L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme
Lénine
6. Le partage du monde entre les grandes puissances
Dans son livre : L’extension territoriale des colonies européennes, le géographe A. Supan((A. SUPAN : Die territorial Entwicklung der euro-päischen Kolonien, 1906, p. 254.)) donne un rapide résumé de cette extension pour la fin du XIXe siècle :
1876 |
1900 |
Différence |
|
Afrique | 10,8% | 90,4% | +79,6% |
Polynésie | 56,8% | 98,9% | +42,1% |
Asie | 51,5% | 56,6% | +5,1% |
Australie | 100% | 100% | – |
Amérique | 27,5% | 27,2% | -0,3% |
« Le trait caractéristique de cette période, conclut-il, c’est donc le partage de l’Afrique et de la Polynésie. » Comme il n’y a plus, en Asie et en Amérique, de territoires inoccupés, c’est-à-dire n’appartenant à aucun Etat, il faut amplifier la conclusion de Supan et dire que le trait caractéristique de la période envisagée, c’est le partage définitif du globe, définitif non en ce sens qu’un nouveau partage est impossible, – de nouveaux partages étant au contraire possibles et inévitables, – mais en ce sens que la politique coloniale des pays capitalistes en a terminé avec la conquête des territoires inoccupés de notre planète. Pour la première fois, le monde se trouve entièrement partagé, si bien qu’à l’avenir il pourra uniquement être question de nouveaux partages, c’est-à-dire du passage d’un « possesseur » à un autre, et non de la « prise de possession » de territoires sans maître.
Nous traversons donc une époque originale de la politique coloniale mondiale, étroitement liée à l’ « étape la plus récente du développement capitaliste », celle du capital financier. Aussi importe-t-il avant tout de se livrer à une étude approfondie des données de fait, pour bien comprendre la situation actuelle et ce qui distingue cette époque des précédentes. Tout d’abord, deux questions pratiques : y a-t-il accentuation de la politique coloniale, aggravation de la lutte pour les colonies, précisément à l’époque du capital financier ? et de quelle façon exacte le monde est-il actuellement partagé sous ce rapport ?
Dans son Histoire de la colonisation((Henry C. MORRIS : The History of colonization, New-York, 1900, vol. II, p. 88 ; vol. I, p. 419 ; vol. II, p. 304.)), l’auteur américain Morris tente de comparer les chiffres relatifs à l’étendue de possessions coloniales de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne aux diverses périodes du XIXe siècle. Voici, en abrégé, les résultats qu’il obtient :
Angleterre |
France |
Allemagne |
||||
Années | Superficie (en millions de miles carrés) |
Population (en millions) |
Superficie (en millions de miles carrés) |
Population (en millions) |
Superficie (en millions de miles carrés) |
Population (en millions) |
1815-1830 | ? | 126,4 | 0,02 | 0,5 | – | – |
1860 | 2,5 | 145,1 | 0,2 | 3,4 | – | – |
1880 | 7,7 | 267,9 | 0,7 | 7,5 | – | – |
1899 | 9,3 | 309,0 | 3,7 | 56,4 | 1,0 | 14,7 |
Pour l’Angleterre, la période d’accentuation prodigieuse des conquêtes coloniales se situe entre 1860 et 1890, et elle est très intense encore dans les vingt dernières années du XIXe siècle. Pour la France et l’Allemagne, c’est surtout ces vingt années qui comptent. On a vu plus haut que le capitalisme prémonopoliste, le capitalisme où prédomine la libre concurrence, atteint la limite de son développement entre 1860 et 1880 ; or, l’on voit maintenant que c’est précisément au lendemain de cette période que commence l’ « essor » prodigieux des conquêtes coloniales, que la lutte pour le partage territorial du monde devient infiniment âpre. Il est donc hors de doute que le passage du capitalisme à son stade monopoliste, au capital financier, est lié à l’aggravation de la lutte pour le partage du monde.
Dans son ouvrage sur l’impérialisme, Hobson distingue la période 1884-1900 comme celle d’une intense « expansion » des principaux Etats européens. D’après ses calculs, l’Angleterre a acquis, pendant cette période, un territoire de 3,7 millions de miles carrés, avec une population de 57 millions d’habitants ; la France, 3,6 millions de miles carrés avec 36,5 millions d’habitants ; l’Allemagne, un million de miles carrés avec 14,7 millions d’habitants ; la Belgique, 900 000 miles carrés avec 30 millions d’habitants ; le Portugal, 800 000 miles carrés avec 9 millions d’habitants. La chasse aux colonies menée par tous les Etats capitalistes à la fin du XIXe siècle, et surtout après 1880, est un fait universellement connu dans l’histoire de la diplomatie et de la politique extérieure.
A l’apogée de la libre concurrence en Angleterre, entre 1840 et 1870, les dirigeants politiques bourgeois du pays étaient contre la politique coloniale, considérant l’émancipation des colonies, leur détachement complet de l’Angleterre, comme une chose utile et inévitable. Dans un article sur « l’impérialisme britannique contemporain((Die Neue Zeit, 1898, 16e année, n°1, p. 302.)) », publié en 1898, M. Berr indique qu’un homme d’Etat anglais aussi enclin, pour ne pas dire plus, à pratiquer une politique impérialiste, que Disraëli, déclarait en 1852 : « Les colonies sont des meules pendues à notre cou. » Mais à la fin du XIXe siècle, les hommes du jour en Grande-Bretagne étaient Cecil Rhodes et Joseph Chamberlain, qui prêchaient ouvertement l’impérialisme et en appliquaient la politique avec le plus grand cynisme !
Il n’est pas sans intérêt de constater que dès cette époque, ces dirigeants politiques de la bourgeoisie anglaise voyaient nettement le rapport entre les racines pour ainsi dire purement économiques et les racines sociales et politiques de l’impérialisme contemporain. Chamberlain prêchait l’impérialisme comme une « politique authentique, sage et économe », insistant surtout sur la concurrence que font à l’Angleterre sur le marché mondial l’Allemagne, l’Amérique et la Belgique. Le salut est dans les monopoles, disaient les capitalistes en fondant des cartels, des syndicats et des trusts. Le salut est dans les monopoles, reprenaient les chefs politiques de la bourgeoisie en se hâtant d’accaparer les parties du monde non encore partagées. Le journaliste Stead, ami intime de Cecil Rhodes, raconte que celui-ci lui disait en 1895, à propos de ses conceptions impérialistes : « J’étais hier dans l’East-End (quartier ouvrier de Londres), et j’ai assisté à une réunion de sans-travail. J’y ai entendu des discours forcenés. Ce n’était qu’un cri : Du pain ! Du pain ! Revivant toute la scène en rentrant chez moi, je me sentis encore plus convaincu qu’avant de l’importance de l’impérialisme… L’idée qui me tient le plus à coeur, c’est la solution du problème social, à savoir : pour sauver les quarante millions d’habitants du Royaume-Uni d’une guerre civile meurtrière, nous, les colonisateurs, devons conquérir des terres nouvelles afin d’y installer l’excédent de notre population, d’y trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines. L’Empire, ai-je toujours dit, est une question de ventre. Si vous voulez éviter la guerre civile, il vous faut devenir impérialistes((Die Neue Zeit, 1898, 16e année, n°1, p. 304.)). »
Ainsi parlait en 1895 Cecil Rhodes, millionnaire, roi de la finance, le principal fauteur de la guerre anglo-boer. Mais si sa défense de l’impérialisme est un peu grossière, cynique, elle ne se distingue pas, quant au fond, de la « théorie » de MM. Maslov, Südekum, Potressov, David, du fondateur du marxisme russe, etc., etc. Cecil Rhodes était tout simplement un social-chauvin un peu plus honnête…
Pour donner un tableau aussi précis que possible du partage territorial du monde et des changements survenus à cet égard pendant ces dernières dizaines d’années, nous profiterons des données fournies par Supan, dans l’ouvrage déjà cité, sur les possessions coloniales de toutes les puissances du monde. Supan considère les années 1876 et 1900. Nous prendrons comme termes de comparaison l’année 1876, fort heureusement choisie, car c’est vers cette époque que l’on peut, somme toute, considérer comme achevé le développement du capitalisme prémonopoliste en Europe occidentale, et l’année 1914, en remplaçant les chiffres de Supan par ceux, plus récents, des Tableaux de géographie et de statistique de Hübner. Supan n’étudie que les colonies ; nous croyons utile, pour que le tableau du partage du monde soit complet, d’y ajouter aussi des renseignements sommaires sur les pays non coloniaux et sur les pays semi-coloniaux, parmi lesquels nous rangeons la Perse, la Chine et la Turquie. A l’heure présente, la Perse est presque entièrement une colonie ; la Chine et la Turquie sont en voie de le devenir.
Voici les résultats que nous obtenons :
Pays |
Colonies |
Métropoles |
Total |
|||||
1876 |
1914 |
1914 |
1914 |
|||||
Angleterre | 22,5 | 251,9 | 33,5 | 393,5 | 0,3 | 46,5 | 33,8 | 440,0 |
Russie | 17,0 | 15,9 | 17,4 | 33,2 | 5,4 | 136,2 | 22,8 | 169,4 |
France | 0,9 | 6,0 | 10,6 | 55,5 | 0,5 | 39,6 | 11,1 | 95,1 |
Allemagne | – | – | 2,9 | 12,3 | 0,5 | 64,9 | 3,4 | 77,2 |
Etats-Unis | – | – | 0,3 | 9,7 | 9,4 | 97,0 | 9,7 | 106,7 |
Japon | – | – | 0,3 | 19,2 | 0,4 | 53,0 | 0,7 | 72,2 |
Total pour les 6 grandes puissances | 40,4 | 273,8 | 65,0 | 523,4 | 16,5 | 437,2 | 81,5 | 960,6 |
Colonies des autres puissances (Belgique, Hollande, etc.) | 9,9 | 45,3 | ||||||
Semi-colonies (Perse, Chine, Turquie) | 14,5 | 361,2 | ||||||
Autres pays | 28,0 | 289,9 | ||||||
Ensemble du globe | 133,9 | 1657,0 |
Ce tableau nous montre clairement qu’au seuil du XXe siècle, le partage du monde était « terminé ». Depuis 1876 les possessions coloniales se sont étendues dans des proportions gigantesques : elles sont passées de 40 à 65 millions de kilomètres carrés, c’est-à-dire qu’elles sont devenues une fois et demie plus importantes pour les six plus grandes puissances. L’augmentation est de 25 millions de kilomètres carrés, c’est-à-dire qu’elle dépasse de moitié la superficie des métropoles (16,5 millions). Trois puissances n’avaient en 1876 aucune colonie, et une quatrième, la France, n’en possédait presque pas. Vers 1914, ces quatre puissances ont acquis 14,1 millions de kilomètres carrés de colonies, soit une superficie près d’une fois et demie plus grande que celle de l’Europe, avec une population d’environ 100 millions d’habitants. L’inégalité de l’expansion coloniale est très grande. Si l’on compare, par exemple, la France, l’Allemagne et le Japon, pays dont la superficie et la population ne diffèrent pas très sensiblement, on constate que le premier de ces pays a acquis presque trois fois plus de colonies (quant à la superficie) que les deux autres pris ensemble. Mais par son capital financier, la France était peut-être aussi, au début de la période envisagée, plusieurs fois plus riche que l’Allemagne et le Japon réunis. Les conditions strictement économiques ne sont pas seules à influencer le développement des possessions coloniales ; les conditions géographiques et autres jouent aussi leur rôle. Si importants qu’aient été, au cours des dernières dizaines d’années, le nivellement du monde, l’égalisation des conditions économiques et du niveau de vie qui se sont produits dans les différents pays sous la pression de la grande industrie, des échanges et du capital financier, il n’en subsiste pas moins des différences notables, et parmi les six pays nommés plus haut, l’on voit, d’une part, de jeunes Etats capitalistes (Amérique, Allemagne, Japon), qui progressent avec une extrême rapidité, et, d’autre part, de vieux pays capitalistes (France, Angleterre), qui se développent, ces derniers temps, avec beaucoup plus de lenteur que les précédents ; enfin, un pays qui est au point de vue économique le plus arriéré (Russie), et où l’impérialisme capitaliste moderne est enveloppé, pour ainsi dire, d’un réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes.
A côté des possessions coloniales des grandes puissances, nous avons placé les colonies de faible étendue des petits Etats, lesquelles sont, pourrait-on dire, le prochain objectif d’un « nouveau partage » possible et probable des colonies. La plupart de ces petits Etats ne conservent leurs colonies que grâce aux oppositions d’intérêts, aux frictions, etc., entre les grandes puissances, qui empêchent celles-ci de se mettre d’accord sur le partage du butin. Pour ce qui est des Etats « semi-coloniaux », ils nous offrent un exemple des formes transitoires que l’on trouve dans tous les domaines de la nature et de la société. Le capital financier est un facteur si puissant, si décisif, pourrait-on dire, dans toutes les relations économiques et internationales, qu’il est capable de se subordonner et se subordonne effectivement même des Etats jouissant d’une complète indépendance politique. Nous en verrons des exemples tout à l’heure. Mais il va de soi que ce qui donne au capital financier les plus grandes « commodités » et les plus grands avantages, c’est une soumission telle qu’elle entraîne pour les pays et les peuples en cause, la perte de leur indépendance politique. Les pays semi-coloniaux sont typiques, à cet égard, en tant que solution « moyenne ». On conçoit que la lutte autour de ces pays à demi assujettis devait s’envenimer particulièrement à l’époque du capital financier, alors que le reste du monde était déjà partagé.
La politique coloniale et l’impérialisme existaient déjà avant la phase contemporaine du capitalisme, et même avant le capitalisme. Rome, fondée sur l’esclavage, faisait une politique coloniale et pratiquait l’impérialisme. Mais les raisonnements « d’ordre général » sur l’impérialisme, qui négligent ou relèguent à l’arrière-plan la différence essentielle des formations économiques et sociales, dégénèrent infailliblement en banalités creuses ou en rodomontades, comme la comparaison entre « la Grande Rome et la Grande-Bretagne((C.P. LUCAS : Greater Rome and Greater Britain, Oxford, 1912, ou Earl of CROMER : Ancient and modern Imperialism, Londres, 1910.)) ». Même la politique coloniale du capitalisme dans les phases antérieures de celui-ci se distingue foncièrement de la politique coloniale du capital financier.
Ce qui caractérise notamment le capitalisme actuel, c’est la domination des groupements monopolistes constitués par les plus gros entrepreneurs. Ces monopoles sont surtout solides lorsqu’ils accaparent dans leurs seules mains toutes les sources de matières brutes, et nous avons vu avec quelle ardeur les groupements capitalistes internationaux tendent leurs efforts pour arracher à l’adversaire toute possibilité de concurrence, pour accaparer, par exemple, les gisements de fer ou de pétrole, etc. Seule la possession des colonies donne au monopole de complètes garanties de succès contre tous les aléas de la lutte avec ses rivaux, même au cas où ces derniers s’aviseraient de se défendre par une loi établissant le monopole d’Etat. Plus le capitalisme est développé, plus le manque de matières premières se fait sentir, plus la concurrence et la recherche des sources de matières premières dans le monde entier sont acharnées, et plus est brutale la lutte pour la possession des colonies.
« On peut même avancer, écrit Schilder, cette affirmation qui, à d’aucuns, paraîtra peut-être paradoxale, à savoir que l’accroissement de la population urbaine et industrielle pourrait être entravé, dans un avenir plus ou moins rapproché, beaucoup plus par le manque de matières premières industrielles que par le manque de produits alimentaires. » C’est ainsi que le manque de bois, dont le prix monte sans cesse, se fait de plus en plus sentir, comme celui du cuir, comme celui des matières premières nécessaires à l’industrie textile. « Les groupements d’industriels s’efforcent d’équilibrer l’agriculture et l’industrie dans le cadre de l’économie mondiale ; on peut signaler, à titre d’exemple, l’Union internationale des associations de filateurs de coton, qui existe depuis 1904 dans plusieurs grands pays industriels, et l’Union européenne des associations de filateurs de lin, fondée sur le même modèle en 1910 ((SCHILDER : ouvr. cité, pp. 35-42.)). »
Naturellement, les réformistes bourgeois, et surtout, parmi eux, les kautskistes d’aujourd’hui, essaient d’atténuer l’importance de ces faits en disant qu’ « on pourrait » se procurer des matières premières sur le marché libre sans politique coloniale « coûteuse et dangereuse », et qu’ « on pourrait » augmenter formidablement l’offre de matières premières par une « simple » amélioration des conditions de l’agriculture en général. Mais ces déclarations tournent à l’apologie de l’impérialisme, à son idéalisation, car elles passent sous silence la particularité essentielle du capitalisme contemporain : les monopoles. Le marché libre recule de plus en plus dans le passé ; les syndicats et les trusts monopolistes le restreignent de jour en jour. Et la « simple » amélioration des conditions de l’agriculture se réduit à l’amélioration de la situation des masses, à la hausse des salaires et à la diminution des profits. Mais existe-t-il, ailleurs que dans l’imagination des suaves réformistes, des trusts capables de se préoccuper de la situation des masses, au lieu de penser à conquérir des colonies ?
Le capital financier ne s’intéresse pas uniquement aux sources de matières premières déjà connues. Il se préoccupe aussi des sources possibles ; car, de nos jours, la technique se développe avec une rapidité incroyable, et des territoires aujourd’hui inutilisables peuvent être rendus utilisables demain par de nouveaux procédés (à cet effet, une grande banque peut organiser une expédition spéciale d’ingénieurs, d’agronomes, etc.), par l’investissement de capitaux importants. Il en est de même pour la prospection de richesses minérales, les nouveaux procédés de traitement et d’utilisation de telles ou telles matières premières, etc., etc. D’où la tendance inévitable du capital financier à élargir son territoire économique, et même son territoire d’une façon générale. De même que les trusts capitalisent leur avoir en l’estimant deux ou trois fois sa valeur, en escomptant leurs bénéfices « possibles » dans l’avenir (et non leurs bénéfices actuels), en tenant compte des résultats ultérieurs du monopole, de même le capital financier a généralement tendance à mettre la main sur le plus de terres possible, quelles qu’elles soient, où qu’elles soient, et par quelques moyens que ce soit, dans l’espoir d’y découvrir des sources de matières premières et par crainte de rester en arrière dans la lutte forcenée pour le partage des derniers morceaux du monde non encore partagés, ou le repartage des morceaux déjà partagés.
Les capitalistes anglais mettent tout en oeuvre pour développer dans leur colonie d’Egypte la culture du coton qui, en 1904, sur 2,3 millions d’hectares de terre cultivée, en occupait déjà 0,6 million, soit plus d’un quart. Les Russes font de même dans leur colonie du Turkestan. En effet les uns et les autres peuvent ainsi battre plus facilement leurs concurrents étrangers, arriver plus aisément à la monopolisation des sources de matières premières, à la formation d’un trust textile plus économique et plus avantageux, à production « combinée », qui contrôlerait à lui seul toutes les phases de la production et du traitement du coton.
L’exportation des capitaux trouve également son intérêt dans la conquête des colonies, car il est plus facile sur le marché colonial (c’est parfois même le seul terrain où la chose soit possible) d’éliminer un concurrent par les moyens du monopole, de s’assurer une commande, d’affermir les « relations » nécessaires, etc.
La superstructure extra-économique qui s’érige sur les bases du capital financier, ainsi que la politique et l’idéologie de ce dernier, renforcent la tendance aux conquêtes coloniales. « Le capital financier veut non pas la liberté, mais la domination » dit fort justement Hilferding. Et un auteur bourgeois français, développant et complétant en quelque sorte les idées de Cecil Rhodes, desquelles il a été question plus haut, écrit qu’il convient d’ajouter aux causes économiques de la politique coloniale d’aujourd’hui des causes sociales : « Les difficultés croissantes de la vie qui pèsent non seulement sur les multitudes ouvrières, mais aussi sur les classes moyennes, font s’accumuler dans tous les pays de vieille civilisation des « impatiences, des rancunes, des haines menaçantes pour la paix publique ; des énergies détournées de leur milieu social et qu’il importe de capter pour les employer dehors à quelque grande oeuvre, si l’on ne veut pas qu’elles fassent explosion au-dedans((WAHL : La France aux colonies ; cité par Henri RUSSIER : Le Partage de l’Océanie, Paris, 1905, p. 165.)). »
Dès l’instant qu’il est question de politique coloniale à l’époque de l’impérialisme capitaliste, il faut noter que le capital financier et la politique internationale qui lui est conforme, et qui se réduit à la lutte des grandes puissances pour le partage économique et politique du monde, créent pour les Etats diverses formes transitoires de dépendance. Cette époque n’est pas seulement caractérisée par les deux groupes principaux de pays : possesseurs de colonies et pays coloniaux, mais encore par des formes variées de pays dépendants qui, nominalement, jouissent de l’indépendance politique, mais qui, en réalité, sont pris dans les filets d’une dépendance financière et diplomatique. Nous avons déjà indiqué une de ces formes : les semi-colonies. En voici une autre, dont l’Argentine, par exemple, nous offre le modèle.
« L’Amérique du Sud et, notamment l’Argentine, écrit Schulze-Gaevernitz dans son ouvrage sur l’impérialisme britannique, est dans une telle dépendance financière vis-à-vis de Londres qu’on pourrait presque l’appeler une colonie commerciale de l’Angleterre((SCHULZE-GAEVERNITZ : Britisher Imperialismus und englischer Freihandel zu Beginn des 20-ten jahrhunderts, Leipzig, 1906, p. 318. Sartorius WALTERSHAUSEN tient le même langage dans son livre : Das volkswirtschaftliche System der Kapitalanlage im Auslande, Berlin, 1907, p. 46.)). » Les capitaux placés par la Grande-Bretagne en Argentine étaient évalués par Schilder, d’après les informations du consul austro-hongrois à Buenos-Aires pour 1909, à 8 milliards 750 millions de francs. Ou se représente sans peine quelles solides relations cela assure au capital financier – et à sa fidèle « amie » la diplomatie – de l’Angleterre avec la bourgeoisie d’Argentine, avec les milieux dirigeants de toute la vie économique et politique de ces pays.
Le Portugal nous offre l’exemple d’une forme quelque peu différente, associée à l’indépendance politique, de la dépendance financière et diplomatique. Le Portugal est un Etat souverain, indépendant, mais il est en fait, depuis plus de deux cents ans, depuis la guerre de la Succession d’Espagne (1701-1714), sous protectorat britannique. L’Angleterre a défendu le Portugal et ses possessions coloniales pour fortifier ses propres positions dans la lutte contre ses adversaires, l’Espagne et la France. Elle a reçu, en échange, des avantages commerciaux, des privilèges pour ses exportations de marchandises et surtout de capitaux vers le Portugal et ses colonies, le droit d’user des ports et des îles du Portugal, de ses câbles télégraphiques, etc., etc((SCHILDER : ouvr. cité, tome I, pp. 160-161. )).De tels rapports ont toujours existé entre petits et grands Etats, mais à l’époque de l’impérialisme capitaliste, ils deviennent un système général, ils font partie intégrante de l’ensemble des rapports régissant le « partage du monde », ils forment les maillons de la chaîne des opérations du capital financier mondial.
Pour en finir avec la question du partage du monde, il nous faut encore noter ceci. La littérature américaine, au lendemain de la guerre hispano-américaine, et la littérature anglaise, après la guerre anglo-boer, n’ont pas été seules à poser très nettement et ouvertement la question du partage du monde, juste à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Et la littérature allemande, qui a le plus « jalousement » observé de près l’ « impérialisme britannique », n’a pas été seule non plus à porter sur ce fait un jugement systématique. Dans la littérature bourgeoise française également, la question est posée d’une façon suffisamment nette et large, pour autant que cela puisse se faire d’un point de vue bourgeois. Référons-nous à l’historien Driault, qui, dans son livre Problèmes politiques et sociaux de la fin du XIXe siècle, au chapitre sur les grandes puissances et le partage du monde, s’est exprimé en ces termes : « Dans ces dernières années, sauf en Chine, toutes les places vacantes sur le globe ont été prises par les puissances de l’Europe ou de l’Amérique du Nord : quelques conflits se sont produits et quelques déplacements d’influence, précurseurs de plus redoutables et prochains bouleversements. Car il faut se hâter : les nations qui ne sont pas pourvues risquent de ne l’être jamais et de ne pas prendre part à la gigantesque exploitation du globe qui sera l’un des faits essentiels du siècle prochain (le XXe). C’est pourquoi toute l’Europe et l’Amérique furent agitées récemment de la fièvre de l’expansion coloniale, de « l’impérialisme », qui est le caractère le plus remarquable de la fin du XIXe siècle. » Et l’auteur ajoutait : « Dans ce partage du monde, dans cette course ardente aux trésors et aux grands marchés de la terre, l’importance relative des Empires fondés en ce siècle, le XIXe, n’est absolument pas en proportion avec la place qu’occupent en Europe les nations qui les ont fondés. Les puissances prépondérantes en Europe, qui président à ses destinées, ne sont pas également prépondérantes dans le monde. Et comme la grandeur coloniale, promesse de richesses encore non évaluées, se répercutera évidemment sur l’importance relative des Etats européens, la question coloniale, « l’impérialisme », si l’on veut, a modifié déjà, modifiera de plus en plus les conditions politiques de l’Europe elle-même((J.-E. DRIAULT : Problèmes politiques et sociaux, Paris, 1907, p. 299.)). »