Les problèmes économiques du socialisme en URSS
Staline
Des erreurs du camarade L. Iarochenko
Le camarade Iarochenko a fait tenir dernièrement aux membres du Bureau politique du Comité central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. une lettre datée du 20 mars, portant sur un certain nombre de problèmes économiques débattus en novembre à la discussion que l’on sait. L’auteur de cette lettre se plaint que ni les principaux documents qui font le point de la discussion, ni les « Remarques » du camarade Staline « ne tiennent aucun compte du point de vue » du camarade Iarochenko. Dans sa missive, le camarade Iarochenko propose en outre qu’on l’autorise à écrire une « Économie politique du socialisme », en un an ou dix-huit mois, et qu’on lui adjoigne à cet effet deux assistants. Je crois qu’il faudra examiner quant au fond les doléances du camarade Iarochenko aussi bien que sa proposition.
Commençons par les doléances.
En quoi consiste donc le « point de vue » du camarade Iarochenko, dont il n’a été tenu aucun compte dans les documents précités ?
I – L’erreur principale du camarade Iarochenko
Si l’on veut en deux mots caractériser le point de vue du camarade Iarochenko, on doit dire qu’il n’est pas marxiste et, par suite, qu’il est profondément erroné. L’erreur principale du camarade Iarochenko, c’est qu’il s’écarte du marxisme quant au rôle des forces productives et des rapports de production dans le développement de la société ; qu’il exagère à l’extrême le rôle des forces productives et minimise pour autant celui des rapports de production, pour finir par déclarer que sous le socialisme les rapports de production font partie des forces productives. Le camarade Iarochenko veut bien admettre que les rapports de production jouent un certain rôle quand existent des « contradictions de classes antagonistes », attendu que dans ces conditions les rapports de production « contrarient le développement des forces productives ». Mais ce rôle, il le réduit à un rôle négatif, au rôle de facteur entravant le développement des forces productives, paralysant ce développement. Aux yeux du camarade Iarochenko, les rapports de production n’ont point d’autres fonctions, n’ont point de fonctions positives.
Pour ce qui est du régime socialiste où les « contradictions de classes antagonistes » ont disparu et où les rapports de production « ne contrarient plus le développement des forces productives », le camarade Iarochenko estime qu’ici tout rôle indépendant, quel qu’il soit, des rapports de production, est exclu ; les rapports de production cessent d’être un facteur important du développement et sont absorbés par les forces productives, comme la partie dans le tout. Sous le socialisme, les rapports de production entre les hommes, dit le camarade Iarochenko, font partie de l’organisation des forces productives en tant que moyen, en tant qu’élément de cette organisation. (Voir la lettre du camarade Iarochenko au Bureau politique du Comité central).
Quelle est donc, dans ce cas, la principale tâche de l’économie politique du socialisme ? Le camarade Iarochenko répond :
Le principal problème de l’économie politique du socialisme n’est donc pas d’étudier les rapports de production entre les hommes de la société socialiste, mais d’élaborer et de développer une théorie scientifique de l’organisation des forces productives dans la production sociale, une théorie de la planification du développement de l’économie nationale. (Voir le discours du camarade Iarochenko à l’Assemblée plénière de la discussion).
C’est ce qui explique proprement que le camarade Iarochenko ne s’intéresse pas à des problèmes économiques du régime socialiste tels que l’existence de formes différentes de propriété dans notre économie, la circulation des marchandises, la loi de la valeur, etc., car il estime que ce sont des problèmes de second ordre, propres à susciter uniquement des controverses scolastiques. Il déclare expressément que dans son économie politique du socialisme les controverses sur le rôle de telle ou telle catégorie de l’économie politique du socialisme − valeur, marchandise, argent, crédit, etc., − qui souvent revêtent chez nous un caractère scolastique, sont remplacées par de saines considérations sur une organisation rationnelle des forces productives dans la production sociale, sur l’élaboration des principes scientifiques qui seront à la base de cette organisation. (Voir le discours du camarade Iarochenko à la section de l’Assemblée plénière de la discussion).
Donc, une économie politique sans problèmes économiques.
Le camarade Iarochenko croit qu’il suffit d’ »une organisation rationnelle des forces productives » pour passer du socialisme au communisme sans grandes difficultés. Il estime que c’est parfaitement suffisant pour passer au communisme. Il déclare expressément que sous le socialisme, la lutte pour l’édification d’une société communiste se réduit essentiellement à la lutte pour une organisation judicieuse des forces productives et leur utilisation rationnelle dans la production sociale. (Voir le discours à l’Assemblée plénière de la discussion).
Le camarade Iarochenko proclame triomphalement que le communisme est la forme la plus haute d’organisation scientifique des forces productives dans la production sociale. Ainsi, le régime communiste ne serait au fond qu’ »une organisation rationnelle des forces productives ».
De tout ceci, le camarade Iarochenko conclut qu’il ne peut exister une économie politique commune à toutes les formations sociales ; qu’il doit exister deux économies politiques : l’une pour les formations sociales présocialistes, dont l’objet est l’étude des rapports de production entre les hommes ; l’autre pour le régime socialiste, dont l’objet doit être non pas l’étude des rapports de production, c’est-à-dire économiques, mais celle des problèmes de l’organisation rationnelle des forces productives.
Tel est le point de vue du camarade Iarochenko.
Que peut-on dire de ce point de vue ?
Il est faux tout d’abord que le rôle des rapports de production dans l’histoire de la société se borne à celui d’entrave paralysant le développement des forces productives. Quand les marxistes disent que les rapports de production jouent le rôle d’entrave, ils n’envisagent pas tous les rapports de production, mais seulement les rapports de production anciens, qui ne correspondent plus à la croissance des forces productives, et, par suite, entravent leur développement. Mais outre les anciens rapports de production, il en existe, on le sait, de nouveaux, qui remplacent les anciens. Peut-on dire que le rôle des nouveaux rapports de production se réduit à celui d’entrave des forces productives ?
Évidemment non. Les nouveaux rapports de production sont au contraire la force principale et décisive qui détermine, à proprement parler, le développement continu et vigoureux des forces productives ; et sans eux les forces productives sont condamnées à végéter, comme c’est le cas aujourd’hui dans les pays capitalistes.
Nul ne peut nier le développement prodigieux des forces productives de notre industrie soviétique au cours des quinquennats. Mais ce développement ne se serait pas produit si, en Octobre 1917, nous n’avions substitué aux rapports de production anciens, capitalistes, des rapports de production nouveaux, socialistes. Sans cette révolution dans les rapports de production, dans les rapports économiques de notre pays, les forces productives végéteraient chez nous comme elles végètent à présent dans les pays capitalistes.
Nul ne peut nier le développement prodigieux des forces productives de notre agriculture depuis 20-25 ans. Mais ce développement ne se serait pas produit si, aux années 30, nous n’avions substitué aux rapports de production anciens, capitalistes, des rapports de production nouveaux, collectivistes, dans les campagnes. Sans cette révolution dans la production, les forces productives de notre agriculture végéteraient comme elles végètent à présent dans les pays capitalistes.
Certes, les nouveaux rapports de production ne peuvent rester ni ne restent éternellement nouveaux ; ils commencent à vieillir et entrent en contradiction avec le développement ultérieur des forces productives ; ils perdent peu à peu leur rôle de principal moteur des forces productives pour lesquelles ils deviennent une entrave. Alors, à la place de ces rapports de production périmés, apparaissent de nouveaux rapports de production dont le rôle est d’être le principal moteur du développement ultérieur des forces productives.
Cette particularité du développement des rapports de production, − passant du rôle d’entrave des forces productives à celui de principal moteur qui les pousse en avant, et du rôle de principal moteur à celui d’entrave des forces productives, − constitue un des principaux éléments de la dialectique matérialiste marxiste. C’est ce que savent aujourd’hui tous les primaires du marxisme. C’est ce qu’ignore, paraît-il, le camarade Iarochenko.
Il est faux, ensuite, que le rôle indépendant des rapports de production, c’est-à-dire économiques, disparaisse sous le socialisme ; que les rapports de production soient absorbés par les forces productives ; que la production sociale, sous le socialisme, se ramène à l’organisation des forces productives. Le marxisme considère la production sociale comme un tout présentant deux aspects indissociables : les forces productives de la société (rapports entre la société et les forces de la nature contre lesquelles celle-là lutte pour s’assurer les biens matériels qui lui sont indispensables), et les rapports de production (rapports des hommes entre eux dans le processus de la production). Ce sont deux aspects différents de la production sociale, bien qu’ils soient indissolublement liés entre eux. Et c’est parce qu’ils constituent deux aspects différents de la production sociale qu’ils peuvent exercer une action réciproque. Affirmer que l’un de ces aspects peut être absorbé par l’autre et devenir partie intégrante de celui-ci, c’est pécher de la manière la plus grave contre le marxisme.
Marx dit :
« Dans la production, les hommes n’agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu’en collaborant d’une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités. Pour produire, ils entrent en relations et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature, la production. » (Karl Marx, Travail salarié et capital, suivi de Salaire, prix et profit, p. 39, Éditions Sociales, Paris, 1941).
Il suit de là que la production sociale présente deux aspects qui, bien qu’indissolublement liés entre eux, n’en traduisent pas moins deux catégories de rapports différents : les rapports des hommes avec la nature (forces productives) et les rapports des hommes entre eux dans le processus de la production (rapports de production). Seule l’existence simultanée de ces deux aspects de la production nous donne la production sociale, qu’il s’agisse du régime socialiste ou d’autres formations sociales. Apparemment, le camarade Iarochenko n’est pas tout à fait d’accord avec Marx. Il estime que cette thèse de Marx n’est pas applicable au régime socialiste. C’est bien pourquoi il réduit la tâche de l’économie politique du socialisme à l’organisation rationnelle des forces productives, en faisant table rase des rapports de production, c’est-à-dire des rapports économiques, et en isolant de ceux-ci les forces productives.
Il s’ensuit qu’au lieu d’une économie politique marxiste, le camarade Iarochenko nous propose quelque chose dans le genre de la « science générale de l’organisation » de Bogdanov.
Ainsi donc, parti de cette idée juste que les forces productives sont les forces les plus mobiles et les plus révolutionnaires de la production, le camarade Iarochenko réduit cette idée à l’absurde, aboutit à la négation du rôle des rapports de production, des rapports économiques, sous le socialisme ; au lieu d’une production sociale au sens complet du mot, il nous propose une technologie de la production chétive et unilatérale, quelque chose dans le genre de la « technique de l’organisation sociale » de Boukharine.
Marx dit :
« Dans la production sociale de leur existence [c’est-à-dire dans la production des biens matériels nécessaires à leur vie − J. S.], les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. « (Voir la préface à la Contribution à la critique de l’économie politique).
Autrement dit, chaque formation sociale, la société socialiste y comprise, a sa base économique constituée par l’ensemble des rapports de production entre les hommes. La question se pose : que devient, aux yeux du camarade Iarochenko, la base économique du régime socialiste ? Le camarade Iarochenko, on le sait, a déjà liquidé les rapports de production sous le socialisme en tant que domaine plus ou moins indépendant, faisant entrer le peu qui en subsistait dans l’organisation des forces productives. Le régime socialiste a-t-il sa base économique ? se demandera-t-on. Il est évident que les rapports de production ayant disparu, sous le socialisme, comme force plus ou moins indépendante, le régime socialiste reste sans base économique propre. Donc, un régime socialiste qui n’a pas de base économique. N’est-ce pas plutôt comique ?…
Peut-il exister un régime social qui n’ait pas de base économique ? Le camarade Iarochenko, apparemment, estime que oui. Mais le marxisme, lui, estime que de pareils régimes sociaux n’existent pas.
Il est faux, enfin, que le communisme soit l’organisation rationnelle des forces productives ; que le régime communiste se réduise essentiellement à l’organisation rationnelle des forces productives ; qu’il suffise d’organiser rationnellement les forces productives pour passer au communisme sans grandes difficultés. Il existe dans notre littérature une autre définition, une autre formule du communisme, la formule de Lénine : « Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays. »
Apparemment, la formule de Lénine ne plaît pas au camarade Iarochenko, et il lui substitue une formule de son cru : « Le communisme est la forme la plus haute d’organisation scientifique des forces productives dans la production sociale. » D’abord, nul ne sait ce qu’est au juste cette « forme la plus haute d’organisation scientifique », ou organisation « rationnelle » des forces productives, prônée par le camarade Iarochenko, quel en est le contenu précis. Le camarade Iarochenko répète des dizaines de fois cette formule mythique dans ses discours à l’Assemblée plénière, aux sections de la discussion, dans sa lettre aux membres du Bureau politique ; mais nulle part il ne dit un seul mot pour tenter d’expliquer comment comprendre proprement cette « organisation rationnelle » des forces productives à laquelle se réduirait essentiellement le régime communiste.
Ensuite, si l’on a à choisir entre les deux formules, ce n’est pas la formule de Lénine, la seule juste, qu’il faut rejeter, mais la pseudo-formule du camarade Iarochenko, manifestement tirée par les cheveux et non marxiste, empruntée à l’arsenal de Bogdanov, à la « science générale de l’organisation ».
Le camarade Iarochenko croit qu’il suffit d’arriver à organiser rationnellement les forces productives pour obtenir l’abondance des produits et passer au communisme, passer de la formule : « à chacun selon son travail » à la formule : « à chacun selon ses besoins ». C’est une grave erreur qui dénote une incompréhension totale des lois du développement économique du socialisme. Le camarade Iarochenko se représente de façon simpliste, puérilement simpliste, les conditions pour passer du socialisme au communisme. Le camarade Iarochenko ne comprend pas qu’on ne saurait ni obtenir une abondance de produits susceptible de satisfaire tous les besoins de la société, ni passer à la formule « à chacun selon ses besoins », en laissant subsister des faits économiques comme la propriété collective kolkhozienne, la circulation des marchandises, etc. Le camarade Iarochenko ne comprend pas qu’avant de passer à la formule : « à chacun selon ses besoins », la société doit faire sa rééducation économique et culturelle en passant par une série d’étapes au cours desquelles le travail, qui n’était qu’un moyen d’assurer son existence, deviendra aux yeux de la société le premier besoin vital, et la propriété sociale la base immuable et intangible de l’existence de la société.
Pour préparer le passage au communisme, passage réel et non purement déclaratif, on doit réaliser pour le moins trois conditions préalables, essentielles.
1° Il faut, premièrement, assurer solidement non pas une « organisation rationnelle » mythique des forces productives, mais la croissance ininterrompue de toute la production sociale, en donnant la priorité à la production des moyens de production. Le développement prioritaire de la production des moyens de production est indispensable non seulement parce qu’elle doit permettre d’outiller ses propres entreprises aussi bien que celles de toutes les autres branches de l’économie nationale, mais encore parce que sans elle il est absolument impossible de réaliser la production élargie.
2° Il faut, deuxièmement, par étapes successives, réalisées de façon que les kolkhozes et, par suite, l’ensemble de la société y trouvent leur avantage, élever la propriété kolkhozienne au niveau de la propriété nationale et substituer, également par étapes successives, le système de l’échange des produits à la circulation des marchandises, afin que l’activité du pouvoir central ou de quelque autre organisme économique central de la société puisse embrasser l’ensemble de la production sociale dans l’intérêt de la société.
Le camarade Iarochenko se trompe quand il soutient que sous le socialisme il n’existe aucune contradiction entre les rapports de production et les forces productives de la société. Certes, nos rapports de production connaissent actuellement une période où ils correspondent pleinement à la croissance des forces productives et les fout progresser à pas de géant. Mais ce serait une erreur de se tranquilliser et de croire qu’il n’existe aucune contradiction entre nos forces productives et les rapports de production. Des contradictions, il y en a et il y en aura certainement, puisque le développement des rapports de production retarde et retardera sur le développement des forces productives. Si les organismes dirigeants appliquent une politique juste, ces contradictions ne peuvent dégénérer en antagonisme, et elles n’aboutiront pas à un conflit entre les rapports de production et les forces productives de la société. Il en ira autrement si nous faisons une politique erronée comme celle que recommande le camarade Iarochenko. Un conflit sera alors inévitable, et nos rapports de production peuvent devenir une très sérieuse entrave au développement des forces productives.
Aussi les organismes dirigeants ont-ils pour tâche de noter en temps utile les contradictions qui mûrissent et de prendre à temps des mesures pour les surmonter en adaptant les rapports de production à la croissance des forces productives. Cela est vrai avant tout de faits économiques comme la propriété collective kolkhozienne, la circulation des marchandises. Certes, à l’heure actuelle, nous utilisons ces faits avec succès pour développer l’économie socialiste, et ils rendent à notre société d’incontestables services. Il n’est pas douteux qu’ils en rendront encore dans un avenir immédiat. Mais ce serait faire preuve d’une impardonnable cécité que de ne pas voir que, par ailleurs, ces faits commencent, dès aujourd’hui, à entraver le vigoureux développement de nos forces productives, en empêchant l’État de planifier entièrement l’économie nationale, et notamment l’agriculture. Il est hors de doute que plus nous irons et plus ces faits entraveront la croissance des forces productives de notre pays. Il s’agit donc de liquider ces contradictions en transformant progressivement la propriété kolkhozienne en propriété nationale et en substituant, aussi par étapes successives, l’échange des produits à la circulation des marchandises.
3° Il faut, troisièmement, assurer un progrès culturel de la société qui permette à tous ses membres de développer harmonieusement leurs aptitudes physiques et intellectuelles, afin qu’ils puissent recevoir une instruction suffisante et devenir des artisans actifs du développement social ; qu’ils puissent choisir librement une profession sans être rivés pour toujours, en raison de la division existante du travail, à une profession déterminée.
Que faut-il pour cela ?
Il serait erroné de croire qu’un progrès culturel aussi important des membres de la société est possible sans de sérieuses modifications dans la situation actuelle du travail. Pour cela, il faut avant tout réduire la journée de travail au moins à 6 heures, puis à 5. Ceci est indispensable afin que tous les membres de la société aient les loisirs nécessaires pour recevoir une instruction complète. Il faut, pour cela, introduire ensuite l’enseignement polytechnique obligatoire, indispensable pour que les membres de la société puissent choisir librement une profession et ne soient pas rivés pour toujours à une profession déterminée. Pour cela, il faut encore améliorer radicalement les conditions de logement et augmenter le salaire réel des ouvriers et des employés au minimum du double, sinon davantage, d’une part en relevant directement le salaire en espèces, d’autre part et surtout, en pratiquant la baisse systématique du prix des objets de grande consommation.
Telles sont les conditions essentielles qui prépareront le passage au communisme.
C’est seulement lorsque toutes ces conditions préalables, prises dans leur ensemble, auront été réalisées, qu’on pourra espérer qu’aux yeux des membres de la société le travail a cessé d’être une corvée, pour devenir « le premier besoin de l’existence » (Marx) ; que « le travail, au lieu d’être un fardeau, sera une joie » (Engels) ; que la propriété sociale sera considérée par tous les membres de la société comme la base immuable et intangible de l’existence de la société.
C’est seulement lorsque toutes ces conditions préalables, prises dans leur ensemble, auront été réalisées, qu’on pourra passer de la formule socialiste : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail », à la formule communiste : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».
Ce sera le passage intégral d’une économie, économie du socialisme, à une autre économie, économie supérieure, l’économie du communisme.
On voit que le passage du socialisme au communisme n’est pas une chose aussi simple que l’imagine le camarade Iarochenko.
Vouloir ramener cette tâche complexe et multiple, qui demande des changements d’ordre économique extrêmement profonds, à une « organisation rationnelle des forces productives », comme le fait le camarade Iarochenko, c’est substituer le bogdanovisme au marxisme.
II – Autres erreurs du camarade Iarochenko
1° Parti d’un point de vue erroné, le camarade Iarochenko en tire des conclusions erronées sur le caractère et l’objet de l’économie politique. Le camarade Iarochenko, partant du fait que chaque formation sociale a ses lois économiques spécifiques, nie la nécessité d’une économie politique valable pour toutes les formations sociales. Mais il est complètement dans l’erreur, et il est ici en désaccord avec des marxistes comme Engels, comme Lénine. Engels dit que
« l’économie politique est la science des conditions et des formes dans lesquelles les diverses sociétés humaines ont produit et échangé et dans lesquelles en conséquence, les produits se sont chaque fois répartis. » (Anti-Dühring, p. 182).
Il suit de là que l’économie politique étudie les lois du développement économique non d’une formation particulière, mais des différentes formations sociales. Cette manière de voir était, on le sait, entièrement partagée par Lénine qui, dans ses remarques critiques au sujet du livre de Boukharine : l’Économie de la période de transition, a dit que Boukharine avait tort de borner la sphère de l’économie politique à la production des marchandises, et avant tout à la production capitaliste ; et il notait que Boukharine faisait ici « un pas en arrière par rapport à Engels ».
A cette manière de voir répond entièrement la définition de l’économie politique donnée dans le projet de manuel d’économie politique, où il est dit que l’économie politique est la science qui étudie les lois de la production sociale et de la répartition des biens matériels aux différents degrés du développement de la société humaine.
Et cela se conçoit. Les différentes formations sociales, dans leur développement économique, obéissent à leurs lois économiques spécifiques, mais aussi aux lois économiques communes à toutes les formations ; par exemple, à des lois comme celle de l’unité des forces productives et des rapports de production dans une même production sociale ; celle des relations entre les forces productives et les rapports de production dans le processus du développement de toutes les formations sociales. Par conséquent, les formations sociales ne sont pas seulement séparées l’une de l’autre par leurs lois spécifiques ; elles sont aussi reliées l’une à l’autre par les lois économiques qui leur sont communes à toutes.
Engels avait parfaitement raison de dire :
« Pour mener jusqu’au bout cotte critique de l’économie bourgeoise, il ne suffisait pas de connaître la forme capitaliste de production, d’échange et de répartition. Les formes qui l’ont précédée ou qui existent encore à côté d’elle dans des pays moins évolués, devaient également être étudiées, tout au moins dans leurs traits essentiels, et servir de points de comparaison. » (Anti-Dühring, p. 182-183).
Il est évident qu’ici, dans cette question, le camarade Iarochenko fait écho à Boukharine.
Poursuivons. Le camarade Iarochenko affirme que dans son « Économie politique du socialisme » « les catégories de l’économie politique : valeur, marchandise, argent, crédit, etc., sont remplacées par de saines considérations sur une organisation rationnelle des forces productives dans la production sociale » ; que, par suite, cette économie politique a pour objet non pas les rapports de production du socialisme, mais « l’élaboration et le développement d’une théorie scientifique de l’organisation des forces productives, d’une théorie de la planification de l’économie nationale, etc. », que sous le socialisme, les rapports de production perdent toute importance propre et sont absorbés par les forces productives dont ils deviennent partie intégrante.
Je dois dire que jamais encore « marxiste » fourvoyé n’avait débité chez nous pareil charabia. En effet, qu’est-ce qu’une économie politique du socialisme sans problèmes économiques, sans problèmes de production ? Peut-il exister une économie politique de ce genre ? Que signifie remplacer, dans l’économie politique du socialisme, les problèmes économiques par les problèmes de l’organisation des forces productives ? Cela revient à abolir l’économie politique du socialisme. Et c’est ce que fait le camarade Iarochenko : il abolit l’économie politique du socialisme. En l’occurrence, il rejoint en tous points Boukharine. Boukharine disait qu’après la suppression du capitalisme, on doit supprimer l’économie politique. Le camarade Iarochenko ne le dit pas, mais il le fait, quand il liquide l’économie politique du socialisme. Il est vrai qu’il fait mine de ne pas être tout à fait d’accord avec Boukharine, mais ce n’est là qu’une ruse, et une ruse à bon marché. En réalité, il fait ce que prêchait Boukharine et contre quoi s’élevait Lénine. Le camarade Iarochenko marche sur les traces de Boukharine.
Poursuivons. Le camarade Iarochenko ramène les problèmes de l’économie politique du socialisme aux problèmes de l’organisation rationnelle des forces productives, aux problèmes de la planification de l’économie nationale, etc. Mais il se trompe gravement. Les problèmes de l’organisation rationnelle des forces productives, de la planification de l’économie nationale, etc., sont l’objet non pas de l’économie politique, mais de la politique économique des organismes dirigeants. Ce sont deux domaines différents qu’on ne doit pas confondre. Le camarade Iarochenko a brouillé ces deux choses différentes, et le voilà en bien fâcheuse posture ! L’économie politique étudie les lois du développement des rapports de production entre les hommes. La politique économique en tire des conclusions pratiques, les concrétise et s’en inspire dans son activité quotidienne. Encombrer l’économie politique des problèmes de la politique économique, c’est la tuer en tant que science.
L’objet de l’économie politique, ce sont les rapports de production, les rapports économiques entre les hommes. Ils englobent : a) les formes que revêt la propriété des moyens de production ; b) la situation des différents groupes sociaux dans la production et leurs relations réciproques ou, pour reprendre l’expression de Marx, « l’échange de leurs activités », qui découlent de ces formes ; c) les formes de répartition de produits, qui en dépendent entièrement. C’est tout cela qui, dans son ensemble, est l’objet de l’économie politique.
Le mot « échange », qui figure dans la définition d’Engels, manque dans cette définition. Cela, parce que beaucoup entendent d’ordinaire par « échange » l’échange de marchandises, qui est le propre non pas de toutes les formations sociales, mais seulement de certaines d’entre elles, d’où parfois un malentendu, bien que par le mot « échange » Engels n’entende pas uniquement l’échange de marchandises. Or, on voit que ce qu’Engels entendait par le mot « échange » a trouvé place dans la définition précitée dont il est partie intégrante. Il s’ensuit que par son contenu cette définition de l’objet de l’économie politique coïncide entièrement avec celle d’Engels.
2° Quant on parle de la loi économique fondamentale de telle ou telle formation sociale, on sous-entend habituellement que cette dernière ne peut avoir plusieurs lois économiques fondamentales, qu’elle ne saurait avoir qu’une loi économique fondamentale, précisément parce qu’elle est fondamentale. Sinon, nous aurions plusieurs lois économiques fondamentales pour chaque formation sociale, ce qui est en contradiction avec la notion même de loi fondamentale. Pourtant, le camarade Iarochenko est d’un autre avis. Il estime qu’il peut exister non pas une, mais plusieurs lois économiques fondamentales du socialisme. C’est incroyable, mais c’est un fait. Dans son discours à l’Assemblée plénière de la discussion, il dit : Le volume des fonds matériels de la production et de la reproduction sociales, et la relation qui existe entre eux, sont déterminés par la quantité et la perspective d’accroissement de la force de travail entraînée dans la production sociale. C’est la loi économique fondamentale de la société socialiste, qui conditionne la structure de la production et de la reproduction sociales sous le socialisme.
C’est la première loi économique fondamentale du socialisme.
Dans ce même discours, le camarade Iarochenko déclare : La relation qui existe entre les sections I et II est conditionnée dans la société socialiste par le besoin de produire des moyens de production dans les proportions nécessaires pour entraîner dans la production sociale toute la population apte au travail. C’est la loi économique fondamentale du socialisme, en même temps qu’une stipulation de notre Constitution, qui découle du droit au travail des citoyens soviétiques. C’est, pour ainsi dire, la seconde loi économique fondamentale du socialisme.
Enfin, dans sa lettre aux membres du Bureau politique, le camarade Iarochenko déclare :
Partant de là, on pourrait, ce me semble, formuler à peu près comme suit les traits et les dispositions essentiels de la loi économique fondamentale du socialisme : production toujours croissante et se perfectionnant sans cesse des conditions de vie matérielle et culturelle de la société. C’est déjà là une troisième loi économique fondamentale du socialisme. Toutes ces lois sont-elles des lois économiques fondamentales du socialisme ; ou seulement l’une d’entre elles, et laquelle ?
A ces questions, le camarade Iarochenko ne donne aucune réponse dans sa dernière lettre aux membres du Bureau politique. Quand il formulait dans sa lettre aux membres du Bureau politique la loi économique fondamentale du socialisme, il avait sans doute « oublié » que dans son discours à l’Assemblée plénière de la discussion, trois mois auparavant, il avait déjà formulé deux autres lois économiques fondamentales du socialisme, croyant apparemment que cette combinaison plus que douteuse passerait inaperçue. Mais, on le voit, cet espoir ne s’est pas justifié.
Admettons que les deux premières lois économiques fondamentales du socialisme formulées par le camarade Iarochenko soient nulles et non avenues ; que désormais le camarade Iarochenko considère comme loi économique fondamentale du socialisme la troisième formule, qu’il a exposée dans sa lettre aux membres du Bureau politique. Consultons la lettre du camarade Iarochenko.
Le camarade Iarochenko y dit qu’il n’est pas d’accord avec la définition de la loi économique fondamentale du socialisme donnée dans les « Remarques » du camarade Staline. Il déclare :
Le principal, dans cette définition, c’est « assurer au maximum la satisfaction… des besoins de toute la société ». La production est présentée ici comme un moyen d’atteindre ce but principal : satisfaire les besoins. Cette définition donne tout lieu de croire que la loi économique fondamentale du socialisme formulée par vous part non du primat de la production, mais du primat de la consommation.
Il est évident que la camarade Iarochenko n’a rien compris au fond du problème, et qu’il ne voit pas que ses propos sur le primat de la consommation ou de la production n’ont absolument rien à voir ici. Quand on parle du primat de tel ou tel processus social sur un autre processus, on sous-entend d’ordinaire que ces deux processus sont plus ou moins de même nature. On peut et on doit parler du primat de la production des moyens de production sur la production des moyens de consommation, car dans les deux cas il s’agit de production, donc de choses qui sont plus ou moins de même nature. Mais on ne saurait parler, il serait faux de parler du primat de la consommation sur la production, ou de la production sur la consommation, car la production et la consommation sont deux domaines absolument distincts, liés entre eux il est vrai, mais cependant distincts. Le camarade Iarochenko ne comprend sans doute pas qu’il s’agit ici non du primat de la consommation ou de la production mais du but que pose la société devant la production sociale, de la tâche à laquelle elle subordonne la production sociale, par exemple, sous le socialisme. Le camarade Iarochenko sort donc, une fois de plus, tout à fait du sujet quand il dit que « la base de la vie de la société socialiste, comme de toute autre société, c’est la production ». Le camarade Iarochenko oublie que les hommes produisent non pour produire, mais pour satisfaire leurs besoins. Il oublie que si elle ne satisfait pas les besoins de la société, la production s’étiole et meurt.
Peut-on, d’une façon générale, parler du but que poursuit la production capitaliste ou socialiste, des tâches auxquelles est subordonnée la production capitaliste ou socialiste ? J’estime qu’on le peut et qu’on le doit.
Marx dit :
« Le but immédiat de la production capitaliste n’est pas la production des marchandises, mais de la plus-value ou du profit sous sa forme développée ; non pas du produit, mais du produit net. De ce point de vue le travail lui-même n’est productif qu’autant qu’il crée le profit ou le produit net pour le capital. Si l’ouvrier ne le crée pas, son travail est improductif. La masse du travail productif employé n’intéresse donc le capital que dans la mesure où grâce à elle — ou en relation avec elle, − croît la quantité du travail extra ; pour autant est nécessaire ce que nous avons appelé temps de travail nécessaire. Si le travail ne donne pas ce résultat, il est superflu et doit être arrêté.
Le but de la production capitaliste consiste toujours à créer le maximum de plus-value ou le maximum de produit net avec un minimum de capital avancé ; si ce résultat n’est pas atteint par un travail excessif des ouvriers, le capital a tendance à produire ce produit avec le minimum de frais possible, à économiser la force de travail et les dépenses… Les ouvriers eux-mêmes se présentent ainsi, tels qu’ils sont dans la production capitaliste : uniquement des moyens de production et non un but en soi ni le but de la production » (voir Théorie de la plus-value, t. II, deuxième partie).
Ces paroles de Marx sont remarquables non seulement parce qu’elles définissent brièvement et exactement le but de la production capitaliste, mais encore parce qu’elles indiquent le but fondamental, la tâche principale qui doit être posée devant la production socialiste.
Donc, le but de la production capitaliste, c’est le profit. Quant à la consommation, elle n’est nécessaire au capitalisme qu’autant qu’elle assure le profit. Hors de là, la question de la consommation n’intéresse pas le capitalisme. Celui-ci perd de vue l’homme et ses besoins.
Quel est donc le but de la production socialiste, quelle est la tâche principale, à l’exécution de laquelle doit être subordonnée la production sociale sous le socialisme ?
Le but de la production socialiste n’est pas le profit, mais l’homme et ses besoins, c’est-à-dire la satisfaction de ses besoins matériels et culturels. Le but de la production socialiste, ainsi qu’il est dit dans les « Remarques » du camarade Staline, est d’ »assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse accrus de toute la société ».
Le camarade Iarochenko pense qu’il s’agit ici du « primat » de la consommation sur la production. C’est là, bien entendu, un manque de réflexion de sa part. En réalité, il s’agit ici non du primat de la consommation, mais de la subordination de la production socialiste à son but fondamental : assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse croissants de toute la société.
Donc, assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse croissants de toute la société : voilà le but de la production socialiste : accroître et perfectionner constamment la production socialiste sur la base d’une technique supérieure : voilà le moyen d’atteindre ce but.
Telle est la loi économique fondamentale du socialisme.
Voulant conserver le « primat » de la production sur la consommation, le camarade Iarochenko affirme que la « loi économique fondamentale du socialisme », c’est d’ »accroître et de perfectionner constamment la production des conditions matérielles et culturelles de la société ». Cela est tout à fait faux. Le camarade Iarochenko mutile grossièrement et gâche la formule exposée dans les « Remarques » du camarade Staline. Chez lui la production, de moyen qu’elle était, devient le but, et il n’est plus besoin d’assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse accrus de la société. On a donc un accroissement de la production pour l’accroissement de la production, la production comme but en soi, et le camarade Iarochenko perd de vue l’homme et ses besoins.
Aussi rien d’étonnant si, en même temps que l’homme, considéré comme but de la production socialiste, disparaissent dans la « conception » du camarade Iarochenko les derniers vestiges du marxisme.
Par conséquent, ce qu’on trouve en définitive chez le camarade Iarochenko, ce n’est pas le « primat » de la production sur la consommation, mais quelque chose comme le « primat » de l’idéologie bourgeoise sur l’idéologie marxiste.
3° Une question se pose à part : celle de la théorie de la reproduction de Marx. Le camarade Iarochenko affirme que la théorie de la reproduction de Marx n’est applicable qu’à la reproduction capitaliste, qu’elle ne renferme rien qui soit valable pour les autres formations sociales, la formation sociale socialiste y compris. Il dit : Transporter dans la production sociale socialiste le schéma de la reproduction que Marx a élaboré pour l’économie capitaliste, c’est se faire une conception dogmatique de la doctrine de Marx et se mettre en contradiction avec l’essence de sa doctrine. (Voir le discours du camarade Iarochenko à l’Assemblée plénière de la discussion).
Il affirme ensuite que le schéma de la reproduction de Marx ne correspond pas aux lois économiques de la société socialiste et ne peut servir de base à l’étude de la reproduction socialiste (ibid.).
Parlant de la théorie de la reproduction simple de Marx, qui établit une relation définie entre la production des moyens de production (section I) et celle des moyens de consommation (section II), le camarade Iarochenko dit :
La relation existant entre les sections I et II n’est pas conditionnée, en société socialiste, par la formule de Marx V+P de la section I et C de la section II. Dans les conditions du socialisme, ce rapport d’interdépendance dans le développement entre les sections I et II ne doit pas être (ibid.).
Il affirme, que la théorie, élaborée par Marx, de la relation existant entre les sections I et II, est inacceptable dans nos conditions socialistes, car la théorie de Marx a pour base l’économie capitaliste et ses lois. (Voir la lettre du camarade Iarochenko aux membres du Bureau politique).
C’est ainsi que le camarade Iarochenko exécute la théorie de la reproduction de Marx.
Certes, la théorie de la reproduction, que Marx a élaborée après avoir étudié les lois de la production capitaliste, reflète les traits spécifiques de la production capitaliste et revêt naturellement la forme des rapports de valeur propres à la production marchande capitaliste. Il ne pouvait en être autrement. Mais ne voir dans la théorie de la reproduction de Marx que cette forme, et ne pas apercevoir sa base, ne pas apercevoir son contenu fondamental, qui n’est pas valable uniquement pour la formation sociale capitaliste, c’est ne rien comprendre à cette théorie. Si le camarade Iarochenko comprenait quoi que ce soit en la matière, il aurait aussi compris cette vérité évidente que les schémas de la reproduction de Marx ne se bornent nullement à refléter les traits spécifiques de la reproduction capitaliste, qu’ils renferment aussi nombre de thèses fondamentales relatives à la reproduction, qui restent valables pour toutes les formations sociales, y compris et notamment la formation sociale socialiste.
Des thèses fondamentales de la théorie de la reproduction de Marx, comme celle de la division de la production sociale en production des moyens de production et en production des moyens de consommation ; celle de la priorité donnée à la production des moyens de production lors de la reproduction élargie ; celle de la relation existant entre les sections I et II ; celle du produit net considéré comme source unique de l’accumulation ; celle de la formation et du rôle des fonds sociaux ; celle de l’accumulation considérée comme source unique de la reproduction élargie, — toutes ces thèses fondamentales de la théorie de la reproduction de Marx ne sont pas valables seulement pour la formation capitaliste, et aucune société socialiste ne peut s’abstenir de les appliquer pour planifier l’économie nationale. Fait significatif : le camarade Iarochenko, qui le prend de si haut avec les « schémas de la reproduction » de Marx, est lui-même obligé d’y recourir à tout moment lorsqu’il traite des problèmes de la reproduction socialiste.
Mais qu’en pensait Lénine, qu’en pensait Marx ?
Chacun connaît les remarques critiques de Lénine sur le livre de Boukharine : l’Économie de la période de transition. Dans ces remarques, on le sait, Lénine reconnaissait que la formule donnée par Marx de la relation existant entre les sections I et II, contre laquelle le camarade Iarochenko part en guerre, reste valable et pour le socialisme, et pour le « communisme pur », c’est-à-dire pour la seconde phase du communisme.
Quant à Marx, on le sait, il n’aimait pas à se distraire de l’étude des lois de la production capitaliste, et il ne s’est pas préoccupé, dans son Capital, de savoir si ses schémas de la reproduction seraient ou non applicables au socialisme. Pourtant, au chapitre 20 du second tome du Capital, dans la rubrique « Le capital constant de la section I », où il traite de l’échange des produits de la section I à l’intérieur de cette section, Marx note, pour ainsi dire en passant, que l’échange des produits dans cette section se déroulerait sous le socialisme de façon aussi constante que sous le régime de la production capitaliste. Il dit :
« Si la production était sociale, au lieu d’être capitaliste, ces produits de la section I seraient tout aussi bien répartis de nouveau comme moyens de production dans les branches de production de cette section en vue de la reproduction ; une partie resterait directement dans la sphère de production où elle est née comme produit, une autre partie passerait dans d’autres branches de production. Il y aurait donc un va-et-vient continuel. » (K. Marx, Le Capital, tome VIII, p. 42, Edit. Costes, Paris, 1932).
Il s’ensuit que Marx ne pensait nullement que sa théorie de la reproduction n’était valable que pour la production capitaliste, bien qu’il s’occupât alors de l’étude des lois de la production capitaliste. On voit qu’au contraire il estimait sa théorie de la reproduction également valable pour la production socialiste.
Notons que Marx, analysant dans sa Critique du programme de Gotha l’économie du socialisme et de la période de transition au communisme, s’appuie sur les thèses fondamentales de sa théorie de la reproduction, qu’il considère manifestement comme obligatoires pour un régime communiste.
Notons aussi que, dans son Anti-Dühring, Engels, critiquant le « système socialitaire » de Dühring et définissant l’économie du régime socialiste, s’appuie, lui aussi, sur les thèses fondamentales de la théorie de la reproduction de Marx qu’il considère comme obligatoires pour un régime communiste.
Tels sont les faits.
Il s’ensuit que là encore, dans la question de la reproduction, le camarade Iarochenko, malgré son ton dégagé à l’égard des « schémas » de Marx, s’est retrouvé sur un banc de sable.
4° Le camarade Iarochenko termine sa lettre aux membres du Bureau politique en proposant qu’on le charge d’écrire l’ »Economie politique du socialisme ». Il déclare : Partant de la définition − exposée par moi à la séance plénière, à la section et dans la présente lettre, − de l’objet de cette science qu’est l’économie politique du socialisme, et appliquant la méthode dialectique marxiste, je puis en un an, dix-huit mois au plus, et avec l’aide de deux assistants, élaborer les solutions théoriques des problèmes fondamentaux de l’économie politique du socialisme ; exposer la théorie, marxiste, léniniste-stalinienne de l’économie politique du socialisme, théorie qui fera de cette science une arme efficace dans la lutte du peuple pour le communisme.
Il faut avouer que le camarade Iarochenko ne souffre pas d’un excès de modestie. Bien plus : on pourrait dire, pour user du style de certains hommes de lettres, que c’est « même juste le contraire ».
Nous avons déjà dit que le camarade Iarochenko confond l’économie politique du socialisme avec la politique économique des organismes dirigeants. Ce qu’il considère comme l’objet de l’économie politique du socialisme − organisation rationnelle des forces productives, planification de l’économie nationale, constitution de fonds sociaux, etc. − regarde non l’économie politique du socialisme, mais la politique économique des organismes dirigeants.
Cela, sans préjudice du fait que les graves erreurs commises par le camarade Iarochenko et son « point de vue » non marxiste n’engagent guère à confier pareille tâche au camarade Iarochenko.
Conclusions :
1) Les doléances du camarade Iarochenko à l’adresse des dirigeants de la discussion sont sans objet, car les dirigeants de la discussion, qui étaient des marxistes, ne pouvaient tenir compte, dans les documents qui font le point de la discussion, du « point de vue » non marxiste du camarade Iarochenko ;
2) La demande du camarade Iarochenko, − qu’il soit chargé d’écrire l’Economie politique du socialisme − ne peut être prise au sérieux, ne serait-ce que pour la raison qu’elle sent son Khlestakov [Personnage principal de la pièce de Gogol : Révizor, N. Ed.] à plein nez.
22 mai 1952.