Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne
Antonio Gramsci
13. Éléments de politique
Dans ce domaine, il faut bien le dire, ce qu’on oublie d’abord, ce sont justement les premiers éléments, les choses les plus élémentaires ; et pourtant, comme ils se répètent mille fois, ces éléments deviennent les piliers de la politique et de n’importe quelle action collective.
Le premier élément, c’est qu’il existe réellement des gouvernés et des gouvernants, des dirigeants et des dirigés. Toute la science et l’art politiques se fondent sur ce fait primordial, irréductible (dans certaines conditions générales). Les origines de ce fait constituent un problème en soi, qui devra être étudié à part (au moins pourra-t-on et devra-t-on étudier comment atténuer et faire disparaître le fait, en changeant certaines conditions susceptibles d’être identifiées comme agissant dans le sens de cette division), mais il reste le fait qu’il existe des dirigeants et des dirigés, des gouvernants et des gouvernés. Ce fait étant acquis, il faudra voir comment on peut diriger de la manière la plus efficace (une fois définis certains buts) et comment, en conséquence, assurer la meilleure préparation aux dirigeants (c’est plus précisément l’objet de la première section de la science et de l’art politiques) et comment d’autre part, on apprend à connaître les lignes de moindre résistance ou lignes rationnelles conduisant à l’obéissance des dirigés et des gouvernés. Dans la formation des dirigeants, ce qui est fondamental, c’est le point de départ : veut-on qu’il y ait toujours des gouvernés et des gouvernants, ou bien veut-on créer les conditions qui permettront que disparaisse la nécessité de cette division ? C’est-à-dire part-on du principe de la division perpétuelle du genre humain ou bien ne voit-on dans cette division qu’un fait historique, répondant à certaines conditions ? Il faut voir clairement que, même si elle remonte, en dernière analyse, à une division en groupes sociaux, cette division en gouvernés et gouvernants existe cependant, les choses étant ce qu’elles sont, jusque dans le sein d’un même groupe, même d’un groupe socialement homogène; en un certain sens, on peut dire que cette division est une création de la division du travail, que c’est un fait technique. C’est sur cette coexistence de problèmes que spéculent ceux qui, en toute chose, voient seulement la « technique », la nécessité « technique », etc., pour ne pas envisager le problème fondamental.
Étant donné que jusque dans un même groupe existe cette division entre gouvernants et gouvernés, il devient nécessaire d’établir quelques principes n’admettant aucune dérogation, et c’est justement sur ce terrain que surviennent les « erreurs » les plus graves, c’est-à-dire que se manifestent les incapacités les plus criminelles, mais aussi les plus difficiles à corriger. On croit que, une fois établi le principe de l’homogénéité d’un groupe, l’obéissance doit être automatique, et non seulement qu’elle doit être acceptée sans qu’on ait besoin d’en démontrer la « nécessité » ni la rationalité, mais qu’elle est indiscutable (certains pensent et, ce qui est pire, agissent conformément à cette pensée, que l’obéissance « viendra » sans être demandée, sans que la voie à suivre soit indiquée). C’est ainsi qu’il est difficile d’extirper des dirigeants le « cadornisme »((Le mot vient du général Luigi Cadorna, chef d’état-major des armées italiennes jusqu’à la retraite de Caporetto (1917) dont il fut le principal responsable. Caporetto met en lumière le caractère erroné du système de direction en vigueur dans l’armée italienne, et le « cardornisme » symbolise ici le bureaucratisme ou l’autoritarisme des dirigeants qui considèrent comme superflu le travail de persuasion auprès des « dirigés » pour gagner leur adhésion volontaire.)), c’est-à-dire la conviction qu’une chose sera faite parce que le dirigeant considère comme juste et rationnel qu’elle soit faite : si elle n’est pas faite, la « faute » est versée au compte de ceux « qui auraient dû » etc. C’est ainsi qu’il est difficile d’extirper l’habitude criminelle de négliger d’éviter les sacrifices inutiles. Et pourtant, le sens commun montre que la majeure partie des désastres collectifs (politiques) arrivent parce qu’on n’a pas cherché à éviter le sacrifice inutile, ou qu’on a montré qu’on ne tenait pas compte du sacrifice des autres et qu’on a joué avec la peau des autres. Chacun a entendu raconter par des officiers du front comment les soldats réellement risquaient leur vie dans les moments où c’était vraiment nécessaire, mais comment au contraire ils se révoltaient quand ils voyaient qu’on n’avait pour eux aucun égard. Par exemple : une compagnie était capable de jeûner plusieurs jours, si elle voyait que les vivres ne pouvaient arriver pour une raison de force majeure, mais elle se mutinait si on sautait un seul repas par négligence et bureaucratisme, etc.
Ce principe s’étend à toutes les actions qui exigent un sacrifice. C’est pourquoi, toujours, après tout échec, il faut avant tout rechercher la responsabilité des dirigeants, et cela, au sens strict (par exemple : un front est constitué de plusieurs sections et chaque section a ses dirigeants : il est possible que d’une défaite les dirigeants d’une section soient plus responsables que ceux d’une autre, mais c’est une question de degré, et il ne s’agit pas d’exclure la responsabilité de quiconque, en aucun cas).
Une fois posé le principe qu’il existe des dirigés et des dirigeants, des gouvernés et des gouvernants, il est vrai que les « partis » sont jusqu’ici la façon la plus adéquate d’ « élaborer » les dirigeants et la capacité de diriger (les « partis » peuvent se présenter sous les noms les plus divers, même sous le nom d’antiparti et de « négation des partis »((Les fascistes définissaient souvent leur parti comme un « anti-parti », et Mussolini aimait insister sur son « individualisme » de principe.)) ; en réalité, même ceux qu’on appelle des « individualistes » sont des hommes de parti, à cette différence près qu’ils voudraient être « chefs de parti » par la grâce de Dieu ou en vertu de l’imbécillité de ceux qui les suivent).
Développement du concept général contenu dans l’expression « esprit d’État »((Concept utilisé par Hegel dans sa Philosophie de l’Histoire :
« L’esprit d’un peuple est un esprit déterminé et comme on vient de le dire, déterminé selon le degré historique de son développement. Cet esprit constitue le fondement et le contenu pour les autres formes de la conscience de lui-même qui ont été indiquées (…) A cause de l’identité première de leur substance, de leur contenu et de leur objet, les formations sont unies inséparablement à l’esprit de l’État, telle forme politique ne peut coexister qu’avec telle religion et dans tel État ne peuvent exister que telle philosophie et tel art. » (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, J. Vrin 1963, trad. Gribelin, pp. 49-50.)
La notion d’un « esprit de l’État » fut reprise par le fascisme, voir Mussolini, discours à la Chambre des députés, 13 mai 1929 : « Qu’aurait été l’État, s’il n’avait pas un esprit, une moralité, s’il ne disposait pas de ce qui donne de la force à ses lois, de ce grâce à quoi il réussit à s’assurer l’obéissance de ses citoyens ? »)). Cette expression a un sens bien précis, historiquement déterminé. Mais un problème se pose : existe-t-il quelque chose de semblable à ce qu’on appelle « esprit d’État » dans tout mouvement sérieux, c’est-à-dire qui ne soit pas l’expression arbitraire d’individualismes plus ou moins justifiés ? Tout d’abord, l’ « esprit d’État » suppose la « continuité », soit avec le passé ou la tradition, soit avec l’avenir, c’est-à-dire qu’il suppose que tout acte est le moment d’un processus complexe, qui est déjà commencé et qui continuera. Le sentiment de responsabilité de ce processus, le sentiment d’en être les acteurs responsables, d’être solidaires de forces « inconnues » matériellement, mais qu’on sent pourtant actives et opérantes et dont on tient compte, comme si elles étaient « matérielles » et physiquement présentes, s’appelle justement dans certains cas « esprit d’État ». Il est évident qu’une telle conscience de la « durée » doit être non pas abstraite mais concrète, c’est-à-dire en un certain sens ne pas dépasser certaines limites ; mettons que les limites minima soient la génération précédente et la génération future, ce qui n’est pas peu dire, car on considérera les générations, non pas en comptant trente ans avant pour l’une, trente ans après pour l’autre, mais organiquement, au sens historique, ce qui pour le passé tout au moins est facile à comprendre : nous nous sentons solidaires des hommes qui aujourd’hui sont très vieux, et qui pour nous représentent le « passé » qui vit encore parmi nous, qu’il nous faut reconnaître, avec lequel il faut faire les comptes, qui est un des éléments du présent et des prémisses du futur. Et avec les enfants, avec les générations qui naissent et qui grandissent et dont nous sommes responsables. (Bien différent est le « culte » de la « tradition », qui a une valeur tendancieuse, qui implique un choix et un but déterminés, c’est-à-dire qui est à la base d’une idéologie.) Même si un « esprit d’État » ainsi entendu existe chez tout le monde, il faut toutefois combattre tour à tour les déformations qui l’affectent ou les déviations qu’il produit.
« Le geste pour le geste », la lutte pour la lutte, etc., et surtout l’individualisme étroit et petit, qui n’est que la satisfaction capricieuse d’impulsions momentanées, etc. (En réalité, il s’agit toujours de l’ « apolitisme » italien, qui prend ces formes variées, pittoresques et bizarres.) L’individualisme n’est qu’un apolitisme de caractère animal, le sectarisme est « apolitisme », et, si on y regarde de près, le sectarisme est en effet une forme de « clientèle » personnelle, alors que manque l’esprit de parti qui est l’élément fondamental de « l’esprit d’État ». Démontrer que l’esprit de parti est l’élément fondamental de l’esprit d’État est une des thèses les plus importantes à soutenir ; vice versa, l’ « individualisme » est un élément de caractère animal, « qui fait l’admiration des étrangers » comme les ébats des habitants d’un jardin zoologique.
(Mach., pp. 17-20 et G.q. 15, § 4, pp. 1752-1755.)
[1933]