Leçon sérieuse et sérieuse responsabilité
Lénine
Écrit le 5 mars 1918. Publié le 6 mars 1918 dans la « Pravda » n° 42. Signé : N. Lénine
Nos tristes « hommes de gauche », qui publient depuis hier leur propre journal, le Kommounist (il faudrait ajouter : communiste de l’époque d’avant Marx), se dérobent à la leçon et aux leçons de l’histoire, ils se dérobent à leur propre responsabilité.
Vaines dérobades. Ils ne réussiront pas à se dérober.
Ils se mettent en quatre, ils accumulent dans les journaux colonnes sur colonnes, ils se dépensent sans compter, prodiguant l’encre d’imprimerie pour présenter la « théorie » de la « trêve » comme une « théorie » mauvaise et sans fondement.
Hélas ! Leurs efforts sont impuissants à démentir les faits. Les faits sont têtus, dit avec raison un proverbe anglais. C’est un fait que, depuis le 3 mars, à une heure de l’après-midi, lorsque les Allemands ont cessé les opérations militaires, jusqu’au 5 mars à 7 heures du soir, moment où j’écris ces lignes, nous bénéficions d’une trêve et que nous avons déjà profité de ces deux jours pour assurer la défense effective (se traduisant par des actes, et non par des phrases) de la patrie socialiste. Ce fait deviendra chaque jour pl us évident pour les masses. Et c’est un fait qu’au moment où l’armée du front, incapable de se battre, se sauve dans la panique en abandonnant ses canons et sans avoir le temps de faire sauter les ponts, la défense de la patrie et l’augmentation de sa capacité de résistance ne peuvent être assurées par des bavardages sur la guerre révolutionnaire (le bavardage devant cette fuite panique de l’armée, dont les partisans de la guerre révolutionnaire n’ont pas su retenir un seul détachement, est tout bonnement une honte), mais par une retraite en bon ordre, pour le salut des restes de l’armée, par l’utilisation à cette fin de chaque jour de trêve.
Les faits sont têtus.
Nos tristes « hommes de gauche » s’efforcent, en se dérobant aux faits, à leurs enseignements, au problème des responsabilités, de cacher aux lecteurs un passé récent, encore tout neuf, d’une portée historique, qu’ils escamotent en invoquant un passé depuis longtemps révolu et dénué d’importance. Exemple : K. Radek rappelle dans un article ce qu’il a écrit en décembre (en décembre !) sur la nécessité d’aider l’armée à tenir, et ce dans un « mémoire adressé au Conseil des Commissaires du Peuple ». Ce mémoire, je n’ai pas été en mesure de le lire, et je me demande pourquoi Karl Radek ne le publie pas en entier. Pourquoi n’explique-t-il pas exactement et clairement ce qu’il entendait au juste alors par « paix de compromis » ? Pourquoi n’évoque-t-il pas un passé plus récent, où il parlait dans la Pravda de son illusion (la pire de toutes) sur la possibilité de conclure la paix avec les impérialistes allemands à la condition que la Pologne nous serait restituée ?
Pourquoi ?
Parce que les tristes « hommes de gauche » sont obligés d’estomper les faits qui montrent leurs responsabilités à eux, « hommes de gauche », quant aux illusions qui ont aidé en fait les impérialistes allemands et entravé le progrès et le développement de la révolution en Allemagne.
N. Boukharine tente même de nier aujourd’hui avoir affirmé avec ses amis que les Allemands ne pourraient pas prendre l’offensive. Très nombreux pourtant sont ceux qui savent que c’est un fait, que Boukharine et ses amis l’ont affirmé, qu’ils ont, en semant cette illusion, aidé l’impérialisme allemand et entravé le progrès de la révolution allemande, désormais affaiblie parce qu’on a pris à la République soviétique de Grande-Russie, lors de la fuite panique de l’armée paysanne, des milliers et des milliers de canons, et pour des centaines et des centaines de millions de richesses. Je l’avais prédit avec clarté et précision, dans mes thèses du 7 janvier. Si Boukharine doit maintenant « se désavouer », tant pis pour lui. Tous ceux qui se rappellent ses déclarations et celles de ses amis sur l’impossibilité pour les Allemands de prendre l’offensive, hausseront les épaules en le voyant contraint de « désavouer » ses propres paroles.
Et pour ceux qui ne s’en souviennent pas, pour ceux qui ne les ont pas entendues, nous invoquerons un document autrement précieux, intéressant et instructif à l’heure présente que les écrits de décembre de K. Radek. Ce document, que les « hommes de gauche » ont malheureusement caché à leurs lecteurs, c’est 1) le résultat des votes du 21 janvier 1918 à la conférence réunissant le Comité central de notre Parti et l’actuelle opposition de « gauche » ; et 2) au Comité central du 17 février 1918.
Le 21 janvier 1918, sur la question de savoir s’il fallait rompre sans délai les pourparlers avec les Allemands, Stoukov fut le seul (des collaborateurs du lamentable journal des « gauches » le Kommounist) à voter pour. Tous les autres votèrent contre.
Sur la question de savoir s’il serait admissible de signer une paix annexionniste au cas où les Allemands rompraient les pourparlers ou présenteraient un ultimatum, seuls Obolenski (quand donc seront publiées « ses » thèses ? pourquoi le Kommounist n’en dit-il rien ?) et Stoukov votèrent contre. Tous les autres votèrent pour.
Sur la question de savoir s’il faudrait en pareil cas signer la paix proposée, ne votèrent contre qu’Obolenski et Stoukov. Les autres « hommes de gauche » s’abstinrent !! C’est un fait.
Le 17 février 1918, sur la question de savoir qui était pour la guerre révolutionnaire, Boukharine et Lomov, « la question étant ainsi posée, refusent de participer au vote ». Personne ne vote pour. C’est un fait !
Sur la question de savoir s’il faut « attendre pour reprendre les pourparlers de paix, que l’offensive allemande se soit manifestée à un degré suffisant (authentique !) et que son influence sur le mouvement ouvrier allemand se soit précisée », Boukharine, Lomov et Ouritski, parmi les collaborateurs actuels de l’organe « de gauche », votent pour.
Sur la question : conclurons-nous la paix si l’offensive allemande a lieu et s’il ne se produit pas d’essor révolutionnaire en Allemagne et en Autriche, Lomov, Boukharine et Ouritski se sont abstenus.
Les faits sont têtus. Or les faits attestent que Boukharine niait la possibilité de l’offensive allemande et semait des illusions par lesquelles en fait, à con corps défendant, il aidait les impérialistes allemands et entravait le progrès de la révolution allemande. C’est en cela que consiste la phrase révolutionnaire. On croit aller dans un sens et on va dans un autre.
Boukharine me reproche de ne pas analyser en termes concrets les conditions de la paix actuelle. Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que mon argumentation n’avait et n’a, quant au fond, nul besoin de cet examen. Il me suffisait de prouver que notre dilemme réel, et non pas imaginaire, est celui-ci : ou bien ces conditions, qui nous laissent souffler ne serait-ce que quelques jours, ou bien la situation de la Belgique et de la Serbie. Cela, Boukharine ne l’a pas réfuté, du moins pour Pétrograd. Son collègue M. Pokrovski l’a reconnu.
Et si les nouvelles conditions de paix sont plus mauvaises, plus lourdes, plus humiliantes que les conditions de Brest-Litovsk, si mauvaises, si lourdes et si humiliantes soient-elles, nos tristes « hommes de gauche » Boukharine, Lomov, Ouritski et Cie en sont responsables devant la grande République des Soviets de Russie. C’est un fait historique démontré par les votes dont j’ai parlé plus haut. Aucune dérobade ne vous permettra d’échapper à ce fait. On vous donnait les conditions de Brest-Litovsk, vous avez répondu par des fanfaronnades et des rodomontades qui ont aggravé ces conditions. C’est un fait. Et vous ne pourrez vous dégager de cette responsabilité.
Mes thèses du 7 janvier 1918 prédisent avec une netteté absolue qu’en raison de l’état de notre armée (état que ne pouvaient modifier les phrases « contre » les masses paysannes fatiguées), la Russie devrait, si elle n’acceptait pas la paix de Brest-Litovsk, conclure une paix séparée pire encore.
Les « hommes de gauche » sont tombés dans le piège tendu par la bourgeoisie russe, qui avait besoin de nous jeter dans la guerre la plus onéreuse pour nous.
Que les « socialistes-révolutionnaires de gauche », en se prononçant pour la guerre immédiate, se soient manifestement coupés de la paysannerie, c’est un fait. Et ce fait atteste que la politique des socialistes-révolutionnaires de gauche n’est pas sérieuse, comme d’ailleurs la politique en apparence « révolutionnaire » de tous les socialistes-révolutionnaires au cours de l’été 1917.
Que les ouvriers les plus conscients et les plus avancés échappent rapidement à la griserie de la phrase révolutionnaire, c’est ce que montre l’exemple de Pétrograd et de Moscou. À Pétrograd, les meilleurs quartiers ouvriers, ceux de Vyborg et de Vassilievski-Ostrov, sont déjà dégrisés. Le Soviet des députés des ouvriers de Pétrograd n’est pas pour la guerre immédiate, il a compris la nécessité de la préparer, et il la prépare. Les adversaires de la phrase révolutionnaire l’ont déjà emporté à Moscou, à la conférence des bolchéviks de cette ville, les 3 et 4 mars 1918.
À quel monstrueux aveuglement en sont arrivés les « hommes de gauche », c’est ce que montre une phrase d’un article de Pokrovski : « S’il faut faire la guerre, c’est maintenant » (souligné par Pokrovski, … « tant que – écoutez, écoutez ! – l’armée russe n’a pas encore été démobilisée jusqu’à ses unités de formation récente. »
Quiconque ne tourne pas le dos aux faits sait que notre armée non démobilisée a été, en février 1918, le plus grand obstacle à la résistance aux Allemands en Grande-Russie, en Ukraine et en Finlande. C’est un fait. Car elle ne pouvait pas ne pas fuir, prise de panique, en entraînant à sa suite les détachements de soldats rouges.
Quiconque veut profiter des leçons de l’histoire, ne pas en esquiver la responsabilité, ne pas s’en détourner, songera, par exemple, aux guerres de Napoléon 1er avec l’Allemagne.
La Prusse et l’Allemagne ont conclu à plusieurs reprises avec l’envahisseur des traités de paix dix fois plus lourds et plus humiliants (que le nôtre), allant jusqu’à admettre une police étrangère, jusqu’à s’engager à soutenir, en fournissant des troupes, les campagnes de conquête de Napoléon 1er. Dans ses traités avec la Prusse, Napoléon 1er opprimait et démembrait l’Allemagne avec dix fois plus de violence que Hindenbourg et Guillaume n’en mettent à nous accabler maintenant. Il se trouva néanmoins en Prusse des hommes qui, au lieu de faire les fanfarons, ont signé les traités de paix les plus « déshonorants », qui les ont signés parce qu’ils n’avaient pas d’armée, qui ont accepté des conditions dix fois plus oppressives et plus humiliantes, et puis qui se sont quand même dressés pour l’insurrection et la guerre. Cela ne s’est pas produit une mais plusieurs fois. L’histoire connaît plusieurs de ces traités de paix et de ces guerres. Plusieurs exemples de trêves. Plusieurs nouvelles déclarations de guerre par l’envahisseur. Plusieurs exemples d’alliance entre une nation opprimée et celle qui opprime, rivale de la nation conquérante et tout aussi conquérante qu’elle (avis aux partisans de la « guerre révolutionnaire » sans recours à l’aide des impérialistes !).
Ainsi s’est faite l’histoire.
Il en fut ainsi. Il en sera ainsi. Nous sommes entrés dans une époque où les guerres vont se succéder. Nous allons vers une nouvelle guerre patriotique. Nous y arriverons dans les conditions de la révolution socialiste qui monte. Et dans cette voie difficile, le prolétariat russe et la révolution russe sauront se guérir des fanfaronnades et de la phrase révolutionnaire ; ils sauront accepter des traités de paix très durs, ils sauront se relever.
Nous avons conclu notre paix de Tilsit. Nous verrons aussi notre victoire, notre libération, de même que les Allemands, après la paix de Tilsit de 1807, se sont libérés de Napoléon en 1813 et 1814. L’intervalle qui sépare notre paix de Tilsit de notre libération sera probablement plus court, car l’histoire chemine plus vite.
Assez de fanfaronnades ! Du travail sérieux, de la discipline et de l’organisation !