L’anti-Dühring
Friedrich Engels
Socialisme
I. Notions historiques
Nous avons vu dans l’Introduction comment les philosophes français du XVIII° siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État rationnel, une société rationnelle; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n’était en réalité rien d’autre que l’entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu’elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n’apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L’État de raison avait fait complète faillite, le Contrat social de Rousseau avait trouvé sa réalisation dans l’ère de la Terreur; et pour y échapper, la bourgeoisie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité politique, s’était réfugiée d’abord dans la corruption du Directoire et, finalement, sous la protection du despotisme napoléonien; la paix éternelle qui avait été promise s’était convertie en une guerre de conquêtes sans fin. La société de raison n’avait pas connu un sort meilleur. L’opposition des riches et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien-être général, avait été aggravée par l’élimination des privilèges corporatifs et autres qui la palliaient, et par celle des établissements de bienfaisance de l’Église qui l’adoucissaient; l’ “ affranchissement de la propriété ” de ses entraves féodales, une fois inscrit dans les faits, se manifestait, pour le petit bourgeois et le petit paysan, comme la liberté de vendre la petite propriété écrasée par la concurrence trop puissante du grand capital et de la grande propriété foncière, et de la vendre précisément à ces puissants seigneurs; cet affranchissement se transformait ainsi pour le petit bourgeois et le petit paysan en affranchissement de toute propriété; l’essor de l’industrie sur une base capitaliste érigea la pauvreté et la misère des masses ouvrières en condition de vie de la société. Le paiement au comptant devint de plus en plus, selon l’expression de Carlyle, le seul lien de la société. Le nombre des crimes augmenta d’année en année. Si les vices féodaux qui, autrefois, s’étalaient sans pudeur au grand jour avaient été, sinon supprimés, du moins provisoirement repoussés au second plan, les vices bourgeois, nourris jusque-là dans le secret, n’en fleurirent qu’avec plus d’exubérance. Le commerce évolua de plus en plus en escroquerie. La “fraternité” de la devise révolutionnaire se réalisa dans les chicanes et les jalousies de la concurrence. L’oppression violente fit place à la corruption; l’épée comme premier levier de puissance sociale fit place à l’argent. Le droit de cuissage passa des seigneurs féodaux aux fabricants bourgeois. La prostitution se répandit à un degré inconnu jusqu’alors. Le mariage lui-même, qui restait comme devant une forme légalement reconnue, une couverture officielle de la prostitution, se compléta par un adultère abondant. Bref, comparées aux pompeuses promesses des philosophes des lumières, les institutions sociales et politiques établies par la “victoire de la raison ” se révélèrent des caricatures amèrement décevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constater cette déception, et ces hommes vinrent avec le tournant du siècle. En 1802 parurent les Lettres de Genève de Saint-Simon; en 1808 la première oeuvre de Fourier, bien que la base de sa théorie datât déjà de 1799; le 1er janvier 1800, Robert Owen prit la direction de New-Lanark.
Mais en ce temps, le mode de production capitaliste et, avec lui, la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat étaient encore très peu développés. La grande industrie, qui venait de naître en Angleterre, était encore inconnue en France. Or, seule la grande industrie développe, d’une part, les conflits qui font d’un bouleversement du mode de production une nécessité inéluctable, – conflits non seulement entre les classes qu’elle engendre, mais encore entre les forces productives et les formes d’échange qu’elle crée; – et, d’autre part, elle seule développe, dans ces gigantesques forces productives elles-mêmes, les moyens de résoudre aussi ces conflits. Si donc, vers 1800, les conflits issus du nouvel ordre social n’étaient encore qu’en devenir, à plus forte raison les moyens de les résoudre. Si les masses non possédantes de Paris avaient pu, pendant l’ère de la Terreur, conquérir un moment la domination et ainsi conduire à la victoire la Révolution bourgeoise contre la bourgeoisie elle-même, elles n’avaient fait par là que démontrer combien cette domination était impossible dans les conditions d’alors. Le prolétariat, qui commençait seulement à se détacher de ces masses non possédantes comme souche d’une nouvelle classe, tout à fait incapable encore d’une action politique indépendante, se présentait comme un ordre opprimé, souffrant, qui, dans son incapacité à s’aider lui-même, pouvait tout au plus recevoir une aide de l’extérieur, d’en haut.
Cette situation historique domina aussi les fondateurs du socialisme. A l’immaturité de la production capitaliste, à l’immaturité de la situation des classes, répondit l’immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des anomalies; leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s’agissait à cette fin d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l’octroyer de l’extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d’avance condamnés à l’utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure.
Cela une fois établi, ne nous arrêtons pas un instant de plus à cet aspect qui appartient maintenant tout entier au passé. Que des regrattiers livresques à la Dühring épluchent solennellement ces fantaisies qui ne sont plus aujourd’hui que divertissantes; laissons-les faire valoir la supériorité de leur esprit posé en face de telles “folies”. Nous préférons nous réjouir des germes d’idées de génie et des idées de génie qui percent partout sous l’enveloppe fantastique et auxquels ces philistins sont aveugles.
Saint-Simon était fils de la Révolution française; il n’avait pas encore trente ans lorsqu’elle éclata. La Révolution était la victoire du tiers-état, c’est-à-dire de la grande masse de la nation qui était active dans la production et le commerce, sur les ordres privilégiés, oisifs jusqu’alors : la noblesse et le clergé. Mais la victoire du tiers-état s’était bientôt révélée comme la victoire exclusive d’une petite partie de cet ordre, comme la conquête du pouvoir politique par la couche socialement privilégiée de ce même ordre : la bourgeoisie possédante. Et, à vrai dire, cette bourgeoisie s’était encore développée rapidement pendant la Révolution en spéculant sur la propriété foncière de la noblesse et de l’Église confisquée, puis vendue, ainsi qu’en fraudant la nation par les fournitures aux armées. Ce fut précisément la domination de ces escrocs qui, sous le Directoire, amena la France et la Révolution au bord de la ruine et donna ainsi à Napoléon le prétexte de son coup d’État. De la sorte, dans l’esprit de Saint-Simon, l’opposition du tiers-état et des ordres privilégiés prit la forme de l’opposition entre “ travailleurs ” et “ oisifs ”. Les oisifs, ce n’étaient pas seulement les anciens privilégiés, mais aussi tous ceux qui vivaient de rentes, sans prendre part à la production et au commerce. Et les “ouvriers”, ce n’étaient pas seulement les salariés, mais aussi les fabricants, les négociants, les banquiers. Il était patent que les oisifs avaient perdu la capacité de direction intellectuelle et de domination politique, et c’était définitivement confirmé par la Révolution. Que les non-possédants n’eussent pas cette capacité, ce point semblait à Saint-Simon démontré par les expériences de la Terreur. Dès lors, qui devait diriger et dominer ? D’après Saint-Simon, la science et l’industrie, qu’unirait entre elles un nouveau lien religieux, destiné à restaurer l’unité des conceptions religieuses rompue depuis la Réforme, un “ nouveau christianisme ” nécessairement mystique et strictement hiérarchisé. Mais la science, c’était les hommes d’études, et l’industrie, c’était en première ligne les bourgeois actifs, fabricants, négociants, banquiers. Ces bourgeois devaient, certes, se transformer en une espèce de fonctionnaires publics, d’hommes de confiance de la société, mais garder cependant vis-à-vis des ouvriers une position de commandement, pourvue aussi de privilèges économiques. Les banquiers surtout devaient être appelés à régler, par la réglementation du crédit, l’ensemble de la production sociale. Cette conception correspondait tout à fait à une période où, en France, la grande industrie, et avec elle l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat, étaient seulement en train de naître. Mais il est un point sur lequel Saint-Simon insiste tout particulièrement : partout et toujours ce qui lui importe en premier lieu, c’est le sort de “ la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ”.
Déjà dans ses Lettres de Genève, Saint-Simon pose le principe que “ tous les hommes travailleront ”((SAINT-SIMON : Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, p. 55, Paris, 1868.)). Dans le même ouvrage, il sait déjà que la Terreur a été la domination des masses non possédantes.
“ Regardez, leur crie-t-il, ce qui est arrivé en France pendant le temps que vos camarades y ont dominé; ils y ont fait naître la famine((Ibid., p. 41-42.)) ”.
Or, concevoir la Révolution française comme une lutte de classe entre la noblesse, la bourgeoisie et les non-possédants était, en 1802, une découverte des plus géniales. En 1816, il proclame la politique science de la production et il prédit la résorption entière de la politique dans l’économie((Allusion à une lettre de SAINT-SIMON : Correspondance politique et philosophique. Lettres de H. Saint-Simon à un Américain, contenue dans le recueil : L’Industrie, ou discussions politiques morales et philosophiques dans l’intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendants, tome 2, Paris, 1817, pp. 83-87.). Si l’idée que la situation économique est la base des institutions politiques n’apparaît ici qu’en germe, le passage du gouvernement politique des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production, donc l’abolition de l’État, dont on a fait dernièrement tant de bruit, se trouve déjà clairement énoncée ici. C’est avec la même supériorité sur ses contemporains qu’il proclame, en 1814, immédiatement après l’entrée des Alliés à Paris, et encore en 1815, pendant la guerre des Cent-Jours, l’alliance de la France avec l’Angleterre et, en deuxième ligne, celle de ces deux pays avec l’Allemagne comme la seule garantie du développement prospère et de la paix pour l’Europe((Engels se réfère ici à deux travaux écrits en commun par Saint-Simon et son élève Augustin Thierry : De la réorganisation de la société européenne ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples d’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, Paris, 1814, et Opinion sur les mesures à prendre contre la coalition de 1815, Paris, 1815. On trouvera dans Nicolas Gustave HUBBARD : Saint-Simon, sa vie et ses travaux, Paris, 1857, un extrait du premier travail, pp. 149-154 et l’analyse des deux, pp. 68-76.)). Prêcher aux Français de 1815 l’alliance avec les vainqueurs de Waterloo exigeait certes un peu plus de courage que de déclarer une guerre de cancans aux professeurs allemands.
Si nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vues géniale qui fait que presque toutes les idées non strictement économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui, nous trouvons chez Fourier une critique des conditions sociales existantes qui, pour être faite avec une verve toute française, n’en est pas moins pénétrante. Fourier prend au mot la bourgeoisie, ses prophètes enthousiastes d’avant la Révolution et ses flagorneurs intéressés d’après. Il dévoile sans pitié la misère matérielle et morale du monde bourgeois et il la confronte avec les promesses flatteuses des philosophes des lumières, sur la société où devait régner la raison seule, sur la civilisation apportant le bonheur universel, sur la perfectibilité illimitée de l’homme, aussi bien qu’avec les expressions couleur de rose des idéologues bourgeois, ses contemporains; il démontre comment, partout, la réalité la plus lamentable correspond à la phraséologie la plus grandiloquente et il déverse son ironie mordante sur ce fiasco irrémédiable de la phrase. Fourier n’est pas seulement un critique; sa nature éternellement enjouée fait de lui un satirique, et un des plus grands satiriques de tous les temps. Il peint avec autant de maestria que d’agrément la folle spéculation qui fleurit au déclin de la Révolution ainsi que l’esprit boutiquier universellement répandu dans le commerce français de ce temps. Plus magistrale encore est la critique qu’il fait du tour donné par la bourgeoisie aux relations sexuelles et de la position de la femme dans la société bourgeoise. Il est le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d’émancipation de la femme est la mesure naturelle de l’émancipation générale((Dans La théorie des quatre mouvements. Cf. Charles FOURIER : Oeuvres complètes, tome 1, Paris, 1841, pp. 195-196.)). Mais là où il apparaît le plus grand, c’est dans sa conception de l’histoire de la société. Il divise toute son évolution passée en quatre phases : sauvagerie, barbarie, patriarcat, civilisation, laquelle coïncide avec ce qu’on appelle maintenant la société bourgeoise, et il démontre
“ que l’ordre civilisé donne à chacun des vices auxquels la barbarie se livre avec simplicité, une forme complexe, ambiguë et hypocrite ”;
que la civilisation se meut dans un “cercle vicieux”, dans des contradictions qu’elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu’elle veut obtenir ou prétend vouloir obtenir; de sorte que, par exemple, “ la pauvreté naît en civilisation de l’abondance même((Charles FOURIER : Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, p. 35, 1870, Paris.)) ”. Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel((Cf. Charles FOURIER : Oeuvres complètes, tome 2, pp. 78-79 et tome 5, pp. 213-214.)). Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité indéfinie de l’homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante(( Charles FOURIER : op. cit., tome I, p. 50 sqq.)), et il applique aussi cette conception à l’avenir de l’humanité dans son ensemble. De même que Kant a introduit la fin à venir de la terre dans la science de la nature, Fourier introduit dans l’étude de l’histoire la fin à venir de l’humanité.
Tandis qu’en France l’ouragan de la Révolution balayait le pays, un bouleversement plus silencieux, mais non moins puissant, s’accomplissait en Angleterre. La vapeur et le machinisme nouveau transformèrent la manufacture en grande indutrie moderne et révolutionnèrent ainsi tout le fondement de la société bourgeoise. La marche somnolente de la période manufacturière se transforma en une période d’ardeur irrésistible de la production. A une vitesse constamment accrue s’opéra la division de la société en grands capitalistes et en prolétaires non possédants, entre lesquels, au lieu de la classe moyenne stable d’autrefois, une masse mouvante d’artisans et de petits commerçants avaient maintenant une existence mal assurée, en formant la partie la plus fluctuante de la population. Le nouveau mode de production n’était encore qu’au début de sa branche ascendante; il était encore le mode de production normal, le seul possible dans ces circonstances. Mais déjà il engendrait des anomalies sociales criantes : agglomération d’une population déracinée dans les pires taudis des grandes villes, – dissolution de tous les liens traditionnels de filiation, de subordination patriarcale dans la famille, – surtravail, surtout pour les femmes et les enfants, à une échelle épouvantable, – démoralisation massive de la classe travailleuse jetée brusquement dans des conditions tout à fait nouvelles, passant de la campagne à la ville, de l’agriculture à l’industrie, de conditions stables dans des conditions précaires qui changeaient chaque jour. C’est alors qu’apparut en réformateur un fabricant de 29 ans, homme d’une simplicité de caractère enfantine qui allait jusqu’au sublime et, en même temps, conducteur-né pour les hommes comme il n’y en a pas beaucoup. Robert Owen s’était assimilé la doctrine des philosophes matérialistes de l’ère des lumières, selon laquelle le caractère de l’homme est le produit, d’une part, de son organisation native et, d’autre part, des circonstances qui entourent l’homme durant sa vie, mais surtout pendant la période où il se forme. Dans la révolution industrielle, la plupart des hommes de son groupe social ne voyaient que confusion et chaos, où il faisait bon pêcher en eau trouble et s’enrichir rapidement. Il y vit l’occasion d’appliquer sa thèse favorite et de mettre par là de l’ordre dans le chaos. Il s’y était déjà essayé avec succès à Manchester, comme dirigeant des 500 ouvriers d’une fabrique; de 1800 à 1829, il régit comme associé gérant la grande filature de coton de New-Lanark en Écosse et il le fit dans le même esprit, mais avec une plus grande liberté d’action et un succès qui lui valut une réputation européenne. Une population qui monta peu à peu jusqu’à 2.500 âmes et se composait à l’origine des éléments les plus mêlés, pour la plupart fortement démoralisés, fut transformée par lui en une parfaite colonie modèle où ivrognerie, police, justice pénale, procès, assistance publique et besoin de charité étaient choses inconnues. Et cela tout simplement en plaçant les gens dans des circonstances plus dignes de l’homme, et surtout en faisant donner une éducation soignée à la génération grandissante. Il fut l’inventeur des écoles maternelles et le premier à les introduire. Dès l’âge de deux ans, les enfants allaient à l’école, où ils s’amusaient tellement qu’on avait peine à les ramener à la maison. Tandis que ses concurrents travaillaient de treize à quatorze heures par jour, on ne travaillait à New-Lanark que dix heures et demie. Lorsqu’une crise du coton arrêta le travail pendant quatre mois, les ouvriers chômeurs continuèrent à toucher leur salaire entier. Ce qui n’empêcha pas l’établissement d’augmenter en valeur de plus du double et de donner jusqu’au bout de gros bénéfices aux propriétaires.
Mais tout cela ne satisfaisait pas Owen. L’existence qu’il avait faite à ses ouvriers était, à ses yeux, loin encore d’être digne de l’homme; “ les gens étaient mes esclaves ” : les circonstances relativement favorables dans lesquelles il les avait placés, étaient encore bien loin de permettre un développement complet et rationnel du caractère et de l’intelligence, et encore moins une libre activité vitale.
“ Et, pourtant, la partie laborieuse de ces 2500 hommes produisait autant de richesse réelle pour la société qu’à peine un demi-siècle auparavant une population de 600 000 âmes pouvait en produire. Je me demandais : qu’advient-il de la différence entre la richesse consommée par 2.500 personnes et celle qu’il aurait fallu pour la consommation des 600 000 ? ”
La réponse était claire. La richesse avait été employée à assurer aux propriétaires de l’établissement 5 % d’intérêt sur leur mise de fonds et en outre, un bénéfice de plus de 300.000 livres sterling (6 millions de marks). Et ce qui était vrai pour New-Lanark l’était à plus forte raison pour toutes les fabriques d’Angleterre.
“ Sans cette nouvelle richesse créée par les machines, on n’aurait pas pu mener à bonne fin les guerres pour renverser Napoléon et maintenir les principes aristocratiques de la société. Et pourtant, cette puissance nouvelle était la création de la classe ouvrière(( Robert OWEN : The Revolution in the mind and practice of the human race… pp. 21-22, London, 1849.)) ”.
C’est donc à elle qu’en revenaient les fruits. Les forces de production nouvelles et puissantes, qui n’avaient servi jusque-là qu’à l’enrichissement de quelques-uns et à l’asservissement des masses, offraient pour Owen la base d’une réorganisation sociale et étaient destinées à ne travailler que pour le bien-être commun, comme propriété commune de tous.
C’est de cette pure réflexion de l’homme d’affaires, comme fruit pour ainsi dire du calcul commercial, que naquit le communisme owénien. Il conserve toujours ce même caractère tourné vers la pratique. C’est ainsi qu’en 1823, Owen, proposant de remédier à la misère de l’Irlande par des colonies communistes, joignit à son projet un devis complet des frais d’établissement, des dépenses annuelle set des gains prévisibles((Robert OWEN : Report of the proceedings at the several public meetings, held in Dublin… On the 18th March; 12th April; 12th April and 3rd May. Dublin, 1823, p. 110 sqq.)). Ainsi encore, dans son plan définitif d’avenir, l’élaboration technique des, détails est faite avec une telle compétence que, une fois admise la méthode de réforme sociale d’Owen, il y a peu de chose à dire contre le détail de l’organisation, même du point de vue technique.
Le passage au communisme fut le tournant de la vie d’Owen. Tant qu’il s’était contenté du rôle de philanthrope, il n’avait récolté que richesse, approbation, honneur et renommée. Il était l’homme le plus populaire d’Europe; non seulement ses collègues, mais aussi des hommes d’État et des princes l’écoutaient et l’approuvaient. Mais lorsqu’il se présenta avec ses théories communistes, tout changea. Il y avait trois grands obstacles qui semblaient lui barrer surtout la route de la réforme sociale : la propriété privée, la religion et la forme actuelle du mariage. Il savait ce qui l’attendait s’il les attaquait : universelle mise au ban de la société officielle, perte de toute sa situation sociale. Mais il ne se laissa pas détourner de les attaquer sans ménagement, et il arriva ce qu’il avait prévu. Banni de la société officielle, enseveli sous la conspiration du silence de la presse, ruiné par ses expériences communistes manquées en Amérique, expériences dans lesquelles il avait sacrifié toute sa fortune, il se tourna directement vers la classe ouvrière et continua trente ans encore d’agir dans son sein. Tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent menés à bien en Angleterre dans l’intérêt des travailleurs se rattachent au nom d’Owen. C’est ainsi qu’après cinq ans d’efforts, il fit passer en 1819 la première loi limitant le travail des femmes et des enfants dans les fabriques((En 1812, Owen proposa dans un meeting à Glasgow une série de mesures pour améliorer la situation de tous les enfants et adultes travaillant dans les filatures de coton. Le projet de loi déposé à l’initiative d’Owen, en juin 1815, ne fut adopté par le Parlement, avec de nombreuses aggravations, qu’en 1819.)). C’est ainsi qu’il présida le premier congrès au cours duquel les trade-unions de toute l’Angleterre s’assemblèrent en une seule grande association syndicale. C’est ainsi qu’il introduisit, comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société, d’une part, les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production)((En octobre 1833 eut lieu sous la présidence d’Owen, un congrès des sociétés coopératives et des syndicats (Trade-Unions), d’où sortit la Grand national consolidated Trades’ Union, dont le programme et les statuts furent adoptés en février 1834. Elle ne devait durer que six mois.)) qui, depuis, ont au moins fourni la preuve pratique que le marchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut très bien se passer; d’autre part, les bazars du travail, établissements pour l’échange de produits du travail au moyen d’une monnaie-papier du travail, dont l’unité était constituée par l’heure de travail; ces établissements, nécessairement voués à l’échec, étaient une anticipation complète de la banque d’échange que Proudhon devait instituer bien plus tard, et ne s’en distinguaient que par le fait qu’ils ne représentaient pas la panacée des maux sociaux, mais seulement un premier pas vers une transformation bien plus radicale de la société.
Tels sont les hommes que le souverain M. Dühring regarde du haut de sa “ vérité définitive en dernière analyse ”, avec le mépris dont nous avons déjà donné quelques exemples dans l’Introduction. Et ce mépris, dans un sens, n’est pas sans avoir sa raison suffisante : en effet, il repose essentiellement sur une ignorance vraiment effrayante des œuvres des trois utopistes. C’est ainsi qu’on nous dit de Saint-Simon que
“ pour l’essentiel, son idée de base a été juste et que, à l’exception de quelques étroitesses, elle fournit aujourd’hui encore l’impulsion directrice pour créer des formations réelles ”.
Mais bien que M. Dühring semble avoir effectivement eu en main quelques-unes des oeuvres de Saint-Simon, nous cherchons, tout au long des 27 pages où il en parle, l’ “ idée de base ” de Saint-Simon aussi vainement que nous avons précédemment cherché ce que le Tableau économique de Quesnay “ doit signifier chez Quesnay même”, quittes, en fin de compte, à nous payer de cette phrase
“ que l’imagination et la passion philanthropique… avec la surexcitation correspondante de la faculté de rêver, ont dominé toute la pensée de Saint-Simon ! ”
De Fourier, M. Dühring ne connaît et ne considère que les fantaisies d’avenir dont la description descend jusqu’à un détail romanesque, ce qui est certes “ bien plus important” pour constater l’infinie supériorité de M. Dühring sur Fourier que de rechercher comment celui-ci “essaie à l’occasion de critiquer les conditions réelles ”. A l’occasion ! Presque à chaque page des oeuvres de Fourier, en effet, jaillissent les étincelles de la satire et de la critique des misères de la civilisation tant vantée. Autant dire que M. Dühring ne proclame M. Dühring pour le plus grand penseur de tous les temps qu’ “ à l’occasion ”. Quant aux douze pages consacrées à Robert Owen, M. Dühring n’a pour les rédiger absolument aucune autre source que la misérable biographie du philistin Sargant((William Lucas SARGANT : Robert Owen and his social philosophy, Londres, 1860.)), qui ne connaissait pas non plus les écrits les plus importants d’Owen, – les écrits sur le mariage et l’organisation communiste. C’est pourquoi M. Dühring peut avoir l’audacieuse prétention d’affirmer qu’il ne faut pas, chez Owen, “ supposer un communisme résolu ”. Certes, si M. Dühring avait eu simplement en main le Book of the New Moral World (Livre du monde moral nouveau) d’Owen, il y aurait trouvé énoncés, non seulement le communisme entre tous le plus résolu, avec devoir égal de travail et droit égal au produit, – selon l’âge, comme Owen l’ajoute toujours, – mais l’élaboration complète de l’architecture destinée à la communauté communiste de l’avenir, avec plan, élévation et vue cavalière. Mais si on limite “l’étude immédiate des propres oeuvres des représentants de la pensée socialiste” à la connaissance du titre et, tout au plus, de l’épigraphe d’un petit nombre de ces oeuvres, comme le fait ici M. Dühring, il ne reste évidemment qu’à émettre ce genre d’affirmations niaises et de pure invention. Non seulement Owen a prêché le “ communisme résolu ”, mais il l’a aussi pratiqué pendant cinq ans (fin des années 30 et début des années 40) dans la colonie de Harmony Hall dans le Hampshire, dont le communisme ne laissait rien à désirer en fait de “ résolution ”. J’ai moi-même connu plusieurs anciens membres de cette expérience communiste modèle. Mais de tout cela, comme en général de l’activité de Owen entre 1836 et 1850, Sargant ne sait absolument rien, et c’est pourquoi la “manière plus profonde d’écrire l’histoire” dont se vante M. Dühring, reste dans une noire ignorance. M. Dühring appelle Owen “ un vrai monstre, à tous égards, d’indiscrétion philanthropique ”. Mais lorsque le même M. Dühring nous instruit du contenu de livres dont il connaît à peine le titre et l’épigraphe, nous n’avons, ma foi, pas le droit de dire qu’il est “ à tous égards, un vrai monstre d’ignorante indis crétion ”, car dans notre bouche, ce serait là une “ injure ”.
Si les utopistes, nous l’avons vu, étaient des utopistes, c’est qu’à une époque où la production capitaliste était encore si peu développée, ils ne pouvaient être rien d’autre. S’ils étaient obligés de tirer de leur tête les éléments d’une nouvelle société, c’est que ces éléments n’apparaissaient pas encore généralement visibles dans la vieille société elle-même; s’ils en étaient réduits à en appeler à la raison pour jeter les fondements de leur nouvel édifice, c’est qu’ils ne pouvaient pas encore en appeler à l’histoire contemporaine. Mais que, maintenant, près de quatre-vingts ans après eux, M. Dühring entre en scène avec la prétention d’exposer un système de nouveau régime social “ qui fasse autorité”, non pas en partant des matériaux existants qui se sont formés dans l’histoire et en donnant ce système comme leur résultat nécessaire, mais en le construisant dans sa tête souveraine, dans sa raison grosse de vérités définitives, il n’est, dès lors, lui qui flaire partout des épigones, ni plus ni moins que l’épigone des utopistes, le dernier utopiste. Il appelle les grands utopistes “alchimistes sociaux”. Possible. L’alchimie a été nécessaire en son temps. Mais depuis ce temps, la grande industrie a porté les contradictions qui sommeillaient dans le mode de production capitaliste à l’état d’antagonismes si criants que l’on peut pour ainsi dire toucher du doigt l’effondrement proche de ce mode de production; que les nouvelles forces productives elles-mêmes ne peuvent être maintenues et développées que par l’introduction d’un nouveau mode de production correspondant à leur degré d’évolution actuelle, que la lutte des deux classes qui ont été engendrées par le mode de production régnant jusqu’ici et qui se reproduisent dans une contradiction toujours plus vive, s’est emparée de tous les pays civilisés, qu’elle devient de jour en jour plus violente, et que l’on a déjà acquis l’intelligence de cet enchaînement historique, des conditions de la transformation sociale qu’il rend nécessaire, enfin des traits fondamentaux de cette transformation tels qu’il les conditionne également. Et si maintenant M. Dühring, au lieu de se servir des matériaux économiques existants, fabrique une nouvelle utopie sociale dans son auguste cerveau, que fait-il d’autre que de l’ “ alchimie sociale ” pure et simple ? Ou plutôt, ne se comporte-t-il pas comme quelqu’un qui, après la découverte et la constatation des lois de la chimie moderne, voudrait rétablir l’ancienne alchimie et faire servir les poids atomiques, les formules moléculaires, la valence des atomes, la cristallographie et l’analyse spectrale à la seule découverte de … la pierre philosophale ?