L’anti-Dühring
Friedrich Engels
Philosophie
IV. Philosophie de la nature. Cosmogonie, Physique, Chimie
Dans la suite du développement, nous en arrivons maintenant aux théories concernant la manière dont le monde actuel s’est formé. Un état universel de dispersion de la matière aurait déjà été l’idée initiale des philosophes ioniens, mais, surtout depuis Kant, l’hypothèse d’une nébuleuse primitive aurait joué un rôle nouveau, la gravitation et le rayonnement de la chaleur amenant à la formation progressive des divers corps célestes solides. La théorie mécanique de la chaleur de notre temps permettrait de donner aux conclusions sur les états primitifs de l’univers une forme beaucoup plus déterminée. Malgré tout,
“ l’état de dispersion gazeuse ne peut servir de point de départ à des déductions sérieuses que si l’on peut, au préalable, caractériser de façon plus déterminée le système mécanique qui est donné en lui. Autrement, non seulement l’idée reste en fait extrêmement nébuleuse, mais, à mesure que l’on avance de déduction en déduction, la nébuleuse primitive devient réellement de plus en plus dense et de plus en plus impénétrable… Provisoirement tout reste encore dans l’informe et le vague d’une notion de diffusion impossible à déterminer de plus près ”,
et ainsi nous n’avons, “ avec cet univers gazeux, qu’une conception extrêmement vaporeuse ”.
La théorie kantienne qui place l’origine de tous les corps célestes actuels dans des masses nébuleuses en rotation, a été le plus grand progrès que l’astronomie eût fait depuis Copernic. Pour la première fois s’est trouvée ébranlée l’idée que la nature n’a pas d’histoire dans le temps. Jusque-là, les corps célestes passaient pour être demeurés dès l’origine dans des orbites et des états toujours identiques; et même si, sur les divers corps célestes, les êtres organiques individuels mouraient, les genres et les espèces passaient cependant pour immuables. Certes, la nature était évidemment animée d’un mouvement incessant, mais ce mouvement apparaissait comme la répétition constante des mêmes processus. C’est Kant qui ouvrit la première brèche dans cette représentation qui répondait tout à fait au mode de penser métaphysique, et il le fit d’une manière si scientifique que la plupart des démonstrations qu’il a utilisées sont encore valables aujourd’hui. A vrai dire, la théorie kantienne est restée jusqu’à nos jours, rigoureusement parlant, une hypothèse. Mais jusqu’à maintenant, le système copernicien de l’univers n’est lui-même rien de plus, et l’opposition scientifique à la théorie de Kant a dû se taire depuis que le spectroscope a prouvé, d’une façon qui réduit à néant toute contestation, l’existence sur la voûte céleste de ces masses gazeuses en ignition. M. Dühring lui-même ne peut mener à bonne fin sa construction de l’univers sans ce stade de la nébuleuse, mais il s’en venge en réclamant qu’on lui montre le système mécanique donné dans cet état nébuleux, et, comme personne ne peut le faire, il décerne à cet état nébuleux toutes sortes d’épithètes méprisantes. La science actuelle ne peut malheureusement pas définir ce système à la satisfaction de M. Dühring. Elle ne peut pas davantage répondre à beaucoup d’autres questions. Si on lui demande : pourquoi les crapauds n’ont-ils pas de queue, elle ne peut jusqu’ici que répondre : parce qu’ils l’ont perdue. Que l’on s’emporte et qu’on dise qu’ainsi tout reste dans l’informe et le vague d’une notion de perte impossible à déterminer de plus près, tout reste une conception extrêmement vaporeuse, ces applications de la morale à la science de la nature ne nous feraient pas avancer d’un pas. De telles aménités, de telles manifestations de mauvaise humeur, peuvent toujours être placées partout, et c’est bien pourquoi elles sont toujours et en tout lieu déplacées. Qui donc empêche M. Dühring de trouver lui-même le système mécanique de la nébuleuse primitive ?
Par chance, nous apprenons maintenant que la masse nébuleuse de Kant
“ est bien loin de coïncider avec un état entièrement identique du milieu universel, autrement dit avec l’état de la matière identique à lui-même.”
Quelle chance pour Kant, qui pouvait se contenter de remonter des corps célestes existants à la sphère nébuleuse et qui ne se serait jamais douté de l’état de la matière identique à lui-même ! Remarquons en passant que si, dans la science actuelle de la nature, la sphère gazeuse de Kant est appelée nébuleuse primitive, ce mot ne peut, bien entendu, être pris que dans un sens relatif. Elle est nébuleuse primitive, d’une part, en tant qu’origine des corps célestes existants et, d’autre part, en tant que forme la plus reculée de la matière à laquelle il soit possible jusqu’ici de remonter. Ce qui n’exclut nullement, mais implique au contraire que la matière a passé avant la nébuleuse primitive par une série infinie d’autres formes.
M. Dühring marque ici son avantage. Là où, avec la science, nous nous arrêtons provisoirement à la nébuleuse primitive, également provisoire, sa science de la science lui permet de remonter beaucoup plus haut, jusqu’à
“ cet état du milieu universel qui ne peut se concevoir ni comme purement statique au sens actuel de cette idée, ni comme dynamique”
– donc, qui ne peut pas se concevoir du tout.
“ L’unité de la matière et de l’énergie mécanique que nous désignons sous le nom de milieu universel, est une formule pour ainsi dire logique et réelle à la fois, pour signifier l’état de la matière identique à lui-même comme présupposition de tous les stades d’évolution dénombrables.”
Il est évident que nous ne nous débarrasserons pas si facilement de l’état primitif de la matière identique à lui-même. Il est désigné ici comme l’unité de la matière et de l’énergie mécanique, et cette unité comme une formule logique et réelle, etc. C’est donc quand cesse l’unité de la matière et de l’énergie mécanique, que le mouvement commence.
La formule logique et réelle n’est rien d’autre qu’une tentative boiteuse d’utiliser pour la philosophie du réel les catégories hégéliennes de l’En-Soi et du Pour-Soi. Dans l’En-Soi réside, selon Hegel, l’identité primitive des contraires non développés, – qui sont cachés dans un objet, un processus, un concept; dans le Pour-Soi interviennent la distinction et la séparation de ces éléments cachés et leur antagonisme commence. Voilà pourquoi nous devons nous représenter l’état primitif immobile comme l’unité de la matière et de l’énergie mécanique et le passage au mouvement comme leur séparation et leur mise en opposition. Ce que nous y avons gagné, ce n’est pas la preuve de la réalité de cet état primitif imaginaire, mais seulement la possibilité de le comprendre sous la catégorie hégélienne de l’En-Soi et de comprendre sa cessation tout aussi imaginaire sous celle du Pour-Soi. Hegel, au secours !
La matière, dit M. Dühring, est le support de tout ce qui est réel, d’où il ressort qu’il ne peut y avoir d’énergie mécanique en dehors de la matière. L’énergie mécanique est, en outre, un état de la matière. Or, dans l’état primitif, où rien ne se passait, la matière et son état, l’énergie mécanique, ne faisaient qu’un. Il faut donc qu’ensuite, lorsque quelque chose commença à se passer, l’état se soit distingué de la matière. Voilà de quelle phraséologie mystique, – jointe à l’assurance que l’état identique à lui-même n’était ni statique ni dynamique, ni en équilibre ni en mouvement, – nous devons nous laisser payer ! Nous ne savons toujours pas où était l’énergie mécanique dans cet état de l’univers et comment nous pourrons, sans choc de l’extérieur, c’est-à-dire sans Dieu, passer de l’immobilité absolue au mouvement.
Avant M. Dühring, les matérialistes parlaient de matière et de mouvement. Il réduit le mouvement à l’énergie mécanique comme à sa prétendue forme fondamentale, et rend ainsi inintelligible le rapport réel entre la matière et le mouvement, qui était d’ailleurs obscur aussi pour tous les matérialistes antérieurs. Et pourtant la chose est suffisamment simple. Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée. Un corps peut, par exemple, se trouver sur la terre en équilibre mécanique, en repos au point de vue de la mécanique. Cela ne l’empêche absolument pas de participer au mouvement de la terre comme à celui de tout le système solaire, pas plus que cela n’empêche ses plus petites particules physiques d’être soumises aux vibrations conditionnées par sa température, ou ses atomes d’accomplir un processus chimique. La matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière. Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même, ce que la philosophie ancienne (Descartes) exprime en disant que la quantité de mouvement existant dans le monde reste constante. Le mouvement ne saurait donc être produit, il ne peut qu’être transmis. Si du mouvement est transmis d’un corps à un autre, on peut le considérer, en tant qu’il se transmet, qu’il est actif, comme la cause du mouvement en tant que celui-ci est transmis, qu’il est passif. Nous appelons ce mouvement actif énergie, le mouvement passif manifestation de l’énergie. Il est donc évident que l’énergie est aussi grande que sa manifestation, car dans l’une et dans l’autre, c’est le même mouvement qui s’accomplit.
Un état immobile de la matière s’avère ainsi être une des idées les plus creuses et les plus saugrenues, une pure “ imagination délirante ”. Pour en arriver là, il faut se représenter l’équilibre mécanique relatif dans lequel un corps peut se trouver sur la terre comme un repos absolu, et le reporter ensuite sur l’ensemble de l’univers. Il est vrai que cela devient plus facile si l’on réduit le mouvement universel à la seule énergie mécanique. Et puis, la limitation du mouvement à la seule énergie mécanique présente encore l’avantage que l’on peut se représenter une énergie comme au repos, enchaînée, donc momentanément inactive((C’est l’énergie potentielle, par exemple celle d’un poids élevé à une certaine hauteur, d’un ressort bandé ou d’une réserve d’explosif, énergie en quelque sorte mise en conserve, énergie des corps au repos.)). Si, en effet, la transmission d’un mouvement, ce qui est très souvent le cas, est un processus un peu compliqué où interviennent divers intermédiaires, on peut différer la transmission réelle jusqu’à un moment quelconque en escamotant le dernier anneau de la chaîne. Ainsi, par exemple, si l’on charge un fusil et qu’on se réserve le moment où, en tirant sur la gâchette, on provoquera la décharge, c’est-à-dire la transmission du mouvement libéré par la combustion de la poudre. On peut donc se représenter que pendant l’état immobile identique à lui-même, la matière a été chargée d’énergie, et c’est ce que M. Dühring semble entendre, si toutefois il entend par là quelque chose, par l’unité de la matière et de l’énergie mécanique. Conception absurde, puisqu’elle reporte comme absolu sur l’univers un état qui, par nature, est relatif et qui ne peut donc jamais s’appliquer au même moment qu’à une partie de la matière seulement. Même si nous faisons abstraction de cela, la difficulté reste toujours de savoir, premièrement, comment le monde en est venu à être chargé, puisqu’aujourd’hui les fusils ne se chargent pas tout seuls, et deuxièmement, à qui appartient le doigt qui a alors pressé sur la gâchette. Nous avons beau dire et beau faire : sous la conduite de M. Dühring, nous en revenons toujours au … doigt de Dieu.
De l’astronomie, notre philosophe du réel passe à la mécanique et à la physique, et il se plaint que la théorie mécanique de la chaleur, une génération après sa découverte, n’ait pas fait de progrès essentiels au delà du point où Robert Mayer l’avait lui-même peu à peu portée. En outre toute l’affaire serait encore très obscure; il nous faut
“ toujours rappeler à nouveau qu’avec les états de mouvement de la matière sont aussi donnés des rapports statiques et que ces derniers ne se mesurent pas en travail mécanique … Si nous avons désigné auparavant la nature comme une grande ouvrière et que nous prenions maintenant cette expression dans son sens rigoureux, il nous faut ajouter encore que les états identiques à eux-mêmes, les états de repos ne représentent pas de travail mécanique. Il nous manque donc à nouveau le pont du statique au dynamique et si la chaleur dite latente est restée jusqu’ici un achoppement de la théorie, nous sommes forcés de reconnaître là aussi une défectuosité qu’on devrait encore moins nier dans les applications cosmologiques. ”
Tout ce verbiage sibyllin n’est rien d’autre, une fois de plus, que l’épanchement de la mauvaise conscience qui sent très bien qu’en produisant le mouvement à partir de l’immobilité absolue, elle s’est embourbée irrémédiablement, et qui a pourtant honte d’en appeler au seul sauveur, c’est-à-dire au Créateur du ciel et de la terre. Si même dans la mécanique, y compris la mécanique de la chaleur, il est impossible de trouver le pont du statique au dynamique, de l’équilibre au mouvement, à quel titre ferait-on à M. Dühring une obligation de trouver le pont qui mène de son état immobile au mouvement ? Voilà comment on se tire élégamment d’affaire.
Dans la mécanique ordinaire, le pont du statique au dynamique est… l’impulsion de l’extérieur. Lorsqu’une pierre d’un quintal est élevée à dix mètres de hauteur et suspendue en position libre de telle sorte qu’elle reste là dans un état identique à lui-même, dans un état de repos, il faut faire appel à un public de nourrissons pour pouvoir prétendre que la position actuelle de ce corps ne représente pas de travail mécanique ou que la distance entre cette position et la position antérieure ne se mesure pas eh travail mécanique. Le premier passant venu fera comprendre sans peine à M. Dühring que la pierre n’est pas allée toute seule s’accrocher là-haut à la corde, et le premier manuel de mécanique venu pourra lui dire que, s’il laisse retomber la pierre, elle produira en tombant autant de travail mécanique qu’il en fallait pour l’élever de dix mètres. Même le fait, simple entre tous, que la pierre est suspendue là-haut représente du travail mécanique, car si elle reste suspendue un temps suffisamment long, la corde se rompt dès que, par suite de décomposition chimique, elle n’est plus assez forte pour porter la pierre. Or, tous les processus mécaniques peuvent se réduire, pour parler comme M. Dühring, à des formes fondamentales simples comme celle-ci, et l’ingénieur est encore à naître qui sera incapable de trouver le pont du statique au dynamique, tant qu’il dispose d’une impulsion suffisante.
Certes, c’est une noix bien dure et une pilule bien amère pour notre métaphysicien, que le mouvement doive trouver sa mesure dans son contraire, le repos. C’est là une contradiction criante et, selon M. Dühring, toute contradiction est contre-raison. C’est pourtant un fait que la pierre suspendue représente une quantité de mouvement mécanique((On dirait aujourd’hui : une quantité d’énergie cinétique déterminée.)) déterminée, mesurable exactement par le poids de la pierre et son éloignement du sol(( Ph = ½ mv2. P. poids; h. cote au-dessus du sol; m. masse; v. vitesse en arrivant au sol. Ph, énergie potentielle; ½ mv2, énergie cinétique.)), et utilisable à volonté, – par exemple par chute libre, par glissement sur le plan incliné, par mouvement d’un treuil, – et il en va de même du fusil chargé. Pour la conception dialectique, la possibilité d’exprimer le mouvement en son contraire, le repos, ne présente absolument aucune difficulté. Pour elle, toute cette opposition, comme nous l’avons vu, n’est que relative; point de repos absolu, d’équilibre inconditionnel. Le mouvement singulier tend vers l’équilibre, le mouvement d’ensemble supprime à nouveau l’équilibre. Aussi, le repos et l’équilibre, là où ils se rencontrent, sont-ils le résultat d’un mouvement limité et il va sans dire que ce mouvement peut se mesurer par son résultat, s’exprimer en lui et, en partant de lui se rétablir sous l’une ou l’autre forme. Mais M. Dühring ne saurait se contenter d’une représentation aussi simple de la chose. En bon métaphysicien, il commence par ouvrir entre le mouvement et l’équilibre un abîme béant, qui n’existe pas dans la réalité, et il s’étonne ensuite de ne pas trouver de pont pour franchir cet abîme qu’il a fabriqué de toutes pièces. Il pourrait tout aussi bien enfourcher son dada métaphysique et partir à la poursuite de la “ Chose en soi ” de Kant; car c’est elle et rien d’autre qui, en fin de compte, se cache derrière cet introuvable pont.
Mais que penser de la théorie mécanique de la chaleur, et de la chaleur absorbée ou “latente”, qui est restée un “ achoppement ” de cette théorie
Si par de la chaleur, on transforme une livre de glace à la température du point de congélation et à la pression atmosphérique normale en une livre d’eau à la même température, il disparaît une quantité de chaleur qui suffirait à échauffer la même livre d’eau de 0 à 79,4 degrés centigrades ou encore 79,4 livres d’eau d’un degré. Si l’on chauffe cette livre d’eau jusqu’au point d’ébullition, donc jusqu’à 100º, et qu’on la transforme alors en vapeur à 100º, il disparaît, jusqu’à ce que la dernière goutte d’eau se soit transformée en vapeur, une quantité de chaleur presque sept fois plus grande, suffisante pour élever d’un degré la température de 537,2 livres d’eau(( Des calculs plus précis ont fixé la chaleur latente lors de la formation de vapeur d’eau à 538,9 cal/g.)). Cette chaleur disparue est dite latente. Si, par refroidissement, la vapeur se retransforme en eau et l’eau en glace, la même quantité de chaleur qui avait été absorbée auparavant, redevient libre, c’est-à-dire sensible et mesurable en tant que chaleur. C’est cette libération de chaleur lors de la condensation de la vapeur ou de la congélation de l’eau qui est cause que de la vapeur, une fois refroidie à 100º, ne se transforme que peu à peu en eau, et qu’une masse d’eau à la température du point de congélation ne se transforme que très lentement en glace. Tels sont les faits. La question est donc : que devient la chaleur pendant qu’elle est latente ?
La théorie mécanique de la chaleur, selon laquelle la chaleur consiste en une vibration des plus petites particules des corps physiquement actives (molécules), vibration plus ou moins ample selon la température et l’état d’agrégation, – et susceptible dans certaines circonstances de se convertir en toute autre forme de mouvement, – cette théorie explique la chose en disant que la chaleur disparue a accompli du travail, s’est convertie en travail. Dans la fusion de la glace, l’étroite et ferme cohésion des diverses molécules entre elles se trouve supprimée et transformée en juxtaposition lâche; dans la vaporisation de l’eau au point d’ébullition, un état est apparu dans lequel les différentes molécules n’exercent absolument aucune influence notable l’une sur l’autre et même, sous l’action de la chaleur, se dispersent dans toutes les directions. Or, il est évident que les différentes molécules d’un corps sont douées d’une énergie beaucoup plus grande à l’état gazeux qu’à l’état liquide, et de même à l’état liquide qu’à l’état solide. La chaleur absorbée n’a donc pas disparu; elle a simplement été transformée et a pris la forme de l’expansibilité moléculaire((La théorie cinétique n’envisage pas l’existence de forces répulsives pour expliquer l’expansibilité des gaz, mais seulement un mouvement d’inertie des molécules, lesquelles, entre deux “ chocs ”, conserveraient une trajectoire rectiligne et une vitesse uniforme, sans s’influencer réciproquement si le gaz est raréfié. S’il est comprimé, ce sont même des forces attractives qui entrent en jeu. Mais l’explication qu’Engels donne du phénomène de la chaleur latente reste encore aujourd’hui correcte pour l’essentiel.)). Dès que disparaissent les conditions dans lesquelles les différentes molécules peuvent affirmer cette liberté absolue ou relative, l’une par rapport à l’autre, c’est-à-dire dès que la température descend au-dessous du minimum soit de 100º, soit de 0º, cette force d’expansion se relâche, les molécules se pressent à nouveau l’une contre l’autre avec la même force qui les arrachait précédemment l’une de l’autre; mais si cette force disparaît, c’est seulement pour reparaître comme chaleur, et dans une quantité de chaleur exactement égale à celle qui était précédemment absorbée. Cette explication est naturellement une hypothèse, comme toute la théorie mécanique de la chaleur, pour la raison que jusqu’ici personne n’a jamais vu une molécule, à plus forte raison une molécule en vibration. C’est pourquoi elle est certainement pleine de défauts, comme la théorie tout entière, qui est encore très jeune; mais elle peut du moins expliquer comment les choses se passent, sans entrer d’aucune manière en conflit avec le fait que le mouvement ne se détruit ni ne se crée; elle peut même indiquer exactement où est passée la chaleur au cours de sa transformation((Dans toute cette discussion sur la théorie mécanique de la chaleur, Engels peut paraître à première vue un peu “mécaniste”, en ce sens qu’il identifierait la chaleur à un simple déplacement mécanique, à un changement de lieu des molécules. Or il n’en est rien comme le montre la note sur la conception mécaniste de la nature (cf. Dialectique de la Nature, p. 256), et aussi l’admirable passage “ le mouvement est le mode d’existence de la matière”. Engels donne, comme il se doit, au mot mouvement le sens aristotélicien, dialectique, de changement et de devenir.)). La chaleur latente ou absorbée n’est donc, en aucun cas, un achoppement de la théorie mécanique de la chaleur. Au contraire, cette théorie établit pour la première fois une explication rationnelle du phénomène et s’il se produisait un achoppement, ce serait tout au plus du fait que les physiciens continuent à désigner la chaleur convertie en une autre forme d’énergie moléculaire par l’expression périmée et devenue impropre de “latente”.
Les états identiques à eux-mêmes et les situations de repos des états d’agrégtion solide, liquide et gazeux, représentent donc bien du travail mécanique, pour autant que le travail mécanique est la mesure de la chaleur. La croûte solide du globe tout comme l’eau de l’océan représente, en son état d’agrégation actuel, une quantité tout à fait déterminée de chaleur libérée, à laquelle correspond naturellement un quantum tout aussi déterminé de force mécanique. Lorsque la sphère gazeuse d’où est sortie la terre est passée à l’état d’agrégation liquide, et plus tard pour la plus grande partie à l’état solide, un quantum déterminé d’énergie moléculaire a été rayonné dans l’espace comme chaleur. La difficulté dont M. Dühring nous parle mystérieusement à l’oreille n’existe donc pas et, même dans les applications cosmiques, nous pouvons sans doute achopper à des défauts et à des lacunes, – dus à l’imperfection de nos moyens de connaissance, – mais nulle part à des obstacles insurmontables pour la théorie. Ici aussi, le pont du statique au dynamique est l’impulsion de l’extérieur, – refroidissement ou réchauffement provoqué par d’autres corps, qui agissent sur l’objet en état d’équilibre. Plus nous avançons dans cette philosophie de la nature de M. Dühring, plus impossibles apparaissent toutes les tentatives d’expliquer le mouvement par l’immobilité, ou de trouver le pont grâce auquel ce qui est purement statique, à l’état de repos, peut passer de lui-même à l’état dynamique, au mouvement.
Nous voilà ainsi débarrassés pour quelque temps de l’état primitif identique à lui-même. M. Dühring passe à la chimie et nous dévoile à cette occasion trois lois de permanence de la nature, déjà acquises par la philosophie du réel, à savoir :
1. La quantité de la matière universelle ; 2. celle des éléments (chimiques) simples, et 3. celle de la force mécanique sont immuables.
Ainsi, c’est l’impossibilité de créer et de détruire la matière de même que ses éléments simples, – si elle en a, – et le mouvement, ce sont ces faits anciens, universellement connus, d’ailleurs exprimés ici d’une façon très insuffisante, qui forment le seul résultat vraiment positif que M. Dühring soit en mesure de nous présenter en conclusion de sa philosophie de la nature du monde inorganique. Rien que des choses que nous savions depuis longtemps((La loi de la conservation du poids des éléments au cours des réactions chimiques est déjà, en effet, à la base de la chimie de Lavoisier, bien que celui-ci, qui l’a constamment appliquée, ne l’ait pas explicitement formulée. Les trois principes de permanence qu’énonce Engels et qui restent vrais, en première approximation, à l’échelle humaine, ont, du reste, été, une trentaine d’années plus tard, à la fois niés et dépassés par une loi plus générale. Einstein et Langevin ont, en effet, au début de ce siècle et chacun de leur côté, établi le principe d’équivalence qui donne les règles quantitatives de la transformation de la masse inerte de la matière corpusculaire en une autre forme de matière (ce mot étant pris au sens le plus large) : l’énergie de rayonnement. On pourra consulter sur ce point le paragraphe 2 : “ La matière s’est évanouie” du chapitre V de Matérialisme et Empiriocriticisme où Lénine continuant l’œuvre d’Engels, étudie ces nouvelles découvertes, et réfute, du point de vue du matérialisme dialectique, l’utilisation tendancieuse qu’en voulaient faire à l’époque, savants et philosophes idéalistes.)). Mais ce que nous ne savions pas, c’est que ce sont “ des lois de permanence ”, et comme telles “ des propriétés schématiques du système des choses ”. C’est la même histoire que plus haut à propos de Kant : M. Dühring prend quelque baliverne archi-connue, y colle une étiquette “Dühring” et appelle cela
“ résultats et conceptions foncièrement originaux … idées génératrices de système … science d’une profondeur radicale. ”
Pourtant, il n’y a pas encore là de quoi désespérer. Quels que soient les défauts que présentent la science la plus radicalement profonde et la meilleure institution sociale, il est une chose que M. Dühring peut affirmer avec certitude :
“ Il faut que l’or existant dans l’univers ait été en tout temps en même quantité et il ne peut pas avoir plus augmenté ou diminué que la matière universelle.”
Seulement, ce que nous pouvons nous payer avec cet “ or existant ”, M. Dühring ne le dit malheureusement pas.