Les grands groupements d’opposition et leurs idéologies : Luther et Münzer

La guerre des paysans en Allemagne

Friedrich Engels

II. Les grands groupements d’opposition et leurs idéologies.
Luther et Münzer

   Le groupement des ordres alors si multiples en unités plus importantes était déjà presque impossible à cause de la décentralisation et l’indépendance locale et provinciale, l’isolement commercial et industriel des différentes provinces entre elles, les communications difficiles. Ce groupement ne se constitue qu’avec la diffusion générale d’idées révolutionnaires, religieuses et politiques sous la Réforme. Les différents ordres qui adhèrent à ces idées ou les rejettent concentrent la nation, à vrai dire d’une façon tout à fait malaisée et approximative, en trois grands camps : le camp catholique ou réactionnaire, le camp luthérien bourgeois-réformateur et le camp révolutionnaire. Si dans ce grand morcellement de la nation on trouve peu de logique, si l’on rencontre parfois les mêmes éléments dans les deux premiers camps, cela s’explique par l’état de décomposition dans lequel se trouvaient, à cette époque, la plupart des ordres officiels hérités du moyen âge, et par la décentralisation qui, dans des régions différentes, poussait momentanément les mêmes ordres dans des directions opposées. Nous avons eu si souvent l’occasion, au cours de ces dernières années en Allemagne de constater des phénomènes analogues qu’un tel pêle-mêle apparent des ordres et des classes dans les conditions beaucoup plus complexes du XVIe siècle ne saurait nous étonner.

   Malgré les expériences récentes, l’idéologie allemande continue à ne voir dans les luttes auxquelles a succombé le moyen âge que de violentes querelles théologiques. Si les gens de cette époque avaient seulement pu s’entendre au sujet des choses célestes, ils n’auraient eu, de l’avis de nos historiens et hommes d’Etat nationaux, aucune raison de se disputer sur les choses de ce monde. Ces idéologues sont assez crédules pour prendre pour argent comptant toutes les illusions qu’une époque se fait sur elle-même, ou que les idéologues d’une époque se font sur elle. Cette sorte de gens ne voient, par exemple, dans la Révolution de 1789 qu’un débat un peu bouillant sur les avantages de la monarchie constitutionnelle par rapport à la monarchie absolue  dans la Révolution de juillet, qu’une controverse pratique sur l’impossibilité de défendre le droit « divin »; dans la Révolution de février, qu’une tentative de résoudre la question « république ou monarchie », etc. Les luttes de classes qui se poursuivent à travers tous ces bouleversements, et dont la phraséologie politique inscrite sur les drapeaux des parties en lutte n’est que l’expression, ces luttes entre classes, nos idéologues aujourd’hui encore, les soupçonnent à peine, quoique la nouvelle non seulement leur en vienne assez distinctement de l’étranger mais retentisse aussi dans le grondement et la colère de milliers et de milliers de prolétaires de chez nous.

   Même dans ce que l’on appelle les guerres de religion du XVIe siècle, il s’agissait avant tout de très positifs intérêts matériels de classes, et ces guerres étaient des luttes de classes, tout autant que les collisions intérieures qui se produisirent plus tard en Angleterre et en France. Si ces luttes de classes portaient, à cette époque, un signe de reconnaissance religieux, si les intérêts, les besoins, les revendications des différentes classes se dissimulaient sous le masque de la religion, cela ne change rien à l’affaire et s’explique facilement par les conditions de l’époque.

   Le moyen âge était parti des tout premiers éléments. De la civilisation, de la philosophie, de la politique et de la jurisprudence antiques, il avait fait table rase pour tout recommencer par le début. Il n’avait repris du vieux monde disparu que le christianisme, ainsi qu’un certain nombre de villes à demi-détruites, dépouillées de toute leur civilisation. Le résultat fut que, de même qu’à toutes les étapes primitives de développement, les prêtres reçurent le monopole de la culture intellectuelle, et la culture elle-même prit un caractère essentiellement théologique. Entre les mains des prêtres, la politique et la jurisprudence restèrent, comme toutes les autres sciences, de simples branches de la théologie et furent traitées d’après les principes en vigueur dans celle-ci. Les dogmes de l’Église étaient en même temps des axiomes politiques, et les passages de la Bible avaient force de loi devant tous les tribunaux. Même lorsque se constitua une classe indépendante de juristes, la jurisprudence resta longtemps encore sous la tutelle de la théologie. Et cette souveraineté de la théologie dans tout le domaine de l’activité intellectuelle était en même temps la conséquence nécessaire de la situation de l’Église, synthèse la plus générale et sanction de la domination féodale régnante.

   Il est clair que toutes les attaques dirigées en général contre le féodalisme devaient être avant tout des attaques contre l’Église, toutes les doctrines révolutionnaires sociales et politiques devaient être en même temps et principalement des hérésies théologiques. Pour pouvoir toucher aux conditions sociales existantes, il fallait leur enlever leur auréole sacrée.

   L’opposition révolutionnaire contre la féodalité se poursuit pendant tout le moyen âge. Elle apparaît, selon les circonstances, tantôt sous forme de mystique, tantôt sous forme d’hérésie ouverte, tantôt sous forme d’insurrection armée. En ce qui concerne la mystique, on sait à quel point en dépendaient les réformateurs du XVIe siècle. Münzer lui-même lui doit beaucoup. Les hérésies étaient soit l’expression de la réaction des bergers des Alpes, aux habitudes de vie patriarcales, contre la féodalité pénétrant jusqu’à eux (les Vaudois), soit l’expression de l’opposition au féodalisme des villes qui lui avaient échappé (Albigeois, Arnaud de Brescia, etc.), soit directement des insurrections paysannes (John Ball, le maître de Hongrie en Picardie, etc.). Nous pouvons laisser ici de côté les hérésies patriarcales des Vaudois ainsi que l’insurrection des Suisses, comme étant, d’après leur forme et leur contenu, des tentatives réactionnaires de s’opposer au mouvement de l’histoire et comme n’ayant qu’une importance locale. Dans les deux autres formes d’hérésie moyenâgeuse, nous trouvons au XIIe siècle les précurseurs du grand antagonisme entre l’opposition bourgeoise et l’opposition paysanne-plébéienne, qui fut la principale cause de l’échec de la Guerre des paysans. Cet antagonisme se poursuit à travers toute la fin du moyen âge.

   L’hérésie des villes – et c’est l’hérésie à proprement parler officielle du moyen âge – se tournait principalement contre les prêtres, dont elle attaquait les richesses et la position politique. De même que la bourgeoisie réclame maintenant un gouvernement à bon marché, de même les bourgeois du moyen âge réclamaient une Église à bon marché. Réactionnaire dans sa forme, comme toute hérésie qui ne voit dans le développement de l’Église et des dogmes qu’une dégénérescence, l’hérésie bourgeoise réclamait le rétablissement de la constitution simple de l’Église primitive et la suppression de l’ordre exclusif du clergé. Cette institution à bon marché aurait eu pour résultat de supprimer les moines, les prélats, la cour romaine, bref, tout ce qui coûtait cher dans l’Église. Etant elles-mêmes des républiques, bien qu’elles étaient placées sous la protection de monarques, les villes par leurs attaques contre la papauté exprimaient pour la première fois sous une forme générale cette vérité que la forme normale de la domination de la bourgeoisie, c’est la république. Leur opposition à toute une série de dogmes et de lois de l’Église s’explique en partie par ce qui précède, en partie par leurs autres conditions d’existence. Pourquoi, par exemple, elles s’élevaient si violemment contre le célibat des prêtres, nul ne l’explique mieux que Boccace. Arnaud de Brescia en Italie et en Allemagne, les Albigeois dans le Midi de la France, John Wyclif en Angleterre, Hus et les calixtins en Bohème, furent les principaux représentants de cette tendance. Si l’opposition au féodalisme ne se manifeste ici que comme opposition à la féodalité ecclésiastique, la raison en est tout simplement que partout les villes constituaient déjà un ordre reconnu, et qu’elles avaient avec leurs privilèges, leurs armes ou dans les assemblées des états, des moyens suffisants pour lutter contre la féodalité laïque.

   Ici aussi, nous voyons déjà, tant dans le Midi de la France qu’en Angleterre et en Bohème, la plus grande partie de la petite noblesse s’allier aux villes dans la lutte contre les prêtres et dans l’hérésie – phénomène qui s’explique par la dépendance de la petite noblesse à l’égard des villes et par sa solidarité d’intérêts avec ces dernières contre les princes et les prélats  nous le retrouverons dans la Guerre des paysans.

   Tout autre était le caractère de l’hérésie qui était l’expression directe des besoins des paysans et plébéiens, et qui était presque toujours liée à une insurrection. Elle comportait, certes, toutes les revendications de l’hérésie bourgeoise concernant les prêtres, la papauté et le rétablissement de la constitution de l Église primitive, mais elle allait aussi infiniment plus loin. Elle voulait que les conditions d’égalité du christianisme primitif soient rétablies entre les membres de la communauté et reconnues également comme norme pour la société civile. De « l’égalité des enfants de Dieu », elle faisait découler l’égalité civile, et même en partie déjà l’égalité des fortunes. Mise sur pied d’égalité de la noblesse et des paysans, des patriciens, des bourgeois privilégiés et des plébéiens, suppression des corvées féodales, du cens, des impôts, des privilèges et en tout cas des différences de richesse les plus criantes, telles étaient les revendications posées avec plus ou moins de netteté et soutenues comme découlant nécessairement de la doctrine chrétienne primitive. Cette hérésie paysanne-plébéienne, qu’il était encore difficile, à l’époque de l’apogée du féodalisme, par exemple chez les Albigeois, de séparer de l’hérésie bourgeoise, se transforme, au XIVe et au XVe siècle en un point de vue de parti nettement distinct, et apparaît habituellement de façon tout à fait indépendante à côté de l’hérésie bourgeoise. Tel fut John Ball, le prédicateur de l’insurrection de Wat Tyler en Angleterre, à côté du mouvement de Wyclif  tels les Taborites, à côté des calixtins en Bohème. Chez les Taborites, la tendance républicaine apparaissait déjà sous les enjolivures théocratiques, tendance qui fut développée à la fin du XVe et au début du XVIe siècle par les représentants des plébéiens en Allemagne.

   A cette forme d’hérésie se rattache l’exaltation des sectes mystiques, flagellants, lollards, etc. qui, pendant les périodes de réaction, perpétuent la tradition révolutionnaire.

   Les plébéiens constituaient, à l’époque, la seule classe placée tout à fait en dehors de la société officielle. Ils étaient en dehors de l’association féodale comme de l’association bourgeoise. Ils n’avaient ni privilèges ni propriété, et ne possédaient même pas, comme les paysans et les petits bourgeois, un bien, fût-il grevé de lourdes charges. Ils étaient sous tous les rapports sans bien et sans droits. Leurs conditions d’existence ne les mettaient même pas en contact direct avec les institutions existantes, qui les ignoraient complètement. Ils étaient le symptôme vivant de la décomposition de la société féodale et corporative bourgeoise, et en même temps les précurseurs de la société bourgeoise moderne.

   C’est cette situation qui explique pourquoi, dès cette époque, la fraction plébéienne ne pouvait pas se limiter à la simple lutte contre le féodalisme et la bourgeoisie privilégiée : elle devait, du moins en imagination, dépasser la société bourgeoise moderne qui pointait à peine. Elle explique pourquoi cette fraction, exclue de toute propriété, devait déjà mettre en question des institutions, des conceptions et des idées qui sont communes à toutes les formes de société reposant sur les antagonismes de classe. Les exaltations chiliastiques du christianisme primitif offraient pour cela un point de départ commode. Mais, en même temps, cette anticipation par-delà non seulement le présent, mais même l’avenir ne pouvait avoir qu’un caractère violent, fantastique, et devait, à la première tentative de réalisation pratique, retomber dans les limites restreintes imposées par les conditions de l’époque. Les attaques contre la propriété privée, la revendication de la communauté des biens devaient se résoudre en une organisation grossière de bienfaisance. La vague égalité chrétienne pouvait, tout au plus, aboutir à « l’égalité civile devant la loi »; la suppression de toute autorité devient, en fin de compte, la constitution de gouvernements républicains élus par le peuple. L’anticipation en imagination du communisme était en réalité une anticipation des conditions bourgeoises modernes.

   Cette anticipation de l’histoire ultérieure, violente, mais cependant très compréhensible étant donné les conditions d’existence de la fraction plébéienne, nous la rencontrons tout d’abord en Allemagne, chez Thomas Münzer et ses partisans. Il y avait bien eu déjà, chez les Taborites, une sorte de communauté millénariste des biens, mais seulement comme une mesure d’ordre exclusivement militaire. Ce n’est que chez Münzer que ces résonances communistes deviennent l’expression des aspirations d’une fraction réelle de la société. C’est chez lui seulement qu’elles sont formulées avec une certaine netteté, et après lui nous les retrouvons dans chaque grand soulèvement populaire, jusqu’à ce qu’elles se fondent peu à peu avec le mouvement prolétarien moderne  tout comme au moyen âge les luttes des paysans libres contre la féodalité, qui les enserre de plus en plus dans ses filets, se fondent avec les luttes des serfs et des corvéables pour le renversement complet de la domination féodale.

   Tandis que le premier des trois grands camps entre lesquels se divisait la nation, le camp conservateur-catholique, groupait tous les éléments intéressés au maintien de l’ordre existant: pouvoir d’Empire, clergé et une partie des princes séculiers, noblesse riche, prélats et patriciat des villes, sous la bannière de la Réforme luthérienne bourgeoise-modérée se rassemblent les éléments possédants de l’opposition, la masse de la petite noblesse, la bourgeoisie, et même une partie des princes séculiers, qui espéraient s’enrichir par la confiscation des biens de l’Église et voulaient profiter de l’occasion pour conquérir une indépendance plus grande à l’égard de l’Empire. Enfin, les paysans et les plébéiens constituaient le parti révolutionnaire, dont les revendications et les doctrines furent exprimées avec le plus d’acuité par Thomas Münzer.

   Tant d’après leurs doctrines que d’après leur caractère et leur action, Luther et Münzer représentent totalement le parti que chacun d’eux dirigeait.

   De 1517 à 1525, Luther a connu exactement la même évolution que les constitutionalistes allemands modernes de 1848 à 1849 et que connaît chaque parti bourgeois qui, après avoir été un moment à la tête du mouvement, se voit dans ce mouvement lui-même débordé par le parti plébéien ou prolétarien qui le soutenait jusqu’alors.

   Lorsque, en 1517, Luther attaqua tout d’abord les dogmes et la constitution de l’Église catholique, son opposition n’avait pas encore de caractère bien déterminé. Sans dépasser les revendications de l’ancienne hérésie bourgeoise, elle n’excluait aucune tendance plus radicale et ne le pouvait d’ailleurs pas. Car il fallait unir tous les éléments d’opposition, déployer l’énergie la plus résolument révolutionnaire et représenter l’ensemble de l’hérésie antérieure en face de l’orthodoxie catholique. C’est précisément en ce sens que nos libéraux bourgeois étaient encore révolutionnaires en 1847, qu’ils se disaient socialistes et communistes et s’enthousiasmaient pour l’émancipation de la classe ouvrière. La forte nature paysanne de Luther se manifesta au cours de cette première période de son activité de la manière la plus impétueuse.

   « Si le déchaînement de leur furie devait continuer, écrivait-il en parlant des prêtres romains, il me semble qu’il n’y aurait certes meilleur moyen et remède pour le faire cesser que de voir les rois et les princes intervenir par la violence, attaquer cette engeance néfaste qui empoisonne le monde et mettre fin à leur entreprise par les armes et non par la parole. De même que nous châtions les voleurs par la corde, les assassins par l’épée, les hérétiques par le feu, pourquoi n’attaquons-nous pas plutôt ces néfastes professeurs de ruine, les papes, les cardinaux, les évêques et toute la horde de la Sodome romaine, avec toutes les armes dont nous disposons, et ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang ? »

   Mais cette première ardeur révolutionnaire ne dura pas longtemps. La foudre que Luther avait lancée porta. Le peuple allemand tout entier se mit en mouvement. D’une part, les paysans et les plébéiens virent dans ses appels à la lutte contre les prêtres, dans ses prédications sur la liberté chrétienne le signal de l’insurrection  de l’autre, les bourgeois modérés et une grande partie de la petite noblesse se rallièrent à lui, entraînant même avec eux un certain nombre de princes. Les uns crurent le moment venu de régler leurs comptes avec tous leurs oppresseurs  les autres désiraient seulement mettre un terme à la toute-puissance des prêtres, à la dépendance vis-à-vis de Rome et de la hiérarchie catholique et s’enrichir grâce à la confiscation des biens de l’Église. Les partis se séparèrent et trouvèrent leur porte-parole. Luther eut à choisir entre ces partis. Protégé de l’électeur de Saxe, éminent professeur de l’université de Wittenberg, ayant acquis du jour au lendemain notoriété et puissance, entouré d’un cercle de créatures à sa dévotion et de flatteurs, ce grand homme n’hésita pas une minute. Il laissa tomber les éléments populaires du mouvement et rallia le parti de la noblesse, de la bourgeoisie et des princes. Les appels à la guerre d’extermination contre Rome s’éteignirent. Luther prêchait maintenant l’évolution pacifique et la résistance passive (voir par exemple l’appel à la noblesse allemande, 1520, etc.).

   A l’invitation qui lui fut faite par Ulrich von Hutten de se rendre auprès de lui et de Sickingen, à Ebernbourg, centre de la conjuration de la noblesse contre le clergé et les princes, Luther répondit:

   « Je ne suis pas pour que l’on gagne la cause de l’Évangile par la violence et les effusions de sang. C’est par la parole que le monde a été vaincu, c’est par la parole que l’Église s’est maintenue, c’est par la parole qu’elle sera remise en état, et de même que l’Antéchrist s’en est emparé sans violence, il tombera aussi sans violence. »

   C’est du jour où la tendance de Luther prit cette tournure, ou plutôt se fixa de cette façon plus précise, que datent ces tractations autour des institutions et des dogmes à conserver ou à réformer, ce manège répugnant de diplomatie, de concessions, d’intrigues et d’accords, qui aboutit à la Confession d’Augsbourg, la constitution, enfin acquise au prix de marchandages de l’Église bourgeoise réformée. C’est exactement le même trafic sordide qui s’est répété récemment, et jusqu’à l’écœurement, sous la forme politique dans les assemblées nationales allemandes, les assemblées d’entente, les chambres de révision et autres Parlements d’Erfurt. C’est au cours de ces négociations que se manifesta le plus ouvertement le caractère petit-bourgeois de la Réforme officielle.

   Que Luther, désormais représentant déclaré de la Réforme bourgeoise, prêchât le progrès dans le cadre de la loi, il y avait à cela de bonnes raisons. La plupart des villes s’étaient prononcées en faveur de la Réforme modérée, la petite noblesse s’y ralliait de plus en plus. Une partie des princes y adhéra, l’autre hésitait. Son succès était autant dire assuré, du moins dans une grande partie de l’Allemagne. Si les choses continuaient à se développer pacifiquement, les autres régions ne pouvaient pas, à la longue, résister à la poussée de l’opposition modérée. Mais tout ébranlement violent devait mettre le parti modéré en conflit avec le parti extrême des plébéiens et des paysans, éloigner du mouvement les princes, la noblesse et un certain nombre de villes, et ne laisser finalement d’autre alternative que le débordement du parti bourgeois par le parti paysan et plébéien ou l’écrasement de tous les partis du mouvement par la restauration catholique. Et de quelle façon les partis bourgeois, dès qu’ils ont obtenu le moindre succès, s’efforcent au moyen du progrès dans le cadre de la loi de louvoyer entre le Scylla de la révolution et le Charybde de la restauration, c’est ce que les événements récents nous ont suffisamment montré.

   Comme par suite des conditions générales, sociales et politiques de l’époque, les résultats de toute transformation devaient nécessairement profiter aux princes, la Réforme bourgeoise devait tomber de plus en plus sous le contrôle des princes réformés, au fur et à mesure qu’elle se séparait plus nettement des éléments plébéiens et paysans. Luther lui-même devint de plus en plus leur valet, et le peuple savait très bien ce qu’il faisait, lorsqu’il l’accusait d’être devenu un courtisan comme les autres, et lorsqu’il le pourchassait comme à Orlamunde à coups de pierres.

   Lorsque la Guerre des paysans éclata, et qui plus est dans des régions où les princes et la noblesse étaient en majorité catholiques, Luther s’efforça de jouer un rôle de médiateur. Il attaqua résolument les gouvernements. Il déclara qu’ils étaient responsables de l’insurrection par leurs vexations. Ce n’étaient pas les paysans qui se levaient contre eux, c’était Dieu lui-même. Cependant la révolte elle aussi était impie et contraire aux préceptes de l’évangile. Finalement, il conseilla aux deux parties adverses de céder et de conclure un accord amiable.

   Mais l’insurrection s’étendit rapidement, malgré ces propositions bien intentionnées de médiation, elle s’étendit même à des régions protestantes qui se trouvaient sous l’autorité de princes, de nobles et de villes luthériens et dépassa rapidement la « prudente » Réforme bourgeoise. C’est dans le proche voisinage de Luther, en Thuringe, que la fraction la plus décidée des insurgés, sous la direction de Münzer, établit son quartier général. Encore quelques succès, et toute l’Allemagne était en flammes, Luther était encerclé, peut-être exécuté à coups de pique comme traître, et la Réforme bourgeoise emportée par le raz de marée de la révolution plébéienne et paysanne. Il n’y avait donc plus à hésiter. En face de la révolution toutes les vieilles inimitiés furent oubliées. En comparaison des armées paysannes, les valets de la Sodome romaine étaient des agneaux innocents, de doux enfants de Dieu. Bourgeois et princes, noblesse et clergé, Luther et le pape s’unirent « contre les armées paysannes, pillardes et tueuses ».

   « Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger, en secret et publiquement, comme on abat des chiens enragés ! s’écria Luther. C’est pourquoi, mes chers seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les, libérez ici, sauvez là ! Si vous tombez dans la lutte, vous n’aurez jamais de mort plus sainte ! »

   Pas de fausse pitié pour les paysans ! Ils se mêlent eux-mêmes au insurgés, ceux qui ont pitié de ceux dont Dieu lui-même n’a pas pitié, mais qu’il veut au contraire punir et anéantir. Après, les paysans apprendront eux-mêmes à remercier Dieu, s’ils sont obligés de céder une de leurs vaches pour pouvoir garder l’autre en paix  et l’insurrection montrera au princes quel est l’esprit du peuple, qu’on ne peut gouverner que par la force.

   « Le sage dit : Cibus, onus et virgam asino (*). Qu’on donne de la paille d’avoine aux paysans  ils n’entendent point les paroles de Dieu, ils sont stupides  c’est pourquoi il faut leur faire entendre le fouet, l’arquebuse et c’est bien fait pour eu. Prions pour eux qu’ils obéissent. Sinon, pas de pitié ! Faites parler les arquebuses, sinon ce sera bien pis. »


L’ane a besoin de nourriture, fardeau et fouet.

   C’est exactement ainsi que parlèrent nos ci-devant bourgeois socialistes et philanthropes lorsque le prolétariat, au lendemain des journées de mars, vint réclamer sa part des fruits de la victoire.

   Avec sa traduction de la Bible, Luther avait donné au mouvement plébéien une arme puissante. Dans la Bible, il avait opposé au christianisme féodalisé de l’époque l’humble christianisme des premiers siècles  à la société féodale en décomposition, le tableau d’une société qui ignorait la vaste et ingénieuse hiérarchie féodale. Les paysans avaient utilisé cet outil en tous sens contre les princes, la noblesse et le clergé. Maintenant, Luther le retournait contre eux et tirait de la Bible un véritable hymne aux autorités établies par Dieu, tel que n’en composa jamais aucun lèche-bottes de la monarchie absolue ! Le pouvoir princier de droit divin, l’obéissance passive, même le servage trouvèrent leur sanction dans la Bible. Ainsi se trouvaient reniées non seulement l’insurrection des paysans, mais toute la révolte de Luther contre les autorités spirituelles et temporelles. Ainsi étaient trahis, au profit des princes, non seulement le mouvement populaire, mais même le mouvement bourgeois.

   Est-il nécessaire de nommer les bourgeois qui, eux aussi nous ont récemment donné une fois de plus des exemples de ce reniement de leur propre passé ?

   Opposons maintenant au réformateur bourgeois Luther le révolutionnaire plébéien Münzer.

T   homas Münzer était né à Stolberg près du Hartz, vers l’année 1498. Son père était mort pendu, victime de l’arbitraire des comtes de Stolberg. Dés sa quinzième année, Münzer fonda à l’école, à Halle une ligue secrète contre l’archevêque de Magdebourg et l’Église romaine en général. Sa connaissance profonde de la théologie de l’époque lui permit d’obtenir de bonne heure le grade de docteur et une place de chapelain dans un couvent de religieuses à Halle. Il y traitait déjà avec le plus grand mépris les dogmes et les rites de l’Église, supprimait complètement à la messe les paroles de la transsubstantiation, et, ainsi que le rapporte Luther, avalait les hosties non consacrées. Il étudiait principalement les mystiques du moyen âge, en particulier, les écrits millénaristes de Joachim le Calabrais. L’heure du millénium, de la condamnation de l’Église dégénéré et du monde corrompu, que cet écrivain annonce et dépeint, sembla à Münzer être venue avec la Réforme et l’agitation générale de l’époque. Il prêcha dans la région avec beaucoup de succès. En 1520, il alla comme premier prédicateur évangélique à Zwickau. Là, il trouva une de ces sectes millénaristes exaltées qui continuaient à vivre dans le silence dans un grand nombre de régions, et derrière la modestie et la réserve momentanée desquelles s’était cachée l’opposition grandissante des couches sociales inférieures contre l’état de choses existant  maintenant, avec l’agitation croissante, elles se produisaient d’une manière de plus en plus ouverte et opiniâtre. C’était la secte des anabaptistes, à la tête de laquelle se trouvait Niklas Storch. Ils prêchaient l’approche du Jugement dernier et du millénium  ils avaient « des visions, des extases et l’esprit de prophétie ». Ils entrèrent rapidement en conflit avec le Conseil de Zwickau. Münzer les défendit sans jamais se rallier complètement à eux, mais en les gagnant de plus en plus à son influence. Le Conseil intervint énergiquement contre eux  ils durent quitter la ville, et Münzer avec eux. C’était à la fin de 1521.

   Münzer se rendit à Prage et s’efforça d’y prendre pied en partant des restes du mouvement hussite, mais sa proclamation n’eut d’autre résultat que de l’obliger à fuir encore de Bohème. En 1522, il fut nommé prédicateur à Allstedt, en Thuringe. Là il commença par réformer le culte. Avant même que Luther osât aller jusque-là, il supprima complètement l’emploi du latin et fit lire toute la Bible, et non pas seulement les Evangiles et les épîtres préscrites aux offices du dimanche. En même temps il organisa la propagande dans la région. Le peuple accourut à lui de tous côtés, et bientôt Allstedt devint le centre du mouvement populaire anticlérical.

   A cette époque, Münzer était encore avant tout théologien  ses attaques étaient encore presque exclusivement dirigées contre les prêtres. Mais il ne prêchait pas, comme Luther le faisait déjà, les discussions paisibles et l’évolution pacifique. Il continuait les anciens prêches violents de Luther et appelait les princes saxons et le peuple à la lutte armée contre les prêtres romains.

   « Le Christ ne dit-il pas : je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais l’épée ? Mais qu’allez-vous [princes saxons] en faire ? L’employer à supprimer et à anéantir les méchants qui font obstacle à l’Évangile, si vous voulez être de bons serviteurs de Dieu. Le Christ à très solennellement ordonné (Saint Luc, 19,27) : saissez-vous de mes ennemies et étranglez-les devant mes yeux… Ne nous objectez pas ces
fades niaiseries que la puissance de Dieu le fera sans le secours de votre épée  autrement elle pourrait se rouiller dans le fourreau. Car ceux qui sont opposés à la révélation de Dieu, il faut les exterminer sans merci de même qu’Ezéchias, Cyrus, Josias, Daniel et Elie ont exterminé les prêtres de Baal. Il n’est pas possible autrement de faire revenir l’Église chrétienne à son origine. Il faut arracher les mauvaises herbes des vignes de Dieu à l’époque de la récolte. Dieu a dit (Moise, 5,7) : vous ne devez pas avoir pitié des idolâtres. Détruisez leurs autels, brisez leurs images et brûlez-les afin que mon courroux ne s’abatte pas sur vous ! »

   Mais ces appels aux princes n’eurent aucun résultat, alors que la Sèvre révolutionnaire croissait de jour en jour dans le peuple. Münzer dont les idées élaborées avec de plus en plus d’acuité devenaient chaque jour plus hardies, se sépara résolument de la Réforme bourgeoise et joua désormais directement le rôle d’un agitateur politique.

   Sa doctrine théologique et philosophique attaquait somme toute, tous les points fondamentaux non seulement du catholicisme, mais aussi du christianisme. Il enseignait sous des formes chrétiennes, un panthéisme qui présente une ressemblance curieuse avec les conditions spéculatives modernes et frise même par moments l’athéisme. Il rejetait la Bible comme révélation tant unique qu’infaillible. La véritable révélation vivante c’est, disait Münzer, la raison, révélation qui a existé de tous temps et chez tous les peuples et qui existe encore. Opposer la Bible à la raison, c’est tuer l’esprit par la lettre. Car le Saint-Esprit dont parle la Bible n’existe pas en dehors de nous. Le Saint-Esprit, c’est précisément la raison. La foi n’est pas autre chose que l’incarnation de la raison dans l’homme et c’est pourquoi les païens peuvent aussi avoir la foi. C’est cette foi, c’est la raison devenue vivante qui divinise l’homme et le rend bienheureux. C’est pourquoi le ciel n’est pas quelque chose de l’au-delà, c’est dans cette vie même qu’il faut le chercher  et la vocation des croyants est précisément d’établir ce ciel, le royaume de Dieu, sur la terre. De même qu’il n’existe pas de ciel dans l’au-delà, de même il n’y existe pas d’enfer ou de damnation. De même, il n’y a d’autre diable que les désirs et les appétits mauvais des hommes. Le Christ a été un homme comme les autres, un prophète et un maître, et la cène a été un simple repas commémoratif, où le pain et le vin étaient consommés sans rien y ajouter de mystique.

   Münzer enseignait cette doctrine en la dissimulant la plupart du temps sous les mêmes tournures chrétiennes, sous lesquelles la philosophie moderne à du se cacher pendant un certain temps. Mais la pensée profondément hérétique ressort partout de ses écrits, et l’on s’aperçoit qu’il prenait beaucoup moins au sérieux le masque biblique que maints disciples de Hegel aujourd’hui. Et cependant, trois cents ans séparent Münzer de la philosophie moderne.

   Sa doctrine politique se rattachait exactement à cette conception religieuse révolutionnaire et dépassait tout autant les rapports sociaux et politiques existants que sa théologie dépassait les conceptions religieuses de l’époque. De même que la philosophie religieuse de Münzer frisait l’athéisme, son programme politique frisait le communisme, et plus d’une secte communiste moderne, encore à la veille de la révolution de mars, ne disposait pas d’un arsenal théorique plus riche que celui des sectes « münzériennes » du XVIe siècle. Ce programme, qui était moins la synthèse des revendications des plébéiens de l’époque, qu’une anticipation géniale des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plébéiens, exigeait l’instauration immédiate sur terre du royaume de Dieu, du millénium des prophètes, par le retour de l’Église à son origine et par la suppression de toutes les institutions en contradiction avec cette Église soi-disant primitive, mais en réalité toute nouvelle. Pour Münzer, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’une société où il n’y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État autonome, étranger aux membres de la société. Toutes les autorités existantes, si elles refusaient de se soumettre et d’adhérer à la révolution, devaient être renversées  tous les travaux et les biens devaient être mis en commun et l’égalité la plus complète régner. Une ligue devait être fondée pour réaliser ce programme non seulement dans toute l’Allemagne, mais dans l’ensemble de la chrétienté. Les princes et les nobles seraient invités à se joindre à elle  s’ils s’y refusaient, la ligue, à la première occasion, les renverserait les armes à la main ou les tuerait.

   Münzer se mit immédiatement à l’oeuvre pour organiser cette ligue. Ses prêches prirent un caractère encore plus violent, plus révolutionnaire. Ne se bornant plus à attaquer les prêtres, il tonnait avec la même fougue contre les princes, la noblesse, le patriciat. Il dépeignait sous les couleurs les plus ardentes l’oppression existante et y opposait le tableau imaginaire du règne millénaire de l’égalité sociale et républicaine. En même temps, il publiait un pamphlet révolutionnaire après l’autre et envoyait des émissaires dans toutes les directions, pendant que lui-même organisait la ligue à Allstedt et dans les environs.

   Le premier résultat de cette propagande fut la destruction de la chapelle de la Vierge à Mellerbach, près d’Allstedt, d’après le commandement: « Vous détruirez leurs autels, briserez leurs colonnes, et brûlerez leurs idoles, car vous êtes un peuple saint » (Deutéronome, 7,6). Les princes saxons se rendirent eux-mêmes à Allstedt pour calmer la révolte et convoquèrent Münzer à leur château. Il s’y rendit et y fit un sermon comme ils n’en avaient certainement jamais entendu de semblable de la bouche de Luther, « la viande douillette de Wittenberg », comme l’appelait Münzer. Il déclara, s’appuyant sur le Nouveau Testament, qu’il fallait tuer les souverains impies, surtout les prêtres et les moines, qui traitent l’évangile comme une hérésie. Car les impies n’ont aucun droit à la vie, et ils ne vivent que par la grâce des élus. Si les princes n’exterminent pas les impies, Dieu leur retirera l’épée, car la puissance de l’épée appartient à la communauté. La sentine de l’usure, du vol et du brigandage, ce sont les princes et les seigneurs qui font de toutes les créatures vivantes leur propriété: les poissons dans l’eau, les oiseaux dans le ciel, les plantes sur la terre. Et ensuite, ils prêchent aux pauvres le commandement: Tu ne voleras pas ! mais eux mêmes s’emparent de tout ce qui tombe entre leurs mains ils grugent et exploitent le paysan et l’artisan  cependant dès qu’un pauvre s’en prend à quoi que ce soit, il est pendu, et, à tout cela, le docteur « Menteur » dit : Amen !

«   Les seigneurs font eux-mêmes que les pauvres deviennent leurs ennemis. Ils ne veulent pas supprimer la cause de la révolte. Comment cela peut il finir bien à la longue ? Ah ! mes chers seigneurs, comme le Seigneur frappera joliment parmi les vieux pots avec une barre de fer ! En disant cela, je dois être rebelle. Soit ! »

   Münzer fit imprimer son sermon. Par punition, son imprimeur d’Allstedt fut contraint par le duc Jean de Saxe à quitter le pays  quant à Münzer lui-même, ses écrits durent désormais être obligatoirement soumis à la censure du gouvernement du duc de Weimar. Mais il ne tint aucun compte de cet ordre. Aussitôt après, il fit imprimer dans la ville impériale de Mülhausen un manifeste d’une violence extrême, où il demandait au peuple d’

   « ouvrir tout grand le trou, afin que le monde entier puisse se rendre compte qui sont nos gros bonnets qui ont assez blasphémé Dieu pour en faire un petit bonhomme peint », et qu’il terminait par ces paroles: « Le monde entier doit supporter un grand choc. Il va commencer un jeu tel que les impies seront renversés et que les humbles seront élevés ».

   En guise d’exergue à son manifeste, « Thomas Münzer au marteau » écrivait :

   « Ecoute, j’ai placé mes paroles dans ta bouche, je t’ai placé aujourd’hui au-dessus des hommes et au-dessus des empires afin que tu déracines, brises, disperses et renverses, que tu construises et que tu plantes. Un mur de fer contre les rois, les princes, les prêtres et contre le peuple est érigé. Qu’ils se battent ! La victoire est merveilleuse qui entraîne la ruine des puissants tyrans impies. »

   La rupture de Münzer avec Luther et son parti était depuis longtemps un fait accompli. Luther avait même été obligé d’accepter un certain nombre de réformes du culte que Münzer avait introduites de lui-même, sans le consulter. Il observait l’activité de Münzer avec la méfiance soupçonneuse du réformateur modéré à l’égard du parti plus énergique qui pousse en avant. Dès le printemps de 1524, Münzer avait écrit à Melanchton, ce modèle du casanier maladif, du philistin que ni lui, ni Luther ne comprenaient rien au mouvement, et qu’ils s’efforçaient de l’étouffer dans la croyance littérale en la Bible. Toute leur doctrine était vermoulue.

   « Chers frères, assez d’attente et d’hésitation ! Il est temps. L’été frappe à nos portes. Rompez votre amitié avec les impies, ils empêchent la parole de Dieu d’agir avec toute sa force. Ne flattez pas vos princes, sinon vous vous condamnerez à la ruine avec eux. Doux savants, ne m’en veuillez pas, il m’est impossible de parler autrement. »

   A maintes reprises, Luther provoque Münzer à là controverse orale, mais celui-ci, prêt à entreprendre à n’importe quel moment la lutte devant le peuple, n’avait pas la moindre envie de se laisser entraîner à une dispute théologique devant le public partial de l’université de Wittenberg. Il ne voulait pas « porter témoignage de l’Esprit uniquement devant l’Université ». Si Luther était sincère, à n’avait qu’à utiliser l’influence dont il disposait pour faire cesser les chicanes contre les imprimeurs de Münzer et mettre fin à la censure qui pesait sur ses écrits, afin que la lutte pût se poursuivre librement dans la presse.

   Cette fois, après la parution du pamphlet révolutionnaire de Münzer cité plus haut, Luther le dénonça publiquement. Dans sa Lettre aux princes de Saxe contre l’esprit rebelle, il proclama que Münzer était un instrument de Satan et demanda aux princes d’intervenir et de chasser du pays les fomentateurs de révoltes, étant donné qu’ils ne se contentaient pas de répandre leur mauvais enseignements, mais appelaient à l’insurrection et à la résistance armée contre les autorités.

   Le 1er août, Münzer fut convoqué au château de Weimar pour répondre devant les princes de l’accusation de menées séditieuses. Il y avait à sa charge un certain nombre de faits extrêmement compromettants. On avait découvert sa ligue secrète, on avait décelé son activité dans les associations de mineurs et de paysans. On le menaça de bannissement à peine de retour à Allstedt, il apprit que le duc Georges de Saxe exigeait qu’on le lui livrât. Des lettres de la ligue écrites de sa main avaient été saisies, lettres dans lesquelles il appelait les sujets de Georges à la résistance armée contre les ennemis de l’Évangile. S’il n’avait pas quitté la ville à temps, le Conseil l’eût livré.

   Entre temps, l’agitation croissante parmi les plébéiens et les paysans avait considérablement facilité la propagande de Münzer, pour laquelle il avait trouvé de très précieux agents chez les anabaptistes. Cette secte, sans dogmes positifs bien définis, dont l’hostilité commune à toutes les classes dominantes et le symbole commun du second baptême maintenaient seuls la cohésion, d’une rigueur ascétique dans ses moeurs, inlassable, fanatique, menant sans crainte l’agitation, s’était de plus en plus groupée autour de Münzer. Exclus par les persécutions de toute résidence fixe, les anabaptistes parcouraient toute l’Allemagne et proclamaient partout la nouvelle doctrine, avec laquelle Münzer leur avait donné conscience de leurs besoins et de leurs aspirations. On ne saurait compter ceux qui furent torturés, brûlés ou exécutés, mais leur courage et la ténacité de ces émissaires restèrent inébranlables, et le succès de leur activité, étant donné l’agitation croissante du peuple, fut immense. C’est ce qui explique qu’au moment de sa fuite de Thuringe Münzer trouva partout le terrain préparé. Il pouvait désormais aller où il lui plaisait.

   Près de Nuremberg, où il se rendit tout d’abord, une révolte paysanne venait d’être, un mois à peine auparavant, étouffée dans l’oeuf. Münzer y fit de l’agitation clandestine. Bientôt entrèrent en scène des hommes qui défendirent ses idées théologiques les plus hardies sur le caractère non obligatoire de la Bible et sur la nullité des sacrements, affirmèrent que le Christ n’était qu’un homme, et déclarèrent impie le pouvoir temporel. « On reconnaît là l’action de Satan, l’Esprit d’Allstedt ! » s’écria Luther. C’est à Nuremberg que Münzer fit imprimer sa réponse à Luther. Il l’accusait directement de flatter les princes et de soutenir, en fait, par ses hésitations, le parti réactionnaire. « Mais, ajoutait-il, le peuple se libérera cependant, et, à ce moment-là, le docteur Luther sera comme un renard pris au piège. » – Par ordre du Conseil cet écrit fut confisqué, et Münzer dut quitter Nuremberg.

   Traversant la Souabe, il se rendit en Alsace, puis en Suisse, et revint dans le sud de la Forêt-Noire où l’insurrection avait éclaté depuis plusieurs mois déjà, hâtée en grande partie par ses émissaires anabaptistes. Ce voyage de propagande de Münzer contribua manifestement d’une façon essentielle à l’organisation du Parti populaire, à la fixation nette de ses revendications et finalement à l’insurrection générale d’avril 1525. La double activité de Münzer, pour le peuple d’une part, auquel il s’adressait dans le langage du prophétisme religieux, le seul qu’il fût capable de comprendre à l’époque, et d’autre part pour les initiés, avec lesquels il pouvait ouvertement s’entretenir de ses véritables buts, se manifeste ici très nettement. Si déjà en Thuringe il avait groupé autour de lui et placé à la tête de la ligue secrète un groupe d’hommes des plus décidés, issus non seulement du peuple, mais aussi du bas clergé, dans la Forêt-Noire, il devient le centre de tout le mouvement révolutionnaire de l’Allemagne du Sud-Ouest. Il organise la liaison de la Saxe et de la Thuringe, par la Franconie et la Souabe, jusqu’en Alsace et à la frontière suisse, et compte parmi ses disciples et parmi les chefs de la ligue les agitateurs de l’Allemagne du Sud, tels que Hubmaier à Waldshut, Konrad Grebel à Zurich, Franz Rabmann à Griessen, Schappeler à Memmingen, Jakob Wehe à Leipheim, le docteur Mantel à Stuttgart, la plupart ecclésiastiques révolutionnaires. Lui-même résidait généralement à Griessen, à la limite du canton de Schaffhouse, d’où il entreprenait des tournées à travers le Hegau, le Klettgau, etc. Les persécutions sanglantes que les princes et les seigneurs inquiets entreprirent partout contre cette nouvelle hérésie plébéienne contribuèrent fortement à attiser l’esprit de rébellion et à renforcer l’association. C’est ainsi que Münzer fit de l’agitation pendant cinq mois environ dans l’Allemagne du Sud. Quelque temps avant qu’éclatât la conspiration, il revint en Thuringe, d’où il voulait diriger la révolte et où nous le retrouverons plus tard.

   Nous verrons à quel point le caractère et la conduite des deux chefs de partis reflètent exactement l’attitude de leurs partis réciproques  comment l’indécision de Luther, sa crainte devant le sérieux que prenait le mouvement, sa lâche servilité devant les princes, correspondaient parfaitement à la politique hésitante, équivoque de la bourgeoisie  et comment l’énergie et la fermeté révolutionnaire de Münzer se retrouvent dans la fraction la plus avancée des plébéiens et des paysans. La seule différence est que, tandis que Luther se contentait d’exprimer les conceptions et les aspirations de la majorité de sa classe, et d’acquérir ainsi auprès d’elle une popularité à bon compte, Münzer, au contraire, dépassait de beaucoup les idées et les revendications immédiates des paysans et des plébéiens. Il forma avec l’élite des éléments révolutionnaires un parti qui, d’ailleurs, dans la mesure où il était a la taille de ses idées et possédait son énergie, ne représenta jamais qu’une petite minorité dans la masse des insurgés.

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