La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »)
Lénine
8. Jamais de compromis ?
Nous avons vu, dans la citation empruntée à la brochure de Francfort, sur quel ton décidé les « gauches » lancent ce mot d’ordre. Il est triste de voir des gens qui, se croyant sans doute des marxistes et désirant l’être, oublient les vérités fondamentales du marxisme. Voici ce qu’écrivait, en 1874, contre le manifeste des 33 communards-blanquistes, Engels qui, comme Marx, compte parmi ces rares et très rares écrivains dont chaque phrase de chacun de leurs grands ouvrages est d’une remarquable profondeur de substance :
» . . . Nous sommes communistes » (écrivaient dans leur manifeste les communards-blanquistes) « parce que nous voulions arriver à notre but sans passer par les étapes intermédiaires et par les compromis qui ne font qu’éloigner le jour de la victoire et prolonger la période d’esclavage. »
Les communistes allemands sont communistes parce qu’à travers toutes les étapes intermédiaires et tous les compromis créés non par eux, mais par le développement historique, ils voient clairement et poursuivent constamment leur but final : l’abolition des classes et la création d’un régime social qui ne laissera plus de place à la propriété privée du sol et des moyens de production. Les 33 blanquistes sont communistes parce qu’ils s’imaginent que dès l’instant où ils veulent brûler les étapes intermédiaires et les compromis, l’affaire est dans le sac, et que si « cela commence » un de ces jours, ce dont ils sont fermement convaincus, et que le pouvoir tombe entre leurs mains, « le communisme sera instauré » dès après-demain. Si on ne peut le faire aussitôt, c’est donc qu’ils ne sont pas communistes.
« Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument théorique ! » (F. Engels, Internationales aus dem Volksstaat, 1874, n°73 Extrait de l’article « Le programme des communards-blanquistes ».)
Dans ce même article, Engels dit l’estime profonde que lui inspire Vaillant, il parle des « mérites indiscutables » de Vaillant (qui fut comme Guesde un des grands chefs du socialisme international, avant leur trahison du socialisme en août 1914). Mais Engels ne laisse pas d’analyser en détail une erreur manifeste. Certes, à des révolutionnaires très jeunes et inexpérimentés, et aussi à des révolutionnaires petits-bourgeois, même d’âge très respectable et très expérimentés, il paraît extrêmement « dangereux », incompréhensible, erroné d' »autoriser les compromis ». Et nombre de sophistes (politiciens ultra ou trop « expérimentés ») raisonnent précisément comme les chefs opportunistes anglais mentionnés par le camarade Lansbury : « Si les bolcheviks se permettent tel ou tel compromis, pourquoi ne pas nous permettre n’importe quel compromis ? » Mais les prolétaires instruits par des grèves nombreuses (pour ne prendre que cette manifestation de la lutte de classe), s’assimilent d’ordinaire admirablement la très profonde vérité (philosophique, historique, politique, psychologique) énoncée par Engels. Tout prolétaire a connu des grèves, a connu des « compromis » avec les oppresseurs et les exploiteurs exécrés, lorsque les ouvriers étaient contraints de reprendre le travail sans avoir rien obtenu, ou en acceptant la satisfaction partielle de leurs revendications. Tout prolétaire, vivant dans une atmosphère de lutte de masse et d’exaspération des antagonismes de classes, peut se rendre compte de la différence qui existe entre un compromis imposé par les conditions objectives (la caisse des grévistes est pauvre, ils ne sont pas soutenus, ils sont affamés et épuisés au-delà du possible), compromis qui ne diminue en rien chez les ouvriers qui l’ont conclu le dévouement révolutionnaire et la volonté de continuer la lutte, – et un compromis de traîtres qui rejettent sur les causes objectives leur bas égoïsme (les briseurs de grèves concluent eux aussi un « compromis »!), leur lâcheté, leur désir de se faire bien venir des capitalistes, leur manque de fermeté devant les menaces, parfois devant les exhortations, parfois devant les aumônes, parfois devant la flatterie des capitalistes (ces compromis de trahison sont particulièrement nombreux dans l’histoire du mouvement ouvrier anglais, du côté des chefs des trade-unions, mais presque tous les ouvriers dans tous les pays ont pu observer, sous une forme ou sous une autre, des phénomènes analogues).
Il se présente évidemment des cas isolés, exceptionnellement difficiles et complexes, où les plus grands efforts sont nécessaires pour bien déterminer le caractère véritable de tel ou tel « compromis », – de même qu’il est très difficile de décider, dans certains cas, si le meurtre était absolument légitime et même indispensable (par exemple, en cas de légitime défense), ou s’il est le résultat d’une négligence impardonnable, voire d’un plan perfide, habilement mis à exécution. (Il va de soi qu’en politique, où il s’agit parfois de rapports extrêmement complexes – nationaux et internationaux – entre les classes et les partis, de nombreux cas se présenteront, infiniment plus difficiles que la question de savoir Si un « compromis » conclu à l’occasion d’une grève est légitime, ou s’il est le fait d’un chef traître, d’un briseur de grève, etc. Vouloir trouver une recette, ou une règle générale (« Jamais de compromis » !) bonne pour tous les cas, est absurde. Il faut être assez compréhensif pour savoir se retrouver dans chaque cas particulier. La raison d’être de l’organisation du parti et des chefs dignes de ce nom c’est, entre autres choses, qu’ils doivent par un travail de longue haleine, opiniâtre, multiple et varié de tous les représentants conscients de la classe en question, acquérir les connaissances nécessaires, l’expérience nécessaire et, de plus, le flair politique nécessaire à la solution juste et prompte de questions politiques complexes.
Les gens naïfs et totalement dépourvus d’expérience s’imaginent qu’il suffit d’admettre les compromis en général pour que toute limite soit effacée entre l’opportunisme, contre lequel nous soutenons et devons soutenir une lutte intransigeante, et le marxisme révolutionnaire ou le communisme. Ces gens-là, s’ils ne savent pas encore que toutes les limites dans la nature et dans la société sont mobiles et jusqu’à un certain point conventionnelles, on ne peut leur venir en aide que moyennant une longue étude, instruction, éducation, expérience de la vie et des choses politiques. Il faut savoir discerner, dans les questions de politique pratique qui se posent à chaque moment particulier ou spécifique de l’histoire, celles où se manifestent les compromis les plus inadmissibles, les compromis de trahison, incarnant l’opportunisme funeste à la classe révolutionnaire, et consacrer tous les efforts pour les révéler et les combattre. Pendant la guerre impérialiste de 1914-1918 où s’affrontaient deux groupes de pays également pillards et rapaces, la forme principale, essentielle de l’opportunisme fut le social-chauvinisme, c’est-à-dire le soutien de la « défense nationale » qui, dans cette guerre, signifiait en réalité la défense des intérêts spoliateurs de « sa » bourgeoisie nationale. Après la guerre: la défense de la spoliatrice « Société des Nations »; la défense des coalitions directes ou indirectes avec la bourgeoisie de son pays contre le prolétariat révolutionnaire et le mouvement « soviétique »; la défense de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme bourgeois contre le « pouvoir des Soviets », – telles ont été les principales manifestations de ces inadmissibles compromis de trahison qui ont toujours abouti, en fin de compte, à un opportunisme funeste au prolétariat révolutionnaire et à la cause.
» ….. Repousser de la façon la plus décidée tout compromis avec les autres partis… toute politique de louvoiement et d’entente »,
écrivent les « gauches » d’Allemagne dans la brochure de Francfort.
Il est bien étonnant qu’avec de pareilles idées Ces gauches ne prononcent pas une condamnation catégorique du bolchevisme! Car enfin, il n’est pas possible que les gauches d’Allemagne ignorent que toute l’histoire du bolchevisme, avant et après la Révolution d’Octobre, abonde en exemples de louvoiement, d’ententes et de compromis avec les autres partis, sans en excepter les partis bourgeois!
Faire la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale, guerre cent fois plus difficile, plus longue, plus compliquée que la plus acharnée des guerres ordinaires entre Etats, et renoncer d’avance à louvoyer, à exploiter les oppositions d’intérêts (fusent-elles momentanées) qui divisent nos ennemis, à passer des accords et des compromis avec des alliés éventuels (fusent-ils temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels); n’est-ce pas d’un ridicule achevé ? N’est-ce pas quelque chose comme de renoncer d’avance, dans l’ascension difficile d’une montagne inexplorée et inaccessible jusqu’à ce jour, à marcher parfois en zigzags, à revenir parfois sur ses pas, à renoncer à la direction une fois choisie pour essayer des directions différentes ? Et des gens manquant à ce point de conscience et d’expérience (encore si leur jeunesse en était la cause : les jeunes ne sont-ils pas faits pour débiter un certain temps des bêtises pareilles!) ont pu être soutenus – de près ou de loin, de façon franche ou déguisée, entièrement ou en partie, il n’importe! – par certains membres du Parti communiste hollandais!!
Après la première révolution socialiste du prolétariat, après le renversement de la bourgeoisie dans un pays, le prolétariat de ce pays reste encore longtemps plus faible que la bourgeoisie, d’abord simplement à cause des relations internationales étendues de cette dernière, puis à cause du renouvellement spontané et continu, de la régénération du capitalisme et de la bourgeoisie par les petits producteurs de marchandises dans le pays qui a renversé sa bourgeoisie. On ne peut triompher d’un adversaire plus puissant qu’au prix d’une extrême tension des forces et à la condition expresse d’utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus circonspecte, la plus intelligente, la moindre « fissure » entre les ennemis, les moindres oppositions d’intérêts entre tes bourgeoisies des différents pays, entre les différents groupes ou catégories de la bourgeoisie à l’intérieur de chaque pays, aussi bien que la moindre possibilité de s’assurer un allié numériquement fort, fut-il un allié temporaire, chancelant, conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n’a pas compris cette vérité n’a compris goutte au marxisme, ni en général au socialisme scientifique contemporain. Qui n’a pas prouvé pratiquement, pendant un laps de temps assez long et en des situations politiques assez variées, qu’il sait appliquer cette vérité dans les faits, n’a pas encore appris à aider la classe révolutionnaire dans sa lutte pour affranchir des exploiteurs toute l’humanité laborieuse. Et ce qui vient d’être dit est aussi vrai pour la période qui précède et qui suit la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
Notre théorie n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action, ont dit Marx et Engels et la plus grave erreur, le crime le plus grave de marxistes aussi « patentés » que Karl Kautsky, Bauer et autres, c’est qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’ils n’ont pas su appliquer cette vérité aux heures les plus décisives de la révolution prolétarienne. « L’action politique, ce n’est pas un trottoir de la perspective Nevski » (un trottoir net, large et uni de l’artère principale, absolument rectiligne, de Pétersbourg), disait déjà N. Tchernychevski, le grand socialiste russe de la période d’avant Marx. Depuis Tchernychevski, les révolutionnaires russes ont payé de sacrifices sans nombre leur méconnaissance ou leur oubli de cette vérité. Il faut à tout prix faire en sorte que les communistes de gauche et les révolutionnaires d’Europe occidentale et d’Amérique, dévoués à la classe ouvrière, ne payent pas aussi cher que les Russes retardataires l’assimilation de cette vérité.
Jusqu’à la chute du tsarisme, les social-démocrates révolutionnaires de Russie recoururent maintes fois aux services des libéraux bourgeois, c’est-à-dire qu’ils passèrent quantité de compromis pratiques avec ces derniers. En 1901-1902, dès avant la naissance du bolchevisme, l’ancienne rédaction de l’Iskra (faisaient partie de cette rédaction: Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, Potressov et moi) avait conclu (pas pour longtemps, il est vrai) une alliance politique formelle avec le leader politique du libéralisme bourgeois, Strouve, tout en soutenant sans discontinuer la lutte idéologique et politique la plus implacable contre le libéralisme bourgeois et contre les moindres manifestations de son influence au sein du mouvement ouvrier. Les bolcheviks ont toujours suivi cette politique. Depuis 1905, ils ont systématiquement préconisé l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie contre la bourgeoisie libérale et le tsarisme, sans toutefois refuser jamais de soutenir la bourgeoisie contre le tsarisme (par exemple, au scrutin de 2e degré ou au scrutin de ballottage) et sans cesser la lutte idéologique et politique la plus intransigeante contre le parti paysan révolutionnaire bourgeois, les « socialistes-révolutionnaires », qu’ils dénonçaient comme des démocrates petits-bourgeois se prétendant socialistes. En 1907, les bolcheviks constituèrent, pour peu de temps, un bloc politique formel avec les « socialistes-révolutionnaires » pour les élections à la Douma. De 1903 à 1912, nous avons séjourné avec les mencheviks, parfois pendant plusieurs années, nominalement dans le même parti social-démocrate, sans jamais cesser de les combattre sur le terrain idéologique et politique comme agents de l’influence bourgeoise sur le prolétariat et comme opportunistes. Nous avons conclu pendant la guerre une sorte de compromis avec les « kautskistes », les mencheviks de gauche (Martov) et une partie des « socialistes-révolutionnaires » (Tchernov, Nathanson); nous avons siégé avec eux à Zimmerwald et Kienthal, publié des manifestes communs; mais nous n’avons jamais cessé ni relâché notre lutte idéologique et politique contre les « kautskistes », les Martov et les Tchernov. (Nathanson est mort en 1919, étant « communiste-révolutionnarie » populiste très proche de nous, presque solidaire avec nous.) Au moment même de la Révolution d’Octobre, nous avons constitué un bloc politique, non point formel, mais très important (et très réussi) avec la paysannerie petite-bourgeoise, en acceptant en entier, sans y rien changer, le programme agraire des socialistes-révolutionnaires; c’est-à-dire que nous avons consenti un compromis indéniable, afin de prouver aux paysans que, loin de vouloir nous imposer, nous désirions nous entendre avec eux. Nous avons proposé en même temps (et nous réalisions peu après) un bloc politique formel – avec participation au gouvernement – aux « socialistes-révolutionnaires de gauche » qui dénoncèrent ce bloc au lendemain de la paix de Brest-Litovsk pour en venir ensuite, en juillet 1918, à une insurrection armée et, plus tard, à la lutte armée contre nous.
On conçoit donc que les attaques des gauches d’Allemagne contre le Comité central du Parti communiste allemand, auquel on reproche d’admettre l’idée d’un bloc avec les « indépendants » (le « Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne », les kautskistes), nous paraissent absolument dénuées de sérieux; c’est une démonstration évidente de l’erreur des « gauches ». Il y a eu, en Russie également, des mencheviks de droite (ils firent partie du gouvernement Kérensky) qui correspondaient aux Scheidemann d’Allemagne, et des mencheviks de gauche (Martov) en opposition aux mencheviks de droite et correspondant aux kautskistes allemands. Nous avons pu observer clairement en 1917 le passage graduel des masses ouvrières, du camp menchevik aux côtés des bolcheviks: au 1° Congrès des Soviets de Russie, en juin 1917, nous ne réunissions que 53% des voix. La majorité appartenait aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks. Au deuxième Congrès des Soviets (25 octobre 1917, vieux style) nous avions 51 % des suffrages. Pourquoi en Allemagne le même élan, absolument identique, des ouvriers – de droite vers la gauche – n’a-t-il pas conduit d’emblée à l’affermissement des communistes, mais d’abord à celui du parti intermédiaire des « indépendants », quoique ce parti n’ait jamais eu aucune idée politique propre, aucune politique à lui, et n’ait jamais fait que balancer entre les Scheidemann et les communistes ?
Une des causes en a été évidemment la tactique erronée des communistes allemands, qui doivent reconnaître avec loyauté et sans crainte leur erreur et apprendre à la corriger. Cette erreur consistait à repousser la participation au parlement réactionnaire, bourgeois, et aux syndicats réactionnaires; elle consistait en de nombreuses manifestations de cette maladie infantile dite le « gauchisme », qui enfin s’est extériorisée et n’en sera que mieux et plus vite guérie, avec plus de profit pour l’organisme.
Le « Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne » manque nettement d’homogénéité: à côté des vieux chefs opportunistes (Kautsky, Hilferding et, vraisemblablement, dans une large mesure, Crispien, Ledebour et autres), qui ont prouvé leur incapacité à comprendre la signification du pouvoir des Soviets et de la dictature du prolétariat, leur incapacité à diriger la lutte révolutionnaire de ce dernier, – il s’est formé dans ce parti une aile gauche, prolétarienne, qui suit une progression singulièrement rapide. Des centaines de milliers de membres de ce parti (qui en compte, je crois, jusqu’à 3/4 de million) sont des prolétaires qui, s’éloignant de Scheidemann, marchent à grands pas vers le communisme. Cette aile prolétarienne avait déjà proposé au congrès des indépendants à Leipzig (en 1919) l’adhésion immédiate et sans condition à la III° Internationale. Redouter un « compromis » avec cette aile du parti serait tout bonnement ridicule. Au contraire, les communistes se doivent de rechercher et de trouver une forme appropriée de compromis susceptible, d’une part, de faciliter et de hâter la complète et nécessaire fusion avec cette aile, et, d’autre part, de ne gêner en rien la campagne idéologique et politique des communistes contre l’aile droite opportuniste des « indépendants ». Sans doute ne sera-t-il pas facile d’établir la forme convenable du compromis, mais il faut être un charlatan pour promettre aux ouvriers et aux communistes allemands de les conduire à la victoire par un chemin « facile ».
Le capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat « pur » n’était entouré d’une foule extrêmement bigarrée de types sociaux marquant la transition du prolétaire au semi-prolétaire (à celui qui ne tire qu’à moitié ses moyens d’existence de la vente de sa force de travail), du semi-prolétaire au petit paysan (et au petit artisan dans la ville ou à la campagne, au petit exploitant en général); du petit paysan au paysan moyen, etc.; si le prolétariat lui-même ne comportait pas de divisions en catégories plus ou moins développées, groupes d’originaires, professionnels, parfois religieux, etc. D’où la nécessité, la nécessité absolue pour l’avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d’ouvriers et de petits exploitants. Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever, et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre. Notons d’ailleurs que la victoire des bolcheviks sur les mencheviks a exigé, non seulement avant mais aussi après la Révolution d’Octobre 1917, l’application d’une tactique de louvoiement, d’ententes, de compromis, de celles et de ceux, bien entendu, qui pouvaient faciliter, hâter, consolider, renforcer la victoire des bolcheviks aux dépens des mencheviks. Les démocrates petits-bourgeois (les mencheviks y compris) balancent forcément ‘entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre la démocratie bourgeoise et le régime soviétique, entre le réformisme et l’esprit révolutionnaire, entre l’ouvriérisme et la crainte devant la dictature du prolétariat, etc. La juste tactique des communistes doit consister à utiliser ces hésitations, et non point à les ignorer; or les utiliser, c’est faire des concessions aux éléments qui se tournent vers le prolétariat, et n’en faire qu’au moment et dans la mesure où ils s’orientent vers ce dernier, tout en luttant contre ceux qui se tournent vers la bourgeoisie. Grâce à l’application de cette juste tactique, le menchevisme s’est de plus en plus disloqué et se disloque chez nous, isolant les chefs qui s’obstinent dans l’opportunisme et amenant dans notre camp les meilleurs ouvriers, les meilleurs éléments de la démocratie petite-bourgeoise. C’est là un processus de longue haleine, et les « solutions » à tir rapide: « Jamais de compromis, jamais de louvoiement » ne peuvent qu’être préjudiciables à l’accroissement de l’influence du prolétariat révolutionnaire et à la montée de ses effectifs.
Enfin, une des erreurs incontestables des « gauchistes » d’Allemagne, c’est qu’ils persistent dans leur refus de reconnaître le traité de Versailles. Plus ce point de vue est formulé avec « poids » et « sérieux », avec « résolution » et sans appel, comme le fait par exemple K. Horner, et moins cela paraît sensé. Il ne suffit pas de renier les absurdités criantes du « bolchevisme national » (Laufenberg et autres), qui en vient à préconiser un bloc avec la bourgeoisie allemande pour reprendre la guerre contre l’Entente, dans le cadre actuel de la révolution prolétarienne internationale. Il faut comprendre qu’elle est radicalement fausse, la tactique qui n’admet pas l’obligation pour l’Allemagne soviétique (si une République soviétique allemande surgissait à bref délai) de reconnaître pour un temps la paix de Versailles et de s’y plier. Il ne suit point de là que les « indépendants » aient eu raison de préconiser, quand les Scheidemann siégeaient au gouvernement, quand le pouvoir des Soviets n’était pas encore renversé en Hongrie, quand la possibilité n’était pas encore exclue d’une révolution soviétique à Vienne qui eût appuyé les Soviets de Hongrie, – de préconiser dans les conditions d’alors, la signature du traité de Versailles. Les « indépendants » louvoyaient et manœuvraient alors déplorablement, car ils assumaient une responsabilité plus ou moins grande pour la trahison des Scheidemann, ils glissaient plus ou moins des positions d’une guerre de classe sans merci (et d’un sang-froid absolu) contre les Scheidemann, à une position « hors-classe » ou « au-dessus des classes ».
Mais il est manifeste aujourd’hui que les communistes d’Allemagne ne doivent pas se lier les mains en promettant de répudier à toute force la paix de Versailles au cas où le communisme triompherait. Ce serait absurde. Il faut dire : les Scheidemann et les kautskistes ont commis une suite de trahisons qui ont rendu difficile (en partie: ruiné net) l’alliance avec la Russie soviétique, avec la Hongrie soviétique. Nous nous efforcerons par tous les moyens, nous communistes, de faciliter et de préparer cette alliance, sans être tenus le moins du monde de dénoncer à tout prix – et immédiatement – la paix de Versailles. La possibilité de la dénoncer utilement ne dépend pas seulement des succès du mouvement soviétique en Allemagne, mais aussi de ses succès dans le monde entier. Ce mouvement a été entravé par les Scheidemann et les kautskistes; nous, nous le favorisons. Là est le fond de la question, là est la différence radicale. Et si nos ennemis de classe, les exploiteurs, leurs valets, les Scheidemann et les kautskistes, ont laissé échapper mainte occasion de renforcer le mouvement soviétique et en Allemagne et dans le monde, de renforcer la révolution soviétique en Allemagne comme dans l’univers, la faute en revient à eux. La révolution soviétique en Allemagne renforcera le mouvement soviétique international, ce plus fort rempart (le seul sûr, invincible et universellement puissant) contre la paix de Versailles, contre l’impérialisme international en général. Faire passer absolument, à toute force, immédiatement, la libération à l’égard du traité de Versailles avant le problème de l’affranchissement des autres pays opprimés du joug de l’impérialisme, c’est du nationalisme petit-bourgeois (digne des Kautsky, des Hilferding, des Otto Bauer et Cie et non de l’internationalisme révolutionnaire. Renverser la bourgeoisie dans tout grand Etat européen, y compris l’Allemagne, serait un tel avantage pour la révolution internationale que l’on pourrait et devrait consentir – si besoin était – à proroger l’existence de la paix de Versailles. Si la Russie a pu à elle seule supporter, avec profit pour la révolution, pendant plusieurs mois, le traité de Brest-Litovsk, il n’y a rien d’impossible à ce que l’Allemagne soviétique, alliée à la Russie soviétique, supporte avec profit pour la révolution une plus longue existence du traité de Versailles.
Les impérialistes de France, d’Angleterre, etc., provoquent les communistes allemands, leur tendent ce piège : « Dites que vous ne signerez pas le traité de Versailles. » Et les communistes de gauche, au lieu de manœuvrer habilement contre un ennemi perfide et à l’heure actuelle plus puissant, au lieu de lui dire: « Maintenant nous signerons le traité de Versailles« , tombent dans le piège comme des enfants. Se lier les mains d’avance, dire tout haut à un ennemi qui, pour l’instant, est mieux armé que nous, Si nous allons lui faire la guerre et à quel moment, c’est pure sottise et non ardeur révolutionnaire. Accepter le combat lorsqu’il est manifestement avantageux à l’ennemi, et non à nous, c’est un crime; et ceux-là ne valent rien, parmi les politiques de la classe révolutionnaire, qui ne savent pas procéder par « louvoiement, ententes et compromis », afin de se soustraire à un combat pertinemment désavantageux.