Pour un renouveau du Parti Socialiste
Antonio Gramsci
La physionomie de la lutte des classes en Italie est caractérisée, à l’heure actuelle, par le fait que les ouvriers de l’industrie et les ouvriers agricoles sont déterminés, sur toute l’étendue du territoire national et sans que rien ne puisse les en empêcher, à poser, de façon explicite et violente, le problème de la propriété des moyens de production. L’aggravation des crises nationales et internationales qui réduisent progressivement à néant la valeur de la monnaie montre que le capital est à bout de souffle : le système actuel de production et de distribution ne parvient même plus à satisfaire les exigences élémentaires de la vie humaine ; il ne subsiste que parce qu’il est férocement défendu par les forces armées de l’État bourgeois; tous les mouvements du peuple travailleur italien tendent irrésistiblement à réaliser une gigantesque révolution économique créant de nouveaux modes de production, un nouvel ordre dans le processus de production, et de distribution, donnant à la classe des ouvriers de l’industrie et de l’agriculture le pouvoir d’initiative dans la production, en l’arrachant des mains des capitalistes et des propriétaires terriens.
Les industriels et les propriétaires terriens ont concentré au maximum la discipline et la puissance de classe : un mot d’ordre lancé par la Confédération générale de l’Industrie italienne est immédiatement appliqué dans chaque usine. L’État bourgeois a créé un corps armé de mercenaires prévu pour fonctionner comme instrument exécutif de la volonté de cette nouvelle et forte organisation de la classe possédante qui tend, au moyen du lock-out appliqué sur une large échelle, et du terrorisme, à restaurer son pouvoir sur les moyens de production, en contraignant les ouvriers et les paysans à se laisser exproprier d’une quantité toujours plus grande de travail non payé. Le dernier lock-out des entreprises de métallurgie de Turin fut un épisode de cette volonté des industriels de mettre le talon sur la nuque de la classe ouvrière : les industriels ont profité de l’absence de coordination et de concentration révolutionnaire parmi les forces ouvrières d’Italie pour tenter de briser la cohésion du prolétariat turinois et d’anéantir dans la conscience des ouvriers le prestige et l’autorité des institutions d’usines (Conseils d’usines et commissaires de départements) qui avaient commencé la lutte pour le contrôle ouvrier. La prolongation des grèves agricoles dans la région de Novare et dans la Lomellina montre que les propriétaires terriens sont disposés à réduire à néant la production pour amener au désespoir et à la famine le prolétariat agricole et l’assujettir implacablement aux conditions de travail et d’existence les plus dures et les plus humiliantes.
La phase actuelle de la lutte de classe en Italie est celle qui précède, soit la conquête du pouvoir par le prolétariat révolutionnaire, pour passer à de nouveaux modes de production et de distribution qui permettent une reprise de la capacité de production; soit une terrible réaction de la part de la classe possédante et de la caste gouvernementale. Aucune violence ne sera négligée pour assujettir le prolétariat industriel et agricole à un travail servile : on cherchera à briser inexorablement les organismes de la lutte politique de la classe ouvrière (Parti socialiste) et à incorporer les organismes de résistance économique (syndicats et coopératives) dans les engrenages de l’État bourgeois.
Les forces ouvrières et paysannes manquent de coordination et de concentration révolutionnaires parce que les organismes de direction du Parti socialiste ont montré qu’ils n’avaient absolument rien compris à la phase actuelle du développement de l’histoire nationale et de l’histoire internationale, et qu’ils ne comprennent rien à la mission qui incombe aux organismes de lutte du prolétariat révolutionnaire. Le Parti socialiste assiste en spectateur au déroulement des événements, il n’a jamais une opinion à lui à exprimer, qui soit en relation avec les thèses révolutionnaires du marxisme et de l’Internationale communiste, il ne lance aucun mot d’ordre susceptible d’être recueilli par les masses, de fournir une orientation générale, d’unifier et de concentrer l’action révolutionnaire. Le Parti socialiste, en tant qu’organisation politique de l’avant-garde de la classe ouvrière, devrait développer une action d’ensemble propre à mettre toute la classe ouvrière en mesure de gagner la révolution, et de la gagner de façon durable. Le Parti socialiste, constitué par cette partie du prolétariat qui ne s’est laissée ni avilir ni prostrer par l’oppression physique et morale du système capitaliste, mais qui est parvenue à sauver sa propre autonomie et son esprit d’initiative conscient et discipliné, devrait incarner la conscience révolutionnaire vigilante de toute la classe des exploités. La tâche du Parti est de concentrer sur lui l’attention de toute la masse, d’obtenir que ses propres directives deviennent celles de toute la masse, de conquérir la confiance permanente de toute la masse de façon à en devenir le guide, la tête qui pense. Pour cela il est nécessaire que le Parti vive toujours au sein de la réalité effective de la lutte de classe que mène le prolétariat industriel et agricole, qu’il sache en comprendre les diverses phases, les divers épisodes, les multiples manifestations, pour extraire l’unité de la multiplicité, pour être en mesure de donner une directive réelle à l’ensemble des mouvements et faire pénétrer dans les masses l’idée qu’il existe un ordre immanent dans l’épouvantable désordre actuel; que cet ordre, en s’établissant, régénérera la société humaine et rendra l’instrument de travail apte à satisfaire aux exigences élémentaires de la vie et du progrès de la civilisation. Le Parti socialiste est resté, même après le Congrès de Bologne un simple parti parlementaire, qui se maintient dans l’immobilité à l’intérieur des limites étroites de la démocratie bourgeoise, qui ne se préoccupe que des affirmations politiques superficielles de la caste gouvernementale; il n’a pas acquis la forme particulière, autonome, d’un parti caractéristique du prolétariat révolutionnaire, et seulement du prolétariat révolutionnaire.
Après le Congrès de Bologne les organismes centraux du Parti auraient dû immédiatement entamer et pousser à fond une action énergique pour donner de l’homogénéité et de la cohésion aux forces révolutionnaires du Parti, pour lui donner sa physionomie spécifique, distincte, de Parti communiste adhérant à la Troisième Internationale. La polémique avec les réformistes et les opportunistes ne fut même pas amorcée ; ni la direction du Parti ni l’Avanti ! n’opposèrent leur propre conception révolutionnaire à la propagande incessante que les réformistes et les opportunistes faisaient au Parlement et dans les organismes syndicaux. Rien ne fut fait, de la part des organes centraux du Parti, pour éduquer les masses dans un sens communiste ; pour amener les masses à éliminer les réformistes et les opportunistes de la direction des organismes syndicaux et coopératifs, pour donner à chaque section et à chacun des groupes de camarades les plus actifs une orientation et une tactique unifiées. De sorte que, tandis que la majorité révolutionnaire du Parti n’a pas pu exprimer sa pensée ni manifester sa volonté au sein de la direction et dans le journal, les éléments opportunistes se sont par contre fortement organisés et ont exploité le prestige et l’autorité du Parti pour consolider leurs positions au Parlement et dans les syndicats. La direction leur a permis d’opérer leur concentration et de voter des résolutions en contradiction avec les principes et la tactique de la Troisième Internationale, et hostiles à l’orientation du Parti ; la direction a laissé une autonomie absolue à des organismes subordonnés pour mener des actions et répandre des conceptions contraires aux principes et à la tactique de la Troisième Internationale : la direction du Parti a été systématiquement absente de la vie et de l’activité des sections, des organismes, de chacun des camarades. La confusion qui régnait dans le Parti avant le Congrès de Bologne, et qui pouvait s’expliquer par le régime de guerre, n’a pas disparu, elle s’est même accrue de façon effrayante ; il est naturel que dans de telles conditions le Parti ait vu baisser la confiance que les masses avaient en lui et qu’en de nombreux endroits les tendances anarchistes aient tenté de prendre le dessus. Le Parti politique de la classe ouvrière ne justifie son existence que dans la mesure où centralisant et coordonnant fortement l’action prolétarienne, il oppose un pouvoir révolutionnaire de fait au pouvoir légal de l’État bourgeois, dont il limite la liberté d’initiative et de manœuvre : si le Parti ne réalise pas l’unité et la simultanéité de ses efforts, si le Parti ne se manifeste que comme un simple organisme bureaucratique, sans âme et sans volonté, instinctivement la classe ouvrière tend à se créer un autre parti et glisse vers les tendances anarchistes qui précisément critiquent de façon âpre et incessante le centralisme et le fonctionnarisme des partis politiques.
Le Parti a été absent du mouvement international. La lutte de classe est en train de prendre dans tous les pays du monde des formes gigantesques ; partout les prolétaires sont poussés à rénover leurs méthodes de lutte et souvent, comme en Allemagne après le coup de force militariste, à se dresser les armes à la main. Le Parti ne se soucie pas d’expliquer ces événements aux travailleurs italiens, de les justifier à la lumière de la conception de l’Internationale communiste, il ne se soucie pas de mener une grande action éducative afin de rendre la masse des travailleurs italiens consciente de cette vérité que la révolution prolétarienne est un phénomène mondial et que chaque événement particulier doit être examiné et jugé dans le cadre mondial. La Troisième Internationale s’est déjà réunie deux fois en Europe occidentale, en décembre 1919 dans une ville allemande, en février 1920 à Amsterdam : le Parti italien n’était représenté dans aucune de ces deux réunions; les militants du Parti n’ont même pas été informés par les organismes centraux des discussions qui s’y sont produites et des décisions qui ont été prises dans les deux conférences. Dans le camp de la III° Internationale ont lieu d’ardentes polémiques sur la doctrine et sur la tactique de l’Internationale communiste, qui ont même abouti (comme en Allemagne) à des scissions internes. Le Parti italien est complètement coupé de cet ardent débat d’idées où se trempent les consciences révolutionnaires et où se construit l’unité spirituelle et l’unité d’action des prolétaires de tous les pays. L’organe central du Parti n’a de correspondant à lui ni en France, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni même en Suisse : étrange condition pour le journal du Parti socialiste qui représente en Italie les intérêts du prolétariat international, étrange condition dans laquelle on place la classe ouvrière italienne, qui doit trouver ses informations dans les nouvelles mutilées et tendancieuses des agences et des journaux bourgeois! L’Avanti !, organe du Parti, devrait être l’organe de la Troisième Internationale ; toutes les nouvelles, discussions, élaborations des problèmes prolétariens qui intéressent la Troisième Internationale devraient trouver leur place dans l’Avanti !; on devrait mener dans l’Avanti !, dans un esprit unitaire, une polémique incessante contre toutes les déviations et tous les compromis opportunistes : au contraire, l’Avanti ! met en valeur des manifestations de l’esprit opportuniste, comme le récent discours de Trèves à la Chambre, bâti sur une conception petite-bourgeoise des rapports internationaux, et qui développait sur les forces prolétariennes une théorie contre-révolutionnaire et défaitiste. Cette absence dans les organes centraux, de tout souci d’informer le prolétariat sur les événements et sur les discussions théoriques qui ont lieu au sein de la Troisième Internationale, on peut également l’observer dans l’activité de la Maison d’Édition. Celle-ci continue à publier des opuscules sans importance ou bien écrits pour défendre les conceptions et les opinions propres à la II° Internationale, tandis qu’elle néglige les publications de la III° Internationale. Des ouvrages de camarades russes, indispensables pour comprendre la révolution bolchevique ont été traduits en Suisse, en Angleterre, en Allemagne, et sont ignorés en Italie : qu’il suffise de citer le volume de Lénine : L’État et la Révolution ; de plus les opuscules traduits sont très mal traduits, et sont souvent rendus incompréhensibles par des formules extravagantes heurtant à la fois la grammaire et le sens commun.
Il ressort déjà de l’analyse qui précède qu’elle doit être l’œuvre de renouvellement et d’organisation que nous estimons devoir être absolument réalisée dans l’ensemble du Parti. Le Parti doit trouver sa figure précise et distincte : de parti parlementaire petit-bourgeois, il doit devenir le parti du prolétariat révolutionnaire qui lutte pour l’avenir de la société communiste au moyen de l’État ouvrier, un parti qui a son homogénéité et sa cohésion, sa doctrine propre, sa tactique, une discipline rigoureuse, implacable. Ceux qui ne sont pas des communistes révolutionnaires doivent être éliminés du Parti et la direction, libérée du souci de conserver l’unité et l’équilibre entre les diverses tendances et les différents leaders, doit diriger toute son énergie vers l’organisation des forces ouvrières sur le pied de guerre. Chaque événement de la vie des prolétaires, sur le plan national et international doit être immédiatement commenté dans des manifestes et des circulaires de la direction pour en tirer des arguments pour la propagande communiste et pour l’éducation des consciences révolutionnaires. La direction, en restant toujours en contact avec les sections, doit devenir le centre moteur de l’action prolétarienne dans tous ses développements. Les sections doivent promouvoir dans toutes les usines, dans les syndicats, dans les coopératives, les casernes, la constitution de groupes communistes pour répandre sans plus tarder au sein des masses les conceptions et la tactique du Parti, pour organiser la création des Conseils d’entreprise afin d’exercer leur contrôle sur la production industrielle et agricole, de faire la propagande nécessaire pour s’assurer de façon organique, la conquête des syndicats, des Bourses du Travail et de la Confédération Générale du Travail, pour devenir les éléments de confiance que les masses délégueront pour former les Soviets politiques et pour exercer la dictature prolétarienne. L’existence d’un Parti communiste cohérent et fortement discipliné qui, à travers ses « noyaux » dans les usines, les syndicats, les coopératives, puisse coordonner et centraliser l’ensemble de l’action révolutionnaire du prolétariat, est la condition fondamentale et indispensable pour tenter n’importe quelle expérience de Soviet ; si cette condition n’existe pas, toute proposition d’expérience doit être rejetée comme absurde et seulement utile aux diffamateurs de l’idée des Soviets. De la même façon il faut rejeter l’idée de « petit parlement socialiste » qui deviendrait rapidement un instrument aux mains de la majorité réformiste et opportuniste du groupe parlementaire, pour diffuser des utopies démocratiques et des projets contre-révolutionnaires.
La direction doit immédiatement étudier, rédiger, et diffuser un programme de gouvernement révolutionnaire du Parti socialiste dans lequel soient envisagées les solutions réelles que le prolétariat, devenu classe dominante, apportera à tous les problèmes essentiels – économiques, politiques, religieux, scolaires, etc. – qui se posent de façon urgente aux diverses couches de la population travailleuse italienne. En prenant pour base la conception que le Parti fonde sa puissance et son action sur la seule classe des ouvriers de l’industrie et de l’agriculture qui ne possèdent aucune propriété privée, et qu’il considère les autres couches du peuple travailleur comme des auxiliaires de la classe véritablement prolétarienne, le Parti doit lancer un manifeste dans lequel la conquête révolutionnaire du pouvoir politique soit clairement posée, dans lequel le prolétariat industriel et agricole soit invité à se préparer et à s’armer, et dans lequel on indique les éléments de solutions communistes aux problèmes actuels : contrôle prolétarien sur la production et la distribution, désarmement des corps armés de mercenaires, contrôle des municipalités par les organisations ouvrières.
La section turinoise se propose, sur la base de ces considérations, de se faire le promoteur d’une entente avec les groupes de camarades de toutes les sections qui voudront se réunir pour les discuter et les approuver; cette entente organisée doit préparer à brève échéance un congrès consacré à la discussion des problèmes de tactique et d’organisation prolétariennes et qui, en attendant, contrôle l’activité des organismes exécutifs du Parti.