L’anti-Dühring
Friedrich Engels
Economie politique
V. Théorie de la valeur
Il y a environ cent ans paraissait à Leipzig un livre qui connut jusqu’au début de ce siècle trente et quelques éditions, fut répandu, distribué à la ville et aux champs par les autorités, les prédicateurs et les philanthropes de toute espèce et prescrit universellement aux écoles primaires comme livre de lecture. Ce livre s’appelait : L’Ami des enfants, de Rochow. Il avait pour but d’instruire les jeunes rejetons des paysans et des artisans sur leur fonction dans la vie et leurs devoirs envers leurs supérieurs dans la société et l’État, en même temps de leur inculquer un salutaire contentement de leur sort terrestre, avec le pain noir et les pommes de terre, la corvée, les bas salaires, la schlague paternelle et autres agréments de même sorte, et tout cela au moyen des idées alors en vogue de l’ère des lumières. A cette fin, on montrait à la jeunesse de la ville et des champs combien était sage la disposition de la nature qui oblige l’homme à gagner sa vie et ses jouissances par le travail, et combien, par conséquent, le paysan et l’artisan doivent se sentir heureux qu’il leur soit permis d’épicer leurs repas par la sueur de leur travail au lieu de souffrir, comme le riche bambocheur, de maux d’estomac, d’engorgement de la bile ou de constipation et de n’avaler qu’à contrecœur les friandises les plus exquises. Ce sont ces mêmes lieux communs jugés par le vieux Rochow assez bons pour les petits paysans de la Saxe électorale de son temps, que M. Dühring nous offre pages 14 et suivantes de son Cours comme l’élément “ absolument fondamental ” de l’économie politique la plus récente.
“ Les besoins humains ont, en tant que tels, leurs lois naturelles et sont quant à leur accroissement enfermés dans des limites qui ne peuvent être outrepassées pour un temps que par la contre-nature, jusqu’à ce que s’ensuivent la nausée, le dégoût de vivre, la décrépitude, l’étiolement social et, en fin de compte, un salutaire anéantissement … Un jeu fait de purs divertissements sans autre but sérieux mène bientôt à un état blasé, ou, ce qui revient au même, à l’usure de toute faculté de sentir. Le travail réel sous quelque forme est donc la loi sociale naturelle de personnalités saines … Si les instincts et les besoins n’avaient pas de contrepoids, ils apporteraient tout juste une existence puérile, loin qu’on puisse parler d’une vie en ascension historique. S’ils étaient pleinement satisfaits sans peine, ils s’épuiseraient bientôt et ne laisseraient derrière eux qu’une existence vide en forme d’intervalles fastidieux s’écoulant jusqu’au retour de ces besoins … Donc, sous tous les rapports, le fait que la mise en oeuvre des instincts et des passions soit subordonnée à la victoire remportée sur un obstacle économique est une loi fondamentale salutaire de l’institution naturelle extérieure et de la nature intérieure de l’homme … ”
Comme on le voit, les platitudes les plus plates de l’honorable Rochow célèbrent chez M. Dühring le jubilé de leur centenaire et, par-dessus le marché, sous forme de “ base plus profonde ” du seul “ système socialitaire ” vraiment critique et scientifique.
Après avoir ainsi posé les fondations, M. Dühring peut continuer sa construction. Appliquant la méthode mathématique, il nous donne d’abord, selon le procédé du vieil Euclide, une série de définitions. Cela est d’autant plus commode qu’il peut immédiatement arranger ses définitions de façon qu’elles contiennent déjà en partie ce qu’elles doivent servir à démontrer. Ainsi, nous apprenons d’abord que, jusqu’ici, le concept directeur de l’économie politique s’appelle richesse, et que la richesse, telle qu’on l’a effectivement comprise dans l’histoire universelle jusqu’à présent et telle qu’elle a développé son empire, est la “puissance économique” sur les hommes et les choses. Double inexactitude. D’abord, la richesse des anciennes communautés de tribu ou de village n’était nullement une domination sur les hommes. Et deuxièmement, même dans les sociétés qui évoluent dans des contradictions de classes, la richesse, dans la mesure où elle inclut une domination sur les hommes, est principalement et presque exclusivement une domination sur les hommes en vertu et au moyen de la domination sur les choses. Dès les temps très anciens où la capture et l’exploitation des esclaves furent deux branches d’activité séparées, les exploiteurs de travail servile ont été obligés d’acheter les esclaves, d’acquérir la domination sur les hommes seulement par la domination sur les choses, sur le prix d’achat, les moyens de subsistance et de travail de l’esclave. Dans tout le moyen âge, la grande propriété foncière est la condition préalable pour que la noblesse féodale puisse mettre la main sur des paysans taillables et corvéables. Et même aujourd’hui, un enfant de six ans voit déjà que la richesse domine l’homme exclusivement au moyen des choses dont elle dispose.
Mais pourquoi M. Dühring est-il forcé de fabriquer cette fausse définition, pourquoi est-il forcé de rompre l’enchaînement réel tel qu’il s’est appliqué dans toutes les sociétés de classes jusqu’ici ? Pour traîner la richesse du domaine économique dans le domaine moral. La domination sur les choses, c’est très bien; mais la domination sur les hommes, voilà le mal; et comme M. Dühring s’est lui-même interdit d’expliquer la domination sur les hommes par la domination sur les choses, il peut se livrer de nouveau à un coup d’audace et l’expliquer sans façons par sa chère violence. La richesse comme dominatrice des hommes, c’est le “ vol ”, et nous voici revenus à une édition aggravée de l’antique refrain de Proudhon : “ La propriété, c’est le vol ”.
Par là, nous avons heureusement amené la richesse sous les deux points de vue essentiels de la production et de la répartition : richesse en tant que domination sur les choses, richesse de production, bon côté; en tant que domination sur les hommes, richesse de répartition comme elle le fut jusqu’à nos jours, mauvais côté, au diable ! Appliqué aux conditions actuelles, cela donne : le mode capitaliste de production est très bien et peut rester, mais le mode de répartition capitaliste ne vaut rien et il faut l’abolir. Voilà à quelle ineptie on est conduit lorsqu’on fait de l’économie sans avoir seulement compris l’enchaînement entre production et répartition.
Après la richesse on définit la valeur comme suit :
“ La valeur est le cours que les choses et les prestations économiques ont dans le commerce. ”
Ce cours correspond “ au prix ou à n’importe quel autre nom équivalent, par exemple le salaire ”. En d’autres termes, la valeur est le prix. Ou plutôt, pour ne pas faire tort à M. Dühring et pour tâcher de rendre l’absurdité de sa définition avec ses propres termes : la valeur, ce sont les prix. Car à la page 19, il dit : “ La valeur et les prix qui l’expriment en argent ”, il constate donc lui-même que la même valeur a des prix très différents et qu’elle a ainsi autant de valeurs différentes. Si Hegel n’était pas mort depuis longtemps, il irait se pendre ! Cette valeur qui est autant de valeurs différentes qu’elle a de prix, il n’y serait pas arrivé avec toute sa théologie. Il faut vraiment, encore un coup, avoir l’assurance de M. Dühring pour commencer à fonder l’économie sur des bases neuves, plus profondes, en déclarant que l’on ne connaît pas d’autre différence entre le prix et la valeur, sinon que l’un est exprimé en argent et l’autre pas.
Mais avec cela nous ne savons toujours pas ce qu’est la valeur et encore moins d’après quoi elle se détermine. Il faut donc que M. Dühring y aille d’autres explications.
“ Tout à fait en gros, la loi fondamentale de comparaison et d’estimation sur laquelle reposent la valeur et les prix qui l’expriment en argent, réside d’abord dans le domaine de la pure production, abstraction faite de la répartition qui apporte seulement un deuxième élément dans le concept de valeur. Les obstacles plus ou moins grands que la différence des conditions naturelles oppose aux efforts tendant à obtenir les objets et par lesquels elle oblige à des dépenses plus ou moins grandes de force économique, déterminent aussi… la valeur plus ou moins grande [et celle-ci est estimée d’après la] résistance que la nature et les circonstances opposent à l’obtention des choses… La proportion dans laquelle nous avons introduit notre propre force en elles [dans les choses] est la cause immédiatement décisive de l’existence de la valeur en général et d’une grandeur particulière de celle-ci. ”
Dans la mesure où tout cela a un sens, cela signifie : la valeur d’un produit du travail est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa fabrication, et cela nous le savions depuis longtemps, même sans M. Dühring. Au lieu d’énoncer le fait simplement, il faut qu’il le déforme de manière à lui donner un air sibyllin. Il est tout simplement faux de dire que la proportion dans laquelle quelqu’un introduit sa force dans quelque chose (pour garder cette tournure pompeuse) est la cause immédiatement décisive de la valeur et de la grandeur de valeur. D’abord, ce qui importe, c’est dans quelle chose la force est introduite, et, deuxièmement, comment elle est introduite. Si notre quelqu’un fabrique un objet qui n’a aucune valeur d’usage pour autrui, toute sa force ne crée pas un atome de valeur; et s’il s’obstine à fabriquer à la main un objet qu’une machine fabrique vingt fois moins cher, les 19/20 de la force qu’il y introduit ne produisent ni de la valeur en général, ni une grandeur particulière de valeur.
En outre, c’est déformer entièrement la chose que de métamorphoser le travail productif, qui crée des produits positifs, en l’action purement négative de surmonter une résistance. Voici à peu près comment nous devrions procéder pour obtenir une chemise : d’abord, nous surmontons la résistance de la semence de cotonnier contre le fait d’être semée et de croître; ensuite, celle du coton mûr contre le fait d’être cueilli, emballé et expédié; puis la résistance contre le déballage, le cardage et le filage; en outre, la résistance du fil contre le tissage, celle du tissu contre le blanchissage et la couture et, enfin, celle de la chemise finie contre le fait d’être enfilée.
A quoi bon cet enfantillage, qui met les choses à l’envers et témoigne d’une tête à l’envers ? Pour arriver, moyennant la “résistance”, de la “ valeur de production”, la vraie valeur, mais idéale seulement jusqu’ici, à la “ valeur de répartition ”, qui a seule cours dans l’histoire jusqu’à nos jours et qu’a faussée la violence.
“ Outre la résistance qu’oppose la nature … il y a encore un autre obstacle, purement social … Entre les hommes et la nature une force barre la route, et cette force est encore une fois l’homme. L’homme pensé singulier et isolé est libre vis-à-vis de la nature … La situation prend un autre aspect dès que nous pensons un second homme qui, l’épée à la main, occupe les voies d’accès à la nature et à ses ressources et qui exige un prix sous quelque forme que ce soit pour accorder le passage. Ce second homme … taxe, pour ainsi dire, l’autre et est ainsi cause que la valeur de l’objet convoité finit par être plus grande que ce ne serait le cas sans cet obstacle politique et social opposé à l’obtention ou à la production … Les formes particulières que prend ce cours artificiellement augmenté des choses sont extrêmement diverses, et il a naturellement pour pendant un abaissement correspondant du cours du travail. …C’est donc une illusion de vouloir considérer a priori la valeur comme un équivalent au sens propre du terme, c’est-à-dire comme un “ valoir autant” ou comme un rapport d’échange conforme au principe de l’égalité de la prestation et de la contre-prestation. Ce sera, au contraire, l’indice d’une théorie exacte de la valeur que de voir le facteur d’estimation le plus général qu’elle implique ne pas coïncider avec la forme particulière du cours, laquelle repose sur la contrainte de répartition. Cette forme varie avec la constitution sociale, tandis que la valeur économique proprement dite ne peut être qu’une valeur de production mesurée vis-à-vis de la nature et ne variera donc qu’avec les seuls obstacles à la production qui sont d’ordre naturel et technique. ”
La valeur pratiquement en vigueur d’une chose se compose donc, selon M. Dühring, de deux parties : d’abord du travail qu’elle contient et ensuite, du tribut supplémentaire extorqué “ l’épée à la main ”. En d’autres termes, la valeur qui a cours aujourd’hui est un prix de monopole. Or si, d’après cette théorie de la valeur, toutes les marchandises ont un tel prix de monopole, deux cas seulement sont possibles. Ou bien, chacun reperd comme acheteur ce qu’il a gagné comme vendeur, les prix ont certes changé nominalement, mais en réalité, – dans leur rapport réciproque, – ils sont restés égaux; tout reste en l’état, et la fameuse valeur de répartition n’est qu’une illusion. – Ou bien les prétendus tributs supplémentaires représentent une somme réelle de valeur, à savoir celle qui est produite par la classe laborieuse productrice de valeur, mais appropriée par la classe des monopolistes; et alors cette somme de valeur se compose simplement de travail non payé; dans ce cas, malgré l’homme l’épée à la main, malgré les prétendus tributs supplémentaires et la prétendue valeur de répartition, nous voici revenus … à la théorie marxiste de la plus-value.
Cherchons pourtant quelques exemples de la fameuse “ valeur de répartition ”. Il est dit pages 135 et suivantes :
“ Il faut aussi considérer l’établissement du prix en vertu de la concurrence individuelle comme une forme de la répartition économique et de l’imposition mutuelle d’un tribut … Imaginons que le stock de quelque marchandise nécessaire diminue brusquement de façon considérable, il en résulte du côté du vendeur un pouvoir disproportionné d’exploitation … A quel niveau colossal l’augmentation peut atteindre, on le voit particulièrement par les situations anormales dans lesquelles l’approvisionnement en articles nécessaires est coupé pour un temps assez long… ”, etc.
En outre, il y aurait, même dans le cours normal des choses, des monopoles de fait, qui permettent une augmentation arbitraire des prix, par exemple les chemins de fer, les sociétés de distribution d’eau et de gaz d’éclairage dans les villes, etc. Qu’il se présente de semblables occasions d’exploitation monopoliste, c’est un fait connu de vieille date. Mais ce qui est nouveau, c’est que les prix de monopole qu’elles engendrent ne soient pas appelés à prendre valeur d’exceptions et de cas d’espèce, mais d’exemples classiques de la façon dont sont aujourd’hui établies les valeurs. Comment se déterminent les prix des denrées alimentaires ? Allez dans une ville assiégée, où l’approvisionnement est arrêté et renseignez-vous ! répond M. Dühring. Comment la concurrence agit-elle sur l’établissement des prix du marché ? Demandez au monopole, il vous répondra.
D’ailleurs, même dans ces monopoles, on ne peut pas découvrir l’homme à l’épée à la main, qui se tient en principe derrière eux. Au contraire : dans les villes assiégées, l’homme à l’épée, le commandant de place a coutume, s’il fait son devoir, de mettre très rapidement fin au monopole et de réquisitionner les stocks monopolisés pour les répartir également. Au reste, les hommes à l’épée, dès qu’ils ont essayé de fabriquer une “ valeur de répartition ”, n’ont récolté que mauvaises affaires et pertes d’argent. En monopolisant le commerce des Indes orientales, les Hollandais ont ruiné leur monopole et leur commerce. Les deux gouvernements les plus forts qui aient jamais existé, le gouvernement révolutionnaire de l’Amérique du Nord et la Convention française ont eu la prétention de fixer des prix maxima et ont échoué lamentablement. En ce moment, le gouvernement russe travaille depuis des années à faire monter à Londres, en achetant sans arrêt des traites sur la Russie, le cours du rouble papier, qu’il fait baisser en Russie en émettant sans arrêt des billets non convertibles. En quelques années, ce petit jeu lui a coûté dans les 60 millions de roubles et le rouble est maintenant au-dessous de deux marks, au lieu d’être au-dessus de trois. Si l’épée a en économie le pouvoir magique que lui confère M. Dühring, pourquoi aucun gouvernement n’a-t-il donc réussi à imposer à la longue à de la mauvaise monnaie la “ valeur de répartition” de la bonne, ou aux assignats celle de l’or ? Et où est l’épée qui commande en chef sur le marché mondial ?
En outre, il y a encore une forme principale sous laquelle la valeur de répartition permet l’appropriation du travail accompli par les autres sans contrepartie : la rente de possession, c’est-à-dire la rente foncière et le gain du capital. Nous nous bornons pour l’instant à enregistrer le fait, uniquement pour pouvoir dire que c’est là tout ce que nous apprenons sur la célèbre “ valeur de répartition ”. – Tout ? Pas tout à fait, cependant. Écoutons :
“ Malgré le double point de vue qui apparaît dans la reconnaissance d’une valeur de production et d’une valeur de répartition, il reste cependant toujours à la base un quelque chose de commun sous la forme de l’objet dont se composent toutes les valeurs et avec lequel, en conséquence, on les mesure. La mesure immédiate, naturelle, est la dépense de force et l’unité la plus simple, la force humaine au sens le plus grossier du mot. Cette dernière se ramène au temps d’existence dont l’entretien par soi-même représente à son tour la victoire sur une certaine somme de difficultés alimentaires et vitales. La valeur de répartition ou d’appropriation existe purement et exclusivement là seulement où existe le pouvoir de disposer de choses non produites, ou, pour parler un langage plus courant, là où ces choses elles-mêmes s’échangent contre des prestations ou des choses ayant une valeur de production réelle. Le facteur homogène tel qu’il se trouve indiqué et représenté dans toute expression de valeur et, par conséquent aussi, dans les éléments de valeur appropriés par répartition sans contrepartie, consiste dans la dépense de force humaine qui se trouve … incorporée … dans toute marchandise. ”
Que dire à cela ? Si toutes les valeurs des marchandises sont mesurées en dépense de force humaine incorporée dans la marchandise, que deviennent alors la valeur de répartition, l’enchérissement du prix, le tribut imposé ? M. Dühring nous dit, certes, que même des objets non produits, donc incapables d’avoir une valeur à proprement parler, peuvent recevoir une valeur de répartition et s’échanger contre des objets produits, ayant de la valeur. Mais il dit en même temps que toutes les valeurs, donc même les valeurs de répartition pures et exclusives, consistent en la dépense de force qui y est incorporée. Ce qui malheureusement ne nous apprend pas comment une dépense de force doit s’incorporer dans une chose non produite. En tout cas, ce qui, en fin de compte, apparaît clairement dans tout ce pêle-mêle de valeurs, c’est que, une fois de plus, la valeur de répartition, l’enchérissement des marchandises extorqué grâce à la position sociale, le tribut exigé à la force de l’épée ne riment à rien; les valeurs des marchandises sont déterminées uniquement par la dépense de force humaine, en termes vulgaires, la dépense de travail qui s’y trouve incorporé. Abstraction faite de la rente foncière et des quelques prix de monopole, M. Dühring ne dit donc, sauf le style plus lâche et plus confus, rien d’autre que ce que la théorie décriée de la valeur selon Ricardo et Marx a dit depuis longtemps d’une façon plus précise et plus claire ?
Il le dit, et tout d’une haleine, dit le contraire. Marx, partant des études de Ricardo, écrit : la valeur des marchandises est déterminée par le travail humain général socialement nécessaire, qui est incorporé dans les marchandises, et celui-ci est à son tour mesuré d’après sa durée. Le travail est la mesure de toutes les valeur% mais lui-même n’a pas de valeur. M. Dühring, après avoir également posé, avec sa mollesse d’expression, le travail comme mesure de la valeur, continue : il
“ se ramène au temps d’existence dont l’entretien par soi-même représente à son tour la victoire sur une certaine somme de difficultés alimentaires et vitales. ”
Négligeons la confusion, qui résulte uniquement de la recherche de l’originalité à tout prix, entre le temps de travail, qui seul importe ici, et le temps d’existence, qui jusqu’ici n’a jamais créé ou mesuré de valeurs. Négligeons aussi le faux semblant “ socialitaire ”, que l’ “ entretien par soi-même ” de ce temps d’existence doit introduire; depuis que le monde existe et tant qu’il existera, chacun devra s’entretenir par soi-même dans ce sens qu’il consomme lui-même ses moyens d’entretien. Admettons que M. Dühring se soit exprimé en termes d’économie et avec précision; en ce cas, ou bien la phrase précédente ne signifie rien, ou elle signifie : la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail qui y est incorporé, et la valeur de ce temps de travail par les moyens d’existence nécessaires à l’entretien de l’ouvrier pour ce temps. Et cela signifie pour la société actuelle : la valeur d’une marchandise est déterminée par le salaire qui y est contenu.
Nous voici enfin arrivés à ce que M. Dühring veut véritablement dire. La valeur d’une marchandise se détermine selon la façon de s’exprimer de l’économie vulgaire par les frais de production; contre quoi Carey
“ a fait ressortir cette vérité que ce ne sont pas les frais de production, mais les frais de reproduction qui déterminent la valeur.” (Histoire critique p. 401.)
Nous verrons plus loin ce qu’il en est de ces frais de production ou de reproduction; insistons ici seulement sur le fait que, comme chacun le sait, ils se composent du salaire et du profit du capital. Le salaire représente la “ dépense de force ” incorporée à la marchandise, la valeur de production. Le profit représente le tribut ou l’enchérissement imposé par le capitaliste en vertu de son monopole, de son épée à la main, la valeur de répartition. Et ainsi, tout l’imbroglio contradictoire de la théorie de la valeur selon M. Dühring se résout, en fin de compte, dans la plus belle et la plus harmonieuse des clartés.
La détermination de la valeur de la marchandise par le salaire, qui chez Adam Smith se confond encore fréquemment avec la détermination de la valeur par le temps de travail, est bannie de l’économie scientifique depuis Ricardo et ne hante plus aujourd’hui que l’économie vulgaire. Ce sont, précisément, les thuriféraires les plus plats du régime capitaliste existant qui prêchent la détermination de la valeur par le salaire et qui, en même temps, font passer le profit du capitaliste pour une espèce supérieure de salaire, pour un salaire de renoncement (du fait que le capitaliste n’a pas gaspillé son capital en noces et festins), pour une prime de risque, pour un salaire de direction, etc. M. Dühring ne se distingue d’eux que par le fait qu’il déclare que le profit est un vol. En d’autres termes, M. Dühring fonde son socialisme directement sur les doctrines de la pire sorte d’économie vulgaire. Cette économie vulgaire vaut juste autant que son socialisme. Les deux tiennent et s’écroulent ensemble.
La chose est pourtant claire : ce que produit un ouvrier et ce qu’il coûte sont des choses tout aussi différentes que ce que produit une machine et ce qu’elle coûte. La valeur qu’un ouvrier crée en une journée de travail de douze heures n’a absolument rien de commun avec la valeur des moyens de subsistance qu’il consomme dans cette journée de travail et le repos qui la complète. Dans ces moyens de subsistance peut être incorporée une durée de travail de trois, quatre ou sept heures selon le degré d’évolution du rendement du travail. Si nous admettons que sept heures de travail ont été nécessaires à leur production, la théorie de la valeur propre à l’économie vulgaire et admise par M. Dühring dit que le produit de douze heures de travail a la valeur du produit de sept heures de travail, que douze heures de travail sont égales à sept heures de travail ou que 12 = 7. Parlons encore plus nettement : un ouvrier de la campagne, quelles que soient les conditions sociales, produit une somme de céréales, disons de vingt hectolitres de froment dans l’année. Il consomme pendant ce temps une somme de valeurs qui s’exprime dans une somme de quinze hectolitres de froment. Dès lors, les vingt hectolitres de froment ont la même valeur que les quinze, et cela sur le même marché et toutes choses égales d’ailleurs; en d’autres termes, 20 = 15. Voilà ce qui s’appelle de l’économie politique !
Tout développement de la société humaine au-dessus du niveau de la sauvagerie animale commence à partir du jour où le travail de la famille a créé plus de produits qu’il n’était nécessaire pour sa subsistance, à partir du jour où une partie du travail a pu être consacrée à la production non plus de simples moyens de subsistance, mais de moyens de production. Un excédent du produit du travail par rapport aux frais d’entretien du travail, la formation et l’accroissement à l’aide de cet excédent d’un fonds social de production et de réserve, telles ont été et restent les bases de toute avance sociale, politique et intellectuelle. Jusqu’ici, dans l’histoire, ce fonds a été la propriété d’une classe privilégiée, à laquelle revenaient aussi, avec cette possession, la domination politique et la direction intellectuelle. Seul, le prochain bouleversement social fera de ce fonds social de production et de réserve, c’est-à-dire de la masse totale des matières premières, des instruments de production et des vivres, un fonds social réel en en retirant la disposition à cette classe privilégiée et en le transférant comme bien commun à l’ensemble de la société.
De deux choses l’une. Première possibilité : la valeur des marchandises se détermine par les frais d’entretien du travail nécessaire à leur production, c’est-à-dire, dans la société actuelle, par le salaire. En ce cas, chaque ouvrier reçoit dans son salaire la valeur du produit de son travail, et alors une exploitation de la classe des salariés par la classe des capitalistes est une impossibilité. Admettons que les frais d’entretien d’un ouvrier soient, dans une société donnée, exprimés par la somme de trois marks. En ce cas, le produit journalier de l’ouvrier a, selon la théorie de l’économie vulgaire citée plus haut, la valeur de trois marks. Admettons maintenant que le capitaliste qui occupe cet ouvrier perçoive sur ce produit un profit, un tribut d’un mark, et le vende quatre marks. Les autres capitalistes en font autant. Dès lors, l’ouvrier ne peut plus faire face à son entretien quotidien avec trois marks, il a également besoin de quatre marks pour cela. Comme toutes choses sont supposées égales d’ailleurs, le salaire exprimé en moyens de subsistance doit forcément rester le même; le salaire exprimé en argent doit donc s’élever, et cela de trois à quatre marks par jour. Ce que les capitalistes soutirent à la classe ouvrière sous forme de profit, ils sont obligés de le lui rendre sous forme de salaire. Nous en sommes exactement au même point qu’au début : si le salaire détermine la valeur, aucune exploitation du travailleur par le capitaliste n’est possible. Mais la constitution d’un excédent de produits est également impossible, car d’après notre hypothèse, les ouvriers consomment exactement autant de valeur qu’ils en créent. Et comme les capitalistes ne produisent pas de valeur, on ne voit même pas de quoi ils doivent vivre. Et s’il existe tout de même aujourd’hui un tel excédent de la production sur la consommation, un tel fonds de production et de réserve, et cela entre les mains des capitalistes, reste cette seule et unique explication que les ouvriers ne consomment pour leur entretien que la valeur des marchandises, mais ont abandonné les marchandises elles-mêmes, pour plus ample utilisation, aux capitalistes.
Deuxième possibilité : si ce fonds de production et de réserve existe effectivement entre les mains de la classe capitaliste, s’il est effectivement né de l’accumulation du profit (laissons provisoirement de côté la rente foncière), il se compose nécessairement de l’excédent accumulé du produit du travail fourni par la classe ouvrière à la classe capitaliste sur la somme des salaires payée par la classe capitaliste à la classe ouvrière. En ce cas, la valeur ne se détermine pas par le salaire, mais par la quantité de travail; en ce cas, la classe ouvrière fournit à la classe capitaliste dans le produit du travail une plus grande quantité de valeur qu’elle n’en reçoit par le salaire que celle-ci lui paie, et, en ce cas, le profit du capital, comme toutes les autres formes d’appropriation du produit non payé du travail d’autrui, s’explique comme un simple élément de cette plus-value découverte par Marx.
Soit dit en passant : de la grande découverte par laquelle Ricardo commence son œuvre principale, à savoir
“ que la valeur d’une marchandise… dépend de la quantité de travail nécessaire à sa fabrication, mais non de la rémunération plus ou moins élevée payée pour ce travail(( David RICARDO : On the principles of national economy and taxation, 4° éd., Londres, 1821, p. 1.)) ”,
de cette découverte qui fait époque, il n’est nulle part question dans tout le Cours d’économie. Dans l’Histoire critique, on s’en débarrasse avec cette phrase sibylline :
“ Il [Ricardo] ne s’avise pas que la proportion plus ou moins grande dans laquelle le salaire peut être une indication des besoins vitaux [ !] implique aussi obligatoirement… une constitution hétérogène des rapports de valeur. ”
Phrase qui permet au lecteur de penser tout ce qu’il veut, et à propos de laquelle le plus sûr pour lui sera de ne rien penser du tout.
Et maintenant, libre au lecteur de choisir lui-même, parmi les cinq espèces de valeur que M. Dühring nous sert, celle qui lui plaît le mieux : la valeur de production qui vient de la nature; ou la valeur de répartition qu’a créée la méchanceté des hommes et qui a ceci de particulier qu’elle est mesurée par la dépense de force ne s’y trouvant pas; ou troisièmement, la valeur qui est mesurée par le temps de travail; ou quatrièmement, celle qui est mesurée par les frais de reproduction; ou enfin, celle qui est mesurée par le salaire. Le choix est abondant, la confusion parfaite, et il ne nous reste plus qu’à nous écrier avec M. Dühring : “ La théorie de la valeur est la pierre de touche de la solidité des systèmes économiques ! ”