Le Congrès de Tours
Antonio Gramsci
On ne peut comprendre le sens et la portée du congrès de Tours si l’on ne replace pas la lutte des tendances au sein du Parti socialiste dans le cadre général du mouvement ouvrier et paysan en France. Le congrès de Tours est étroitement lié à la grève du I° mai dernier, ses résultats témoignent des dispositions des masses populaires envers les organismes directeurs du mouvement syndical, qui, à l’occasion de la grève et face à ses conséquences immédiates, réagirent de la façon et dans les formes que l’on sait. Le Comité de la III° Internationale dont les deux secrétaires, Loriot et, sont en prison depuis le mois de mai sous l’inculpation de complot contre la sûreté de l’État, a vu la très grande majorité des mandats se porter en faveur de sa motion. Le Comité de la III° Internationale, qui représente le solide noyau fondamental du nouveau Parti communiste, n’a pas hésité un instant à prendre une position nette et claire contre les fonctionnaires cégétistes et les députés socialistes qui, durant la grève de mai, ont trahi la classe ouvrière française. La politique communiste de la III° Internationale a eu la vertu d’apaiser les dissensions entre “syndicalistes” et “socialistes”; purgés de leur idéologie syndicaliste, les leaders révolutionnaires de la C.G.T. entreprirent un travail assidu et systématique d’organisation et de propagande qui ne tarda pas à porter des fruits d’autant plus rapides à mûrir et d’autant plus nombreux, que la politique opportuniste et traîtresse du Comité confédéral avait réduit les effectifs syndicaux de deux millions et demi d’adhérents à six cent mille, et avait ainsi donné plus d’importance à la masse des ouvriers et des paysans les plus conscients, ceux qui étaient inscrits également au parti politique. La victoire de Tours est la victoire du Comité de la III° Internationale et elle prélude à la victoire que les révolutionnaires obtiendront au sein de la C.G.T. dès avant le Congrès, et qui les conduira par la suite à la conquête des Bourses du Travail et des Unions départementales.
Le congrès de Tours a une portée profonde, non seulement pour la classe ouvrière, mais aussi pour la classe paysanne. Le fait que la majorité des sections rurales ait voté en faveur de la III° Internationale et pour un parti plus homogène et doté d’un centralisme révolutionnaire plus fort, ne peut être interprété comme une manifestation d’impulsivité que par ceux qui se refusent à voir l’ampleur de la crise qui décompose la vieille structure de la société française. La légende de la France pays de petits propriétaires n’a plus aucune consistance. Dès avant la guerre, la désagrégation des vieilles formes économiques avait atteint une phase aiguë et les agitations fréquentes et massives de la classe paysanne en étaient la preuve. Les chiffres que voici, qui concernent l’année 1913, apportent des précisions sur les conditions de répartition de la propriété en France, conditions qui ont été énormément aggravées par la guerre, dans la mesure où la guerre a provoqué un drainage de la richesse vers les coffres-forts d’une minorité : pour 1913, en représentant la richesse globale française par le chiffre 1000, et le nombre de citoyens juridiquement capables d’être propriétaires par le même chiffre 1000, on avait la répartition suivante : 470 Français, soit 47 %, de la population, sans aucune propriété, 406 Français propriétaires de 120 unités, soit 40%, de très petits propriétaires, 85 Français, soit 8,5% de la population propriétaires de 400 unités et 4 Français soit 4% de la population propriétaires de 470 unités. L’aggravation de la condition économique générale explique suffisamment l’élan révolutionnaire des classes rurales qui s’est révélé lors du congrès de Tours.
Mais le congrès de Tours, outre sa signification générale dans le cadre du mouvement révolutionnaire français, a une signification très importante dans le cadre du mouvement révolutionnaire représenté par l’organisation de l’Internationale communiste.
Pour porter un jugement exact sur les résultats du Congrès, il importe de tenir compte du fait que la majorité du Congrès n’a encore aucun lien officiel avec l’Internationale communiste, que le nouveau Parti n’est pas encore admis dans l’organisation de Moscou. Le nouveau Parti demande à être admis, après s’être séparé des réformistes et des centristes : la coupure est si radicale que Longuet reste hors du nouveau Parti, de même que Paul Faure qui s’était pourtant rendu à Imola en 1919, après le congrès de Bologne, et avait filé le parfait amour de l’internationalisme communiste avec quelques-uns des plus grands représentants de l’actuel unitarisme italien.
Ce qui est le plus important, dans le congrès de Tours, c’est précisément que le Parti favorable à l’adhésion ait atteint un degré d’homogénéité tout à fait remarquable, et que dans son sein, le noyau originairement communiste, le noyau représenté par l’organisation centralisée au sein du Comité de la Ille Internationale, ait acquis une prépondérance décisive.
C’est pourquoi le vote de Tours n’est pas la victoire de Cachin ou celle de ; c’est la victoire des communistes, c’est la victoire de la classe révolutionnaire des ouvriers et des paysans de France, qui sont en train de démembrer la bureaucratie syndicale, opportuniste et félonne, et qui, en se détachant des plus populaires porte-parole de la démagogie parlementaire, ont prouvé qu’ils étaient résolument décidés à faire leur entrée sur le terrain de la lutte pour la révolution mondiale.
4 janvier 1921