L’augmentation de la productivité du travail

Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets

Lénine

V. L’augmentation de la productivité du travail

   Dans toute révolution socialiste, lorsque le prolétariat a réglé le problème de la prise du pouvoir, et à mesure que s’accomplit, dans ses grandes lignes, la tâche qui consiste à exproprier les expropriateurs et à écraser leur résistance, une tâche essentielle passe inéluctablement au premier plan : réaliser une structure sociale supérieure à celle du capitalisme, c’est-à-dire augmenter la productivité du travail et, en rapport avec cela (et pour cela), organiser le travail sur un mode supérieur. Notre pouvoir soviétique se trouve précisément dans une situation où les victoires remportées sur les exploiteurs, depuis Kérenski jusqu’à Kornilov, lui permettent de s’attaquer directement à cette tâche, de la serrer de près. Et là, il apparaît aussitôt que si quelques jours suffisent pour s’emparer du pouvoir central de l’Etat, si l’on peut, en quelques semaines, réprimer la résistance militaire (et le sabotage) des exploiteurs, même sur les divers points d’un vaste pays, il faut en tout cas (surtout après une guerre aussi pénible et désastreuse) plusieurs années pour donner une solution durable au problème de l’augmentation de la productivité du travail. Il est incontestable que le long effort à fournir est fonction de conditions absolument objectives.

   L’accroissement de la productivité du travail exige avant tout que soit assurée la base matérielle de la grande industrie, que soit développée la production du combustible, du fer, des machines, des produits chimiques. La République des Soviets de Russie se trouve dans des conditions favorables pour autant qu’elle dispose, même après la paix de Brest-Litovsk, d’immenses réserves de minerai (dans l’Oural), de combustible en Sibérie occidentale (houille), dans le Caucase et dans le Sud-Est (pétrole) ; en Russie centrale (tourbe), d’énormes richesses en forêts, en houille blanche, en matières premières pour l’industrie chimique (Kara-Boghaz), etc. La mise en valeur de ces richesses naturelles par les procédés techniques modernes assignera une base à un essor sans précédent des forces productives.

   Une autre condition de l’accroissement de la productivité du travail, c’est en premier lieu l’essor de l’instruction et de la culture des grandes masses de la population. Cet essor se poursuit maintenant avec une rapidité prodigieuse, ce que ne voient pas les gens aveuglés par la routine bourgeoise, incapables de comprendre l’élan vers la lumière, l’esprit d’initiative dont les couches « inférieures » du peuple sont aujourd’hui animées grâce à l’organisation soviétique. En second lieu, pour atteindre l’essor économique, il faut encore développer la discipline des travailleurs, leur habileté au travail, leur diligence, intensifier et mieux organiser le travail.

   De ce côté, la situation est chez nous particulièrement mauvaise, voire désespérée, à en croire les gens qui se sont laissé intimider par la bourgeoisie ou qui la servent par intérêt. Ces gens ne comprennent pas qu’il n’y a jamais eu, qu’il ne saurait y avoir de révolution sans que les partisans du vieux régime crient à la ruine, à l’anarchie, etc. On conçoit que l’effervescence et la fermentation soient larges et profondes au sein des masses qui viennent de secouer un joug d’une sauvagerie sans nom, que l’élaboration par les masses de nouveaux principes de la discipline du travail soit un processus de très longue durée, et que cette élaboration ne pouvait même pas s’amorcer avant la victoire complète sur les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie.

   Mais, sans se laisser aucunement influencer par le désespoir, souvent factice, que répandent la bourgeoisie et les intellectuels bourgeois (qui désespèrent de pouvoir maintenir leurs anciens privilèges), nous ne devons en aucune façon dissimuler un mal certain. Au contraire, nous entendons le dévoiler et renforcer nos moyens soviétiques de lutte contre lui, le succès du socialisme étant inconcevable sans que la discipline consciente du prolétariat ait triomphé de l’instinctive anarchie petite-bourgeoise, ce véritable gage d’une restauration éventuelle des Kérenski et des Kornilov.

   L’avant-garde la plus consciente du prolétariat de Russie s’est déjà assigné la tâche de développer la discipline du travail. Ainsi, le Comité central du syndicat des métaux et le Conseil central des Syndicats travaillent à l’élaboration de mesures et projets de décrets orientés dans ce sens. Nous devons appuyer ce travail et le faire avancer par tous les moyens. Il faut inscrire à l’ordre du jour, introduire pratiquement et mettre à l’épreuve le salaire aux pièces ; appliquer les nombreux éléments scientifiques et progressifs que comporte le système Taylor, proportionner les salaires au bilan général de telle ou telle production ou aux résultats de l’exploitation des chemins de fer, des transports par eau, etc., etc.

   Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal. Et il ne pouvait en être autrement sous le régime tsariste où les vestiges du servage étaient si vivaces. Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans toute son ampleur. Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, le système Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme, la cruauté raffinée de l’exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l’analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l’élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l’introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc. La République des Soviets doit faire siennes, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine. Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme. Il faut organiser en Russie l’étude et l’enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématiques. Il faut aussi, en visant à augmenter la productivité du travail, tenir compte des particularités de la période de transition du capitalisme au socialisme, qui exigent, d’une part, que soient jetées les bases de l’organisation socialiste de l’émulation et, d’autre part, que l’on use des moyens de contrainte, de façon que le mot d’ordre de la dictature du prolétariat ne soit pas discrédité par l’état de déliquescence du pouvoir prolétarien dans la vie pratique.

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