Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique
Staline
Le matérialisme philosophique marxiste
Le matérialisme philosophique marxiste est caractérisé par les traits fondamentaux que voici :
a) Contrairement à l’idéalisme qui considère le monde comme l’incarnation de l’ « idée absolue », de l’ « esprit universel », de la « conscience », le matérialisme philosophique de Marx part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement ; que les relations et le conditionnement réciproques des phénomènes, établis par la méthode dialectique, constituent les lois nécessaires du développement de la matière en mouvement ; que le monde se développe suivant les lois du mouvement de la matière, et n’a besoin d’aucun « esprit universel ».
« La conception matérialiste du monde, dit Engels, signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est sans aucune addition étrangère. » (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, éd. Allemande, Moscou, p. 60.)
A propos de la conception matérialiste du philosophe de l’antiquité Héraclite, pour qui « le monde est un, n’a été crée par aucun dieu ni par aucun homme ; a été et sera une flamme éternellement vivante, qui s’embrasse et s’éteint suivant des lois déterminées », Lénine écrit :
« Excellent exposé des principes du matérialisme dialectique. » (Lénine :cahiers de philosophie, p. 318, éd. Russe.)
b) Contrairement à l’idéalisme affirmant que seule notre conscience existe réellement, que le monde matériel, l’être, la nature n’existent que dans notre conscience, dans nos sensations, représentations, concepts, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que la matière, la nature, l’être est une réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience ; que la matière est une donnée première, car elle est la source des sensations, des représentations, de la conscience, tandis que la conscience est une donnée seconde, dérivée, car elle est le reflet de la matière, le reflet de l’être ; que la pensée est un produit de la matière, quand celle-ci a atteint dans son développement un haut degré de perfection ; plus précisément, la pensée est le produit du cerveau, et le cerveau, l’organe de la pensée ; on ne saurait, par conséquent, séparer la pensée de la matière sous peine de tomber dans une grossière erreur.
« La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature », dit Engels, est la « question suprême de toute philosophie… Selon la réponse qu’ils faisaient à cette question, les philosophes se divisaient en deux camps importants. Ceux qui affirmaient l’antériorité de l’esprit par rapport à la nature… formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, ceux qui considéraient la nature comme antérieure, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme. » (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, pp. 22 et 23.)
Et plus loin :
« Le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous mêmes, est la seule réalité… Notre conscience et notre pensée, si transcendantales qu’elles paraissent, ne sont que le produit d’un organe matériel, corporel : le cerveau. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière. » (Ibidem, p. 26.)
A propos du problème de la matière et de la pensée, Marx écrit :
« On ne saurait séparer la pensée de la matière pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements qui s’opèrent.» (Fr. Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction.)
Dans sa définition du matérialisme philosophique marxiste, Lénine s’exprime en ces termes :
« Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience…La conscience… n’est que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale). » (Lénine, t. XIII, pp. 266-267, éd. russe.)
Et plus loin :
« La matière est ce qui, en agissant sur nos organes des sens, produit les sensations ; la matière est une réalité objective qui nous est donnée dans les sensations… La matière, la nature, l’être, le physique est la donnée première, tandis que l’esprit, la conscience, les sensations, le psychique est la donnée seconde. » (Ibidem, pp. 119-120.)
« Le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment la ‘‘matière pense’’. » (Ibidem, p. 288.)
« Le cerveau est l’organe de la pensée. » (Ibidem, p. 125.)
c) Contrairement à l’idéalisme qui conteste la possibilité de connaître le monde et ses lois ; qui ne croit pas à la valeur de nos connaissances ; qui ne reconnaît pas la vérité objective et considère que le monde est rempli de « choses en soi » qui ne pourront jamais être connues de la science, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde et ses lois sont parfaitement connaissables, que notre connaissance des lois de la nature, vérifiées par l’expérience, par la pratique, est une connaissance valable, qu’elle a la signification d’une vérité objective ; qu’il n’est point dans le monde de choses inconnaissables, mais uniquement des choses encore inconnues, lesquelles seront découvertes et connues par les moyens de la science et de la pratique.
Engels critique la thèse de Kant et des autres idéalistes, suivant laquelle le monde et les « choses en soi » sont inconnaissables, et il défend la thèse matérialiste bien connue, suivant laquelle nos connaissances sont valables. Il écrit à ce sujet :
« La réfutation la plus décisive de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérience et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous mêmes, en le faisant surgir de son propre milieu, et qui plus est, en le faisant servir à nos buts, c’en est fini de l’insaisissable « chose en soi » de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent ces « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous n’extrayons plus des racines de la garance cultivée dans les champs, mais que nous tirons à meilleur marché et bien plus simplement du goudron de houille. Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, — c’était malgré tout une hypothèse ; mais lorsque Leverrier, à l’aide des chiffres obtenus grâce à ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans l’espace céleste, et lorsque Galle la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. » (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p. 24.)
Lénine accuse de fidéisme Bogdanov, Bazarov, Iouchkévitch et les autres partisans de Mach ; il défend la thèse matérialiste bien connue d’après laquelle nos connaissances scientifiques sur les lois de la nature sont valables, et les lois scientifiques sont des vérités objectives ; il dit à ce sujet :
« Le fidéisme contemporain ne répudie nullement la science ; il n’en répudie que les « prétentions excessives », à savoir la prétention de découvrir la vérité objective. S’il existe une vérité objective (comme le pensent les matérialistes), si les sciences de la nature, reflétant le monde extérieur dans l' »expérience » humaine, sont seules capables de nous donner la vérité objective, tout fidéisme doit être absolument rejeté. » (Matérialisme et empiriocriticisme, t. XIII, p.102.)
Tels sont en bref les traits distinctifs du matérialisme philosophique marxiste.
On conçoit aisément l’importance considérable que prend l’extension des principes du matérialisme philosophique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société ; on comprend l’importance considérable de l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat.
S’il est vrai que la liaison des phénomènes de la nature et leur conditionnement réciproque sont des lois nécessaires du développement de la nature, il s’ensuit que la liaison et le conditionnement réciproque des phénomènes de la vie sociale, eux aussi, sont non pas des contingences, mais des lois nécessaires du développement social.
Par conséquent, la vie sociale, l’histoire de la société cesse d’être une accumulation de « contingences », car l’histoire de la société devient un développement nécessaire de la société et l’étude de l’histoire sociale devient une science.
Par conséquent, l’activité pratique du parti du prolétariat doit être fondée, non pas sur les désirs louables des « individualités d’élite », sur les exigences de la « raison », de la « morale universelle », etc., mais sur les lois du développement social, sur l’étude de ces lois. Poursuivons. S’il est vrai que le monde est connaissable et que notre connaissance des lois du développement de la nature est une connaissance valable, qui a la signification d’une vérité objective, il s’ensuit que la vie sociale, que le développement social est également connaissable et que les données de la science sur les lois du développement social, sont des données valables ayant la signification de vérités objectives.
Par conséquent, la science de l’histoire de la société, malgré toute la complexité des phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science aussi exacte que la biologie par exemple, et capable de faire servir les lois du développement social à des applications pratiques.
Par conséquent, le parti du prolétariat, dans son activité pratique, ne doit pas s’inspirer de quelque motif fortuit que ce soit, mais des lois du développement social et des conclusions pratiques qui découlent de ces lois.
Par conséquent, le socialisme, de rêve d’un avenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois, devient une science.
Par conséquent, la liaison entre la science et l’activité pratique, entre la théorie et la pratique, leur unité, doit devenir l’étoile conductrice du parti du prolétariat.
Poursuivons. S’il est vrai que la nature, l’être, le monde matériel est la donnée première, tandis que la conscience, la pensée est la donnée seconde, dérivée ; s’il est vrai que le monde matériel est une réalité objective existant indépendamment de la conscience des hommes, tandis que la conscience est un reflet de cette réalité objective, il suit de là que la vie matérielle de la société, son être, est également la donnée première, tandis que sa vie spirituelle est une donnée seconde, dérivée ; que la vie matérielle de la société est une réalité objective existant indépendamment de la volonté de l’homme, tandis que la vie spirituelle de la société est un reflet de cette réalité objective, un reflet de l’être.
Par conséquent, il faut chercher la source de la vie spirituelle de la société, l’origine des idées sociales, des théories sociales, des opinions politiques, des institutions politiques, non pas dans les idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais dans les conditions de la vie matérielle de la société, dans l’être social dont ces idées, théories, opinions, etc., sont le reflet.
Par conséquent, si aux différentes périodes de l’histoire de la société on observe différentes idées et théories sociales, différentes opinions et institutions politiques, si nous rencontrons sous le régime de l’esclavage telles idées et théories sociales, telles opinions et institutions politiques, tandis que sous le féodalisme nous en rencontrons d’autres, et sous le capitalisme, d’autres encore, cela s’explique non par la « nature », ni par les « propriétés » des idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais par les conditions diverses de la vie matérielle de la société aux différentes périodes du développement social.
L’être de la société, les conditions de la vie matérielle de la société, voilà ce qui détermine ses idées, ses théories, ses opinions politiques, ses institutions politiques.
A ce propos, Marx a écrit :
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » (Contribution à la critique de l’économie politique, préface.)
Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, pour ne pas s’abandonner à des rêves creux, le parti du prolétariat doit fonder son action non pas sur les abstraits « principes de la raison humaine », mais sur les conditions concrètes de la vie matérielle de la société, force décisive du développement social ; non pas sur les désirs louables des « grands hommes », mais sur les besoins réels du développement de la vie matérielle de la société.
La déchéance des utopistes, y compris les populistes, les anarchistes, les socialistes révolutionnaires, s’explique entre autres par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle primordial des conditions de la vie matérielle de la société dans le développement de la société ; tombés dans l’idéalisme, ils fondaient leur activité pratique, non pas sur les besoins du développement de la vie matérielle de la société, mais indépendamment et en dépit de ces besoins, sur des « plans idéaux » et « projets universels » détachés de la vie réelle de la société.
Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie dans son activité pratique, précisément sur les besoins du développement de la vie matérielle de la société, sans se détacher jamais de la vie réelle de la société.
De ce qu’a dit Marx, il ne suit pas, cependant, que les idées et les théories sociales, les opinions et les institutions politiques n’aient pas d’importance dans la vie sociale ; qu’elles n’exercent pas une action en retour sur l’existence sociale, sur le développement des conditions matérielles de la vie sociale. Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’origine des idées et des théories sociales, des opinions et des institutions politiques, de leur apparition ; nous avons dit que la vie spirituelle de la société est un reflet des conditions de sa vie matérielle. Mais pour ce qui est de l’importance de ces idées et théories sociales, de ces opinions et institutions politiques, de leur rôle dans l’histoire, le matérialisme historique, loin de les nier, souligne an contraire leur rôle et leur importance considérables dans la vie sociale, dans l’histoire de la société.
Les idées et les théories sociales diffèrent. Il est de vieilles idées et théories, qui ont fait leur temps et qui servent les intérêts des forces dépérissantes de la société. Leur importance, c’est qu’elles freinent le développement de la société, son progrès. Il est des idées et des théories nouvelles, d’avant-garde, qui servent les intérêts des forces d’avant-garde de la société. Leur importance, c’est qu’elles facilitent le développement de la société, son progrès ; et, qui plus est, elles acquièrent d’autant plus d’importance qu’elles reflètent plus fidèlement les besoins du développement de la vie matérielle de la société. Les nouvelles idées et théorie sociales ne surgissent que lorsque le développement de la vie matérielle de la société a posé devant celle-ci des tâches nouvelles. Mais une fois surgies, elles deviennent une force de la plus haute importance qui facilite l’accomplissement des nouvelles tâches posées par le développement de la vie matérielle de la société ; elles facilitent le progrès de la société. C’est alors qu’apparaît précisément toute l’importance du rôle organisateur, mobilisateur et transformateur des idées et théories nouvelles, des opinions et institutions politiques nouvelles. A vrai dire, si de nouvelles idées et théories sociales surgissent, c’est précisément parce qu’elles sont nécessaires à la société, parce que sans leur action, organisatrice, mobilisatrice et transformatrice, la solution des problèmes pressants que comporte le développement de la vie matérielle de la société est impossible.
C’est ainsi que, suscitées par les tâches pressantes du développement de la vie matérielle de la société, du développement de l’existence sociale, les idées et les théories sociales, les institutions politiques agissent elles-mêmes, par la suite, sur l’existence sociale, sur la vie matérielle de la société, en créant les conditions nécessaires pour faire aboutir la solution des problèmes pressants de la vie matérielle de la société, et rendre possible son développement ultérieur.
Marx a dit à ce propos :
« La théorie devient une force matérielle dès qu’elle pénètre les masses. » (Critique de la philosophie du droit de Hegel.)
Par conséquent, pour avoir la possibilité d’agir sur les conditions de la vie matérielle de la société et pour hâter leur développement, leur amélioration, le parti du prolétariat doit s’appuyer sur une théorie sociale, sur une idée sociale qui traduise exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, et soit capable, par suite, de mettre en mouvement les grandes masses populaires, capable de les mobiliser et de les organiser dans la grande armée du parti du prolétariat, prête à briser les forces réactionnaires et à frayer la voie aux forces avancées de la société.
La déchéance des « économistes » et des menchéviks s’explique, entre autres, par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle mobilisateur, organisateur et transformateur de la théorie d’avant-garde, de l’idée d’avant-garde ; tombés dans le matérialisme vulgaire, ils réduisaient ce rôle presque à zéro ; c’est pourquoi ils condamnaient le parti à rester passif, à végéter.
Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie sur une théorie d’avant-garde qui reflète exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, c’est qu’il place la théorie au rang élevé qui lui revient, et considère comme son devoir d’utiliser à fond sa force mobilisatrice, organisatrice et transformatrice.
C’est ainsi que le matérialisme historique résout le problème des rapports entre l’être social et la conscience sociale, entre les conditions du développement de la vie matérielle et le développement de la vie spirituelle de la société.