Socialisme utopique et socialisme scientifique
Préfaces
PRÉFACE A LA PREMIÈRE ÉDITION ALLEMANDE
La brochure qu’on va lire a pour origine trois chapitres de mon travail : M. E Dühring bouleverse la science, Leipzig 1878. Je l’ai composée pour mon ami Paul Lafargue aux fins de traduction en français et j’ai ajoute quelques développements nouveaux. La traduction française, que j’avais revue, parut d’abord dans la Revue socialiste, puis en brochure sous le titre Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris 1880. Une transposition en polonais, d’après la traduction française, vient de paraître à Genève sous le titre : Socyjalism utopijny a naukowy, Imprimerie de l’Aurore, Genève 1882.
Le succès surprenant de la traduction de Lafargue dans les pays de langue française et particulièrement en France même allait nécessairement m’imposer la question : est-ce qu’une édition allemande séparée de ces trois chapitres ne serait pas également utile ? C’est alors que la rédaction du Sozialdemokrat de Zurich me fit savoir que dans le parti social-démocrate allemand on réclamait d’une manière générale l’édition de nouvelles brochures de propagande et on me demanda si je ne voulais pas y destiner ces trois chapitres. J’en fus naturellement d’accord et mis mon travail à disposition.
Mais à l’origine il n’était pas du tout rédigé en vue de la propagande populaire directe. Comment un travail du premier chef purement scientifique allait-il s’y prêter ? Quelles modifications étaient nécessaires, dans la forme et dans le contenu ?
Pour la forme, seuls les nombreux mots étrangers pouvaient faire scrupule. Mais Lassalle lui-même n’avait absolument pas épargné les mots étrangers dans ses discours et ses écrits de propagande, et, à ma connaissance, on ne s’en est pas plaint. Depuis cette époque nos ouvriers ont lu beaucoup plus de journaux et beaucoup plus régulièrement et se sont ainsi d’autant plus familiarisés avec les mots étrangers. Je me suis borné à écarter les mots étrangers inutiles. Pour ceux qui sont inévitables, j’ai renoncé à y adjoindre des traductions dites explicatives. Les mots étrangers inévitables, pour la plupart des expressions scientifiques et techniques généralement reçues, ne seraient précisément pas inévitables si on pouvait les traduire. La traduction fausse donc lle sens ; au lieu d’expliquer, elle embrouille. L’information orale est dans ce cas bien plus utile.
Par contre le contenu — je crois pouvoir l’affirmer — offrira peu de difficultés aux ouvriers allemands. Après tout, seul est difficile le troisième chapitre, mais il l’est beaucoup moins pour les ouvriers dont il résume les conditions générales d’existence que pour les bourgeois « cultivés ». Dans les nombreux commentaires additifs que j’ai donnés ici, j’ai effectivement moins pensé aux ouvriers qu’à des lecteurs « cultivés » ; à des gens, disons, comme Monsieur le Député von Eynern, Monsieur le Conseiller secret Heinrich von Sybel et autres Treitschke, en proie à la soif irrésistible de nous régaler sans cesse par écrit de leur atroce ignorance et de leur colossale incompréhension du socialisme — l’une explique l’autre. Si Don Quichotte rompt des lances contre des moulins à vent, c’est de sa fonction et dans son rôle ; mais nous ne pouvons permettre chose semblable à Sancho Pança.
Ce genre de lecteurs s’étonnera aussi de rencontrer dans une esquisse de l’histoire du développement du socialisme la cosmogonie de Kant et Laplace, les sciences modernes de la nature et Darwin, la philosophie classique allemande et Hegel. Or il se trouve que le socialisme scientifique est un produit essentiellement allemand, et il ne pouvait naître que dans la nation dont la philosophie classique avait maintenu vivante la tradition de la dialectique consciente : en Allemagne. La conception matérialiste de l’histoire et son application particulière à la lutte de classes moderne entre prolétariat et bourgeoisie n’était possible qu’au moyen de la dialectique. Mais si les maîtres d’école de la bourgeoisie allemande ont noyé les grands philosophes allemands et la dialectique dont ils étaient les représentants dans le bourbier d’un sinistre éclectisme, au point que nous sommes contraints de faire appel aux sciences modernes de la nature pour témoigner de la confirmation de la dialectique dans la réalité-nous, les socialistes allemands sommes fiers de ne pas descendre seulement de Saint Simon, de Fourier et d’Owen, mais aussi de Kant, de Fichte et de Hegel.
Londres, le 21 septembre 1882. Friedrich ENGELS.
PRÉFACE A LA QUATRIÈME ÉDITION ALLEMANDE
Ce que je supposais — le contenu de cet ouvrage devait offrir peu de difficultés pour nos ouvriers allemands — s’est vérifié. Tout au moins, depuis mars 1883, date de parution de la première édition, trois tirages d’en tout 10000 exemplaires ont été écoulés, et cela sous le règne de la défunte loi antisocialiste- ce qui constitue en même temps un nouvel exemple de l’impuissance des interdictions policières face à un mouvement comme celui du prolétariat moderne.
Depuis la première édition, diverses traductions en langues étrangères ont encore paru : une édition italienne de Pasquale Martignetti Il Socialismo utopico e il Socialismo scientifico, Bénévent 1883 ; une édition russe : Razvitie naucznago Socializma, Genève 1884 ; une édition danoise : Socialismens Udvikling fra Utopi til Videnskab, dans la « Socialistik Bibliothek », I. Bind, Copenhague 1885 ; une édition espagnole : Socialismo utopico y Socialismo cientifico, Madrid 1886 ; et une édition hollandaise : De Ontwikkeling van het Socialisme van Utopie tot Wetenschap, La Haye 1886.
La présente édition a subi diverses petites modifications : des additions de quelque importance n’ont été faites qu’en deux endroits : dans le premier chapitre à propos de Saint-Simon qui était tout de même un peu désavantagé par rapport à Fourier et Owen, et vers la fin du troisième chapitre à propos de la forme de production des «trusts » qui avait pris entre temps de l’importance.
Londres, le 12 mai 1891. Friedrich ENGELS.
INTRODUCTION A LA PREMIÈRE ÉDITION ANGLAISE
La présente brochure est, à l’origine, une partie d’un ensemble plus vaste. Vers 1875, le Dr E. Dühring, privat dozent((Professeur libre.)) à l’université de Berlin, annonça soudain et avec quelque bruit sa conversion au socialisme et offrit au public allemand non seulement une théorie socialiste minutieusement élaborée, mais aussi un projet complet de réorganisation pratique de la société ; comme de juste, il tomba à bras raccourcis sur ses prédécesseurs ; il fit surtout à Marx l’honneur de déverser sur lui les flots de sa colère.
Cela se passait à peu près au temps où les deux fractions du Parti socialiste allemand — le groupe d’Eisenach et les lassalliens — venaient d’opérer leur fusion et d’acquérir ainsi, non seulement un immense accroissement de forces mais ce qui était plus encore, la possibilité de mettre en jeu toute cette force contre l’ennemi commun.((Au congrès de Gotha en mai 1875)) Le Parti socialiste était en train de devenir rapidement en Allemagne une puissance. Mais pour en faire une puissance la première condition était que l’unité nouvellement conquise ne fut pas menacée. Or le Dr Dühring se mit ouvertement à grouper autour de sa personne une secte, noyau d’un futur parti. Il devenait donc nécessaire de relever le gant qui nous était jeté et, bon gré mal gré, de mener le combat à son terme.
Or, bien qu’elle ne présentât pas trop de difficultés, c’était là une affaire de longue haleine. Nous autres Allemands, c’est bien connu, avons la manie terriblement pesante d’aller au fond des choses ; nous sommes d’une profondeur radicale ou d’un radicalisme profond, comme il vous plaira de l’appeler. Chaque fois que l’un de nous expose ce qu’il considère comme une théorie nouvelle, il faut d’abord qu’il l’élabore pour en faire un système universel. Il lui faut prouver qu’à la fois les premiers principes de la logique et les lois fondamentales de l’univers n’ont existé de toute éternité à une fin autre que de conduire en dernière analyse à la doctrine qu’il vient de découvrir et qui en est le couronnement. Sous ce rapport le Dr Dühring ne déparait pas le niveau national. Rien de moins qu’un Système de philosophie complet, avec philosophie de l’esprit, de la morale, de la nature et de l’histoire ; qu’un Système d’économie politique et du socialisme complet ; et enfin qu’une Histoire critique de l’économie politique trois gros in- octavo, extrinsèquement et intrinsèquement pesants, trois corps d’armée d’arguments mobilisés contre tous les philosophes et économistes antérieurs en général, et contre Marx en particulier, en fait une tentative de complet « bouleversement de la science » voilà ce à quoi il me fallait me mesurer. J’ai eu à traiter de tous les sujets possibles et imaginables ; depuis les concepts de temps et d’espace jusqu’au bimétallisme, depuis l’éternité de la matière et du mouvement jusqu’à la périssable nature de nos idées morales, depuis la sélection naturelle de Darwin jusqu’à l’éducation de la jeunesse dans une société future. Néanmoins, l’universalité systématique de mon adversaire m’a donné l’occasion de développer en opposition à lui, et pour la première fois dans leur enchaînement, les opinions que nous avions, Marx et moi, sur cette grande variété de sujets. Telle fut la principale raison qui me fit entreprendre cette tâche, par ailleurs ingrate.
Ma réponse, d’abord publiée en une série d’articles dans le Vorwärts de Leipzig, organe principal du Parti socialiste, fut ensuite imprimée en un volume sous le titre: M. Eugène Dühring bouleverse la science. Une deuxième édition parut à Zurich en 1886.
A la demande de mon ami Paul Lafargue, actuellement député de Lille à la Chambre des Députés, je transformai trois chapitres de ce volume et en fis une brochure qu’il traduisit et publia en 1880 sous le titre de Socialisme utopique et socialisme scientifique.((Dans la première Revue socialiste, celle de 1880.)) Une édition polonaise et une édition espagnole furent préparées d’après le texte français. En 1883 nos amis d’Allemagne firent paraître la brochure dans sa langue originale. Depuis, des traductions faites sur le texte allemand ont été publiées en italien, en russe, en danois, en hollandais et en roumain, de telle sorte qu’avec la présente édition anglaise, ce petit volume circule en dix langues. Je ne connais aucun autre ouvrage socialiste, pas même notre Manifeste communiste de 1848 et Le Capital de Marx, qui ait été si souvent traduit. En Allemagne il a eu quatre éditions formant un total de 20000 exemplaires.
L’appendice, « La Marche », a été écrit dans l’intention de répandre dans le Parti socialiste allemand quelque connaissance élémentaire de l’histoire et du développement de la propriété terrienne en Allemagne. Cela paraissait d’autant plus nécessaire à une époque où ce parti était en passe d’étendre son influence à l’ensemble des travailleurs des villes et où il fallait gagner les travailleurs agricoles et les paysans Cet appendice a été englobé dans la traduction, car les formes originelles de possession de la terre, communes à toutes les tribus germaniques et l histoire de leur déclin sont encore moins connues en Angleterre qu’en Allemagne. J’ai laissé le texte tel qu’il était dans l’original. sans me référer à l’hypothèse récemment émise par Maxime Kovalevsky selon laquelle le partage des terres arables et des pâtures entre les membres de la Marche n été précédé par leur culture à compte commun par une grande famille patriarcale englobant plusieurs générations (la Zadruga qui existe encore chez les Slaves du Sud en est un exemple) et le partage se fit plus tard, lorsque la communauté eut grandi au point de devenir trop lourde pour une gestion à compte commun. Kovalevsky a probablement raison mais l’affaire est encore en suspens.
Les termes économiques employés dans ce livre correspondent, dans la mesure où ils sont nouveaux, à ceux de l’édition anglaise du Capital de Marx. Nous désignons par « production marchande » cette phase de l’économie dans laquelle les denrées ne sont pas produites seulement pour l’usage du producteur, mais en vue de l’échange, c’est-à-dire comme marchandises, et non comme valeurs d’usage. Cette phase s’étend depuis les premiers débuts de la production pour l’échange jusqu’à nos jours ; elle n’atteint son plein développement qu’avec la production capitaliste, c’est-à-dire avec les conditions dans lesquelles le capitaliste, propriétaire des moyens de production, occupe en échange d’un salaire des ouvriers, gens privés de tout moyen de production à l’exception de leur propre force de travail, et empoche l’excédent du prix de vente des produits sur ses dépenses. Nous divisons l’histoire de la production industrielle, depuis le moyen âge, en trois périodes :
– (1) L’artisanat, petits maîtres-artisans assistés de quelques compagnons et apprentis, où chaque ouvrier fabrique l’article entier ;
– (2) La manufacture, où un assez grand nombre d’ouvriers, rassemblés dans un grand atelier, fabrique l’article entier selon le principe de la division du travail, c’est-à-dire que chaque ouvrier n’exécute qu’une opération partielle, de sorte que le produit n’est terminé qu’après avoir passé successivement entre les mains de tous ;
– (3) L’industrie moderne, où le produit est fabriqué à l’aide de machines actionnées par une source d’énergie, et où le travail de l’ouvrier se borne à surveiller et à corriger les opérations accomplies par la mécanique.
L’Angleterre, berceau du matérialisme
Je sais parfaitement que le contenu de ce livre va soulever les objections d’une partie considérable du public anglais. Mais si nous, continentaux, nous avions fait le moindre cas de la « respectabilité » britannique et de tout ce qu’elle recouvre de préjugés, nous serions encore plus mal lotis que nous ne le sommes. Cette brochure défend ce que nous appelons « matérialisme historique » et le mot matérialisme écorche les oreilles de l’immense majorité des lecteurs anglais. Passe encore pour « agnosticisme » mais le matérialisme leur est totalement inacceptable.
Et pourtant le berceau du matérialisme moderne n’est, depuis le XVIIe siècle, nulle part ailleurs… qu’en Angleterre.
« Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot s’était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».
« Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu ; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. Il était de surcroît nominaliste. Chez les matérialistes anglais, le nominalisme est un élément capital, et il constitue d’une façon générale la première expression du matérialisme.
« Le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c’est Bacon. La science basée sur l’expérience de la nature constitue à ses yeux la vraie science, et la physique sensible en est la partie la plus noble. Il se réfère souvent à Anaxagore et ses homoioméries, ainsi qu’à Démocrite et ses atomes. D’après sa doctrine, les sens sont infaillibles et la source de toutes les connaissances. La science est la science de l’expérience et consiste dans l’application d’une méthode rationnelle au donné sensible. Induction, analyse, comparaison, observation, expérimentation, telles sont les conditions principales d’une méthode rationnelle. Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière-pour employer l’expression de Jacob Boehme. Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques.
« Chez Bacon, son fondateur, le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d’un développement multiple. La matière sourit à l’homme total dans l’éclat de sa poétique sensualité ; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d’inconséquences théologiques.
« Dans la suite de son évolution, le matérialisme devient étroit. C’est Hobbes qui systématise le matérialisme de Bacon. Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique ; la géométrie est proclamée science principale. Le matérialisme se fait misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l’esprit misanthrope et désincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l’entendement.
« Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante : si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l’intuition, l’idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du monde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible. Tout ce que la science peut faire, c’est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms. Mais il serait contradictoire d’affirmer d’une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d’autre part qu’un mot est plus qu’un mot et qu’en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles. Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu’un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d’une matière qui pense. Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini n’a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d’additionner sans fin. C’est parce que la matérialité seule peut faire l’objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l’existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L’homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques.
« Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible. C’est Locke qui, dans son Essai sur l’entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes.
« De même que Hobbes anéantissait les préjugés théistes du matérialisme baconien, de même Collins, Dodwell, Coward, Hartley, Priestley,((MARX et ENGELS : La sainte Famille, Éditions sociales, 1969, pp. 154‑156.)) etc., firent tomber la dernière barrière théologique qui entourait le sensualisme de Locke. Pour le matérialiste tout au moins, le déisme n’est qu’un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion »
Voilà ce qu’écrivait Marx à propos de l’origine britannique du matérialisme moderne. Si les Anglais d’aujourd’hui n’apprécient pas particulièrement l’hommage ainsi rendu à leurs ancêtres, ce n’en est que plus triste ! Il n’en reste pas moins indéniable que Bacon, Hobbes et Locke sont les pères de cette brillante pléiade de matérialistes français qui, en dépit des victoires sur terre et sur mer remportées sur la France par les Anglais et les Allemands, firent du XVIIle siècle le siècle français par excellence, même avant son couronnement par la Révolution française, dont nous essayons encore, tant en Angleterre qu’en Allemagne, d’acclimater les résultats
Il n’y a pas à le nier : l’étranger cultivé qui, vers le milieu du siècle, élisait domicile en Angleterre, était frappé d’une chose, et c’était ce qu’il ne pouvait s’empêcher de tenir alors pour la stupidité et la bigoterie religieuse de la respectable classe moyenne anglaise. Quant à nous, nous étions à cette époque tous matérialistes ou tout au moins des libres penseurs très avancés ; il nous paraissait inconcevable que presque tous les gens cultivés pussent ajouter foi à toutes sortes d’impossibles miracles et que même des géologues, comme Buckland et Mantell, fassent violence aux objets de leur science pour qu’ils ne soient pas trop en contradiction avec les mythes de la Genèse : tandis que pour rencontrer des hommes osant se servir de leurs facultés intellectuelles en matière religieuse, il fallait aller parmi les gens incultes, le peuple des « crasseux », comme on les dénommait, parmi les travailleurs spécialement parmi les socialistes oweniens.
L’agnosticisme anglais, matérialisme honteux
Mais depuis l’Angleterre s’est « civilisée ». L’exposition de 1851 sonna le glas de son exclusivisme insulaire : elle s’est graduellement internationalisée pour la nourriture, les mœurs et les idées ; à tel point que je me prends à souhaiter que certaines coutumes et habitudes anglaises fassent autant de chemin sur le continent, que d’autres coutumes continentales en ont fait ici. N’importe, l’introduction et les progrès de l’huile à salade, (que seule l’aristocratie connaissait avant 1851, se sont accompagnés d’une fâcheuse propagation du scepticisme continental en matière religieuse et le résultat en est que l agnosticisme, sans être encore tenu pour aussi « comme il faut » que l’Église d’Angleterre, est placé, en ce qui regarde la respectabilité, presque sur le même plan que le baptisme, mais incontestablement au-dessus de l’Armée du salut. Je ne puis m’empêcher de songer que, dans ces circonstances, ce sera une consolation pour beaucoup qui déplorent et maudissent sincèrement les progrès de l’incroyance d’apprendre que ces « lubies de fraîche date » ne sont pas d’origine étrangère et « fabriquées en Allemagne », ainsi que beaucoup d’autres objets d’usage courant, mais qu’elles sont incontestablement tout ce qu’il y a de plus Vieille Angleterre et que les Anglais d’il y a deux cents ans qui les mirent au monde allaient bien plus loin que n’osent le faire leurs descendants d’aujourd’hui.
En fait, qu’est-ce que l’agnosticisme, sinon un matérialisme « qui n’ose pas dire son nom » ? La conception de la nature qu’à l’agnostique est de part en part matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et exclut absolument l’intervention d’une action extérieure. Mais, ajoute-t-il, nous n’avons aucun moyen d’affirmer ou de nier l’existence de quelque Être suprême au-delà de l’univers connu. Cette attitude pouvait encore se justifier à l’époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, qui lui demandait pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n’avait pas même mentionné le créateur : « Je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd’hui, dans la conception que nous avons d’un univers en évolution, il n’y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur ; et parler d’un Être suprême exclu de tout l’univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure gratuite aux sentiments des croyants.
Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est basée sur les informations fournies par les sens. Mais il s’empresse d’ajouter : « Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire ? » Et il se met en devoir de nous indiquer que, quand il parle d’objets ou de leurs qualités, il n’entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu’ils ont produites sur ses sens. Voilà certes une façon de voir sur laquelle il semble incontestablement difficile d’avoir prise par la simple argumentation. Mais avant l’argumentation était l’action. Im Anfang war die Tat.((«Au commencement était l’action.» (Goethe: Faust).)) Et l’action humaine avait résolu la difficulté bien avant que la subtilité humaine l’eût inventée. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange. Dès l’instant où nous employons ces objets à notre propre usage d’après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l’exactitude ou l’inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions étaient fausses, notre appréciation de l’usage qu’on peut faire de l’objet doit aussi être fausse et notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l’objet correspond à la représentation que nous en avons, qu’il donne ce que nous attendions de son usage, c’est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l’objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès ; nous nous apercevons que la perception sur laquelle se fondait notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète et superficielle, ou bien avait été rattachée aux résultats d’autres perceptions d’une façon qu’elles ne justifiaient pas, — ce que nous appelons une erreur de raisonnement. Tant que nous prenons soin d’éduquer et d’utiliser correctement nos sens et de contenir notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, nous nous apercevrons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu’ici il n’y a pas un seul exemple qui nous ait amenés à conclure que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur, qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité ou qu’il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons.
Mais voici que paraît l’agnostique néo-kantien qui déclare : Il se peut certes que nous percevions correctement les qualités d’une chose, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose en soi. La « chose en soi » est au-delà de notre connaissance. Hegel, il y a longtemps, a déjà répondu : « Si vous connaissez toutes les qualités d’une chose, vous connaissez la chose elle-même ; il ne reste que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, la célèbre chose en soi inconnaissable de Kant. A quoi on peut ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu’il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d’eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, qui plus est, reproduites par les progrès gigantesques de la science ; or ce que nous pouvons produire, il nous est à coup sûr interdit de le considérer comme inconnaissable. Pour la chimie de la première moitié du siècle, les substances organiques étaient des objets mystérieux de ce genre ; aujourd’hui, nous apprenons à les reconstituer les unes après les autres à partir de leurs éléments chimiques et sans l’aide d’aucun processus organique. Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n’importe quel corps est connue, il peut être reconstitué à partir de ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître exactement la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps abluminoïdes ; mais il n’y a pas de raison que nous ne parvenions à cette connaissance, après des siècles s’il le faut, et qu’ainsi armés, nous ne puissions produire de l’albumine artificielle. Mais si nous y parvenons, nous aurons du même coup produit de la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n’est que le mode d’existence normal des corps abluminoïdes.
Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le fieffé matérialiste qu’il est au fond. Il dira bien : « Pour autant que nous le sachions, la matière et le mouvement — l’énergie, comme on dit à présent — ne peuvent être ni créés ni détruits, mais nous n’avons aucune preuve qu’ils n’aient pas été créés à m moment quelconque. » Mais si vous essayez de retourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s’empresse de vous éconduire et de vous imposer silence. S’il admet la possibilité du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendre parler in concreto. Il vous dira : « Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n’existe pas de créateur et d’ordonnateur de l’univers ; en ce qui nous concerne, la matière et l’énergie ne peuvent être ni créées ni détruites ; pour nous, la pensée est une forme de l’énergie, une fonction du cerveau ; tout ce que nous savons, c’est que le monde matériel est gouverné par des lois immuables et ainsi de suite. » Donc, dans la mesure où il est un homme de science, où il sait quelque chose, il est matérialiste ; mais hors de sa science, dans les sphères où il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l’appelle agnosticisme.
En tout cas, une chose paraît claire : même si j’étais un agnostique, il est évident que je ne pourrais qualifier la conception de l’histoire esquissée dans ce petit livre d’« agnosticisme historique ». Les gens pieux se moqueraient de moi, et les agnostiques s’indigneraient et me demanderaient si je veux les tourner en ridicule. J’espère donc que même la respectabilité britannique ne sera pas trop scandalisée si je me sers en anglais, ainsi que je le fais en plusieurs autres langues du mot « matérialisme historique » pour désigner une conception du cours de l’histoire qui recherche la cause première et la force motrice décisive de tous les événements historiques importants dans le développement économique de la société, dans la transformation des modes de production et d’échange, dans la division de la société en classes distinctes qui en résulte et dans les luttes de ces classes entre elles.
On m’accordera d’autant plus rapidement cette permission si je montre que le matérialisme historique peut être de quelque avantage même pour la respectabilité britannique. J’ai déjà remarqué qu’il y a quelque quarante ou cinquante ans de cela, l’étranger cultivé qui s’établissait en Angleterre était frappé par ce qu’il était contraint de considérer comme la bigoterie religieuse et la stupidité de la respectable classe moyenne anglaise. Je vais démontrer maintenant que la respectable classe moyenne de l’Angleterre de cette époque n’était pas aussi stupide qu’elle paraissait l’être à l’intelligent étranger. On peut expliquer ses penchants religieux.
Croissance sociale de la bourgeoisie
Quand l’Europe émergea du moyen âge, la bourgeoisie montante ; des villes constituait chez elle l’élément révolutionnaire. Cette classe avait conquis dans l’organisation féodale une position reconnue, mais qui, elle-même, était devenue trop étroite pour sa force d’expansion. Le développement de la classe moyenne, de la bourgeoisie, devenait incompatible avec le maintien du système féodal : le système féodal devait donc être détruit.
Or le grand centre international du féodalisme était l’Église catholique romaine. Elle rassemblait toute l’Europe féodale de l’Occident, malgré ses guerres intestines nombreuses, en un grand système politique, opposé aux Grecs schismatiques aussi bien qu’aux pays musulmans. Elle couronnait les institutions féodales de l’auréole d’une consécration divine. Elle avait organisé sa propre hiérarchie sur le modèle féodal et elle avait fini par devenir le seigneur féodal de loin le plus puissant, propriétaire d’un bon tiers au moins des terres du monde catholique. Avant que le féodalisme profane pût être attaqué dans chaque pays avec succès et par le menu, il fallait que son organisation centrale sacrée fût détruite.
De plus, parallèlement à la montée de la bourgeoisie, se produisit le grand essor de la science ; de nouveau on cultivait l’astronomie, la mécanique, la physique, l’anatomie et la physiologie. Et la bourgeoisie avait besoin, pour le développement de sa production industrielle, d’une science qui établît les propriétés physiques des objets naturels et les modes d’action des forces de la nature. Or jusque-là, la science n’avait été que l’humble servante de l’Église, qui ne lui avait jamais permis de franchir les limites posées par la foi ; c’est la raison pour laquelle elle était tout, sauf une science. Elle s’insurgea contre l’Église ; la bourgeoisie, ne pouvant se passer de la science, fut donc contrainte de se joindre au mouvement de révolte.
Ces remarques, bien qu’intéressant seulement deux des points où la bourgeoisie montante devait fatalement entrer en collision avec la religion établie, suffisent pour démontrer, d’abord que la classe la plus directement intéressée dans la lutte contre les prétentions de l’Église catholique était la bourgeoisie, et ensuite que toute lutte contre le féodalisme devait à l’époque revêtir un déguisement religieux et être dirigée en premier lieu contre l’Église. Mais si les Universités et les marchands des villes lancèrent le cri de guerre, il était certain qu’il trouverait-et il trouva en effet-un puissant écho dans les masses populaires des campagnes, chez les paysans, qui partout devaient durement lutter pour leur existence même contre leurs seigneurs féodaux, tant spirituels que temporels.
La longue lutte de la bourgeoisie contre le féodalisme atteignit son point culminant dans trois grandes batailles décisives.
Emancipation de la bourgeoisie
- La réforme protestante
La première fut ce qu’on appelle la Réforme protestante en Allemagne. Au cri de guerre de Luther contre l’Église, deux insurrections politiques répondirent : d’abord l’insurrection de la petite noblesse dirigée par Franz de Sickingen (1523) puis la grande guerre des Paysans (1525). Toutes les deux furent vaincues, surtout à cause de l’indécision des bourgeois des villes, qui y étaient cependant les plus intéressés ; nous ne pouvons examiner ici les causes de cette indécision. Dès ce moment, la lutte dégénéra en une querelle entre les princes locaux et le pouvoir central, et elle eut pour conséquence de rayer pour deux siècles l’Allemagne du nombre des nations européennes jouant un rôle politique. La réforme luthérienne enfanta certes un nouveau credo, mais une religion adaptée aux besoins de la monarchie absolue. Les paysans allemands du Nord- Est ne s’étaient pas plutôt convertis au luthéranisme, que d’hommes libres ils furent ramenés au rang de serfs.
Mais là où Luther échoua, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste convenait particulièrement bien aux éléments les plus hardis de la bourgeoisie de l’époque. Sa doctrine de la prédestination((Doctrine selon laquelle les individus sont d’avance, et quoi qu’ils puissent faire, élus ou réprouvés.)) était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité, ni de l’habileté de l’homme, mais de circonstances échappant à son contrôle. Succès ou insuccès ne sont pas ceux de qui veut ou de qui dirige : ils tiennent à la grâce de puissances économiques supérieures à l’individu et inconnues de lui. Cela était particulièrement vrai à une époque de révolution économique, alors que de nouveaux centres commerciaux et de nouvelles routes de commerce remplaçaient tous les anciens, que les Indes et l’Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles de foi économiques les plus respectables la valeur de l’or et de l’argent-commençaient à chanceler et à s’écrouler. De plus la constitution de l’Église de Calvin était absolument démocratique et républicaine, et là où le royaume de Dieu était républicains, les royaumes de ce monde pouvaient-ils rester sous la domination de monarques, d’évêques et de seigneurs féodaux ? Tandis que le luthéranisme allemand devenait un instrument docile entre les mains des princes, le calvinisme fonda une République en Hollande et d’actifs partis républicains en Angleterre et, surtout, en Écosse.
- La révolution anglaise, naissance du matérialisme
Le deuxième grand soulèvement de la bourgeoisie trouva dans le calvinisme une doctrine toute prête. Ce soulèvement eut lieu en Angleterre. La bourgeoisie des villes mit le mouvement en train, et la yeomanry des campagnes le fit triompher.((1648 et années suivantes.)) Il est assez curieux que, dans les trois grandes révolutions de la bourgeoisie, la paysannerie fournisse les armées pour soutenir le combat et qu’elle soit précisément la classe qui, la victoire acquise, doive être le plus sûrement ruinée par ses conséquences économiques. Un siècle après Cromwell, la yeomanry avait pratiquement disparu. Cependant sans cette yeomanry et sans l’élément plébéien des villes, jamais la bourgeoisie livrée à ses propres forces n’aurait pu continuer la lutte jusqu’au bout et n’aurait pu faire monter Charles Ire sur l’échafaud. Pour que la bourgeoisie pût consolider jusqu’à ces conquêtes qui étaient alors à portée de sa main, il fallut que la révolution dépassât de beaucoup le but qui lui était assigné exactement comme en France en 1793 et en Allemagne en 1848. Il semble que ce soit là une des lois de l’évolution de la société bourgeoise.
Quoi qu’il en soit, cet excès d’activité révolutionnaire fut nécessairement suivi en Angleterre par l’inévitable réaction, qui, à son tour, dépassa le point où elle aurait pu s’arrêter. Après une série d’oscillations, le nouveau centre de gravité finit par être atteint et il devint un nouveau point de départ. La grande période de l’histoire anglaise, que la « respectabilité » nomme « la grande rébellion », et les luttes qui suivirent parvinrent à leur achèvement avec cet événement relativement insignifiant de 1689 que les historiens libéraux appellent « la glorieuse révolution ».
Le nouveau point de départ fut un compromis entre la bourgeoisie montante et les ci-devant propriétaires féodaux. Ces derniers, bien que nommés alors comme aujourd’hui l’aristocratie, étaient depuis longtemps en train de devenir ce que Louis-Philippe ne devint que beaucoup plus tard : « le premier bourgeois du royaume ». Heureusement pour l’Angleterre, les vieux barons féodaux s’étaient entre-tués durant la guerre des Deux-Roses.((1455‑1485. ‑ Henry VII dont il est question plus bas, régna sur l’Angleterre de 1509 à 1547 et rompit avec l’Église catholique.)) Leurs successeurs, quoique issus pour la plupart des mêmes vieilles familles, provenaient cependant de branches collatérales si éloignées qu’ils constituèrent un corps tout à fait nouveau ; leurs habitudes et leurs goûts étaient plus bourgeois que féodaux ; ils connaissaient parfaitement la valeur de l’argent et ils se mirent immédiatement à augmenter leurs rentes foncières, en expulsant des centaines de petits fermiers qu’ils remplaçaient par des moutons. Henry VIII, en dissipant en donations et prodigalités les terres de l’Église créa une légion de nouveaux propriétaires fonciers bourgeois : les innombrables confiscations de grands domaines puis leur octroi à des demi ou à de parfaits parvenus par le biais de concessions, qui furent renouvelées pendant tout le XVIIe siècle, aboutirent au même résultat. C’est pourquoi à partir de Henry VII, l’ « aristocratie » anglaise, loin de contrecarrer le développement de la production industrielle, avait au contraire cherché à en bénéficier indirectement ; et de même il s’était toujours trouvé une fraction de grands propriétaires fonciers disposés, pour des raisons économiques et politiques, à coopérer avec les dirigeants de la bourgeoisie industrielle et financière. Le compromis de 1689 se réalisa donc aisément. Les dépouilles politiques — postes, sinécures, gros traitements, furent abandonnées aux grandes familles de la noblesse terrienne, sans que, pour autant, on négligeât le moins du monde les intérêts économiques de la bourgeoisie commerçante, industrielle et financière. Et ces intérêts économiques étaient déjà à l’époque suffisamment puissants pour déterminer la politique générale de la nation. Il pouvait bien y avoir des querelles sur les questions de détail, mais, dans l ensemble, l’oligarchie aristocratique ne savait que trop bien que sa prospérité économique était irrévocablement liée à celle de la bourgeoisie industrielle et commerçante.
Dès lors la bourgeoisie fut une partie intégrante, modeste certes, mais reconnue comme telle, des classes dirigeantes de l’Angleterre. Avec toutes les autres, elle avait un intérêt commun au maintien de la sujétion de la grande masse ouvrière de la nation. Le marchand ou le manufacturier lui-même occupait la position de maître ou, comme on disait jusqu’à ces derniers temps, de « supérieur naturel » envers ses ouvriers, commis et domestiques. Son intérêt lui commandait de leur soutirer autant de bon travail que possible ; pour cela il devait les former à la soumission convenable. Il était lui-même religieux, la religion lui avait fourni le drapeau sous lequel il avait combattu le roi et les seigneurs ; il ne fut pas long à découvrir les avantages que l’on pouvait tirer de cette même religion pour agir sur l’esprit de ses inférieurs naturels et pour les rendre dociles aux ordres des maîtres qu’il avait plu à Dieu de placer au-dessus d’eux. Bref, la bourgeoisie anglaise avait désormais à prendre sa part dans l’oppression des « classes inférieures », de la grande masse productrice de la nation, et un de ses instruments d’oppression fut l’influence de la religion.
Un autre fait contribua à renforcer les penchants religieux de la bourgeoisie : la montée du matérialisme en Angleterre. Cette nouvelle doctrine non seulement scandalisait les dévots de la bourgeoisie, mais elle s’annonçait comme une philosophie qui ne convenait qu’aux lettrés et aux gens du monde cultivés, par opposition à la religion qui était tout juste bonne pour la grande masse inculte, y compris la bourgeoisie. Avec Hobbes, le matérialisme apparut sur la scène, comme défenseur de l’omnipotence et des prérogatives royales ; il faisait appel à la monarchie absolue pour maintenir sous le joug ce puer robustus sed malitiosus((Cet enfant robuste, mais malicieux.)) qu’était le peuple. Il en fut de même avec les successeurs de Hobbes, avec Bolingbroke, Shaftesbury, etc. ; la nouvelle forme déiste du matérialisme demeura une doctrine aristocratique, ésotérique et par conséquent odieuse à la bourgeoisie et par son hérésie religieuse, et par ses associations politiques anti-bourgeoises. Par conséquent, en opposition à ce matérialisme et à ce déisme aristocratiques, les sectes protestantes qui avaient fourni son drapeau et ses combattants à la guerre contre les Stuarts, continuèrent à constituer la force principale de la classe moyenne progressive et forment aujourd’hui encore l’épine dorsale du « grand Parti libéral ».
- Matérialisme du XVIIIe siècle et Révolution française
Cependant, le matérialisme passait d’Angleterre en France où il rencontra une autre école philosophique matérialiste, issue du cartésianisme, avec laquelle il se fondit. Tout d’abord, il demeura en France aussi une doctrine exclusivement aristocratique ; mais son caractère révolutionnaire ne tarda pas à s’affirmer. Les matérialistes français ne limitèrent pas leurs critiques aux seules questions religieuses, ils s’attaquèrent à toutes les traditions scientifiques ou institutions politiques qu’ils rencontraient ; et afin de prouver que leur doctrine pouvait avoir une application universelle, ils prirent au plus court et l’appliquèrent hardiment à tous les objets du savoir dans l’oeuvre gigantesque qui leur valut leur nom l’Encyclopédie. Ainsi sous l’une ou l’autre de ses deux formes matérialisme déclaré ou déisme ce matérialisme devint la profession de foi de toute la jeunesse cultivée de France, à tel point que lorsque la Révolution éclata, la doctrine philosophique, mise au monde en Angleterre par les royalistes, donna leur étendard théorique aux républicains et aux terroristes français, et fournit le texte de la Déclaration des droits de l’homme.
La Révolution française fut le troisième soulèvement de la bourgeoisie ; mais elle fut le premier qui rejeta totalement l’accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique ; elle fut aussi le premier qui poussa la lutte jusqu’à l’anéantissement de l’un des combattants, l’aristocratie, et jusqu’au complet triomphe de l’autre, la bourgeoisie. En Angleterre, la continuité des institutions pré révolutionnaires et post révolutionnaires et le compromis entre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes trouvèrent leur expression dans la continuité des précédents juridiques et dans le maintien religieux des formes féodales de la loi. La Révolution française opéra une rupture complète avec les traditions du passé, elle balaya les derniers vestiges du féodalisme et créa, avec le Code civil, une magistrale adaptation de l’ancien droit romain aux conditions du capitalisme moderne ; il est l’expression presque parfaite des relations juridiques correspondant au stade de développement économique que Marx appelle la production marchande ; si magistrale, que ce code de la France révolutionnaire sert aujourd’hui encore de modèle pour la réforme du droit de propriété dans tous les pays, sans en excepter l’Angleterre. N’oublions pas cependant que si la loi anglaise continue à exprimer les relations économiques de la société capitaliste dans cette langue barbare de la féodalité, qui correspond à la chose à exprimer exactement comme l’orthographe anglaise correspond à la prononciation anglaise, — Vous écrivez Londres et vous prononcez Constantinople, disait un Français — cette même loi anglaise est aussi la seule qui ait conservé intacte et transmis à l’Amérique et aux colonies la meilleure part de cette liberté personnelle, de cette autonomie locale et de cette indépendance à l’égard de toute intervention, celle des cours de justice exceptée, bref de ces vieilles libertés germaniques qui sur le continent ont été perdues pendant l’époque de la monarchie absolue et n’ont encore été pleinement reconquises nulle part.
La bourgeoisie anglaise contre le matérialisme et la Révolution
Mais revenons à notre bourgeois anglais. La Révolution française lui procura une splendide occasion de détruire, avec le concours des monarchies continentales, le commerce maritime français, d’annexer des colonies françaises et d’écraser les dernières prétentions de la France à la rivalité sur mer. C’est une des raisons pour lesquelles il combattit la Révolution. L’autre était que les méthodes de cette Révolution lui étaient profondément déplaisantes. Non seulement son « exécrable » terrorisme, mais même sa tentative de pousser jusqu’au bout la domination bourgeoise. Que deviendrait le bourgeois sans son aristocratie, qui lui enseignait les belles manières (pour vilaines qu’elles fussent), qui inventait pour lui ses modes, qui fournissait des officiers à l’armée, pour le maintien de l’ordre à l’intérieur, et à la flotte, pour la conquête de nouvelles colonies et de nouveaux marchés ? Il est vrai qu’il y avait une minorité progressive de la bourgeoisie, dont les intérêts n’étaient pas tellement bien servis avec ce compromis ; cette fraction, recrutée principalement dans la classe moyenne la moins riche, sympathisa avec la Révolution, mais elle était impuissante au Parlement.
Ainsi, tandis que le matérialisme devenait le credo de la Révolution française, le bourgeois anglais, vivant dans la crainte du Seigneur, resta d’autant plus fermement attaché à sa religion. Le règne de la Terreur à Paris n’avait-il pas montré à quoi on en arriverait si les instincts religieux des masses se perdaient ? Plus le matérialisme se propageait de la France aux pays voisins, renforcé par des courants théoriques similaires, en particulier par la philosophie allemande, plus le matérialisme et la libre-pensée en général devenaient, sur le continent, les qualités requises de tout homme cultivé, et plus opiniâtrement la classe moyenne d’Angleterre se cramponnait à ses multiples confessions religieuses. Ces confessions pouvaient différer les unes des autres, mais toutes étaient résolument religieuses et chrétiennes.
Tandis que la Révolution assurait en France le triomphe politique de la bourgeoisie, en Angleterre, Watt, Arkwright, Cartwright((Ces trois Anglais inventèrent ‑ le premier, la machine à vapeur; le second, la machine à filer (mule‑Jenny); le troisième, le métier à tisser, le tout entre 1764 et 1790.)) et d’autres amorçaient une révolution industrielle qui déplaça totalement le centre de gravité de la puissance économique. La richesse de la bourgeoisie grandit à une vitesse considérablement plus rapide que celle de l’aristocratie foncière. Au sein de la bourgeoisie elle-même, l’aristocratie financière, les banquiers, etc., furent relégués au second plan par les manufacturiers. Le compromis de 1689, même après les changements graduels qu’il avait subis à l’avantage de la bourgeoisie, ne correspondait plus aux positions relatives des parties contractantes. Le caractère de ces parties s’était également modifié ; la bourgeoisie de 1830 différait grandement de celle du siècle précédent. Le pouvoir politique, demeuré entre les mains de l’aristocratie, qui l’employait pour résister aux prétentions de la nouvelle bourgeoisie industrielle, devint incompatible avec les nouveaux intérêts économiques. Une lutte nouvelle contre l’aristocratie s’imposait, qui ne pouvait se terminer que par la victoire de la nouvelle puissance économique. D’abord, sous l’impulsion imprimée par la révolution française de 1830, le _Reform act_ passa en dépit de toutes les oppositions. Il donna à la bourgeoisie une position puissante et reconnue dans le Parlement. Puis l’abrogation des lois sur les céréales assura à jamais la suprématie de la bourgeoisie sur l’aristocratie foncière, principalement de sa fraction la plus active, les manufacturiers. C’était la plus grande victoire de la bourgeoisie ; mais ce fut aussi la dernière qu’elle remporta pour son profit exclusif. Tous ses autres triomphes, par la suite, elle dut en partager les bénéfices avec une nouvelle puissance sociale, d’abord son alliée, mais bientôt sa rivale.
Apparition du prolétariat anglais
La révolution industrielle avait donné naissance a une classe de grands capitalistes industriels mais aussi à une classe d’ouvriers d’industrie — bien plus nombreuse encore. Cette classe grandit en nombre au fur et à mesure que la révolution industrielle mettait la main sur de nouvelles tranches d’industries, et sa puissance grandit en proportion. Cette puissance, elle la fit sentir, dès 1824, en obligeant un Parlement récalcitrant à abroger les lois interdisant les coalitions ouvrières. Pendant l’agitation pour le Reform Act, les ouvriers constituèrent l’aile radicale du parti de la réforme : la loi de 1832 les ayant exclus du droit de vote, ils formulèrent leurs revendications dans la Charte du peuple et s’organisèrent, en opposition au grand parti bourgeois réclamant l’abrogation des lois sur les céréales, en un parti indépendant, le Parti chartiste, le premier parti ouvrier des temps modernes.
Alors éclatèrent les révolutions continentales de février mars 1848, dans lesquelles le peuple ouvrier joua un rôle si prépondérant et formula, du moins à Paris, des revendications qui, à coup sûr, étaient inadmissibles du point de vue de la société capitaliste. Et ce fut ensuite la réaction générale. D’abord la défaite des chartistes, le 10 avril 1848 ; puis l’écrasement de l’insurrection des ouvriers parisiens, en juin ; puis les défaites de 1849 en Italie, en Hongrie, dans l’Allemagne du Sud, et finalement la victoire de Louis Bonaparte sur Paris, le 2 décembre 1851. Pour un temps au moins, l’épouvantail des revendications ouvrières était chassé, mais à quel prix ! Si le bourgeois anglais était déjà convaincu de la nécessité de maintenir les gens du peuple dans une humeur religieuse, combien plus impérieusement cette nécessité doit s’imposer à lui après toutes ces expériences ! Sans se soucier des sarcasmes de ses compères continentaux, il continua à dépenser bon an mal an des milliers et des dizaines de milliers de livres pour l’évangélisation des classes inférieures ; comme si sa propre machine religieuse n’y suffisait, il fit appel à Frère Jonathan((C’est‑à‑dire les États‑Unis d’Amérique. Cette désignation ne tarda pas à être remplacée par celle d’oncle Sam.)), le plus grand organisateur à l’époque de l’entreprise religieuse, importa d’Amérique le revivalisme((De revival : réveil. Mouvement collectif de conversion, de retour à la foi, dont les pays anglo‑saxons ont offert divers exemples au XIXe siècle)), Moody et Sankey((Missionnaires américains, qui comptent parmi les fondateurs du revivalisme.)) et consorts, et finalement il accepta l’aide dangereuse de l’Armée du Salut, qui fait revivre la propagande du christianisme primitif, s’adresse aux pauvres comme à des élus, combat le capitalisme d’une manière religieuse et entretient ainsi un élément d’antagonisme de classe propre au christianisme primitif, susceptible de devenir un jour gênant pour les gens aisés qui sont aujourd’hui ses bailleurs de fonds consentants.
Il semble que ce soit une loi du développement historique, que la bourgeoisie ne puisse, en aucun pays d’Europe, s’emparer du pouvoir politique — du moins pour une période assez longue à la manière exclusive dont l’aristocratie féodale l’a conservé au moyen âge. Même en France, où la féodalité fut complètement extirpée, la bourgeoisie dans sa totalité n’a détenu pleinement le pouvoir que pendant les périodes très courtes. Pendant le règne de Louis-Philippe (1830-1848), une très petite fraction de la bourgeoisie gouverna le royaume, la fraction la plus nombreuse étant exclue du suffrage par un cens très élevé.((Il fallait, pour être électeur, payer au moins 200 francs d’impôts directs (avant la révolution de 1830, 300 francs). C’est ce qu’on appelait le cens électoral.)) Sous la deuxième République (1848-1851), la bourgeoisie tout entière régna, mais trois ans seulement ; son incapacité fraya la route à l’Empire. C’est seulement maintenant sous la troisième République que la bourgeoisie, en son entier, a conservé le pouvoir pendant plus de vingt ans ; elle donne déjà les signes réconfortants de décadence.((Engels écrivait ceci au lendemain de la crise boulangiste, qui avait mis en péril les institutions parlementaires.)) Un règne durable de la bourgeoisie n’a été possible que dans des pays comme l’Amérique, où il n’y avait pas de féodalité et où, d’emblée, la société est partie d’une base bourgeoise. Cependant en Amérique, comme en France, les successeurs de la bourgeoisie, les ouvriers, frappent déjà à la porte.
Servilité de la bourgeoisie anglaise
En Angleterre la bourgeoisie ne posséda jamais le pouvoir sans partage. Même la victoire de 1832 laissa à l’aristocratie foncière la possession presque exclusive de toutes les hautes fonctions gouvernementales. La mansuétude avec laquelle la riche classe moyenne acceptait cette situation demeura pour moi incompréhensible, jusqu’à ce que j’eusse entendu dans un discours public le grand industriel libéral, M. W. A. Forster, supplier les jeunes gens de Bradford d’apprendre le français pour faire leur chemin dans le monde ; il citait sa propre expérience et racontait qu’il s’était senti tout penaud, quand, en sa qualité de ministre, il dut fréquenter une société où le français était au moins aussi nécessaire que l’anglais. De fait, les bourgeois anglais étaient en règle générale à cette époque des parvenus absolument sans culture, et ne pouvaient faire autrement que d’abandonner bon gré mal gré à l’aristocratie ces postes élevés du gouvernement, qui exigeaient d’autres qualités qu’une étroitesse insulaire et une suffisance insulaire, épicées de roublardise commerciale.((Et même en affaires, la suffisance du chauvinisme national est un triste conseiller. Jusque tout dernièrement, le fabricant anglais vulgaire considérait comme au‑dessous de la dignité d’un Anglais de parler une autre langue que la sienne et il était fier que des « pauvres diables d’étrangers » s’établissent en Angleterre et le déchargeassent des tracas de l’écoulement de ses produits à l’étranger. Jamais il ne songea que ces étrangers, la plupart des Allemands, s’emparaient de la sorte d’une large partie du commerce extérieur de l’Angleterre, importation et exportation, et que le commerce extérieur anglais direct arrivait à être limité presque exclusivement aux colonies, à la Chine, aux États‑Unis et à l’Amérique du Sud. Il ne remarqua pas davantage que ces Allemands commerçaient avec d’autres Allemands à l’étranger qui graduellement organisèrent un réseau complet de colonies commerciales sur toute la surface du globe. Mais quand l’Allemagne, il y a quarante ans environ, commença sérieusement à produire pour l’exportation, ce réseau la servit à merveille pour accomplir sa transformation, en un temps si court, d’un pays exportateur de céréales en un pays industriel de première importance. Enfin il y a environ dix ans, le fabricant anglais prit peur et demanda à ses ambassadeurs et à ses consuls comment il se faisait qu’il ne pouvait plus garder ses clients. Les réponses furent unanimes: 1. Vous n’apprenez pas la langue de vos clients, vous exigez, au contraire, qu’ils apprennent la vôtre; 2. Vous n’essayez pas de satisfaire les besoins, les habitudes et les goûts de vos acheteurs, mais vous exigez qu’ils acceptent les vôtres. (F. E.))) Même aujourd’hui les débats interminables de la presse sur l’éducation bourgeoise démontrent que la classe moyenne anglaise ne se croit pas encore assez bonne pour une éducation supérieure et ambitionne quelque chose de plus modeste. Ainsi, même après l’abrogation des lois sur les céréales,((1846. Cette abrogation marque le triomphe du libre‑échange sur le protectionnisme et de la bourgeoisie anglaise sur les landlords)) on considéra comme tout naturel, que les hommes qui avaient remporté la victoire, les Cobden, les Bright, les Forster, etc., fussent exclus de toute participation au gouvernement officiel du pays, jusqu’à ce qu’enfin, vingt ans après, un nouveau Reform Act((La réforme électorale de 1867.)) leur ouvrît les portes du ministère. La bourgeoisie anglaise est encore aujourd’hui si pénétrée du sentiment de son infériorité sociale qu’elle entretient à ses propres frais et à ceux de la nation une classe de parasites décoratifs pour représenter dignement la nation dans toutes les circonstances solennelles, et qu’elle s’estime fort honorée quand un de ses membres est jugé assez digne pour être admis dans ce corps choisi et privilégié, fabriqué après tout par elle-même.
La classe moyenne industrielle et commerciale n’était donc pas encore parvenue à éliminer complètement l’aristocratie foncière du pouvoir politique, quand un nouveau rival, la classe ouvrière, entra en scène. La réaction qui suivit le mouvement chartiste et les révolutions continentales, aussi bien que le développement sans précédent du commerce anglais de 1848 à 1866 (communément attribué au seul libre — échange, mais dû bien davantage au colossal développement des chemins de fer, de la navigation à vapeur et des moyens de communication en général) avaient une fois encore fait passer la classe ouvrière sous la dépendance du Parti libéral, dont elle avait formé dans les temps pré chartistes l’aile radicale. Néanmoins, la revendication du droit de vote pour les ouvriers devint peu à peu irrésistible ; tandis que les dirigeants whigs((Ancien nom des libéraux.)) du Parti libéral « avaient la frousse », Disraeli montra sa supériorité en amenant les tories((Ancien nom des conservateurs.)) à saisir le moment favorable et à introduire une extension du droit de vote à tous ceux qui résidaient dans des villes en même temps qu’un remaniement des circonscriptions électorales. Puis vint le scrutin secret et, en 1884, l’extension du droit de vote à tous ceux qui résidaient à la campagne en même temps qu’un nouveau remaniement des circonscriptions électorales tendant à les rendre à peu près égales. Toutes ces mesures augmentèrent considérablement la puissance électorale de la classe ouvrière, au point que dans au moins 150 à 200 circonscriptions électorales, les ouvriers forment maintenant la majorité des électeurs. Mais le parlementarisme est une excellente école — oh combien ! — pour enseigner le respect de la tradition ; si la bourgeoisie regarde avec crainte et respect ce que lord Manners a appelé plaisamment « notre vieille noblesse », la masse des ouvriers regardaient alors avec respect et déférence ceux qu’on avait coutume de désigner comme « leurs supérieurs », la bourgeoisie. A coup sûr l’ouvrier anglais était, il y a une quinzaine d’années, l’ouvrier modèle, dont l’estime respectueuse pour la situation de son maître et la réserve qu’il s’imposait pour réclamer ses droits consolaient nos économistes allemands appartenant à l’école des socialistes de la chaire((On donne ce nom à un certain nombre de professeurs d’économie politique qui, en Allemagne, après 1870, réagirent contre les principes, les méthodes et les tendances de l’économie classique anglaise et qui préconisèrent une politique sociale. Citons parmi eux Schmoller, Adolph Wagner, Brentano. Ils étaient, bien entendu, contre‑révolutionnaires. Ils ont inspiré la politique de «réformes sociales» inaugurée par Bismarck après 1880.)) des incurables tendances communistes et révolutionnaires du prolétariat de leur propre nation.
Il faut une religion pour le peuple
Mais les bourgeois anglais, qui étaient de bons hommes d’affaires et le sont encore, virent plus loin que les professeurs allemands. Ce n’est qu’à contrecœur qu’ils avaient partagé leur pouvoir avec la classe ouvrière. Ils avaient appris à l’époque du chartisme de quoi était capable le peuple, ce puer robustus sed malitiosus ; et depuis ils avaient été contraints d’accepter la plus grande partie de la charte du peuple et de l’incorporer dans la Constitution de la Grande- Bretagne. Maintenant, plus que jamais, le peuple doit être tenu en bride par des moyens moraux, et le premier et le principal moyen d’action sur les masses est et reste encore… la religion. De là cette présence majoritaire d’ecclésiastiques au sein des commissions chargées d’administrer les écoles, de là ces dépenses sans cesse grandissantes que la bourgeoisie s’impose pour encourager toutes les espèces de revivalisme, depuis le ritualisme jusqu’à l’Armée du Salut.
Et c’est alors qu’éclata le triomphe de la respectabilité britannique sur la libre pensée et le relâchement religieux du bourgeois continental. Les ouvriers de France et d’Allemagne étaient devenus des révoltés. Ils étaient complètement contaminés par le socialisme ; et pour de bonnes raisons ils n’étaient pas du tout regardants quant à la légalité des moyens permettant de conquérir le pouvoir. Le puer robustus était devenu de jour en jour plus malitiosus. Il ne restait qu’une ressource aux bourgeoisies française et allemande : laisser tomber discrètement leur libre pensée, ainsi que le jeune homme, à l’heure où il sent venir le mal de mer, jette à l’eau le cigare avec lequel il se pavanait en s’embarquant : l’un après l’autre, les esprits forts adoptèrent les dehors de la piété, parlèrent avec respect de l’Église, de ses dogmes et de ses rites et en observèrent eux-mêmes le minimum qu’il était impossible d’éviter. La bourgeoisie française fit maigre le vendredi et les bourgeois allemands écoutèrent religieusement à leurs bancs d’église le dimanche les interminables sermons protestants. Ils s’étaient fourvoyés avec leur matérialisme. « Die Religion muss dem Volk erhalten werden » — il faut conserver la religion pour le peuple, — c’était le seul moyen qui restait de sauver la société de la ruine totale. Malheureusement pour eux. Ils ne firent cette découverte qu’après avoir travaillé de leur mieux à détruire la religion pour toujours. Et, maintenant, c’était au bourgeois britannique de ricaner et de s’écrier : « Imbéciles ! Il y a deux siècles que j’aurais pu vous dire cela ! »
Cependant, je crains que ni la religieuse stupidité du bourgeois anglais, ni la conversion après coup du bourgeois du continent ne puissent opposer une digue à la marée montante du prolétariat. La tradition est une grande force retardatrice, elle est la force d’inertie de l’histoire mais comme elle est simplement passive, elle est sûre d’être brisée ; la religion ne sera pas non plus une sauvegarde durable pour la société capitaliste. Si nos idées juridiques philosophiques et religieuses sont les rejetons plus ou moins éloignés des rapports économiques régnant dans une société donnée, ces idées ne peuvent pas résister à la longue a un changement complet de ces rapports. Et à moins de croire à une révélation surnaturelle, nous devons admettre qu’aucune doctrine religieuse ne suffira jamais à étayer une société qui chancelle.
Malgré tout, le prolétariat anglais s’affranchira
De fait, même en Angleterre, la classe ouvrière a recommencé à se mettre en mouvement. Elle est sans doute entravée par des traditions de toute sorte. Traditions bourgeoises : telle cette croyance si répandue qu’il ne peut y avoir que deux partis, les conservateurs et les libéraux, et que la classe ouvrière doit conquérir son émancipation à l’aide du grand Parti libéral.((Écrit huit ans avant la fondation du Comité pour la représentation ouvrière, berceau du Labour Party (1900).)) Traditions ouvrières, héritées des premières et timides tentatives d’action indépendante : tel le refus de tant de vieux syndicats d’admettre en leur sein tous ceux qui n’ont pas accompli un apprentissage réglementaire, ce qui aboutit à la création par chacune de ces trade-unions de ses propres briseurs de grève. Malgré tout, la classe ouvrière est en mouvement ; même le professeur Brentano a été dans la pénible obligation d’en informer ses confrères du « socialisme de la chaire ». Elle se meut, comme toute chose en Angleterre, d’un pas lent et mesuré, ici avec hésitation, là avec des tentatives timides, plus ou moins infructueuses ; elle se meut de temps en temps avec un excès de méfiance du mot socialisme, tandis qu’elle en absorbe peu à peu la substance, et le mouvement s’étend et s’empare des couches ouvrières, l’une après l’autre. Il a déjà secoué de leur torpeur les manœuvres de l’East-End de Londres et, tous, nous avons vu quelle énergique impulsion ces nouvelles forces lui ont à leur tour imprimée. Si la marche du mouvement est trop lente au gré des impatiences de tel ou tel, qu’ils n’oublient pas que c’est la classe ouvrière qui maintient vivantes les plus belles qualités du caractère anglais, et quand un terrain est conquis en Angleterre, il n’est d’ordinaire jamais reperdu. Si, pour les raisons dites plus haut, les fils des vieux Chartistes n’ont pas été à la hauteur de la situation, les petits-fils promettent d’être dignes de leurs ancêtres.
Mais le triomphe de la classe ouvrière européenne ne dépend pas seulement de l’Angleterre : il ne pourra être obtenu que par la coopération au moins de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Dans ces deux derniers pays, le mouvement ouvrier est bien en avant de celui de l’Angleterre. En Allemagne, on peut déjà mesurer la distance qui le sépare du succès : ses progrès, depuis vingt-cinq ans, sont sans précédents ; il avance avec une vitesse toujours croissante. Si la bourgeoisie allemande s’est montrée lamentablement dépourvue de capacités politiques, de discipline, de courage, d’énergie et de persévérance, la classe ouvrière allemande a donné de nombreuses preuves de toutes ces qualités. Il y a près de quatre siècles, l’Allemagne fut le point de départ du premier soulèvement de la bourgeoisie européenne ; au point où en sont les choses, serait- il impossible que l’Allemagne soit encore le théâtre de la première grande victoire du prolétariat européen ?
Londres, 20 avril 1892. F. ENGELS.