Septième partie

Le 18 brumaire de L. Bonaparte

Karl Marx

VII. Septième partie

   La République sociale apparut, en tant que phrase, que prophétie, au seuil de la République de Février. Au cours des journées de Juin 1848, elle fut étouffée dans le sang du prolétariat parisien, mais elle rôda comme un spectre, dans les actes suivants du drame. On proclama la République démocratique. Elle disparut le 13 juin 1849, emportée dans la fuite de ses petits bourgeois, mais dans sa fuite, elle jeta derrière elle sa publicité doublement fanfaronne. La République parlementaire s’empara, avec la bourgeoisie, de toute la scène, et s’étendit dans toute sa plénitude, mais le 2 décembre 1851 l’enterra, aux cris angoissés de : «Vive la République !», poussés par les royalistes coalisés.

   La bourgeoisie française s’était cabrée contre la domination du prolétariat travailleur, et c’est elle qui mit au pouvoir le sous-prolétariat ayant à sa tête le chef de la société du Dix-Décembre. La bourgeoisie avait tenu la France toute haletante dans la crainte des horreurs futures de l’anarchie rouge, et c’est Bonaparte qui lui escompta cet avenir en faisant, le 4 décembre, descendre de leurs fenêtres à coups de fusils, par les soldats de l’ordre saouls d’eau-de-vie, les bourgeois distingués du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens. La bourgeoisie avait fait l’apothéose du sabre, et c’est le sabre qui la domine. Elle avait supprimé la presse révolutionnaire, et c’est sa propre presse qui est supprimée. Elle avait placé les réunions populaires sous la surveillance de la police, et ce sont ses salons qui sont, à leur tour, placés sous la surveillance de la police. Elle avait dissous la garde nationale démocratique, et c’est sa propre garde nationale qui est dissoute. Elle avait proclamé l’état de siège, et c’est contre elle que l’état de siège est maintenant proclamé. Elle avait remplacé les jurys par des commissions militaires, et ses propres jurys sont, à leur tour, remplacés par des commissions militaires.

   Elle avait livré aux prêtres l’instruction publique, et maintenant c’est sa propre instruction qui est livrée aux prêtres. Elle avait déporté sans jugement, et maintenant c’est elle que l’on déporte sans jugement. Elle avait réprimé à l’aide de la force publique tout mouvement de la société, et maintenant le pouvoir d’Etat réprime, à son tour, tout mouvement de sa propre société. Pour l’amour de son porte-monnaie, elle s’était révoltée contre ses propres politiciens et littérateurs. Maintenant, non seulement ses politiciens et littérateurs sont à l’écart, mais on pille son porte-monnaie, après l’avoir bâillonnée et après avoir brisé sa plume. La bourgeoisie avait crié infatigablement à la révolution, comme saint Arsène aux chrétiens : Fuge, tace, quiesce((Fuis, tais-toi, reste tranquille !)) ! et maintenant, c’est Bonaparte qui crie à la bourgeoisie : Fuge, tace, quiesce !

   La bourgeoisie française avait résolu depuis longtemps le dilemme posé par Napoléon : «Dans cinquante ans, l’Europe sera ou républicaine ou cosaque.» Elle l’avait résolu dans le sens de la «République cosaque». Aucune Circé((Enchanteresse de la mythologie grecque, qui transformait les hommes en bêtes.)) n’avait, en jetant un mauvais sort, transformé en monstre le chef-d’œuvre de la République bourgeoise. Cette République n’avait perdu que l’apparence de la respectabilité. La France actuelle était déjà tout entière dans la République parlementaire. Il avait suffi d’un coup de baïonnette pour crever l’enveloppe extérieure et faire apparaître le monstre à tous les yeux.

   [Le but immédiat de la révolution de février fut le renversement de la dynastie d’Orléans et de la fraction de la bourgeoisie qui dominait sous elle. C’est le 2 décembre 1851 seulement que ce but fut atteint. Alors, les immenses propriétés de la maison d ‘Orléans, bases réelles de son influence, furent confisquées, et ce qu’on avait attendu de la révolution de février ne se produisit qu’au lendemain du coup d’état du 2 décembre : la prison, la fuite, la destitution, le bannissement, le désarmement, le mépris à l’égard des hommes qui, depuis 1830, avaient fatigué la France de leur réputation. Mais, sous Louis-Philippe, dominait seulement une partie de la bourgeoisie commerçante. Les autres fractions de cette bourgeoisie constituaient une opposition dynastique et une opposition républicaine ou se trouvaient complètement en dehors de ce qu’on appelait la légalité. C’est la république parlementaire qui porta la première au pouvoir toutes les fractions de la bourgeoisie commerçante. Sous Louis-Philippe, la bourgeoisie commerçante exclut la bourgeoisie foncière. C’est la république parlementaire qui, la première, les mit sur un pied d’égalité, unit la monarchie de Juillet à la monarchie légitime et fondit en une seule deux périodes de domination de la propriété. Sous Louis-Philippe, la partie privilégiée de la bourgeoisie cachait sa domination sous le trône. Dans la république parlementaire, la domination de la bourgeoisie, après avoir uni tous ses éléments et fait de son domaine le domaine de sa classe, apparut dans toute sa nudité. Ainsi, il fallut que la révolution elle-même créât d’abord la forme dans laquelle la domination de la classe bourgeoise acquiert son expression la plus large, la plus générale et la plus complète, et pût, par conséquent, être renversée sans espoir de retour.

   C’est alors seulement que fut exécutée la condamnation prononcée en février contre la bourgeoisie orléaniste, c’est-à-dire la fraction la plus vivante de la bourgeoisie française. C’est alors seulement qu’elle fut battue dans son Parlement, son barreau, ses tribunaux de commerce, ses représentations provinciales, son notariat, son université, sa tribune et sa justice, sa presse et sa littérature, ses revenus administratifs, son casuel judiciaire, ses appointements d’officiers et ses rentes d’État, dans son esprit et dans sa chair. Blanqui avait posé comme première revendication à la révolution la dissolution des gardes bourgeoises, et les gardes bourgeoises, qui, en février, tendaient la main à la révolution pour l’entraver dans sa marche, disparurent en décembre de la scène. Le Panthéon lui-même redevint une église ordinaire. Avant la dernière forme du régime bourgeois fut également rompu le charme qui avait transformé en saints ses initiateurs du XVIII° siècle.](( Tout le passage entre crochets n’apparaît pas dans l’édition de 1976 (Éditions du Progrès, Moscou), il est tiré de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris). (Note du transcripteur).))

   Pourquoi le prolétariat parisien ne s’est-il pas soulevé après le 2 décembre ?

   Parce que la chute de la bourgeoisie n’avait été que décrétée et que le décret n’avait pas encore été exécuté. Toute révolte sérieuse du prolétariat l’aurait aussitôt rendue à la vie, réconciliée avec l’armée et aurait valu aux ouvriers une seconde défaite de Juin.

   Le 4 décembre, le prolétariat fut excité à la lutte par les bourgeois et les épiciers. Le soir de ce même jour, plusieurs légions de la garde nationale promirent d’apparaître en armes et en uniforme sur le champ de bataille. Bourgeois et épiciers s’étaient en effet aperçus que dans l’un de ses décrets du 2 décembre, Bonaparte abolissait le vote secret et ordonnait aux électeurs d’inscrire dans les registres officiels : oui ou non, en face de leurs noms. La résistance du 4 décembre intimida Bonaparte. Pendant la nuit, il fit placarder à tous les coins de rues des affiches annonçant le rétablissement du vote secret. Bourgeois et épiciers crurent dès lors avoir atteint leur but, et qui ne parut pas le lendemain, ce furent les épiciers et les bourgeois.

   Par un coup de main de Bonaparte, pendant la nuit du l° au 2 décembre, le prolétariat parisien avait été privé de ses chefs de barricades. Devenu une armée sans officiers, à laquelle les souvenirs de juin 1848 et 1849 et de mai 1850 ôtaient toute envie de combattre sous la bannière des Montagnards, il laissa à son avant-garde, les sociétés secrètes, le soin de sauver l’honneur insurrectionnel de Paris et la bourgeoisie livra si facilement la capitale à la soldatesque que Bonaparte put, par la suite, désarmer la garde nationale sous le prétexte ironique qu’il craignait que les anarchistes n’utilisassent contre elle ses propres armes !

   « C’est le triomphe complet et définitif du socialisme ! » C’est ainsi que Guizot caractérisa le Deux-Décembre. Mais si le renversement de la République parlementaire contient en germe le triomphe de la révolution prolétarienne, son premier résultat tangible n’en fut pas moins la victoire de Bonaparte sur le Parlement, du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif, de la violence sans phrase sur la violence de la phrase. Au Parlement, la nation élevait sa volonté générale à la hauteur d’une loi, c’est-à-dire qu’elle faisait de la loi de la classe dominante sa volonté générale. Devant le pouvoir exécutif, elle abdique toute volonté propre et se soumet aux ordres d’une volonté étrangère, l’autorité. Le pouvoir exécutif, contrairement au pouvoir législatif, exprime l’hétéronomie de la nation, en opposition à son autonomie. Ainsi, la France ne sembla avoir échappé au despotisme d’une classe que pour retomber sous le despotisme d’un individu, et encore sous l’autorité d’un individu sans autorité. La lutte parut apaisée en ce sens que toutes les classes s’agenouillèrent, également impuissantes et muettes, devant les crosses de fusils.

   Mais la révolution va jusqu’au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu’au 2 décembre 1851, elle n’avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et maintenant elle accomplit l’autre moitié. Elle perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire, pour le renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction, et, quand elle aura accompli la seconde moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa place et jubilera : « Bien creusé, vieille taupe ! »

   Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu’il aida à renverser. Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en autant d’attributs du pouvoir d’Etat, les dignitaires féodaux en fonctionnaires appointés, et la carté bigarrée des droits souverains médiévaux contradictoires devint le plan bien réglé d’un pouvoir d’Etat, dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine. La première Révolution française, qui se donna pour tâche de briser tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et provinciaux, pour créer l’unité civique de la nation, devait nécessairement développer l œuvre commencée par la monarchie absolue : la centralisation, mais, en même temps aussi, l’étendue, les attributs et l’appareil du pouvoir gouvernemental. Napoléon acheva de perfectionner ce mécanisme d’Etat. La monarchie légitime et la monarchie de Juillet ne firent qu’y ajouter une plus grande division du travail, croissant au fur et à mesure que la division du travail, à l’intérieur de la société bourgeoise, créait de nouveaux groupes d’intérêts, et. par conséquent, un nouveau matériel pour l’administration d’Etat. Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société, transformé en objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d’Etat comme la principale proie du vainqueur.

   Mais, sous la monarchie absolue, pendant la première Révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n’était que le moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie. Sous la Restauration, sous Louis-Philippe, sous la République parlementaire, elle était l’instrument de la classe dominante, quels que fussent d’ailleurs ses efforts pour se constituer en puissance indépendante.

   Ce n’est que sous le second Bonaparte que l’Etat semble être devenu complètement indépendant. La machine d’Etat s’est si bien renforcée en face de la société qu’il lui suffit d’avoir à sa tête le chef de la société du Dix-Décembre, chevalier de fortune venu de l’étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, achetée avec de l’eau-de-vie et du saucisson, et à laquelle il lui faut constamment en jeter à nouveau. C’est ce qui explique le morne désespoir, l’effroyable sentiment de découragement et d’humiliation qui oppresse la poitrine de la France et entrave sa respiration. Elle se sent comme déshonorée.

   Cependant, le pouvoir d’Etat ne plane pas dans les airs. Bonaparte représente une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires.

   De même que les Bourbons avaient été la dynastie de la grande propriété foncière et les Orléans la dynastie de l’argent, les Bonapartes sont la dynastie des paysans, c’est-à-dire de la masse du peuple français. L’élu des paysans, ce n’était pas le Bonaparte qui se soumettait au Parlement bourgeois, mais le Bonaparte qui dispersa ce Parlement. Pendant trois ans, les villes avaient réussi à fausser le sens de l’élection du 10 décembre et à voler aux paysans le rétablissement de l’Empire. C’est pourquoi le coup d’Etat du 2 décembre 1851 ne fit que compléter l’élection du 10 décembre 1848.

   Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un Parlement, soit par l’intermédiaire d’une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif.

   La tradition historique a fait naître dans l’esprit des paysans français la croyance miraculeuse qu’un homme portant le nom de Napoléon leur rendrait toute leur splendeur. Et il se trouva un individu qui se donna pour cet homme, parce qu’il s’appelait Napoléon, conformément à l’article du code Napoléon qui proclame : «La recherche de la paternité est interdite». Après vingt années de vagabondage et une série d’aventures grotesques, la légende se réalise, et l’homme devient empereur des Français. L’idée fixe du neveu se réalisa parce qu’elle correspondait à l’idée fixe de la classe la plus nombreuse de la population française.

   Mais, objectera-t-on, et les insurrections paysannes dans la moitié de la France, et les expéditions militaires contre les paysans, l’incarcération et la déportation en masse des paysans ?

   Depuis Louis XIV, la France n’a pas connu de semblables persécutions des paysans «pour menées démagogiques».

   Mais entendons-nous. La dynastie des Bonapartes ne représente pas le paysan révolutionnaire, mais le paysan conservateur ; non pas le paysan qui veut se libérer de ses conditions d’existence sociales représentées par la parcelle, mais le paysan qui veut, au contraire, les renforcer ; non pas le peuple campagnard qui veut, par son énergie, renverser la vieille société en collaboration étroite avec les villes, mais, au contraire, celui qui, étroitement confiné dans ce vieux régime, veut être sauvé et avantagé, lui et sa parcelle, par le fantôme de l’Empire. La dynastie des Bonapartes ne représente pas le progrès, mais la foi superstitieuse du paysan, non pas son jugement, mais son préjugé, non pas son avenir, mais son passé, non pas ses Cévennes((Cévennes, partie de la bordure orientale du Massif Central, théâtre de 1702 à 1705, d’un soulèvement paysan dû aux persécutions des protestants et qui eut un caractère antiféodal prononcé.)), mais sa Vendée((Allusion à la rébellion contre-révolutionnaire fomentée en Vendée par les royalistes en 1793. Ces derniers utilisèrent le mouvement paysan dans leur lutte contre la république.)).

   Les trois années de domination sévère de la République parlementaire avaient libéré une partie des paysans français de l’illusion napoléonienne, et les avaient révolutionnés, quoique de façon seulement superficielle, mais la bourgeoisie les repoussa violemment chaque fois qu’ils se mirent en mouvement. Sous la République parlementaire, la conscience moderne des paysans français entra en conflit avec leur conscience traditionnelle. Le processus se poursuivit sous la forme d’une lutte incessante entre les maîtres d’école et les prêtres. La bourgeoisie battit les maîtres d’école. Pour la première fois, les paysans s’efforcèrent d’avoir une attitude indépendante à l’égard de l’action du gouvernement. Cette opposition s’exprima par des conflits continuels entre les maires et les préfets. La bourgeoisie révoqua les maires. Enfin, les paysans de différentes localités se soulevèrent, pendant la période de la République parlementaire, contre leur propre progéniture, l’armée. La bourgeoisie les en punit au moyen de l’état de siège et d’exécutions, et maintenant cette même bourgeoisie se lamente sur la stupidité des masses, de la «vile multitude» qui l’a trahie en faveur de Bonaparte. C’est elle-même qui a renforcé violemment l’impérialisme de la classe paysanne, c’est elle qui a maintenu les conditions qui ont donné naissance à cette religion paysanne. Assurément, la bourgeoisie ne peut que craindre la stupidité des masses, tant qu’elles restent conservatrices, et leur intelligence, dès qu’elles deviennent révolutionnaires.

   Dans les soulèvements qui se produisirent au lendemain du coup d’Etat, une partie des paysans français protestèrent, les armes à la main, contre leur propre vote du 10 décembre 1848. L’expérience réalisée depuis 1848 les avait assagis. Mais ils s’étaient donnés aux enfers de l’histoire, et celle-ci les prit au mot. D ‘ailleurs, la majorité d’entre eux étaient encore à tel point prisonniers de leurs propres illusions que c’est précisément dans les départements les plus rouges que la population paysanne vota ouvertement pour Bonaparte. Pour eux, l’Assemblée nationale l’avait empêché d’agir, et il n’avait brisé que maintenant les liens dans lesquels les villes avaient enfermé la volonté des campagnes. Ils nourrissaient même, par endroits, l’idée grotesque de placer à côté de Napoléon une Convention.

   Après que la première Révolution eut transformé les paysans demi-serfs en libres propriétaires fonciers, Napoléon consolida et réglementa les conditions leur permettant d’exploiter tranquillement les terres qui venaient de leur échoir et de satisfaire leur enthousiasme juvénile de propriétaires. Mais c’est précisément sa parcelle même, la division du sol, la forme de propriété que Napoléon consolida en France, qui ruinent maintenant le paysan français. Ce sont précisément les conditions matérielles qui firent du paysan féodal français un paysan parcellaire et de Napoléon un empereur. Deux générations ont suffi pour produire ce résultat inévitable : aggravation progressive de la situation de l’agriculture, endettement progressif de l’agriculteur. La forme de propriété «napoléonienne» qui, au début du XIX° siècle, était la condition nécessaire de la libération et de l’enrichissement de la population paysanne française, est devenue, au cours de ce siècle, la cause principale de son esclavage et de son appauvrissement. Et c’est précisément la première des «idées napoléoniennes» que doit défendre le second Bonaparte. S’il partage encore avec les paysans l’illusion que ce n’est pas dans la propriété parcellaire elle-même, mais en dehors d’elle, dans l’effet de circonstances d’ordre secondaire, qu’il faut chercher la cause de sa ruine, toutes les expériences qu’il tentera se briseront comme des bulles de savon au contact des rapports de production.

   Le développement économique de la propriété parcellaire a renversé de fond en comble les rapports de la paysannerie avec les autres classes de la société. Sous Napoléon, le parcellement du sol ne fit que compléter à la campagne le régime de la libre concurrence et de la grande industrie à ses débuts dans les villes. [Le traitement de faveur même dont bénéficia la classe paysanne était dans l’intérêt de la nouvelle société bourgeoise. Cette classe nouvellement créée était le prolongement universel du régime bourgeois au-delà des portes des villes, sa réalisation à l’échelle nationale. Elle constituait… ] La classe paysanne constituait une protestation partout présente contre l’aristocratie foncière qu’on venait précisément de renverser. [Si elle bénéficia d’un traitement de faveur, c’est qu’elle fournissait, plus que toutes les autres classes, une base d’offensive contre la restauration des féodaux.] Les racines que la propriété parcellaire jeta dans le sol français enlevèrent tout aliment au féodalisme. Ses barrières constituèrent le rempart naturel de la bourgeoisie contre tout retour offensif de ses anciens seigneurs. Mais, au cours du XIX° siècle, l’usurier des villes remplaça les féodaux, l’hypothèque, les servitudes féodales du sol, le capital bourgeois, la propriété foncière aristocratique. La parcelle du paysan n’est plus que le prétexte qui permet au capitaliste de tirer de la terre profit, intérêt et rente et de laisser au paysan lui-même le soin de voir comment il réussira à se procurer son salaire. La dette hypothécaire pesant sur le sol impose à la paysannerie française une redevance aussi considérable que l’intérêt annuel de toute la dette publique de l’Angleterre. La propriété parcellaire, à laquelle son développement impose inévitablement cet état d’esclavage à l’égard du capital, a transformé la masse de la nation française en troglodytes. Seize millions de paysans (femmes et enfants compris) habitent dans des cavernes, dont un grand nombre ne possèdent qu’une seule ouverture, une petite partie n’en a que deux et la partie la plus favorisée en a seulement trois. Or, les fenêtres sont à une maison ce que les cinq sens sont à la tête. L’ordre bourgeois qui, au début du siècle, fit de l’Etat une sentinelle chargée de veiller à la défense de la parcelle nouvellement constituée qu’il engraissait de lauriers, est actuellement devenu un vampire qui suce son sang et sa cervelle et les jette dans la marmite d’alchimiste du capital. Le code Napoléon n’est plus que le code des exécutions et de la vente forcée. Aux quatre millions (enfants, etc., compris) d’indigents officiels, de vagabonds, de criminels et de prostituées que compte la France, viennent s’ajouter cinq millions d’hommes suspendus au bord de l’abîme et qui, ou bien habitent eux-mêmes à la campagne, ou passent constamment avec leurs haillons et leurs enfants, de la campagne dans les villes, et inversement. L’intérêt des paysans n’est plus, par conséquent, comme sous Napoléon, en accord, mais en contradiction avec les intérêts de la bourgeoisie, avec le capital. Ils trouvent, par conséquent, leur allié et leur guide naturel dans le prolétariat des villes, dont la tâche est le renversement de l’ordre bourgeois. Mais le gouvernement fort et absolu, et c’est là la deuxième «idées napoléoniennes» que le second Napoléon doit mettre à exécution, est précisément appelé à défendre par la force cet «ordre matériel». Aussi, cet «ordre matériel» fournit-il le mot d’ordre qui revient constamment dans toutes les proclamations de Bonaparte contre les paysans révoltés.

   A côté de l’hypothèque que lui impose le capital, l’impôt vient également peser sur la parcelle. L’impôt est la source de vie, de la bureaucratie, de l’armée, de l’Eglise et de la cour, bref de tout l’appareil du pouvoir exécutif. Gouvernement fort et lourds impôts sont deux termes synonymes. La propriété parcellaire, par sa nature même, sert de base à une bureaucratie toute-puissante et innombrable. Elle crée sur toute la surface du pays l’égalité de niveau des rapports et des personnes et, par conséquent, la possibilité pour un pouvoir central d’exercer la même action sur tous les points de la masse ainsi formée. Elle anéantit les couches aristocratiques, intermédiaires, placées entre la masse du peuple et ce pouvoir central. Elle provoque, par conséquent, de toutes parts, l’intervention directe de ce pouvoir et l’ingérence de ses organes directs. Elle crée enfin une surpopulation sans travail qui, ne trouvant place ni à la campagne ni dans les villes, recherche, par conséquent, les postes de fonctionnaires comme une sorte d’aumône respectable, et en provoque la création. [Sous Napoléon, ce nombreux personnel gouvernemental n’était pas seulement directement productif en ce sens qu’au moyen des impôts prélevés par l’État, il réalisait pour la paysannerie nouvellement constituée, sous forme de travaux publics, ce que la bourgeoisie ne pouvait encore réaliser à l’aide de son industrie privée. L’impôt d’État était, par conséquent, un moyen de contrainte nécessaire pour maintenir les échanges entre la ville et la campagne. Sinon le paysan parcellaire, comme c’est le cas en Norvège et dans une partie de la Suisse, aurait rompu, en rustre satisfait de lui-même, tout rapport avec le citadin.]

   En ouvrant de nouveaux marchés à l’aide de ses baïonnettes et en pillant le continent, Napoléon remboursa les impôts prélevés, capital et intérêts compris. Ces impôts constituaient alors un stimulant pour l’industrie du paysan, tandis qu’ils enlèvent maintenant à cette industrie ses dernières ressources et finissent de la désarmer contre le paupérisme. Une énorme bureaucratie chamarrée de galons et bien nourrie, voilà l’ «idées napoléoniennes » qui sourit le plus au second Bonaparte. Comment ne lui plairait-elle pas, à lui qui se voit contraint de créer, à côté des véritables classes de la société, une caste artificielle, pour laquelle le maintien de son régime devient une question de couteau et de fourchette ? Aussi, l’une de ses dernières opérations fut-elle le relèvement des appointements des fonctionnaires à leur ancien taux et la création de nouvelles sinécures.

   Une autre «idées napoléoniennes» est la domination des prêtres, en tant que moyen de gouvernement. Mais si la parcelle nouvellement constituée, dans son accord avec la société, sa dépendance à l’égard des forces naturelles et sa soumission à l’autorité, qui la protège d’en haut, était naturellement religieuse, la parcelle accablée de dettes, brouillée avec la société et l’autorité, poussée au-delà de sa propre étroitesse, devient naturellement irréligieuse. Le ciel était un agréable supplément au mince lopin de terre que l’on venait d’acquérir, d’autant plus que c’est lui qui fait la pluie et le beau temps. Mais il devient une insulte dès qu’on veut l’imposer pour remplacer la parcelle. Le prêtre n’apparaît plus, dès lors, que comme le limier consacré de la police terrestre, autre «idées napoléoniennes», [destinée, sous le second Bonaparte, non pas comme sous Napoléon, à surveiller les ennemis du régime paysan dans les villes, mais les ennemis de Bonaparte à la campagne.] L’expédition contre Rome aura lieu, la prochaine fois, en France même, mais dans un tout autre sens que le voudrait M. de Montalembert.

   L’«idées napoléoniennes» essentielle, c’est, enfin, la prépondérance de l’armée. L’armée était le point d’honneur des paysans parcellaires, qui s’étaient eux-mêmes transformés en héros, défendant la nouvelle forme de propriété à l’extérieur, magnifiant leur nationalité nouvellement acquise, pillant et révolutionnant le monde. L’uniforme était leur propre costume d’Etat, la guerre, leur poésie, la parcelle prolongée et arrondie en imagination, la patrie et le patriotisme, la forme idéale du sentiment de propriété. Mais les ennemis contre lesquels le paysan français doit maintenant défendre sa propriété, ce ne sont plus les cosaques, ce sont les huissiers et les percepteurs. La parcelle ne se trouve plus dans la prétendue patrie, mais dans le registre des hypothèques. L’armée elle-même n’est plus la fleur de la jeunesse paysanne, c’est la fleur de marais du lumpenprolétariat rural. Elle se compose en grande partie de remplaçants, de succédanés, de même que le second Bonaparte n’est que le remplaçant, le succédané de Napoléon. Ses exploits consistent maintenant en chasses à courre et en battues contre les paysans, en un service de gendarmerie, et lorsque les contradictions internes de son système pousseront le chef de la société du Dix-Décembre hors des frontières françaises, elle récoltera, après quelques actes de banditisme, non des lauriers, mais des coups.

   Comme on le voit, toutes les «idées napoléoniennes» sont des idées conformes aux intérêts de la parcelle non encore développée et ayant encore la fraîcheur de la jeunesse. [Elles sont en contradiction avec les intérêts avec les intérêts de la parcelle passée au stade de la vieillesse.] Elles ne sont que les hallucinations de son agonie, des mots qui se transforment en phrases, des esprits qui se transforment en spectres. Mais la parodie de l’empire (des Imperialismus) était nécessaire pour libérer la masse de la nation française du poids de la tradition et dégager dans toute sa pureté l’antagonisme existant entre l’Etat et la société. Avec la décadence croissante de la propriété parcellaire, s’écroule tout l’édifice de l’Etat édifié sur elle. La centralisation politique dont la société moderne a besoin ne peut s’élever que sur les débris de l’appareil gouvernemental, militaire et bureaucratique, forgé autrefois pour lutter contre le féodalisme. [La destruction de l’appareil d’Etat ne mettra pas en danger la centralisation. La bureaucratie n’est que la forme inférieure et brutale d’une centralisation, qui est encore affectée de son contraire, le féodalisme. En désespérant de la restauration napoléonienne, le paysan français perd la foi en sa parcelle et la révolution prolétarienne réalise ainsi le choeur sans lequel, dans toutes les nations paysannes, son solo devient un chant funèbre.]((Ce passage entre crochets apparaît en note en bas de page dans l’édition de 1976 (Éditions du Progrès, Moscou), avec la note suivante: « Dans l’édition de 1852, ce paragraphe se termine par les lignes suivantes supprimées par Marx dans l’édition de 1869 ».))

   La situation des paysans français nous dévoile l’énigme des élections générales des 20 et 21 décembre, qui conduisirent le second Bonaparte sur le mont Sinaï, non pour recevoir des lois, mais pour en donner. [A vrai dire, la nation française commit, au cours de ces journées fatales, un péché mortel à l’égard de la démocratie, qui est à genou et prie quotidiennement : « Saint suffrage universel, priez pour nous ! » Les adorateurs du suffrage universel ne veulent évidemment pas renoncer à une puissance merveilleuse qui a réalisé en leur faveur de si grandes choses, qui a transformé Bonaparte II en un Napoléon, un Saül((Saül fut le premier roi d’Israël, et David , le second. Saül avait fait du berger David son favori et son gendre. Mais jaloux des succès de celui-ci, il le pourchassa dans les montagnes, Il fut finalement battu par David qui lui succéda.)) en un saint Paul et un Simon(( Selon la théologie catholique, l’un des douze apôtres de Jésus-Christ)) en un saint Pierre. L’esprit du peuple leur parle par l’intermédiaire de l’urne électorale, comme le Dieu du prophète Ezéchiel((Un des quatre prophètes hébreux.)) parla aux ossements desséchés : Haec alicit dominus deus ossibus suis : Ecce, ego intromittan in vos spiritum et vivetis.](( Ainsi parla le Seigneur à ses ossements : Voici, je ferai pénétrer en vous l’esprit et vous vivrez ! Le passage entre crochets vient de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris), et n’apparaît pas dans l’édition de 1976 (Édition du Progrès, Moscou).))

   La bourgeoisie n’avait alors manifestement d’autre choix que d’élire Bonaparte. [Despotisme ou anarchie. Elle se prononça naturellement pour le despotisme.] Lorsque, au concile de Constance((Ce concile (15 novembre 1414 – 22 avril 1418) avait pour but de recréer l’unité de la chrétienté (il y avait alors trois papes) en luttant contre les hérésies et les moeurs dissolues du clergé.)), les puritains se plaignirent de la vie dissolue des papes et se lamentèrent sur la nécessité d’une réforme des mœurs, le cardinal Pierre d’Ailly leur cria d’une voix de tonnerre : «Seul le diable en personne peut sauver l’Eglise catholique, et vous demandez des anges !» De même, la bourgeoisie française s’écria au lendemain du coup d’Etat : Seul le chef de la société du Dix-Décembre peut encore sauver la société bourgeoise ! Seul le vol peut encore sauver la propriété ; seul le parjure peut sauver la religion ; seule la bâtardise peut sauver la famille ; seul le désordre peut sauver l’ordre !

   Bonaparte, en tant que pouvoir exécutif qui s’est rendu indépendant de la société, se sent appelé à assurer l’« ordre bourgeois ». Mais la force de cet ordre bourgeois, c’est la classe moyenne. C’est pourquoi il se pose en représentant de cette classe et publie des décrets dans cet esprit. Mais il n’est quelque chose que parce qu’il a brisé et brise encore quotidiennement l’influence politique de cette classe moyenne. C’est pourquoi i1 se pose en adversaire de la puissance politique et littéraire de la classe moyenne. Mais, en protégeant sa puissance matérielle, il crée à nouveau sa puissance politique. C’est pourquoi, i1 lui faut conserver la cause tout en supprimant l’effet, partout où il se manifeste. Mais tout cela ne peut se faire sans de petites confusions de cause et d’effet, étant donné que l’une et l’autre, dans leur action et réaction réciproques, perdent leur caractère distinctif. D’où, de nouveaux décrets qui effacent la ligne de démarcation. En même temps, Bonaparte s’oppose à la bourgeoisie en tant que représentant des paysans et du peuple, en général, qui veut, dans les limites de la société bourgeoise, faire le bonheur des classes inférieures. D’où, de nouveaux décrets qui privent par avance les «vrais socialistes» de leur sagesse gouvernementale. Mais Bonaparte se pose avant tout en chef de la société du Dix-Décembre, en représentant du lumpenprolétariat, auquel il appartient lui-même, ainsi que son entourage, son gouvernement et son armée, et pour lequel il s’agit, avant tout, de soigner ses intérêts et de tirer du Trésor public des billets de loteries californiennes. Et il s’affirme chef de la société du Dix-Décembre par décrets, sans décrets et malgré des décrets.

   Cette tâche contradictoire de l’homme explique les contradictions de son gouvernement, ses tâtonnements confus, s’efforçant tantôt de gagner, tantôt d’humilier telle ou telle classe, et finissant par les soulever toutes en même temps contre lui. Cette incertitude pratique forme un contraste hautement comique avec le style impérieux, catégorique, des actes gouvernementaux, style docilement copié sur celui de l’oncle.

   L’industrie et le commerce, par conséquent, les affaires de la classe moyenne, doivent prospérer sous un gouvernement fort comme en serre chaude. Par conséquent, octroi d’une foule de concessions de lignes de chemins de fer. Mais il faut enrichir également le lumpenprolétariat bonapartiste. Par conséquent, tripotages à la Bourse par les initiés sur les concessions de chemins de fer. Mais aucun capital ne se présente pour financer la construction des chemins de fer. On oblige donc la banque à faire des avances sur les actions des compagnies de chemins de fer. Mais on veut également exploiter personnellement la banque, et c’est pourquoi on la cajole. On la décharge de l’obligation de publier son bilan hebdomadaire. Contrat léonin de la banque avec le gouvernement. Mais il faut donner du travail au peuple. On ordonne donc des travaux publics. Mais les constructions publiques augmentent les charges fiscales du peuple. On diminue donc les impôts au détriment des rentiers, en convertissant les rentes 5 % en rentes 4,5%. Mais il faut également offrir quelque douceur aux classes moyennes. On double donc l’impôt sur le vin pour le peuple qui l’achète au détail et on le diminue de moitié pour les classes moyennes qui le boivent en gros. On dissout les organisations ouvrières existantes, mais on célèbre les futures merveilles de l’association. I1 faut venir en aide aux paysans. On crée donc des banques de crédit foncier, qui précipitent leur endettement et la concentration de la propriété. Mais ces banques doivent servir à obtenir de l’argent sur les biens confisqués de la maison d’Orléans. Mais comme aucun capitaliste ne veut accepter cette condition, qui n’est pas dans le décret, la banque foncière reste un simple décret, etc., etc.

   Bonaparte voudrait apparaître comme le bienfaiteur patriarcal de toutes les classes de la société. Mais il ne peut rien donner à l’une qu’il ne prenne à l’autre. De même qu’à l’époque de la Fronde, on disait du duc de Guise qu’il était l’homme le plus obligeant de France, parce qu’il avait transformé tous ses biens en obligations de ses partisans envers lui, de même Bonaparte voudrait être l’homme le plus obligeant de France et transformer toute la propriété, tout le travail de la France, en une obligation personnelle envers lui. Il voudrait voler toute la France pour pouvoir ensuite en faire cadeau à la France, ou plutôt pour pouvoir la racheter à l’aide d’argent français, car, en tant que chef de la société du Dix-Décembre, il faut qu’il achète ce qui doit lui appartenir. Et tout sert à acheter, toutes les institutions d’Etat, le Sénat, le Conseil d’Etat, le Corps législatif, la Légion d’honneur, la médaille militaire, les lavoirs, les travaux publics, les chemins de fer, l’Etat-major de la garde nationale sans soldats, les biens confisqués de la maison d’Orléans. Chaque poste dans l’armée et dans la machine gouvernementale devient un moyen d’achat. Mais le plus important dans cette affaire, où l’on prend à la France pour lui donner ensuite ce qu’on lui a volé, ce sont les pourcentages qui, pendant le trafic, tombent dans les poches du chef et des membres de la société du Dix-Décembre. Le mot d’esprit par lequel la comtesse L., la maîtresse de M. Morny, caractérisa la confiscation des biens de la maison d’Orléans : «C’est le premier vol de l’aigle», s’applique à tous les vols de cet aigle, qui est d’ailleurs plus un corbeau qu’un aigle. Lui-même et ses partisans se répètent tous les jours ce que ce chartreux italien disait à l’avare qui énumérait fastueusement les biens qu’il avait encore pour des années à dévorer : Tu fai il conto sopra i beni, bisogna prima far il conto sopra gli anni((Au lieu de compter tes biens, tu ferais mieux de commencer par compter les années qui te restent à vivre.)). Pour ne pas se tromper dans le compte des années, ils comptent par minutes. A la cour, dans les ministères, à la tête de l’administration et de l’armée, se presse une foule de drôles, dont on peut dire du meilleur qu’on ne sait d’où il vient, toute une bohème bruyante, mal famée, pillarde, qui rampe dans ses habits galonnés avec la même dignité grotesque que les grands dignitaires de Soulouque. On se représentera facilement cette couche supérieure de la société du Dix-Décembre si l’on songe qu’elle a pour moraliste Véron-Crevel et comme penseur Granier de Cassagnac(( Dans son roman, La cousine Bette, Balzac décrit Crevel, dont le prototype est le docteur Véron, possesseur du journal Constitutionnel, comme le philistin le plus débauché de Paris.)).

   Lorsque Guizot, à l’époque de son ministère, employait ce Granier dans une petite feuille contre l’opposition dynastique, il avait coutume de la vanter en disant : «C’est le roi des drôles.» On aurait tort de rappeler la Régence(( Il s’agit de la régence de Philippe d’Orléans de 1715 à 1723 pendant la minorité de Louis XV.)) ou Louis XV à propos de la cour et de la clique de Bonaparte. Car «… la France a déjà connu un assez grand nombre de gouvernements de maîtresses, mais jamais encore un gouvernement d’hommes entretenus»(( Paroles de Madame Girardin.)).

   Pressé par les exigences contradictoires de sa situation, et contraint, d’autre part, tel un prestidigitateur, de tenir par quelque tour surprenant les yeux du public constamment fixés sur lui comme sur le «succédané» de Napoléon, et par conséquent, de faire tous les jours un coup d’Etat en miniature, Bonaparte met sens dessus-dessous toute l’économie bourgeoise, touche à tout ce qui avait paru intangible à la révolution de 1848, rend les uns résignés à la révolution et les autres désireux d’une révolution, et crée l’anarchie au nom même de l’ordre, tout en enlevant à la machine gouvernementale son auréole, en la profanant, en la rendant à la fois ignoble et ridicule. Il renouvelle à Paris le culte de la Sainte Tunique de Trèves((Relique sacrée conservée à la cathédrale de Trèves, en Allemagne. Les pélerins la vénèrent comme le vêtement qu’aurait porté le Christ avant la crucifixion. D’après la légende, cette tunique était un cadeau fait par l’impératrice Hélène, mère de Constantin le Grand, à l’Évêque de Trèves. En 1844, l’évêque Arnoldi exposa publiquement cette relique, ce qui provoqua l’indignation d’un grand nombre de catholiques et contribua à la formation du mouvement catholique allemand dirigé par Ronge. Ce dernier protesta vigoureusement dans une lettre adressée à Arnoldi, contre un tel fanatisme et une telle superstition.)) sous la forme du culte du manteau impérial napoléonien. Mais le jour où le manteau impérial tombera enfin sur les épaules de Louis Bonaparte, la statue d’airain de Napoléon s’écroulera du haut de la colonne Vendôme.

Rédigé par Marx de décembre 1851 à mars 1852. Paru sous forme du premier fascicule de la revue «Die Revolution», New York, 1852.

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