VIIe Conférence du Parti de la province de Moscova
Lénine
29—31 octobre 1921
Publié les 3 et 4 novembre 1921 dans la Pravda n° 248 et 249
La nouvelle politique économique
I
Rapport à la séance du 29 octobre 1921
Camarades, avant d’aborder le rapport sur la nouvelle politique économique, je dois faire remarquer que j’entends ce sujet autrement que beaucoup de camarades ici présents s’y attendent peut-être ; plus exactement, je ne saurais traiter ici qu’une partie peu considérable de ce sujet. Il est évident que dans ce domaine, ce qui pourrait surtout retenir l’attention, c’est l’appréciation des dernières lois et ordonnances édictées par le pouvoir des Soviets, relatives à la nouvelle politique économique. L’intérêt pour cet ordre de questions serait d’autant plus légitime que le nombre de ces décrets est plus grand et que le besoin de les régler, de les résumer et de les sanctionner se fait sentir davantage. Or, autant que je puis m’en rendre compte par mes observations faites au Conseil des Commissaires du Peuple, ce besoin se fait aujourd’hui sentir de façon impérieuse. Je considérerais aussi comme très légitime le désir de prendre connaissance des faits et des chiffres déjà disponibles sur les résultats de la nouvelle politique économique. Certes, le nombre de ces faits, vérifiés et contrôlés, est encore bien faible ; cependant, il en existe. Il est incontestable que pour étudier la nouvelle politique économique, il est absolument nécessaire de suivre les faits et d’essayer de les résumer. Mais je ne puis traiter aucun de ces deux sujets ; si ces questions retiennent votre attention, je suis sur que vous trouverez des rapporteurs spéciaux. Pour moi, c’est un autre problème qui m’intéresse : celui de la tactique, ou, si l’on peut dire, celui de la stratégie révolutionnaire que nous appliquons en fonction du tournant de notre politique ; il s’agit de déterminer dans quelle mesure cette politique est conforme d’une part à notre conception générale de notre mission, et d’autre part dans quelle mesure l’opinion et la conscience actuelles du Parti se sont adaptées à la nécessité de cette nouvelle politique. C’est à cette question particulière, et à elle seule, que je voudrais consacrer mes propos.
Le premier point qui retient mon attention, c’est de savoir dans quel sens on peut dire, en portant un jugement sur notre nouvelle politique économique, que notre politique économique précédente était erronée, si l’on à raison de caractériser cette politique comme une politique erronée et, enfin, dans l’affirmative, dans quel sens ce jugement porté sur l’ancienne politique économique peut être considéré comme utile et nécessaire.
Il me semble que cette question est importante pour nous permettre de voir dans quelle mesure nous sommes aujourd’hui d’accord au sein du Parti sur les questions essentielles de notre politique économique actuelle.
L’attention du Parti doit-elle se porter uniquement aujourd’hui sur les diverses questions concrètes posées par cette politique économique, ou faut-il qu’elle s’attache, au moins de temps à autre, à l’examen des conditions générales de cette politique, et à la question de savoir si l’attention, la conscience et l’intérêt du Parti répondent à ces conditions générales ? J’estime qu’à l’heure actuelle notre nouvelle politique économique n’est pas encore suffisamment claire pour les larges masses du Parti, et qu’il nous serait impossible de mener à bien notre tâche qui consiste à créer les bases de notre nouvelle politique économique et à lui donner une orientation précise, si nous ne nous rendions pas compte clairement de l’erreur contenue dans notre politique économique précédente.
Afin d’éclaircir ma pensée, et pour savoir dans quel sens on peut et on doit affirmer, à mon avis, que notre politique économique précédente était erronée, je me permettrai de prendre l’exemple d’un épisode de la guerre russo-japonaise, qui nous aidera, je crois, à nous faire une idée plus exacte de la corrélation des divers systèmes et procédés politiques au cours d’une révolution comme la nôtre. Il s’agit de la prise de Port-Arthur par le général japonais Nogi. Ce qui m’intéresse surtout dans cet exemple, c’est que la prise de Port-Arthur est passée par deux phases complètement différentes. Dans la première, les assauts des Japonais échouèrent tous et valurent au fameux général japonais une quantité énorme de victimes. La deuxième phase s’ouvrit lorsque les Japonais furent obligés d’assiéger la forteresse selon toutes les règles de l’art militaire ; ce siège fut excessivement difficile, pénible et lent, mais au bout de quelque temps, la forteresse fut prise par ce moyen. En examinant ces faits, une question se présente tout naturellement à l’esprit : dans quel sens peut-on dire que la première tactique du général japonais pour prendre la forteresse était erronée ? Les assauts qu’il lança contre Port-Arthur étaient-ils une erreur ? Et si ces attaques étaient une erreur, dans quelles conditions fallait-il l’avouer pour que l’armée japonaise puisse accomplir sa mission, et dans quelle mesure cette erreur devait-elle être reconnue ?
Bien entendu, de prime abord, la réponse à cette question parait être tout à fait simple. Puisque plusieurs assauts contre Port-Arthur avaient échoué — c’est un fait — puisque les pertes des assaillants étaient extrêmement lourdes — ce qui est également un fait incontestable —, il est évident que le caractère erroné de la tactique d’assaut direct contre la forteresse de Port-Arthur n’a pas besoin d’être prouvé. Mais d’un autre côté, il est aisé de voir qu’en présence d’un problème qui comporte beaucoup d’inconnues, il est difficile de déterminer avec une précision absolue, ou du moins avec une exactitude suffisante, le moyen à employer contre la forteresse ennemie, tant que l’on n’aura pas acquis l’expérience pratique voulue. Il était impossible de déterminer ce moyen sans avoir au préalable éprouvé en pratique la puissance de cette forteresse, de ses ouvrages, l’état de sa garnison, etc. Sans ces données, même l’un des meilleurs capitaines, et le général Nogi est certainement du nombre, ne pouvait pas choisir une bonne tactique pour prendre la forteresse. D’autre part, l’objectif de toute la guerre et la nécessité de lui donner une issue victorieuse exigeaient que ce problème fut résolu aussi rapidement que possible ; en même temps, il y avait les plus grandes chances que, même s’il fallait consentir de lourdes pertes pour enlever la forteresse d’assaut, ces pertes fussent largement compensées. Elles auraient permis à l’armée japonaise d’entreprendre des opérations militaires sur d’autres fronts, elles auraient achevé l’une des tâches les plus essentielles, avant que l’adversaire, c’est-à-dire l’armée russe, ait eu le temps d’envoyer des renforts importants au front lointain, de les mieux préparer et, peut-être, de devenir plus puissante que l’armée japonaise.
L’examen du développement de l’opération militaire dans son ensemble ainsi que des conditions dans lesquelles l’armée japonaise a opéré, permet de conclure que les assauts lancés contre Port-Arthur témoignaient non seulement du très grand héroïsme de l’armée japonaise, qui s’est trouvée être capable d’accepter les plus grands sacrifices, mais qu’ils constituaient aussi la seule tactique possible dans ces conditions, c’est-à-dire au début des opérations, la seule tactique utile et nécessaire ; sans l’épreuve pratique de la possibilité pour les troupes d’enlever la forteresse d’assaut, sans l’épreuve de la force de résistance de l’adversaire, il n’y avait pas de raison d’entreprendre une lutte plus longue et plus pénible, qui, du fait même de sa longueur, comportait des dangers d’une autre nature. Du point de vue de l’opération dans son ensemble, sa première partie, composée d’assauts et d’attaques, doit être considérée comme nécessaire, comme utile, puisque, je le répète, sans cette expérience, l’armée japonaise n’aurait pas connu suffisamment les conditions concrètes de la lutte. Quelle était la situation de cette armée, au moment où se termina la phase d’assauts contre la forteresse ennemie ? Des milliers et des milliers d’hommes étaient déjà tombés, il en tomberait encore des milliers, mais on ne prendra pas la forteresse pour autant par ce moyen — telle était la situation au moment où une partie, ou la majeure partie, de l’armée avait dû admettre qu’il fallait renoncer à l’assaut et entreprendre le siège. Puisque la tactique s’est trouvée erronée, il faut en finir avec cette erreur ; il faut reconnaître que tout ce qui s’y rattache constitue un obstacle à l’action qui doit être développée selon une nouvelle ligne : on doit abandonner les assauts et commencer le siège, changer la disposition des troupes, du matériel, sans parler des actions et des procédés particuliers. Il convient de reconnaître de la manière la plus claire, la plus nette et la plus résolue, que jusque-là on s’était trompé, afin d’éviter des obstacles dans le développement de la nouvelle stratégie et de la nouvelle tactique, dans la marche des opérations qui devaient désormais prendre une tout autre tournure et qui, comme nous le savons, ont été couronnées de succès, bien que cela ait duré bien plus longtemps que l’on ne s’y attendait.
Je crois que cet exemple peut servir à faire comprendre la situation où s’est trouvée notre révolution au moment où elle devait s’acquitter de ses tâches socialistes dans le domaine de l’édification économique. A cet égard, on peut distinguer très nettement deux périodes. D’une part, la période allant à peu près du début 1918 au printemps 1921, et, d’autre part, celle qui commence au printemps 1921.
Si vous vous rappelez les déclarations, officielles ou non, faites par notre Parti depuis fin 1917 jusqu’au commencement de 1918, vous verrez que des cette époque, nous nous rendions compte que le développement de la révolution, le développement de la lutte pouvait suivre deux voies : une voie relativement courte et une voie très longue et très pénible. Mais dans nos appréciations de l’évolution possible nous nous inspirions la plupart du temps — je ne me souviens pas d’exceptions — de l’hypothèse du passage direct à l’édification socialiste, hypothèse qui n’était peut-être pas toujours ouvertement exprimée, mais que l’on sous-entendait toujours tacitement. J’ai relu à dessein ce que nous avons écrit, par exemple, en mars et en avril 1918 sur les tâches de notre révolution dans le domaine de l’édification socialiste, et j’ai acquis la conviction que cette hypothèse existait réellement.
Nous avions alors résolu déjà un problème essentiel qui, du point de vue politique, était forcément un problème préliminaire : la prise du pouvoir, la fondation du système d’Etat soviétique en lieu et place de l’ancien régime parlementaire bourgeois ; et ensuite, nous nous sommes retirés de la guerre impérialiste ; nous ne pouvions d’ailleurs le faire, on le sait, qu’au prix de sacrifices terriblement lourds, en signant la paix de Brest-Litovsk, dont les conditions presque impossibles à supporter constituaient une humiliation sans précédent. Après la conclusion de cette paix, la période allant de mars jusqu’en été 1918 fut une période où les tâches militaires semblaient être accomplies. Plus tard, les événements montrèrent qu’il n’en était rien, qu’en mars 1918, une fois sortis de la guerre impérialiste, nous entrions dans une période de guerre civile, qui commençait à se dessiner de plus en plus nettement depuis le début de l’insurrection des Tchécoslovaques dans l’été 1918. A ce moment-là, en mars ou en avril 1918, quand nous parlions de nos tâches, nous opposions déjà aux méthodes de transition graduelle, des méthodes d’action consistant surtout à exproprier les expropriateurs ; celles-ci caractérisaient principalement les premiers mois de la révolution, c’est-à-dire fin 1917 et début 1918. Dès cette époque, nous disions que notre travail en matière d’organisation de l’inventaire et du contrôle retardait grandement sur l’expropriation des expropriateurs. Cela voulait dire que nous avions exproprié beaucoup plus que nous ne pouvions inventorier, contrôler, diriger, etc… Il fallait donc passer de l’expropriation, de la destruction du pouvoir des exploiteurs et des expropriateurs, à la mise en place de l’inventaire et du contrôle, il fallait aborder les tâches économiques, pour ainsi dire prosaïques, de l’édification immédiate. Dès cette époque, il nous a fallu reculer sur nombre de points. C’est ainsi qu’en mars et avril 1918 la question de la rétribution des spécialistes se posa, compte tenu des rapports bourgeois et non pas socialistes, c’est-à-dire la question d’accorder aux spécialistes une rétribution sans égard aux difficultés ou aux conditions particulièrement pénibles du travail, mais répondant aux habitudes bourgeoises et aux conditions de la société bourgeoise. Au début, une rémunération exceptionnellement élevée, aussi élevée que sous le régime bourgeois, ne figurait pas dans le programme du gouvernement des Soviets, et s’opposait à plusieurs décrets de la fin 1917. Mais au commencement de l’année 1918, notre Parti dit expressément que nous devions faire un pas en arrière dans ce domaine, et accepter un certain « compromis » (je me sers du terme employé à ce moment-là). Une décision du comité exécutif central de Russie en date du 29 avril 1918 a admis la nécessité de modifier tout le système de rétribution des spécialistes.
L’édification économique que nous avions mise à ce moment-là au premier pian était considérée par nous sous un seul angle. Nous nous proposions de passer directement au socialisme en évitant la période préliminaire d’adaptation de l’ancienne économie à l’économie socialiste. Nous pensions qu’en organisant la production et la répartition par l’Etat, nous avions inauguré par là même un nouveau système économique de production et de répartition, différent du précédent. Nous pensions que les deux systèmes — celui de la production et de la répartition par l’Etat, et celui de la production et de la répartition privée — entreraient en conflit dans des conditions qui nous permettraient d’organiser la production et la répartition par l’Etat, en gagnant pas à pas sur le système ennemi. Nous disions que notre tâche consistait désormais moins à exproprier les expropriateurs qu’à mettre sur pied l’inventaire, le contrôle, qu’à relever le rendement du travail, qu’à renforcer la discipline. Nous le disions en mars et en avril 1918, mais nous ne nous demandions pas du tout quels seraient les rapports de notre économie avec le marché, avec le commerce. Lorsqu’à l’occasion de la polémique engagée contre certains camarades, hostiles à la paix de Brest-Litovsk, nous avons par exemple posé, au printemps 1918, la question du capitalisme d’Etat, nous ne disions pas que cela serait un pas en arrière, nous disions que notre situation serait plus facile, et que les tâches socialistes seraient plus près d’être réalisées si le capitalisme d’Etat était le système économique prédominant en Russie. C’est sur ce point que je voudrais surtout attirer votre attention, car j’estime que cela est indispensable pour comprendre le sens et la portée du changement de notre politique économique.
Je citerai un exemple qui montrera plus concrètement et plus nettement les conditions dans lesquelles se déroulait notre lutte. Récemment, j’ai eu l’occasion de voir à Moscou une Feuille d’annonces privée. Après trois années de politique économique précédente, cette Feuille d’annonces m’a semblé être quelques chose d’absolument extraordinaire, d’absolument nouveau et étrange. Mais du point de vue des méthodes générales de notre politique économique, il n’y avait là rien d’étrange. En considérant cet exemple peu important, mais assez caractéristique, il faut se rappeler comment s’est déroulée la lutte, quels en étaient les objectifs et les méthodes pendant notre révolution envisagée dans son ensemble. Un des premiers décrets édictés à la fin de 1917 fut celui qui accordait à l’Etat le monopole des annonces. Quel en était le sens ? Il signifiait que le prolétariat qui avait conquis le pouvoir politique se proposait d’instaurer des rapports sociaux et économiques nouveaux et de réaliser cette transition aussi progressivement que possible : il se proposait non pas d’abolir la presse privée, mais de la soumettre à un certain contrôle de l’Etat et de l’aiguiller dans la voie du capitalisme d’Etat. Le décret qui accordait à l’Etat le monopole des annonces impliquait qu’en principe il subsisterait des journaux privés dans le pays, que la politique économique rendant nécessaire des annonces privées se maintiendrait, que subsisterait aussi le régime de la propriété privée, que toute une série d’établissements privés ayant besoin de réclames et d’annonces subsisteraient. Tel fut et tel devait être le sens du décret qui monopolisait les annonces. Il existe quelque chose d’analogue dans les décrets concernant les banques et les opérations financières, mais pour ne pas compliquer l’exemple je n’en parlerai pas.
Quel fut le sort du décret relatif au monopole des annonces privées, publié dans les premières semaines du régime soviétique ? Il fut bientôt complètement réduit à néant. En nous rappelant aujourd’hui le développement de la lutte et les conditions dans lesquelles elle s’est poursuivie depuis, on sourit à l’idée que nous étions assez naïfs pour instaurer, à la fin de l’année 1917, le monopole des annonces privées. De quelles annonces privées pouvait-il être question dans cette période de lutte acharnée ! A ce décret du gouvernement des Soviets, l’ennemi, c’est-à-dire le monde capitaliste, répondit, en continuant la lutte et en la menant à son point culminant, jusqu’au bout. Ce document supposait que le régime soviétique, la dictature du prolétariat, était devenu tellement fort qu’il ne pouvait y avoir d’autre système économique hormis celui instauré par le nouveau régime, que tous les entrepreneurs privés et tous les patrons voyaient si bien la nécessité impérieuse de se soumettre à ce nouveau système économique qu’ils accepteraient de poursuivre la lutte sur le terrain que nous, pouvoir politique, lui avions assigné. Vous conservez — leur disions-nous — les publications privées, vous conservez l’initiative dans vos entreprises, vous conservez la liberté de publier les annonces, nécessaires au développement de ces entreprises — l’Etat se contente de créer un impôt sur ces annonces, il ne fait que les concentrer entre ses mains ; loin d’abolir le système des annonces privées, nous vous faisons profiter de l’avantage qui résulte toujours d’une concentration correcte de la publicité. Or, dans la réalité, nous fûmes obligés d’engager la lutte sur un tout autre terrain. L’ennemi, c’est-à-dire la classe des capitalistes, à répondu à ce décret de notre Etat en récusant globalement ce pouvoir d’Etat. Il ne pouvait plus être question d’aucune espèce d’annonces, puisque tout ce qui restait en fait d’éléments bourgeois et capitalistes sous notre régime tendait toutes ses forces, dès cette époque, vers la lutte pour les bases mêmes du pouvoir. Nous proposions aux capitalistes : « Soumettez-vous à la réglementation d’Etat, soumettez-vous au pouvoir d’Etat, et au lieu d’abolir complètement les conditions correspondant aux anciens intérêts, aux anciennes habitudes et idées de la population, nous modifierons tout cela graduellement par la réglementation d’Etat. » Et les capitalistes nous ont répondu en mettant en cause notre existence même. La tactique adoptée par la classe des capitalistes consistait à nous pousser à une lutte désespérée et implacable, qui nous a obligés à rompre beaucoup plus violemment avec les anciens rapports que nous ne nous le proposions.
Le décret établissant le monopole des annonces privées n’a abouti à rien, il est resté lettre morte, et la vie, c’est-à-dire la résistance de la classe des capitalistes, obligea notre pouvoir d’Etat à reporter la lutte sur un terrain bien différent, à abandonner les questions futiles, ridiculement insignifiantes dont nous avons eu la naïveté de nous occuper à la fin 1917 et de répondre à la question : être ou ne pas être, en brisant le sabotage de toute la classe des fonctionnaires, en chassant du pays les armées blanches, soutenues par la bourgeoisie du monde entier.
Cet épisode relatif au décret monopolisant les annonces fournit, à mon sens, des indications utiles touchant la question fondamentale : notre ancienne tactique était-elle erronée ou non ? Certes, aujourd’hui que nous pouvons juger des événements en nous plaçant dans la perspective de l’évolution historique, nous ne pouvons pas nous empêcher de trouver ce décret naïf, et sous un certain rapport, erroné. Mais, par ailleurs, il était juste, en ce sens que l’Etat, c’est-à-dire le prolétariat, à essayé de réaliser la transition vers de nouveaux rapports sociaux, en cherchant le plus possible à s’adapter, pour ainsi dire, aux rapports sociaux existants, en cherchant autant que possible à procéder graduellement et sans heurts. Mais l’ennemi, c’est-à-dire la classe bourgeoise, à tout mis en œuvre pour nous pousser à une lutte farouche et désespérée. Cette stratégie était-elle rationnelle du point de vue de l’ennemi ? Oui, évidemment ; n’ayant pas éprouvé ses forces dans un corps à corps direct, comment la bourgeoisie aurait-elle accepté tout à coup de se soumettre à un régime absolument nouveau, au premier régime prolétarien de l’histoire ? « Pardon, messieurs, nous répondait la bourgeoisie. Nous allons causer avec vous, mais nullement des annonces. Nous allons voir s’il ne se trouvera pas parmi nous encore un Wrangel, un Koltchak, un Dénikine et tâcher d’obtenir pour eux le concours de la bourgeoisie internationale, afin de régler des questions autrement graves que celle de savoir si vous aurez une banque d’Etat ou non. » Au sujet de la banque d’Etat comme au sujet des annonces, nous avons publié, fin 1917, pas mal de documenta qui sont restés pour la plupart lettre morte.
La bourgeoisie nous a répondu à cette époque par une stratégie qui, du point de vue de ses intérêts, était rationnelle : « Nous allons d’abord combattre pour résoudre le problème essentiel, celui de savoir si vous êtes réellement le pouvoir ou si cela vous semble seulement ; or, cette question sera réglée non point à coups de décrets, elle sera tranchée par la guerre, par la force brutale ; cette guerre sera menée non seulement par les capitalistes chassés de Russie, mais par tous ceux qui sont intéressés au maintien du régime capitaliste. Et si le reste du monde est suffisamment intéressé au maintien du régime capitaliste, nous autres, capitalistes russes, nous serons soutenus par la bourgeoisie internationale. » En posant le problème ainsi, du point de vue de ses intérêts, la bourgeoisie avait raison. Tant qu’elle pouvait avoir ne fût-ce qu’une lueur d’espoir de trancher la question fondamentale par le moyen le plus puissant — la guerre — elle ne pouvait pas et elle ne devait pas accepter les concessions partielles que le pouvoir des Soviets lui consentait en vue de réaliser une transition aussi graduelle que possible vers le nouveau régime. « Point de transition et point de régime nouveau ! » — voilà ce que nous répondait la bourgeoisie.
C’est pourquoi les événements ont pris la tournure que nous voyons aujourd’hui. D’une part, la victoire de l’Etat prolétarien, remportée au cours d’une lutte grandiose qui a caractérisé toute la période 1917-1918, et au milieu d’un indicible enthousiasme populaire ; d’autre part, la tentative faite par le pouvoir des Soviets d’instaurer une politique économique permettant de passer à travers une série de modifications graduelles et prudentes, au nouveau régime, comme je l’ai montré par le petit exemple ci-dessus. En guise de réponse à sa tentative, le pouvoir des Soviets à reçu du camp ennemi une déclaration de guerre ; l’ennemi voulait engager une lutte implacable pour savoir si le régime soviétique pourrait se maintenir dans le système des rapports économiques internationaux. Cette question ne pouvait être tranchée que par une guerre qui, à son tour, étant une guerre civile, fut extrêmement acharnée. Plus la lutte devenait difficile, et moins il restait de place à une transition prudente. J’ai dit tout à l’heure que dans cette lutte la bourgeoisie a agi en toute logique et conformément à ses intérêts. Et nous autres, que pouvions-nous dire ? « Messieurs les capitalistes, vous ne nous ferez pas peur. Nous vous battrons une deuxième fois dans ce domaine aussi, comme nous vous avons battus dans le domaine politique où vous avez échoué avec votre Assemblée constituante.» Nous ne pouvions pas agir autrement. Toute autre manière d’agir aurait signifié de notre part une capitulation complète.
Rappelez-vous dans quelles conditions notre combat s’est déroulé, et vous comprendrez la raison de ce changement de méthode, qui paraît irrationnel et fortuit ; vous comprendrez pourquoi, forts de l’enthousiasme général et après avoir solidement assis notre domination politique, nous avons pu facilement dissoudre l’Assemblée constituante et pourquoi nous avons du en même temps essayer une série de mesures pour passer graduellement et avec prudence aux réformes économiques ; vous comprendrez enfin, pourquoi la logique de la lutte et la résistance de la bourgeoisie nous ont obligés à adopter, au cours de la guerre civile qui a ravagé la Russie pendant trois ans, les procédés de lutte les plus extrêmes, les plus âpres, les plus implacables.
Au printemps 1921, nous avons compris que nous avions subi un échec dans notre tentative d’instaurer la production et la répartition socialistes par la méthode « d’assauts », c’est-à-dire par la voie la plus courte, la plus rapide, la plus directe. Au printemps 1921, la situation politique nous a montré que sur nombre de questions économiques, il fallait se replier sur les positions du capitalisme d’Etat, qu’il fallait renoncer à l’« assaut » au profit du « siège ».
Si ce changement de tactique suscite, chez certains, plaintes, pleurnicherie, démoralisation ou indignation, il faut leur dire : il est moins dangereux de subir une défaite que de craindre de la reconnaître, que de craindre d’en tirer toutes les conclusions. La lutte militaire est beaucoup plus simple que la lutte du socialisme contre le capitalisme ; nous avons vaincu les Koltchak et consorts parce que nous n’avons pas eu peur de reconnaître nos défaites, parce que nous n’avons pas eu peur d’en tirer des leçons, de refaire plusieurs fois ce qui était inachevé ou mal fait.
Il faut agir de même dans le domaine de la lutte de l’économie socialiste contre l’économie capitaliste, domaine beaucoup plus compliqué et difficile. On ne doit pas avoir peur d’avouer ses défaites. Il faut tirer de chaque défaite tous les enseignements qu’elle comporte. Ce qui à été mal fait doit être refait avec plus de soin, plus de prudence et systématiquement. Si nous admettions que l’aveu d’une défaite, tout comme l’abandon d’une position, provoque démoralisation et affaiblissement de l’énergie dans la lutte, il faudrait dire que de tels révolutionnaires ne sont bons à rien.
J’espère que, sauf quelques exceptions, nul ne pourra en dire autant des bolchéviks, trempés par une expérience de trois années de guerre civile. Notre force à toujours été et sera toujours de considérer les défaites les plus lourdes avec le plus grand sang-froid, et d’en tirer les leçons quant aux modifications à apporter à notre action. Voilà pourquoi il faut parler sans détours. C’est intéressant et important, non seulement du point de vue de la vérité théorique mais aussi du point de vue pratique. Nous n’apprendrons jamais à nous acquitter de nos tâches par des procédés nouveaux si l’expérience d’hier ne nous a pas ouvert les yeux sur les erreurs des anciens procédés.
Le passage à la nouvelle politique économique consiste précisément en ceci : après l’expérience de l’édification socialiste immédiate, expérience faite au milieu de conditions incroyablement difficiles, au milieu de la guerre civile, au milieu de la lutte acharnée que la bourgeoisie nous avait imposée, nous nous rendîmes clairement compte, au printemps 1921, qu’il fallait abandonner l’édification socialiste immédiate, qu’il fallait, dans nombre de sphères économiques, nous replier vers le capitalisme d’Etat, renoncer au système des assauts de front et commencer un siège long, désagréable, difficile et pénible, nécessitant une série de reculs. Voilà ce qu’on doit savoir pour résoudre le problème économique, c’est-à-dire pour assurer la transition économique vers le système socialiste.
Il m’est impossible aujourd’hui de citer des chiffres, des résultats ou des faits pour vous montrer à quoi à abouti la politique du retour au capitalisme d’Etat. Je me bornerai à un seul exemple. Vous savez que le bassin houiller du Donetz est l’un de nos principaux centres économiques. Vous savez que nous y possédons d’importantes entreprises, naguère capitalistes, au niveau des entreprises capitalistes d’Europe occidentale. Vous savez aussi que dans ce bassin houiller, notre tâche à d’abord été de rétablir les grosses entreprises industrielles : avec un petit nombre d’ouvriers, il nous est plus facile de procéder au rétablissement de l’industrie du Donetz. Mais qu’y voyons-nous aujourd’hui, après le changement de notre politique survenu au printemps dernier ? Nous y constatons le phénomène inverse : c’est surtout dans les petites mines données à bail aux paysans que la production progresse particulièrement. Nous y constatons le développement des rapports de capitalisme d’Etat. Ces mines travaillent bien et fournissent à l’Etat, à titre de fermage, 30 % environ du charbon extrait. La montée de la production dans le bassin du Donetz dénote une amélioration générale sensible au regard de la situation catastrophique de l’été dernier ; cette amélioration est due, en grande partie, à l’augmentation de la production dans les petites mines, exploitées sur les bases du capitalisme d’Etat. Je ne peux pas faire ici l’analyse de toutes les données qui se rapportent à cette question, mais l’exemple que j’ai cité suffit à montrer clairement certains résultats pratiques de la nouvelle politique. Le regain d’activité économique — ce dont nous avons un besoin impérieux —, l’augmentation du rendement — ce dont nous avons aussi un besoin impérieux —, tout cela commence à se réaliser grâce au retour partiel vers le système du capitalisme d’Etat. Les résultats continueront d’être favorables, si nous savons bien nous y prendre, si nous savons appliquer judicieusement cette politique à l’avenir. J’en reviens maintenant à mon idée principale. Dans ce passage à la nouvelle politique économique, dans ce retour aux procédés, aux méthodes d’action du capitalisme d’Etat, sommes-nous allés assez loin pour commencer déjà, après avoir arrêté notre retraite, à nous préparer à l’offensive ? Non, nous ne sommes pas encore allés assez loin. Et voici pourquoi. Pour reprendre la comparaison dont j’ai parlé au début (l’exemple de l’assaut et du siège pendant la guerre), je dirai que nous n’avons pas encore achevé le regroupement des troupes et du matériel, etc., — en un mot, nous n’avons pas encore achevé de préparer les nouvelles opérations qui aujourd’hui, avec l’adoption d’une nouvelle stratégie et d’une nouvelle tactique, doivent avoir un autre caractère. Puisqu’à présent nous sommes en train de passer au capitalisme d’Etat, je demande : devons-nous, oui ou non, faire le nécessaire pour que les méthodes d’action correspondant à l’ancienne politique économique n’entravent pas aujourd’hui notre action ? Il va sans dire — et notre expérience nous l’a prouvé — que nous devons faire le nécessaire dans ce sens. Au printemps, nous disions que nous ne craindrions pas de revenir au capitalisme d’Etat et nous envisagions justement la réglementation de l’échange des marchandises. Toute une série de décrets et d’arrêtés, une quantité énorme d’articles, toute la propagande, toute la législation — tout fut adapté, à partir du printemps 1921, en vue de multiplier les échanges. Qu’est-ce que cela signifiait ? Quel est le plan d’édification impliqué, pour ainsi dire, dans cette notion ? On se proposait d’organiser dans l’ensemble du pays l’échange plus ou moins socialiste des produits industriels contre les produits agricoles et de rétablir, grâce à cet échange, la grosse industrie qui est la seule base d’une organisation socialiste. A quoi a-t-on abouti ? A ceci — comme la vie pratique vous l’a parfaitement appris et comme toute notre presse le révèle également — que l’échange des marchandises à subi un échec : il a échoué en ce sens qu’il a pris la forme de vente et d’achat. Nous avons le devoir de le reconnaître maintenant, si nous ne voulons pas nous cacher la tête sous l’aile, si nous ne voulons pas faire semblant de ne pas voir notre défaite, si nous ne craignons pas de regarder le danger en face. Nous devons avouer que la retraite à été insuffisante, qu’il faut la prolonger, qu’il faut se replier plus loin, pour passer du capitalisme d’Etat à la mise en œuvre d’une réglementation par l’Etat du commerce et de la circulation monétaire. Le système de l’échange de marchandises n’a abouti à aucun résultat positif, le marché prive à été plus fort que nous, et l’échange de marchandises a dégénéré en commerce, en trafic ordinaire.
Donnez-vous la peine de vous adapter au commerce, autrement vous serez débordés par le trafic et la circulation monétaire !
Voilà pourquoi nous sommes obligés de reculer encore, pour pouvoir plus tard passer enfin à l’offensive. Voilà pourquoi à l’heure actuelle tout le monde doit se rendre compte que les procédés de notre ancienne politique économique étaient erronés. Nous devons nous en rendre compte, afin de pouvoir comprendre nettement en quoi consiste aujourd’hui le nœud de la situation, en quoi consiste la particularité de la transition qui nous attend. Les problèmes extérieurs n’ont pas en ce moment un caractère d’extrême urgence, pas plus que les problèmes militaires. A l’heure actuelle, nous nous trouvons essentiellement en face de problèmes économiques, et nous devons nous souvenir que le prochain pas que nous franchirons ne peul pas être le passage direct à l’édification socialiste.
Trois années ne nous ont pas suffi pour résoudre notre problème (le problème économique). Il nous a été impossible de le faire en si peu de temps, à cause de la misère, de la ruine et du retard culturel qui sont notre lot. Mais en général l’assaut n’a pas été inutile, il a laissé des traces.
Aujourd’hui, nous nous trouvons dans l’obligation de reculer encore un peu, non seulement vers le capitalisme d’Etat, mais aussi vers la réglementation du commerce et de la circulation monétaire par l’Etat. Ce n’est qu’en suivant cette voie, qui est plus longue que nous ne le pensions, que nous pourrons rétablir la vie économique. Il faut restaurer un système rationnel de rapports économiques, rétablir la petite économie paysanne, restaurer et relever la grosse industrie. Sans cela nous ne pourrons pas nous tirer de la crise. Il n’existe pas d’autre issue ; or, la conscience de la nécessité de cette politique économique n’est pas encore suffisamment nette chez nous. Lorsque, par exemple, je dis : « Nous devons faire en sorte que l’Etat devienne un marchand en gros ou bien apprenne à pratiquer le commerce de gros, c’est une tâche commerciale » — on trouve cela très étrange, quelques-uns même trouvent cela effrayant. « Si, disent-ils, les communistes vont jusqu’à mettre au premier pian des tâches commerciales, des tâches ordinaires, tout à fait simples, tout à fait vulgaires, tout à fait futiles, c’est qu’il ne reste plus grand-chose du communisme. N’y a-t-il pas là des raisons de désespérer et de se dire : tout est perdu ! » Cet état d’esprit existe bien autour de nous, si l’on y regarde de près ; or, il est très dangereux, car s’il prenait de l’extension, il pourrait aveugler bien des personnes, empêcherait d’avoir une claire notion de nos objectifs immédiats. Dissimuler à nous-mêmes, à la classe ouvrière, à la masse que nous continuons toujours notre retraite commencée au printemps 1921, qu’elle se poursuit aujourd’hui, en automne et en hiver 1921-1922 — ce serait nous condamner à l’inconscience la plus complète, ce serait manquer du courage de regarder la situation en face. Dans ces conditions, le travail et la lutte seraient impossibles.
Si une armée, ayant acquis la conviction qu’elle est incapable de prendre une forteresse d’assaut, déclarait qu’elle ne veut pas abandonner les anciennes positions, qu’elle se refuse à en occuper de nouvelles et à adopter de nouveaux procédés de lutte, on en dirait avec raison : ceux qui ont appris à attaquer, mais n’ont pas appris à reculer, lorsque la situation est grave, ceux-là ne sortiront pas victorieux de la guerre. Des guerres commencées et achevées par des attaques continuellement victorieuses, il n’y en a pas eu dans l’histoire universelle, ou bien s’il y en a eu, c’est à titre d’exception. Nous entendions les guerres ordinaires. A plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une guerre où le sort de toute une classe est en jeu, où se tranche la question : socialisme ou capitalisme, y a-t-il des raisons valables de supposer que le peuple qui résout ce problème pour la première fois, saura trouver du premier coup la bonne tactique, la seule tactique juste ? Quelles sont les raisons qui autorisent cette hypothèse ? Il n’y en a point ! L’expérience dit le contraire. Parmi les problèmes que nous avons eus à résoudre, tous sans exception ont dû être résolus à deux reprises. Après chaque défaite, nous examinions une nouvelle fois le problème, nous reprenions le tout, nous changions de tactique, nous cherchions pour le problème qui nous préoccupait une solution sinon définitive, du moins satisfaisante : voilà comment nous avons travaillé, voilà comment il faut travailler dans l’avenir. Si devant la perspective qui s’ouvre à nous, il n’y avait pas d’unanimité dans nos rangs, ce serait un signe des plus attristants, montrant qu’un esprit de démoralisation extrêmement dangereux s’est implanté dans le Parti. Par contre, si nous ne craignons pas de dire carrément la vérité, si amère, si douloureuse soit-elle, nous apprendrons sûrement et infailliblement à vaincre les difficultés, si grandes soient-elles.
Nous devons nous placer sur le terrain des rapports capitalistes existants. Allons-nous nous en effrayer ? Ou bien dira-t-on que cette tâche n’est pas une tâche communiste ? Ce serait ne pas comprendre la lutte révolutionnaire, ne pas comprendre le caractère de cette lutte, acharnée à l’extrême et comportant des tournants des plus brusques, et auxquels nous ne pouvons nous dérober en aucun cas.
Pour conclure je vais examiner une question qui préoccupe beaucoup de camarades. Puisqu’aujourd’hui, en automne et en hiver 1921, nous reculons encore, quand ces reculs prendront-ils fin ? Cette question, posée carrément ou non, nous l’entendons souvent. Elle me rappelle une question analogue que l’on posait lors de la conclusion du traité de paix de Brest-Litovsk. On nous demandait : « Puisque vous avez cédé à l’impérialisme allemand sur tel point et sur tel autre, quand ces concessions prendront-elles fin et y a-t-il une garantie qu’elles prendront fin un jour ? D’ailleurs, en les consentant, n’augmentez-vous pas le danger de la situation ? » Bien sûr, notre situation devient plus dangereuse, mais il ne faut pas oublier les lois fondamentales de toute guerre. Celle-ci est un danger en soi. A la guerre, il n’y a pas une minute où l’on ne soit entouré de dangers. Or, qu’est-ce que c’est que la dictature du prolétariat ? C’est une guerre, mais beaucoup plus acharnée, beaucoup plus longue et beaucoup plus tenace que toute autre. Ici, le danger nous guette à chaque pas.
La situation créée par notre nouvelle politique économique — développement de petites entreprises commerciales, cession à bail des entreprises de l’Etat, etc…, — tout cela, c’est l’extension de rapports capitalistes. Seuls des gens qui ont complètement perdu la tête peuvent ne pas s’en rendre compte. Il va sans dire que le renforcement des rapports capitalistes constitue par lui-même une aggravation du danger. Mais sauriez-vous m’indiquer dans la révolution une voie, une étape et une tactique où il n’y ait pas de danger ? Lorsqu’il n’y aura plus de dangers, ce sera la fin de la guerre, ce sera la cessation de la dictature du prolétariat ; mais pour le moment aucun d’entre nous n’y songe, bien entendu. Tout pas en avant accompli dans cette nouvelle politique économique comporte toute une suite de dangers. Lorsque nous avons déclaré au printemps que nous allions remplacer les réquisitions par l’impôt en nature et décréter la liberté d’échanger les produits agricoles dont les paysans disposeraient après avoir acquitté l’impôt en nature, nous avons par là même décrété la liberté du développement du capitalisme. Ignorer cette vérité, ce serait perdre complètement la faculté de comprendre les rapports économiques essentiels, c’est se mettre dans l’impossibilité de s’orienter et d’agir judicieusement. Bien entendu, les procédés de lutte ayant changé, le caractère du danger a également changé. Au moment où se décidait la question du pouvoir des Soviets, de la dissolution de l’Assemblée constituante, le danger était politique. On a vu par la suite que ce danger était minime. Et lorsque vint l’époque de la guerre civile, soutenue par les capitalistes du monde entier, surgit le danger militaire, qui était plus redoutable. Après le changement de notre politique économique, le danger devint plus grand encore, car l’édification économique comporte une quantité énorme de tâches modestes, quotidiennes, auxquelles on s’habitue ordinairement et qui passent inaperçues ; elle exige que nous fixions toute notre attention et tendions toutes nos forces, et elle nous impose de façon particulièrement impérieuse la nécessite d’apprendre les procédés appropriés pour surmonter ce danger. Le rétablissement du capitalisme, le développement de la bourgeoisie, l’extension de rapports bourgeois sur la base du commerce, etc. — tel est le danger qu’implique notre édification économique actuelle, qu’implique notre méthode prudente de résoudre un problème qui est beaucoup plus difficile que les problèmes précédents. Il ne doit pas y avoir à ce sujet le moindre malentendu.
Nous sommes tenus de nous rendre compte que la situation concrète actuelle exige la réglementation du commerce et de la circulation monétaire par l’Etat et que c’est dans ce domaine que nous devons être à la hauteur. Notre vie économique contient plus de contradictions qu’il n’y en avait avant la nouvelle politique économique : la situation de certaines couches de la population, peu nombreuses, a été partiellement et légèrement améliorée ; d’autre part, il existe une discordance complète entre les ressources économiques et les besoins primordiaux des autres couches qui constituent la majorité de la population. Les contradictions se sont multipliées. Et il va sans dire que tant que nous traversons une période de bouleversements violents, nous ne pourrons pas nous débarrasser de sitôt de ces contradictions.
Pour terminer, je voudrais souligner les trois points principaux de mon rapport. Le premier, c’est la question générale : dans quel sens devons-nous reconnaître que notre politique économique de la période précédente était erronée ? J’ai essayé, sur l’exemple d’une guerre, de faire comprendre la nécessité de renoncer au système des assauts brusqués pour celui du siège, de montrer que les assauts brusqués étaient indispensables au début de la lutte, mais qu’après leur échec, il fallait se rendre compte de la valeur des nouveaux procédés de lutte.
Ensuite, la première leçon et la première étape qui se sont imposées à nous au printemps 1921, c’était le développement du capitalisme d’Etat dans une nouvelle voie ; de ce point de vue, on enregistre certains succès, mais il y à aussi des contradictions sans précédent. Nous ne sommes pas encore maîtres dans ce domaine.
Troisièmement, après la retraite que nous avons dû effectuer au printemps 1921, passant de l’édification socialiste au capitalisme d’Etat, nous constatons que nous devons réglementer le commerce et la circulation monétaire par l’Etat ; si éloignée du communisme que la sphère du commerce paraisse, c’est cependant dans ce domaine que nous incombe une tâche particulière. Ce n’est qu’après nous être acquittés de cette tâche que nous pourrons faire face aux besoins économiques absolument urgents, et rendre possible le rétablissement de la grosse industrie par une voie plus longue, mais plus efficace et qui, de plus, est aujourd’hui la seule accessible pour nous.
Voilà pour l’essentiel ce que nous ne devons pas perdre de vue en ce qui concerne la nouvelle politique économique. Pour résoudre les problèmes posés par cette politique, il importe de voir clairement les grandes lignes de l’évolution, afin de pouvoir nous orienter au milieu de ce chaos apparent que nous observons aujourd’hui dans les rapports économiques, et où, à côté du passé aboli, nous apercevons les germes encore faibles du régime nouveau, où nous constatons souvent que nos procédés ne correspondent pas aux nouvelles conditions. Soucieux de relever les forces productives et de rétablir la grosse industrie, base unique de la société socialiste, nous devons aborder correctement cette tâche et la mener à bien coûte que coûte.
II
DISCOURS DE CLOTURE
Camarades, avant de répondre aux remarques faites par écrit, je voudrais dire quelques mots en réponse aux camarades qui sont intervenus ici. Dans le discours du camarade Larine, je crois qu’il faut signaler un malentendu. Ou bien je me suis mal exprimé, ou bien il m’a mal compris, lorsqu’il à rattaché la question de la réglementation, dont j’ai parie, à celle de la réglementation de l’industrie. C’est évidemment une méprise. J’ai parlé de la réglementation du commerce et de la circulation monétaire en la comparant à l’échange des marchandises. Et voici ce qu’il faut dire encore : si nous voulons que notre politique, nos décisions, notre propagande et notre agitation contribuent à améliorer cette propagande, l’agitation et nos décrets, il ne faut pas dédaigner les résultats de l’expérience immédiate. Est-il exact que nous avons parlé de l’échange des marchandises au printemps de 1921 ? Oui, naturellement, vous le savez tous. Est-il exact que l’échange des marchandises, en tant que système, s’est révélé inadéquat avec la réalité, qui, au lieu de l’échange des marchandises, nous a donné la circulation monétaire, la vente et l’achat contre de l’argent ? Cela aussi est incontestable ; les faits le montrent. C’est ce qu’il faut répondre également aux camarades Stoukov et Sorine qui ont parlé d’erreurs imaginaires. Vous avez là un exemple frappant d’erreur indéniable et non imaginaire.
L’expérience de notre nouvelle politique économique de la dernière période, inaugurée au printemps, a prouvé qu’au printemps de 1921 la nouvelle politique économique n’était contestée par personne, et que tout le Parti, à ses congrès, à ses conférences et dans la presse, l’a adoptée avec une unanimité complète. Les anciennes discussions n’ont pas influé le moins du monde sur cette nouvelle décision unanime. Celle-ci reposait sur l’idée que, par l’échange des marchandises, nous pouvons réaliser un passage plus direct à l’édification socialiste. à présent, nous voyons clairement qu’il faut encore ici un chemin détourné, passant par le commerce. Les camarades Stoukov et Sorine se sont beaucoup lamentés, disant : voilà qu’on nous parle d’erreurs, mais ne pourrait-on pas s’abstenir d’inventer des erreurs ? Bien sûr, si l’on invente des erreurs, c’est une chose tout à fait mauvaise. Mais si l’on élude les questions pratiques comme le fait le camarade Gonikman, on a absolument tort. Il a prononcé tout un discours sur ce thème : « Le phénomène historique ne pouvait pas prendre une autre tournure que celle qu’il a prise. » Voilà qui est absolument incontestable ; nous l’avons tous appris dans l’a b c du communisme, dans l’ a b c du matérialisme historique et dans l’ a b c du marxisme. Voici un raisonnement conforme à ce principe. Le discours du camarade Semkov est-il un phénomène historique ou non ? J’affirme que c’est aussi un phénomène historique. Que ce phénomène historique n’ait pas pu prendre une autre tournure que celle qu’il à prise, cela démontre précisément qu’il n’y a ici ni erreur imaginaire, ni volonté ou acceptation erronées de voir les membres du Parti se laisser aller à l’abattement, au trouble et à l’accablement. Les camarades Stoukov et Sorine craignaient beaucoup que, d’une façon ou d’une autre, entièrement ou à moitié, directement ou non, cette reconnaissance d’une erreur fût tout de même nuisible, en répandant l’abattement et en provoquant l’accablement. Avec mes exemples, j’ai voulu justement montrer que le fond de la question est ce-lui-ci : la reconnaissance de l’erreur a-t-elle à présent une portée pratique ? Faut-il actuellement changer quelque chose après ce qui s’est produit, et s’est produit inévitablement ? Au début, il y a eu un assaut, et c’est seulement après cet assaut que nous avons entrepris le siège ; tout le monde sait cela. à l’heure actuelle, la mise en œuvre de notre politique économique est entravée par l’application erronée de procédés qui seraient peut-être excellents dans d’autres conditions, mais sont maintenant nuisibles. Les camarades qui sont intervenus ont presque tous absolument négligé ce thème : or, l’essentiel est là, et seulement là. Mon meilleur allié a été ici, justement, le camarade Semkov, parce qu’il à étalé cette erreur manifestement. S’il n’y avait pas eu de camarade Semkov, ou bien s’il n’avait pas pris la parole aujourd’hui, on aurait pu effectivement avoir cette impression : ce Lénine n’a-t-il pas inventé l’erreur ? Tandis que le camarade Semkov a dit très clairement : « Que parlez-vous de commerce d’Etat ! Dans les prisons, on ne nous a pas appris à commercer ». Camarade Semkov, il est bien vrai qu’on ne nous a pas appris à commercer dans les prisons ! Et faire la guerre, est-ce qu’on nous l’a appris dans les prisons ? Et administrer l’Etat, est-ce qu’on nous l’a appris dans les prisons ? Et mettre d’accord les différents commissariats du peuple, coordonner leurs activités, cette chose tellement désagréable, est-ce qu’on nous l’a jamais apprise quelque part ? Jamais on ne nous l’a appris. Dans le meilleur des cas, on ne nous apprenait rien en prison, mais nous apprenions nous-mêmes le marxisme, l’histoire du mouvement révolutionnaire, etc. De ce point de vue, pour beaucoup le séjour en prison n’a pas été inutile. Quand on nous dit : « En prison, on ne nous a pas appris à commercer », ces mots révèlent justement une conception erronée des tâches pratiques de notre lutte d’aujourd’hui et de l’activité du Parti. Et c’est précisément l’erreur qui consiste à transposer les procédés qui conviennent à l’« assaut » dans la période du « siège ». Le camarade Semkov à mis à nu une erreur qui existe dans les rangs du Parti. Cette erreur, il faut en prendre conscience et la corriger.
Si nous pouvions nous appuyer sur l’enthousiasme militaire et politique qui a constitué une force historique incontestable et gigantesque, qui a joué un grand rôle, et qui aura des répercussions pendant de longues années sur le mouvement ouvrier international lui-même, si cet enthousiasme, joint à un certain degré de culture, et pour peu que nos usines soient relativement intactes, nous aidait à passer directement à l’édification socialiste, nous ne nous occuperions pas d’une chose aussi désagréable que le calcul commercial et l’art de commercer. Dans ce cas, ce ne serait pas nécessaire. Or, actuellement nous devons nous en occuper. Pourquoi ? Farce que nous dirigeons et que nous devons diriger l’édification économique. L’édification économique nous a amenés à recourir non seulement à des choses aussi désagréables que le bail, mais aussi à une chose aussi désagréable que le commerce. On pouvait s’attendre à ce qu’une situation aussi fâcheuse provoque l’abattement et le découragement. Mais à qui la faute ? N ‘est-ce pas la faute à ceux chez qui l’on observe ce découragement, cet abattement ? Si notre vie économique, due à l’ensemble des conditions de l’économie et de la politique, internationale et russe, est telle que la circulation monétaire, et non pas l’échange des marchandises, est devenue un fait ; s’il faut se fixer pour tâche de régler le commerce actuel, la mauvaise circulation monétaire actuelle, allons-nous dire, nous communistes, que nous n’avons rien à voir là-dedans ? C’est cela qui serait l’abattement le plus nuisible, un état d’esprit tout à fait désespéré, et rendrait tout travail impossible. La conjoncture dans laquelle nous travaillons n’est pas créée seulement par nous : elle dépend à la fois de la lutte économique et des relations avec les autres pays. Ces données ont pris une tournure telle qu’au printemps de cette année nous avons dû poser la question du bail, et que maintenant nous devons poser en outre la question du commerce et de la circulation monétaire. Essayer de s’y dérober en disant : « En prison, on ne nous a pas appris à commercer », c’est se laisser aller à un abattement inadmissible, c’est ne pas s’acquitter de notre tâche économique. Il serait beaucoup plus agréable de pouvoir prendre d’assaut le commerce capitaliste, et dans certaines conditions (fabriques intactes, économie et culture élevées) une tentative de « prise d’assaut », c’est-à-dire d’établissement direct de l’échange des marchandises, n’a rien d’erroné. Mais ce qui est une erreur actuellement, c’est que nous ne voulons pas comprendre qu’une autre façon d’agir est nécessaire et inévitable. Ce n’est pas une erreur imaginaire, ce n’est pas une erreur du domaine de l’histoire, c’est une leçon pour comprendre correctement ce qu’on peut et doit faire actuellement. Le Parti peut-il s’acquitter de sa tâche avec succès s’il l’aborde en raisonnant de la sorte : « En prison on ne nous a pas appris à commercer », nous n’avons pas besoin du calcul commercial ? Il y a bien des choses qu’on ne nous avait pas apprises en prison et que nous avons été obligés d’apprendre après la révolution ; nous les avons apprises, et fort bien apprises.
Je pense qu’apprendre à se débrouiller dans les relations commerciales et le commerce est un devoir pour nous, et que nous commencerons à étudier avec succès et achèverons cette étude lorsque nous aurons abordé cette tâche sans détours. Nous avons été obligés de reculer à tel point que la question du commerce est devenue une question pratique du Parti, une question de l’édification économique. Qu’est-ce qui dicte le passage aux positions commerciales ? La conjoncture, les conditions réelles. Ce passage est nécessaire pour que la grande industrie se relève rapidement et se lie rapidement à l’agriculture, pour obtenir un échange normal de produits. Dans un pays doté d’une industrie plus développée, cela se fera beaucoup plus vite ; chez nous, le chemin est long et en lacets, mais en fin de compte, le but vers lequel nous tendons sera atteint. Et, pour le moment, nous sommes tenus de nous guider sur les tâches que le présent et l’avenir immédiat tracent pour nous et notre Parti qui doit diriger toute l’économie de l’Etat. Actuellement, nous ne pouvons plus parler de l’échange des marchandises, car celui-ci, en tant que terrain de lutte, nous a été retiré. C’est un fait indubitable, aussi désagréable qu’il soit pour nous. Eh bien ! devons-nous dire que nous n’avons plus rien à faire ? Nullement. Nous devons nous instruire. Nous devons apprendre à réglementer à l’échelle de l’Etat les relations commerciales, tâche difficile mais qui n’a rien d’impossible. Et nous nous en acquitterons, parce que nous nous sommes acquittés de tâches qui n’étaient pas moins nouvelles, nécessaires et ardues pour nous. Le commerce coopératif est une chose difficile; mais il n’y a là rien d’impossible : il faut seulement en prendre nettement conscience et se mettre sérieusement au travail. C’est à cela que se ramène notre nouvelle politique. A l’heure actuelle, un petit nombre d’entreprises est déjà passé à la gestion commerciale, la rémunération du travail des ouvriers s’y effectue suivant les prix du marche libre, l’étalon-or à été adopté pour les paiements. Mais le nombre de ces entreprises est infime ; dans la plupart, c’est le règne du chaos, de la disparité totale entre les salaires et les conditions de vie ; une partie des entreprises s’est vu retirer l’approvisionnement par l’Etat, une partie a conservé cet approvisionnement incomplet. Où chercher l’issue ? Uniquement dans la perspective, pour nous, d’apprendre, de nous adapter, de résoudre ces problèmes comme il se doit, c’est-à-dire compte tenu des conditions données.
Voilà ma réponse aux camarades qui se sont exprimés au sujet de la causerie d’aujourd’hui, et maintenant je vais répondre brièvement à quelques-uns des billets qui m’ont été transmis.
L’un d’eux porte : « Vous vous référez à Port-Arthur, mais ne pensez-vous pas que c’est nous, encerclés par la bourgeoisie internationale, qui pourrions être Port-Arthur ? »
Oui, camarades, j’ai déjà indiqué que le propre de la guerre est le danger, qu’il ne faut pas commencer une guerre si l’on oublie que l’on peut subir une défaite. Si nous subissons une défaite, nous nous trouverons naturellement dans la triste situation de Port-Arthur. Dans tout mon discours, j’ai voulu parler du Port-Arthur du capitalisme international, lequel est assiégé, et assiégé pas seulement par notre armée. A l’intérieur de chaque pays capitaliste grandit toujours davantage l’armée qui assiége ce Port-Arthur du capitalisme international.
Un billet demande : « Quelle sera notre tactique au lendemain de la révolution sociale, si celle-ci éclate dans un an ou deux ? » S’il était possible de répondre à de telles questions, faire des révolutions serait très facile, et nous en ferions partout en quantité. Il est impossible de répondre à de telles questions, parce que nous ne pouvons pas dire ce qui se passera, je ne dis même pas dans un an ou deux, mais même dans six mois. Poser de telles questions est aussi vain que d’essayer de trancher la question de savoir laquelle des parties en lutte se trouvera dans la triste situation de la forteresse de Port-Arthur. Nous savons une seule chose, c’est qu’en fin de compte la forteresse du Port-Arthur international sera prise immanquablement, parce que dans tous les pays grandissent les forces qui l’abattront. Mais, chez nous, la question fondamentale est celle des moyens de conserver, malgré les conditions difficiles qui sont actuellement les nôtres, la possibilité de relever la grande industrie. Nous ne devons pas ignorer la gestion commerciale ; nous devons comprendre que c’est le seul terrain sur lequel on puisse créer des conditions acceptables, satisfaisantes pour les ouvriers, qu’il s’agisse des salaires ou de la quantité de travail, etc. C’est seulement sur le terrain du calcul commercial qu’on peut édifier l’économie. Ce qui gêne, ce sont les préjugés et les souvenirs de ce qui est révolu. Si nous n’en tenons pas compte, nous ne pourrons pas appliquer convenablement la nouvelle politique économique.
On pose aussi des questions de ce genre : « Où sont les limites du recul ? ». Plusieurs billets posent la question dans le même sens : jusqu’où pouvons-nous reculer ? C’est ce que j’ai prévu, et j’ai dit quelques mots à ce sujet dans mon premier discours. Cette question exprima un certain état d’abattement et de découragement, elle est dénuée de tout fondement. Nous avons entendu la même chose lors de la conclusion de la paix de Brest-Litovsk. Cette question est mal posée, parce que seule la poursuite continue de notre nouvelle politique permettra d’y répondre. Nous reculerons aussi longtemps que nous n’aurons pas appris et que nous ne serons pas prêts à passer à une offensive solide. On ne peut rien répondre de plus à cela. Reculer est fort désagréable, mais quand on se fait battre, on ne demande pas ce qui est agréable ou désagréable, les troupes reculent et personne ne s’en étonne. Rien de valable ne peut sortir des conversations sur le point de savoir quand nous cesserons de reculer. Pourquoi donc devons-nous inventer à l’avance des situations inextricables ? Au lieu de cela, il faut se mettre au travail concret. Il faut examiner attentivement les conditions concrètes, la situation ; il faut savoir à quoi on peut s’accrocher — rivière, montagne, marais ou gare — car, c’est seulement quand nous pourrons nous accrocher à quelque chose que nous pourrons passer à l’offensive. Et on ne doit pas se laisser aller à l’abattement, on ne doit pas éluder le problème à coups d’exclamations de tribune qui sont très précieuses à leur place, mais qui en cette matière ne peuvent rien donner de bon.