Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne
Antonio Gramsci
6. l’État
La révolution apportée par la classe bourgeoise dans la conception du droit et, en conséquence, dans la fonction de l’État, consiste surtout dans la volonté de conformisme (par suite, caractère éthique du droit et de l’État). Les classes dominantes d’avant la Révolution étaient essentiellement conservatrices en ce sens qu’elles ne tendaient pas à élaborer un passage organique des autres classes à la leur, c’est-à-dire à élargir leur sphère de classe « techniquement » et idéologiquement : la conception de caste fermée. La classe bourgeoise se pose elle-même comme un organisme en continuel mouvement, capable d’absorber toute la société, en l’assimilant à son niveau culturel et économique : toute la fonction de l’État est transformée : l’État devient « éducateur », etc.
Comment peut-il se produire un arrêt, comment peut-on revenir à la conception de l’État, comme pure force, etc. La classe bourgeoise est « saturée » : non seulement elle ne gagne plus en extension mais elle se désagrège; non seulement elle n’assimile pas de nouveaux éléments, mais elle rejette une partie d’elle-même (ou tout au moins les rejets sont considérablement plus nombreux que les assimilations). Enfin une classe qui peut se poser elle-même comme susceptible d’assimiler toute la société, et qui est en même temps capable d’exprimer ce processus, porte à la perfection cette conception de l’État et du droit, au point de concevoir le moment où finiront l’État et le droit, parce que devenus inutiles, après avoir épuisé les possibilités de leur rôle et avoir été absorbés par la société civile.
(G.q. 8, § 2, p. 937.)
[1931-19321
Voici une question qu’il faut creuser : la conception de l’État-gendarme-veilleur de nuit (mise à part la qualification de caractère polémique : gendarme, veilleur de nuit, etc.) n’est-elle pas en somme la seule conception de l’État qui surmonte les phases extrêmes « corporatives-économiques » ?
Nous sommes toujours sur le terrain de l’identification entre État et gouvernement, identification qui est justement une représentation de la forme corporative-économique, c’est-à-dire de la confusion entre société civile et société politique, car il faut noter que dans la notion générale d’État entrent des éléments qu’il faut ramener à la notion de Société civile (au sens, pourrait-on dire, où État = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition). Pour une doctrine de l’État qui entend concevoir ce dernier comme susceptible tendanciellement de dépérir et de se résoudre dans la société « réglée », c’est une question fondamentale. On peut imaginer l’élément État-coercition comme s’épuisant au fur et à mesure que s’affirment les éléments toujours plus importants de société « réglée » (soit État éthique, soit société civile).
Les expressions d’« État éthique » ou de « société civile » arriveraient à signifier que cette « image » d’État sans État était dans la pensée des plus grands savants de la politique et du droit, dans la mesure où ils se plaçaient sur le terrain de la science pure (pure utopie, en tant que fondée sur le fait qu’on suppose tous les hommes réellement égaux, donc également raisonnables et moraux, c’est-à-dire susceptibles d’accepter la loi spontanément, librement et non par contrainte, non comme imposée par une autre classe ou comme quelque chose d’extérieur à la conscience).
Il faut rappeler que l’expression de « veilleur de nuit » pour l’État libéral est de Lassalle, c’est-à-dire d’un théoricien dogmatique et non dialectique de l’État (bien examiner la doctrine de Lassalle sur ce point et sur l’État en général, en opposition avec le marxisme). Dans la doctrine de l’État-société « réglée », d’une phase où « État » sera équivalent à « gouvernement », et « État » s’identifiera avec « société civile », on devra passer à une phase d’État-veilleur de nuit, phase d’une organisation coercitive qui prendra en tutelle le développement des éléments de société « réglée » dont la continuelle croissance réduira progressivement les interventions autoritaires et coactives de l’État. Mais cette perspective ne peut toutefois faire penser à un « nouveau » libéralisme, encore qu’elle conduise au seuil d’une ère de liberté organique.
(Mach., pp. 128-132 et G.q. 6, § 88, pp. 763-764.)
[1930-1932]