démocratisation du capital », l’accentuation du rôle et de l’importance de la petite production, etc., n’est en réalité qu’un des moyens d’accroître la puissance de l’oligarchie financière. C’est pourquoi; soit dit en passant, dans les pays capitalistes plus avancés ou plus anciens et « expérimentés », le législateur permet l’émission de titres d’un montant réduit. En Allemagne, une action ne peut, aux termes de la loi, être d’un montant inférieur à mille marks, et les magnats allemands de la finance considèrent d’un oeil envieux l’Angleterre où sont autorisées des actions d’une livre sterling (=20 marks; environ 10 roubles). Siemens, un des plus grands industriels et « rois de la finance » allemands, déclarait au Reichstag, le 7 juin 1900, que « l’action d’une livre sterling est la base de l’impérialisme britannique((SCHULZE-GAEVERNITZ dans Grundiss der Sozialökonomik., V, 2, p. 110.)). » Ce marchand a une conception nettement plus profonde, plus « marxiste », de l’impérialisme que certain auteur incongru, qui passe pour le fondateur du marxisme russe et qui estime que l’impérialisme est une tare propre à un peuple déterminé…
Mais le « système de participations » ne sert pas seulement à accroître immensément la puissance des monopolistes, il permet en outre de consommer impunément les pires tripotages et de dévaliser le public, car d’un point de vue formel, au regard de la loi, les dirigeants de la « société-mère » ne sont pas responsables de la filiale, considérée comme « autonome » et par l’intermédiaire de laquelle on peut tout « faire passer ». Voici un exemple que nous empruntons au fascicule de mai 1914 de la revue allemande Die Bank :
« La « Société anonyme de l’acier à ressorts » de Cassel était considérée, il y a quelques années encore, comme l’une des entreprises allemandes les plus rentables. Une mauvaise gestion fit que ses dividendes tombèrent de 15% à zéro. La direction, devait-on apprendre, avait, à l’insu des actionnaires, fait à l’une de ses sociétés filiales, la « Hassia », au capital nominal de quelques centaines de milliers de marks seulement, une avance de fonds de 6 millions de marks. De ce prêt qui représentait presque le triple du capital-actions de la société-mère, celle-ci ne soufflait mot dans ses bilans. Juridiquement, un pareil silence était parfaitement légal, et il put durer deux années entières sans qu’aucun article de la législation commerciale fût violé. Le président du conseil de surveillance qui, en qualité de responsable, signait ces bilans truqués, était et est encore président de la Chambre de commerce de Cassel. Les actionnaires n’eurent connaissance de l’avance faite à « Hassia » que longtemps après, quand elle se révéla une erreur « … (l’auteur aurait bien fait de mettre ce mot entre guillemets)… » et que les actions de l' »acier à ressorts », à la suite des opérations de vente pratiquées par des initiés, eurent perdu près de 100% de leur valeur…
« Cet exemple typique des jongleries dont sont couramment l’objet les bilans des sociétés par actions nous explique pourquoi leurs conseils d’administration se risquent dans les affaires hasardeuses d’un coeur bien plus léger que les particuliers. La technique moderne des bilans ne leur offre pas seulement la possibilité de cacher à l’actionnaire moyen les risques engagés; elle permet aussi aux principaux intéressés de se dérober aux conséquences d’une expérience avortée en vendant à temps leurs actions, alors que l’entrepreneur privé assume l’entière responsabilité de ses actes…
Les bilans de nombreuses sociétés anonymes rappellent ces palimpsestes du Moyen âge, dont il fallait d’abord gratter le texte visible pour pouvoir découvrir, dessous, les signes qui révélaient le texte réel du document. » (un palimpseste est un parchemin dont on a gratté l’écriture première pour y écrire un nouveau texte.)
« Le procédé le plus simple et de ce fait, le plus souvent employé pour rendre un bilan indéchiffrable consiste à diviser une entreprise donnée en plusieurs parties, par la constitution ou l’adjonction de filiales. L’avantage de ce système selon les buts visés -légaux ou illégaux- est tellement évident que les sociétés importantes qui ne l’ont pas adopté font aujourd’hui figure d’exception((L. ESCHWEGE : « Tochtergesellschaften ». Die Bank, 1914, n°1, p. 545.)). »
L’auteur cite comme exemple la société puissante et monopoliste appliquant très largement ce système, la fameuse Société générale d’électricité (l’A. E. G., sur laquelle nous reviendrons plus loin). En 1912, on estimait qu’elle participait à 175 ou 200 autres sociétés, les dominant, bien entendu, et englobant au total un capital d’environ 1,5 milliard de marks((Kurt HEINIG : « Der Weg des Elektrotrusts », dans Die Neue Zeit, 1912, 30e année, n°2, p. 484.)).
Toutes les règles de contrôle et de surveillance, de publication des bilans, d’établissement de schémas précis pour ces derniers, etc., ce par quoi les professeurs et les fonctionnaires bien intentionnés – c’est-à-dire ayant la bonne intention de défendre et de farder le capitalisme – occupent l’attention du public, sont ici dépourvues de toute valeur. Car la propriété privée est sacrée, et l’on ne peut empêcher personne d’acheter, de vendre, d’échanger des actions, de les hypothéquer, etc.
Pour juger du développement que le « système de participations » a pris dans les grandes banques russes, il suffit de se reporter aux données fournies par E. Agahd qui, employé pendant quinze ans à la Banque russo-chinoise, publia en mai 1914 un ouvrage dont le titre n’est pas tout à fait exact : Grandes Banques et marché mondial((E. AGAHD : Grossbanken und Weltmarkt. Die wirtschaftliche und politische Bedeutung der Grossbanken im Weltmarkt unter Berücksichtigung ihres Einflusses auf Russlands Volkswirtschaft und die deutsch-russischen Beziehungen, Berlin, 1914.)). L’auteur divise les grandes banques russes en deux groupes principaux : a) celles qui appliquent le « système de participations » et b) celles qui sont « indépendantes » (entendant toutefois arbitrairement par ce dernier terme l' »indépendance » à l’égard des banques étrangères). Il subdivise le premier groupe en trois sous-groupes : 1) participation allemande, 2) participation anglaise et 3) participation française. C’est-à-dire « participation » et domination des plus grandes banques étrangères de la nation envisagée. Quant aux capitaux des banques, l’auteur les divise en capitaux à placement « productif » (dans l’industrie et le commerce) et capitaux de « spéculation » (consacrés aux opérations boursières et financières), estimant, du point de vue réformiste petit-bourgeois qui lui est propre qu’on peut en régime capitaliste distinguer entre ces deux genres de placements et éliminer le dernier.
Voici ces données :
Actif des banques (d’après les bilans d’octobre-novembre 1913)
(en millions de roubles)
Groupe de banques russes | Capitaux placés | ||
Production | Spéculation | Total | |
a 1) 4 banques : Banque Commerciale de Sibérie, Russe, Internationale, Comptoir d’Escompte |
413,7 | 859,1 | 1272,8 |
a 2) 2 banques : Industrielle et Commerciale, Russo-Anglaise | 239,3 | 169,1 | 408,4 |
a 3) 5 banques : Russo-Asiatique, Privée de Saint-Petersbourg, Azov-Don, Union de Moscou, Russo-Française de Commerce |
711,8 | 661,2 | 1373,0 |
Total (11 banques) | 1364,8 | 1689,4 | 3054,2 |
b) 8 banques du corps des marchands de Moscou, Volga-Kama, Junker et Cie, Banque d’affaires de Saint-Petersbourg (anc. Wawelberg), de Moscou (anc. Riabouchinsky), Comptoir d’Escompte de Moscou, Banque d’Affaires de Moscou et Privée de Moscou |
504,2 | 391,1 | 895,3 |
Total (19 banques) | 1869,0 | 2080,5 | 3949,5 |
Ainsi, d’après ces chiffres, des 4 milliards de roubles environ constituant le capital « actif » des grandes banques, plus de trois quarts, plus de 3 milliards, reviennent à des banques qui ne sont au fond que des « filiales » de banques étrangères et, en premier lieu, de banques parisiennes (du fameux trio : « Union parisienne », Banque de Paris et des Pays-Bas « Société Générales ») et berlinoises (notamment la « Deutsche Bank » et la « Disconto-Gesellschaft »). Deux des banques russes les plus importantes, la « Banque russe » (« Banque russe pour le commerce extérieur ») et la « Banque internationale » (« Banque de Saint-Pétersbourg pour le commerce international ») ont, de 1906 à 1912, fait passer leurs capitaux de 44 à 98 millions de roubles et leurs fonds de réserve de 15 à 39 millions, « en travaillant aux trois quarts avec des capitaux allemands ». La première appartient au « consortium » berlinois de la « Deutsche Bank » et la seconde à celui, également berlinois, de la « Disconto-Gesellschaft ». L’excellent Agahd s’indigne profondément de voir la majorité des actions détenues par les banques berlinoises, ce qui réduit à l’impuissance les actionnaires russes. Et, naturellement, le pays qui exporte ses capitaux fait son beurre. La « Deutsche Bank » introduisant à Berlin les actions de la Banque commerciale de Sibérie, les garda une année en portefeuille et les vendit ensuite au cours de 193 pour 100, c’est-à-dire presque au double, « s’adjugeant » ainsi un bénéfice d’environ 6 millions de roubles que Hilferding devait appeler « bénéfice de constitution ».
Notre auteur estime à 8 235 millions de roubles, presque 8,25 milliards, la « puissance » totale des plus grandes banques de Pétersbourg; quant à la « participation » ou, plus exactement, la domination des banques étrangères, il la fixe aux proportions suivantes : banques françaises, 55%; anglaises, 10%; allemandes, 35%. Sur cette somme de 8 235 millions, 3 687 millions de capitaux actifs, soit plus de 40% reviennent, suivant les calculs de l’auteur, aux syndicats patronaux ci-après : « Prodougol », « Prodamet », syndicats du pétrole, de la métallurgie et des ciments. La fusion du capital bancaire et du capital industriel, grâce à la formation des monopoles capitalistes, a donc fait de grands progrès également en Russie.
Le capital financier, concentré en quelques mains et exerçant un monopole de fait, prélève des bénéfices énormes et toujours croissants sur la constitution de firmes, les émissions de valeurs, les emprunts d’Etat, etc., affermissant la domination des oligarchies financières et frappant la société tout entière d’un tribut au profit des monopolistes. Voici, pris entre mille, un exemple, cité par Hilferding, des « procédés de gestion » des trusts américains : en 1887, M. Havemeyer fondait le trust du sucre par la fusion de quinze petites sociétés, dont le capital s’élevait à un total de 6,5 millions de dollars. Convenablement « coupé d’eau », selon l’expression américaine, le capital du trust fut évalué à 50 millions de dollars. Cette « recapitalisation » tenait compte des futurs profits du monopole, de même que le trust de l’acier – toujours en Amérique – tient compte des futurs profits du monopole on achetant le plus possible de gisements de minerai. Et, effectivement, le trust du sucre a imposé ses prix de monopole; ce qui lui procura un bénéfice tel qu’il put payer 10% de dividendes au capital sept fois « coupé d’eau », soit presque 70% au capital effectivement versé lors de la fondation du trust ! En 1909, le capital de ce trust s’élevait à 90 millions de dollars. En vingt-deux ans, il avait plus que décuplé.
En France, le règne de l' »oligarchie financière » (Contre l’oligarchie financière en France, titre du fameux livre de Lysis, dont la cinquième édition a paru en 1908) a revêtu une forme à peine différente. Les quatre plus grosses banques jouissent d’un » monopole », non pas relatif, mais « absolu », de l’émission des valeurs. Pratiquement, c’est un « trust des grandes banques ». Et le monopole qu’il exerce assure des bénéfices exorbitants, lors des émissions. Le pays contractant un emprunt ne reçoit généralement pas plus de 90% du montant de ce dernier; 10% reviennent aux banques et aux autres intermédiaires. Le bénéfice des banques sur l’emprunt russo-chinois de 400 millions de francs s’est élevé à 8%; sur l’emprunt russe de 800 millions (1904), à 10%; sur l’emprunt marocain de 62 500 000 francs (1904), à 18,75%. Le capitalisme, qui a inauguré son développement par l’usure en petit, l’achève par l’usure en grand. « Les Français, dit Lysis, sont les usuriers de l’Europe. » Toutes les conditions de la vie économique sont profondément modifiées par cette transformation du capitalisme. Même lorsque la population est stagnante, que l’industrie, le commerce et les transports maritimes sont frappés de marasme, le « pays » peut s’enrichir par l’usure. « Cinquante personnes représentant un capital de 8 millions de francs peuvent disposer de deux milliards placés dans quatre banques. » Le système des « participations », que nous connaissons déjà, amène au même résultat; la « Société Générale », une des banques les plus puissantes, émet 64 000 obligations d’une filiale, les « Raffineries d’Egypte ». Le cours de l’émission étant à 150%, la banque gagne 50 centimes du franc. Les dividendes de cette société se sont révélés fictifs, le « public » a perdu de 90 à 100 millions de francs. « Un des directeurs de la « Société Générale » faisait partie du Conseil d’administration des « Raffineries d’Egypte » ». Rien d’étonnant si l’auteur est obligé de conclure : « La République française est une monarchie financière »; « l’omnipotence de nos grandes banques est absolue; elles entraînent dans leur sillage le gouvernement, la presse »((LYSIS : Contre l’oligarchie financière en France, Paris, 1908, 5e édition, pp. 11, 12, 26, 39, 40, 48.)).
La rentabilité exceptionnelle de l’émission des valeurs, une des principales opérations du capital financier, joue un rôle très important dans le développement et l’affermissement de l’oligarchie financière : « Il n’y a pas, dans tout le pays, une seule affaire qui donne, fût-ce approximativement, des bénéfices aussi élevés que la médiation pour le placement d’un emprunt étranger », dit la revue allemande Die Bank((Die Bank, 1913, n°7, p. 630.)) « Il n’est pas une seule opération bancaire qui procure des bénéfices aussi élevés que les émissions. » D’après l’Economiste allemand, les bénéfices réalisés sur l’émission de valeurs industrielles ont été, en moyenne :
en 1895 : 38,6% | en 1896 : 36,1% |
en 1897 : 66,7% | en 1898 : 67,7% |
en 1899 : 66,9% | en 1900 : 55,2% |
« En dix ans, de 1891 à 1900, l’émission des valeurs industrielles allemandes a fait « gagner » plus d’un milliard.« ((STILLICH : ouvr. cité, p. 143 et W. SOMBART : Die deutsche Volkswirtschaft im 19. Jahrhundert, 2 édit., 1909, p 526, annexe 8.))
Si, dans les périodes d’essor industriel, les bénéfices du capital financier sont démesurés, en période de dépression les petites entreprises et les entreprises précaires périssent, et les grandes banques « participent » soit à leur achat a vil prix soit à de profitables « assainissements » et « réorganisations ». Dans l' »assainissement » des entreprises déficitaires, « le capital-actions est abaissé, c’est-à-dire que les bénéfices sont répartis sur un montant moindre du capital, et calculés par la suite en conséquence. Ou encore, si les revenus sont tombés à zéro, on fait appel à un nouveau capital; celui-ci, associé à l’ancien qui est de moindre rapport, devient dès lors suffisamment rentable. Remarquons en passant, ajoute Hilferding, que tous ces assainissements et réorganisations ont pour les banques une double importance : c’est d’abord une opération fructueuse et, ensuite, une occasion de prendre en tutelle ces sociétés embarrassées((R. HILFERDING : Le capital financier, p. 172)) ».
Un exemple. La société anonyme minière « Union » de Dortmund, fondée en 1872, au capital-actions de 40 millions de marks environ, vit le cours de ses actions s’élever à 170% après qu’elle eut payé dans sa première année 12% de dividendes. Le capital financier en fit son beurre, gagnant la bagatelle de quelque 28 millions de marks. Lors de la fondation de cette société, le rôle principal était revenu a la « Disconto-Gesellschaft », cette même grosse banque allemande qui a réussi à porter son capital à 300 millions de marks. Ensuite, les dividendes de l' »Union » tombèrent à zéro. Les actionnaires durent consentir à passer une partie des capitaux par « profits et pertes », c’est-à-dire à en sacrifier une partie pour ne pas perdre le tout. Et c’est ainsi que, par une série d' »assainissements », plus de 73 millions de marks ont disparu, en trente ans, des registres de l' »Union ». « A l’heure actuelle, les actionnaires fondateurs de cette société n’en ont en mains que 5% de la valeur nominale de leurs titres((STILLICH : ouvr. cité, p. 138 et LIEFMANN : ouvr. cité, p. 51.)) », mais les banques n’ont cessé de « gagner » à chaque « assainissement ».
La spéculation sur les terrains situés aux environs des grandes villes en plein développement est aussi une opération extrêmement lucrative pour le capital financier. Le monopole des banques fusionne ici avec celui de la rente foncière et celui des voies de communication, car la montée du prix des terrains, la possibilité de les vendre avantageusement par lots, etc., dépendent surtout de la commodité des communications avec le centre de la ville, et ses communications sont précisément aux mains des grandes compagnies liées à ces mêmes banques par le système de participations et la répartition des postes directoriaux. Il se produit ce que l’auteur allemand L. Eschwege, collaborateur de la revue Die Bank, qui a spécialement étudié les opérations de vente de terrains, les hypothèques foncières, etc., a appelé le « marais » : la spéculation effrénée sur les terrains suburbains, les faillites des entreprises de construction telles que la « Boswau et Knauer » de Berlin, qui avait récolté jusqu’à 100 millions de marks par l’intermédiaire de l' »importante et respectable » « Deutsche Bank », laquelle, s’en tenant bien entendu au système des « participations », c’est-à-dire agissant en secret, dans l’ombre, s’est tirée d’affaire en perdant « seulement » 12 millions de marks; ensuite, la ruine des petits propriétaires et des ouvriers que les firmes de construction factices laissent impayés; les tripotages avec la « loyale » police et l’administration berlinoises pour avoir la haute main sur la délivrance par la municipalité des renseignements concernant les terrains et des autorisations de construire, etc., etc((Die Bank, 1913, p. 952, L. ESCHWEGE : Der Sumpf; ibidem, 1912, n°1, pp. 223 et suivantes.)).
Les « moeurs américaines », au sujet desquelles les professeurs européens et les bourgeois bien pensant lèvent si hypocritement les yeux au ciel, sont devenues, à l’époque du capital financier, celles de toute grande ville dans n’importe quel pays.
On parlait à Berlin, au début de 1914, de la constitution prochaine d’un « trust des transports », c’est-à-dire d’une « communauté d’intérêts « de trois entreprises berlinoises de transports : Chemin de fer électrique urbain, Société des tramways et Société des omnibus. « Que pareille intention existât, écrivait Die Bank, nous le savions depuis qu’il est connu que la majorité des actions de la Société des omnibus a été acquise par deux autres sociétés de transports… On ne saurait suspecter la bonne foi des instigateurs de ces projets qui espèrent, par une régularisation unifiée des transports, réaliser des économies, dont une partie pourrait finalement profiter au public. Mais la question se complique du fait que, derrière le trust en formation, il y a des banques qui, si elles le veulent, peuvent subordonner les moyens de communication dont elles auront le monopole aux intérêts de leur commerce de terrains. Pour se convaincre combien une telle supposition est naturelle, il suffit de se rappeler que, dès la fondation de la Société du chemin de fer électrique urbain, les intérêts de la grande banque qui la patronnait s’y sont trouvés mêlés. Savoir : les intérêts de cette entreprise de transports s’enchevêtraient avec les intérêts du trafic des terrains. En effet, la ligne Est de ce chemin de fer devait desservir des terrains que la banque, une fois la construction de la ligne assurée, revendit avec un énorme bénéfice pour elle-même et pour quelques participants((« Verkehrstrust », Die Bank, 1914, n°1, p. 89.)) « …
Le monopole, quand il s’est formé et brasse des milliards, pénètre impérieusement dans tous les domaines de la vie sociale, indépendamment du régime politique et de toutes autres « contingences ». La littérature économique allemande a l’habitude de louer servilement l’intégrité des fonctionnaires prussiens, non sans faire allusion au Panama français et à la corruption politique américaine. Mais la vérité est que même les publications bourgeoises consacrées aux affaires bancaires de l’Allemagne sont constamment obligées de déborder le domaine des opérations purement bancaires et de parler, par exemple, de « l’attraction exercée par les banques » sur les fonctionnaires qui, de plus en plus fréquemment, passent au service de ces dernières : « Où en est l’intégrité du fonctionnaire d’Etat qui aspire, dans son for intérieur à une petite place de tout repos à la Behrenstrasse(( « Der Zug zur Bank », dans Die Bank, 1909, n°1, p. 79.)) ? » (rue de Berlin où se trouve le siège de la « Deutsche Bank ».) L’éditeur de Die Bank, Alfred Lansburgh, écrivait en 1909 un article : « La signification économique du byzantinisme », traitant notamment du voyage de Guillaume II en Palestine et « de sa conséquence immédiate, le chemin de fer de Bagdad, cette fatale « grande oeuvre de l’esprit d’entreprise allemand », qui a plus fait pour l' »encerclement » que tous nos péchés politiques pris ensemble(( « Der Zug zur Bank », dans Die Bank, 1909, n°1, p. 301.)) » (il faut entendre par encerclement la politique d’Edouard VII, tendant à isoler l’Allemagne dans le cercle d’une alliance impérialiste antiallemande). En 1911, le collaborateur déjà mentionné de cette revue, Eschwege, publiait un article intitulé : « La ploutocratie et les fonctionnaires », dans lequel il dévoilait, entre autres, le cas du fonctionnaire allemand Völker, qui se signala par son énergie au sein de la commission des cartels, mais qui, au bout de quelque temps, se trouva être détenteur d’une petite place lucrative dans le plus grand des cartels, le Syndicat de l’acier. Des cas analogues, qui ne sont point un effet du hasard, obligeaient l’écrivain bourgeois à reconnaître que « la liberté économique garantie par la Constitution allemande n’est plus, dans bien des domaines, qu’une phrase vide de sens » et que, la domination de la ploutocratie une fois établie, « même la liberté politique la plus large ne peut empêcher que nous ne devenions un peuple d’hommes privés de liberté(( Die Bank, 1911, n°2, p. 825 1913, n°2, p. 926.)) ».
Pour ce qui est de la Russie, nous nous bornerons a un seul exemple. Il y a quelques années, une nouvelle a fait le tour de la presse, annonçant que Davydov, directeur de la chancellerie du crédit, abandonnait son poste d’Etat pour entrer au service d’une grande banque; celle-ci lui accordait des émoluments qui, d’après le contrat, devaient en quelques années se monter à plus d’un million de roubles. La chancellerie du crédit est une institution dont la tâche est de « coordonner l’activité de tous les établissements de crédit de l’Etat » et qui accorde aux banques de la capitale des subventions allant de 800 à 1 000 millions de roubles((E. AGAHD : ouvr. cité, p. 202.)) .
Le propre du capitalisme est, en règle générale, de séparer la propriété du capital de son application à la production; de séparer le capital-argent du capital industriel ou productif; de séparer le rentier, qui ne vit que du revenu qu’il tire du capital-argent, de l’industriel, ainsi que de tous ceux qui participent directement à la gestion des capitaux. L’impérialisme, ou la domination du capital financier, est ce stade suprême du capitalisme où cette séparation atteint de vastes proportions. La suprématie du capital financier sur toutes les autres formes du capital signifie l’hégémonie du rentier et de l’oligarchie financière; elle signifie une situation privilégiée pour un petit nombre d’Etats financièrement « puissants », par rapport a tous les autres. On peut juger de l’échelle de ce processus par la statistique des émissions, c’est-à-dire de la mise en circulation de valeurs de toute sorte.
Dans le Bulletin de l’institut international de statistique, A. Neymarck((Bulletin de l’Institut international de statistique, tome XIX, livr. II, La Haye, 1912. Les données sur les petits Etats (2e colonne) sont celles de 1902, augmentées de 20%.)) a publié sur les émissions de valeurs dans le monde entier des données très étendues, complètes, susceptibles d’être comparées, et maintes fois reproduites par la suite fragmentairement dans les publications économiques. Voici les chiffres pour les quarante dernières années :
1871-1880 : 76,4 | 1881-1890 : 64,5 |
1894-1900 : 100,4 | 1901-1910 : 197,8 |
Entre 1870 et 1880, la somme des émissions a augmenté dans le monde entier à la suite, notamment, des emprunts, conséquence de la guerre franco-prussienne et de la « Gründerzeit » qui la suivit en Allemagne. D’une façon générale, pendant les trente dernières années du XIXe siècle, les émissions n’augmentent relativement pas très vite. Mais, au cours des dix premières années du XXe siècle, la progression est énorme, près de 100% en dix ans. Le début du XXe siècle marque donc un tournant en ce qui concerne non seulement l’extension des monopoles (cartels, syndicats, trusts), ce dont nous avons déjà parlé, mais aussi en ce qui concerne le développement du capital financier.
Neymarck évalue à environ 815 milliards de francs le total des valeurs émises dans le monde entier en 1910. Défalcation faite, approximativement, des sommes répétées, il abaisse ce total à 575 ou 600 milliards, qui se répartissent comme suit entre les différents pays (le montant étant supposé égal à 600 milliards) :
Angleterre | 142 | Japon | 12 | |
Etats-Unis | 132 | 479 |
Belgique | 7,5 |
France | 110 | Espagne | 7,5 | |
Allemagne | 95 | Suisse | 6,25 | |
Russie | 31 | Danemark | 3,75 | |
Autriche-Hongrie | 24 | Suède, Norvège,Roumanie, etc. | 2,5 | |
Italie | 14 | |||
Hollande | 12,5 | Total | 600 |
Ces chiffres, on le voit immédiatement, mettent très nettement en évidence les quatre pays capitalistes les plus riches, qui disposent chacun d’environ 100 à 150 milliards de francs de valeurs. Deux de ces quatre pays – l’Angleterre et la France – sont les pays capitalistes les plus anciens et, ainsi que nous le verrons, les plus riches en colonies; les deux autres – les Etats-Unis et l’Allemagne – sont les plus avancés par le développement rapide et le degré d’extension des monopoles capitalistes dans la production. Ensemble, ces quatre pays possèdent 479 milliards de francs, soit près de 80% du capital financier mondial. Presque tout le reste du globe est, d’une manière ou d’une autre, débiteur et tributaire de ces pays, véritables banquiers internationaux qui sont les quatre « piliers » du capital financier mondial.
Il importe d’examiner particulièrement le rôle que joue l’exportation des capitaux dans la création du réseau international de dépendances et de relations du capital financier.