Conférences à l’université Sverdlov sur la libération des femmes
Alexandra Kollontaï
VIII° conférence
Le mouvement féministe et le rôle de la femme travailleuse dans la lutte de classe
Le mouvement des femmes fut donc le résultat d’une contradiction exemplaire au sein du capitalisme : la participation grandissante des femmes dans la production ne correspondait aucunement à leur discrimination persistante dans la société, le mariage et l’État.
La « question des femmes » n’existe pas de façon indépendante. Cette violence dans la société bourgeoise et qui opprime la femme est produite en partie par la grande antinomie sociale entre capital et travail. La contradiction entre la participation de la femme dans la production et son absence de droits généralisée conduisit à l’apparition d’un phénomène absolument inconnu jusque-là : la naissance d’un mouvement de femmes. Mais dès le départ, ce mouvement prend deux orientations diamétralement opposées : l’une des fractions s’organise sous l’égide d’un mouvement féministe bourgeois, tandis que l’autre fait partie intégrante du mouvement ouvrier.
Le mouvement féministe bourgeois dériva au XIX° siècle d’organisations politiques masculines et bourgeoises et ne cessa d’être par la suite, ne serait-ce que partiellement, le reflet des couches sociales qui le composent. Le mouvement des femmes prit rapidement de l’ampleur et forma, à la fin du XIX° siècle, dans la totalité des États occidentaux et orientaux, un solide réseau d’organisations féminines. Leur tâche principale fut la reconnaissance de l’égalité des droits de l’homme et de la femme sur tous les plans et dans le cadre de la société capitaliste existante. Les bourgeoises leaders, du mouvement des femmes, ne s’intéressaient pas le moins du monde au mouvement de renouveau social qui a ouvert des perspectives nettement plus vastes à la libération de la femme et qui lui a donné le seul fondement solide. Elles restèrent totalement étrangères au socialisme. Et si, finalement, une partie des féministes bourgeoises formulèrent vers la fin du XIX° siècle des revendications empruntées aux socialistes, c’était uniquement pour s’assurer le soutien des femmes prolétaires, pour acheter leur collaboration et pour se donner ainsi un plus grand poids politique. Le mouvement féministe bourgeois se voulait hors classe, neutre, et affirmait qu’il représentait les revendications et les actions de toutes les femmes. Cependant, la réalité était très différente, et les féministes bourgeoises ne représentaient finalement rien de plus que leurs propres revendications et intérêts, ce qui n’exclut pas le fait que le mouvement féministe bourgeois recrutait ses membres parmi les couches sociales les plus diverses. Une troisième caractéristique de ce mouvement, c’est qu’il réussit à déclencher un sérieux conflit d’intérêt entre l’homme et la femme, dans la mesure où les féministes cherchaient finalement à imiter les hommes. Elles commirent encore une autre faute grave. Elles ne prirent pas en considération la double tâche sociale de la femme et négligèrent totalement que ces « droits naturels » qu’elles défendaient avec prédilection exigeaient des femmes non seulement qu’elles accomplissent un travail productif pour la société, mais également qu’elles assurent leur fonction reproductrice au sein de cette même société. Mais la défense et la protection de la femme en tant que mère n’entraient nullement dans le programme ni dans la politique du mouvement féministe bourgeois. Et, lorsque le mouvement entreprit d’évoquer le problème de protection de la maternité à la fin du XIX° et au début du XX° siècle, ce fut un élément nouveau dans son travail. A contrecœur et sans trop y croire, les féministes intégrèrent à leur programme les revendications pour une protection légale de la mère et d’autres lois spéciales devant garantir la protection des travailleuses.
Les féministes tentèrent naïvement de reporter la lutte pour les droits de la femme du plan stable de la lutte de classes au plan de la lutte entre les sexes. Ce qui donna lieu à une falsification, une caricature. Leur manque d’intuition politique éloigna les féministes de la juste ligne de combat.
Le succès et l’appui que les féministes bourgeoises avaient rencontrés jusque-là parmi les hommes de leur propre classe, elles le perdirent l’un et l’autre parce qu’en toutes occasions, bonnes ou mauvaises, elles défendaient une cause exclusivement féminine, au lieu de soutenir les intérêts de l’ensemble de la classe bourgeoise, qui aurait pu garantir leurs droits en retour. Ce n’est qu’au début du XX° siècle que des bourgeoises politiquement conscientes entreprirent de rattacher leur propre lutte à celle d’un parti politique déterminé et se présentèrent dorénavant comme des représentantes de ce parti. C’est ainsi que travaillaient par exemple les cadettes féminines, d’abord dans l’Association pour le droit des femmes et, plus tard, dans la Ligue pour le droit des femmes.
Certaines organisations anglaises et allemandes adoptèrent une politique semblable.
Etant donné que les féministes bourgeoises employaient toute leur énergie à prouver que la femme n’était en rien et dans aucun domaine inférieure à l’homme, elles négligèrent totalement la spécificité biologique de la femme, spécificité dont la société devait tenir compte. A la période du communisme primitif, la tribu respectait les femmes, parce qu’elles étaient, d’une part, les producteurs principaux de l’économie de la tribu et, d’autre part, parce qu’elles mettaient les enfants au monde et assuraient ainsi la descendance de la tribu. Mais ensuite, lorsque les hommes exécutaient la totalité des tâches productives, la société n’avait plus de raison majeure pour considérer les femmes comme leurs égales même si celles-ci continuaient à enfanter comme par le passé. Ce n’est que lorsque hommes et femmes ont un travail socialement utile que la société est prête à considérer la fonction sociale supplémentaire de la femme, en tant que mère et éducatrice des enfants, en lui assurant une certaine aide et protection.
Mais les féministes bourgeoises, dans leur engagement exalté pour les principes creux de l’égalité des droits, refusèrent de reconnaître cette réalité. Leur plus grave erreur fut de croire que la reconnaissance des droits de la femme était fonction de la totale égalité de l’homme et de la femme. C’est pourquoi les féministes extrémistes s’habillaient « par principe » et non pas par commodité comme les hommes, se coupaient les cheveux pour leur ressembler et affichaient des allures et des démarches masculines.
Lorsque les féministes apprirent que les femmes qui travaillaient comme débardeurs au port étaient obligées de transporter de lourdes charges, elles furent extrêmement émues et écrivirent effectivement dans leurs journaux et leurs revues ce qui suit : « Une nouvelle victoire à mettre au compte de la lutte pour l’égalité des droits de la femme. Des femmes dockers transportent côte à côte avec leurs collègues masculins des charges allant jusqu’à 200 kg. » Elles ne se rendaient pas compte qu’il aurait au contraire fallu écrire des articles pour démasquer la rapacité du capitalisme, dénoncer ce travail inadapté, nuisible pour les organes féminins et, partant, nuisible pour le peuple entier. Les féministes ne comprirent pas davantage que la femme, à cause de ses propriétés corporelles spécifiques, se trouverait toujours dans une situation « à part » et que, pour une société donnée, le fait de « respecter » ou de « tenir compte » de ces qualités spécifiques ne lui serait nullement préjudiciable, bien au contraire. La femme ne doit absolument pas faire le même travail que l’homme. Pour lui garantir des droits égalitaires, il suffit largement qu’elle exerce un travail de même valeur pour la collectivité. Mais les féministes ne comprirent tout simplement pas cette relation, et c’est pourquoi leur mouvement fut aussi borné et unilatéral.
Le mouvement féministe bourgeois traversa naturellement différentes étapes de développement. Les revendications pour une égalité des droits politiques, qui fut posée avec énergie et fermeté en Amérique et en France jusqu’au XVIII° siècle, cessa avec le déchaînement de la guerre civile et la consolidation simultanée de la prédominance de la classe bourgeoise. Le mouvement féministe au début du XIX°siècle se contenta alors plus modestement de réclamer l’accès de toutes les femmes à la formation professionnelle. Cette revendication est issue directement de la revendication première du mouvement, c’est-à-dire du droit au travail. A l’époque de la Révolution française, Olympe de Gouges avait parfaitement raison lorsqu’elle affirmait dans son manifeste politique que la reconnaissance unilatérale des droits politiques de la femme n’allait finalement rien changer à la situation de celle-ci. Qu’il était tout aussi important pour les femmes de lutter pour obtenir leur accès à toutes les professions.
A l’époque où Olympe de Gouges publia son manifeste, débuta la lutte des femmes bourgeoises pour leur accès sans restriction aux études et aux métiers universitaires. A l’apogée du capitalisme, les artisans n’étaient pas seuls à faire faillite ni les ouvriers à domicile à se transformer en ouvriers d’usine. L’idylle sentimentale de la petite et de la moyenne bourgeoisie fut, elle aussi, considérablement entamée. Les hommes de ces dernières catégories sociales devinrent brusquement incapables de subvenir à l’entretien de leur propre famille. Ce qui amena les fils et les filles des familles défavorisées à chercher du travail. Les jeunes filles de familles bourgeoises travaillèrent comme maîtresses d’école, écrivirent ou traduisirent des romans ou tentèrent de s’employer comme fonctionnaires de l’État pour s’assurer un revenu stable. Néanmoins, l’accès des femmes aux métiers spécifiquement universitaires leur resta barré comme par le passé. La société bourgeoise ne faisait à leur énergie et à leur intelligence qu’une confiance limitée et ne leur ouvrit cette voie qu’à contrecœur. Il faut ajouter que les femmes sous-estimaient elles-mêmes leurs facultés intellectuelles par rapport aux hommes.
Normalement, l’homme assurait sa propre subsistance et celle de sa famille. La femme bourgeoise n’avait, en règle générale, qu’une » occupation d’appoint « , habitait chez son mari et utilisait ses revenus pour couvrir ses « dépenses personnelles ». Mais le nombre de femmes de la petite et de la moyenne bourgeoisie obligées de subvenir non seulement à leurs propres besoins, mais aussi à ceux de leur famille augmentait de plus en plus. Or, leur salaire continua toujours à être calculé comme si leur travail n’était qu’un travail d’appoint. Leur faible qualification professionnelle fut également la cause de leur moindre revenu. Ce n’est pas parce que les femmes appartenaient au « sexe faible » que les entrepreneurs et les services publics leur barraient l’accès aux emplois de bureau ou au métier d’institutrice. Leur travail revêtait une valeur productrice moindre parce que les femmes ne disposaient pas de la formation professionnelle correspondante. Leurs concurrents sur le marché du travail, les hommes, étaient évidemment extrêmement mécontents lorsqu’ils perdaient leur emploi de bureau dans le secteur privé ou public. Les féministes commirent une grave erreur en pensant que les hommes ne refusaient l’accès des femmes à certaines professions que parce qu’ils étaient égoïstes et craignaient la concurrence féminine. Le fait que les femmes bourgeoises n’avaient alors le choix qu’entre un nombre extrêmement restreint de professions était dû à la carence de leur formation professionnelle. Les femmes ne purent sortir de cette impasse que lorsqu’elles réussirent à accéder aux études universitaires. C’est pourquoi dans certains pays, comme en Allemagne et plus tard aussi en Russie, la revendication essentielle du mouvement féministe bourgeois fut la suivante : mêmes conditions pour les femmes et les hommes dans la formation supérieure. Le débat sur de meilleures possibilités d’instruction pour les femmes est né au XVIII° siècle. L’écrivain français Fénelon et, plus tard, le philosophe et journaliste Condorcet (particulièrement actif au cours des premières années de la Révolution) se prononcèrent avec détermination pour l’instruction de la femme. En Angleterre, cette question fut déjà posée au XVII° siècle par Daniel Defoe et Mary Astell. Mais, comme ils étaient l’un et l’autre dans une position plutôt isolée, leur appel n’avait pas entraîné de conséquences pratiques. Les choses changèrent cependant au courant du XIX° siècle. Mary Wollstonecraft aborda de nouveau le problème de l’instruction de la femme dans son ouvrage Pour la défense des droits de la femme. Dans ce livre, elle fait preuve d’ailleurs d’un courage et d’une audace exceptionnels et qui ne sont pas sans nous faire penser aux grandes figures de la Révolution française. Ses conclusions furent particulièrement originales. Elle revendiquait une amélioration de l’éducation de la femme et la reconnaissance de ses droits, tout en mettant l’accent sur la signification spirituelle de la maternité. Seule une femme libre et consciente pouvait être une bonne mère capable d’enseigner à ses enfants leurs devoirs de citoyens et un authentique amour de la liberté. Parmi tous les pionniers luttant pour les droits des femmes, Mary Wollstonecraft fut effectivement la première qui réclama l’égalité des droits de la femme en partant des devoirs de la maternité. La seule exception est Jean-Jacques Rousseau en France. Ce philosophe et ce révolutionnaire du XVIII° siècle explique l’égalité de la femme à partir des « droits naturels de l’humanité « . Pourtant dans sa société libre, dans laquelle l’intelligence régnait en maître, il n’en renvoya pas moins la femme exclusivement à son rôle de mère, dans un esprit pas très éloigné de celui de la famille bourgeoise.
Malgré le fait que de nombreux penseurs se soient prononcés dans la première moitié du XIX° siècle pour le droit égal de l’homme et de la femme à une formation supérieure, les portes des universités – et même celles des établissements de niveau inférieur – restèrent fermées aux femmes comme par le passé. Ce n’est qu’à l’issue d’une longue lutte et après avoir surmonté d’innombrables obstacles que la femme parvint à obtenir son accès au travail intellectuel lui donnant les connaissances scientifiques et techniques nécessaires. Elisabeth et Amelia Blackwell, deux militantes du mouvement féminin bourgeois, arrivèrent vers 1840 à entrer dans une université américaine. Amelia fut la première femme à obtenir le diplôme de médecin. A la même époque, la première journaliste américaine, Margareth Fuller, réussit à se faire un nom. Vers 1860, Mary Mitchell fut la première femme à occuper une chaire de mathématiques et d’astronomie, d’ailleurs toujours en Amérique. Dans les années 1830, l’Anglaise Caroline Herschel, sœur du célèbre astronome Herschel, devint membre de la société astronomique. Mais les universités anglaises restèrent fermées aux femmes. C’est ainsi que la première femme médecin anglaise, Elisabeth Garrett, fut obligée d’étudier la médecine en Suisse. Ce n’est que vers la fin du XIX°siècle que les femmes réussirent à conquérir pas à pas leur accès aux universités.
En Russie, également, le mouvement féministe bourgeois lutta au début pour la « liberté de l’instruction ». Ce slogan reposait sur la revendication légitime et nécessaire du droit au travail. La possibilité d’exercer une profession libérale nécessitant une formation universitaire était alors totalement fermée aux femmes.
Le processus de dissolution de la noblesse a débuté dans les années 1860, en l’occurrence après la libération des paysans et autres changements politiques intervenus en faveur du capitalisme. La ruine économique des propriétaires terriens obligea leurs enfants, garçons comme filles, à rechercher du travail. C’est ainsi qu’apparut un nouveau type de femmes : des femmes qui gagnaient leur vie exactement comme les hommes en exerçant une profession libérale. Parallèlement au développement du capitalisme, on assista à la naissance d’un appareil d’État de plus en plus complexe, réclamant de plus en plus de forces de travail, en particulier dans les secteurs de l’éducation et de la médecine. Cet état de fait disposa au mieux les pouvoirs publics à l’égard des revendications des femmes pour une formation supérieure.
En Russie, la demande grandissante et le manque de main-d’œuvre qualifiée facilita à nos femmes l’accès aux professions libérales et aux instituts d’études supérieures. Bien sûr, cela ne se fit pas entièrement sans combat. La loi d’inertie empêche encore et toujours une classe de comprendre que certaines réformes peuvent servir tout particulièrement leurs propres intérêts. Par exemple, Sofia Kovalevskaja, mathématicienne connue, rencontra une résistance tellement grande qu’elle fut obligée d’achever ses études à l’étranger. Et, dans les années 1880, elle ne devint pas professeur dans une université Russe, mais dans une université suédoise de Stockholm. Je me souviens encore très bien de l’immense prestige dont jouissaient nos deux premières doctoresses russes, Nadeschda Suslova et Rudnova, qui obtinrent toutes deux leurs titres à l’étranger.
De nos jours – en particulier depuis la fin de la guerre, mais aussi parce que la Révolution russe eut une grande influence sur l’évolution de tous les autres pays – la question de savoir si la femme avait ou non droit à une formation plus poussée fut résolue à peu près partout de façon satisfaisante. En Asie, en Chine, en Inde et au Japon, cette question reste encore en suspens, car certaines sciences ou certaines professions restent toujours fermées aux femmes. Mais, même dans ces pays, les femmes ont actuellement plus de facilités pour accéder à une formation universitaire et professionnelle plus générale que ce ne fut le cas en Europe et en Amérique pour la période qui nous intéresse ici. Cette évolution est due au développement du capitalisme et à la demande croissante d’un appareil d’État de plus en plus complexe, réclamant un nombre de plus en plus important de maîtres, de télégraphistes, de téléphonistes, d’employées de bureau, de bibliothécaires, etc.
Au cours des années 1850, les femmes bourgeoises, à la place de la revendication du droit égal à la formation, en arrivèrent à poser correctement la revendication du » droit au travail « . Le mouvement féministe bourgeois peut être fier d’avoir permis aux femmes de conquérir leur indépendance financière par le travail. Ce mouvement n’a cependant pas tenu compte du fait essentiel que le mouvement des femmes n’était lui-même qu’un résultat de l’intégration des femmes dans la production. Nous savons, grâce aux conférences précédentes, que ces revendications furent déjà réalisées dans la pratique par des millions de prolétaires et cela bien avant d’être formulées par les féministes. Et ce processus fut une conséquence des conditions économiques nouvelles et de l’établissement définitif du système capitaliste.
En effet, la majorité des bourgeoises vivaient comme par le passé, heureuses et à l’abri dans leur foyer, aux frais de leur mari ou de leur amant, bref, elles ne manquaient de rien. A la même époque, les paysannes pauvres et les prolétaires obligées de gagner leur vie réalisèrent dès les XVII° et XVIII° siècles le mot d’ordre des féministes de la fin du XIX° c’est-à-dire le droit au travail. Les femmes les plus pauvres luttaient pour ce droit, alors que les bourgeoises considéraient comme une honte de devoir travailler. Mais les femmes de la classe ouvrière, en accédant au travail productif, ne suivaient pas les mêmes règles sociales. Le mouvement des femmes prolétaires choisit une autre voie en se déterminant comme partie intégrante du mouvement ouvrier en général.
De nombreux ouvrages ont été écrits dans toutes les langues sur le mouvement féministe bourgeois. Mais l’histoire de la lutte des femmes travailleuses pour la défense de leurs droits comme membres de la classe ouvrière et producteurs d’égale valeur pour l’économie nationale,, assurant de surcroît la reproduction de l’espèce, cette histoire n’a pas encore été écrite. Nous ne trouvons disséminés ici ou là dans quelques ouvrages relatant la lutte et l’histoire de la classe ouvrière que quelques faits isolés. Mais ces informations suffisent à nous montrer comment les femmes prolétaires, lentement mais sûrement, réussirent à conquérir un secteur de travail après l’autre et elles nous renseignent également sur la prise de conscience grandissante des femmes, à la fois comme membres d’une classe donnée et comme individus. Ces informations nous permettent d’observer comment les travailleuses s’associèrent à la lutte de l’ensemble de la classe ouvrière et comment elles défendirent des revendications propres à leur situation. Mais le livre traitant à fond de ce thème et décrivant le difficile chemin parcouru par les femmes jusqu’à leur reconnaissance définitive comme membres à part entière du prolétariat n’a toujours pas vu le jour.
Le mouvement des femmes prolétaires est de toute évidence étroitement et indissolublement lié au reste du mouvement ouvrier dont il est une partie constituante et organique. Nous commettrions la même erreur que les féministes si nous nous obstinions à nier la différence entre les femmes et hommes du prolétariat, si nous affirmions tout simplement qu’ayant un seul et même but – le communisme – ils seraient, du fait de leurs intérêts de classe communs, en parfait accord et en parfaite harmonie. Or, il faut absolument mettre l’accent sur les différences anatomiques de la femme et sur sa capacité à enfanter (cette dernière tâche sociale continuera à lui échoir, même lorsque l’égalité des droits sera définitivement acquise). Le fait que la femme n’est pas uniquement citoyenne et force de travail, mais qu’elle met aussi des enfants au monde, la placera toujours dans une situation particulière. C’est ce que les féministes refusèrent de comprendre. Le prolétariat lui ne peut se permettre d’ignorer cette réalité essentielle lorsqu’il s’agit d’élaborer de nouveaux modes de vie.
Nous allons revenir maintenant au rôle de la femme bourgeoise dans les pays capitalistes et poursuivre notre description du développement du mouvement féministe.
Nous venons de souligner que le capitalisme reproduit en son sein de nombreuses contradictions et antagonismes. La situation actuelle de la femme est l’une de ces contradictions. Cela vaut également pour les femmes de la classe bourgeoise, même si celles-ci continuent pour la majorité d’entre elles à jouer les courtisanes légales et à s’abriter « derrière le dos » de leur mari. II n’en est pas moins vrai qu’elles sont de plus en plus nombreuses à envahir le marché du travail et que la machinerie compliquée de la production capitaliste a de plus en plus besoin d’elles, tant dans l’administration privée que publique. Cette demande grandissante n’est sans doute pas uniquement à mettre au compte du prix de revient plus bas de la main-d’œuvre féminine par rapport à la main-d’œuvre masculine, mais aussi parce que les femmes sont généralement plus souples et plus consciencieuses que leurs collègues masculins.
Si la production actuelle dans les grandes entreprises ne peut absolument plus se passer de la force de travail féminine, la société bourgeoise reposant de son côté sur la propriété privée ne peut pas se passer davantage de l’institution de la famille. L’expansion du travail féminin et l’indépendance économique grandissante de la femme contribuent à son émancipation. La famille ne résiste pas à ce processus et se désagrège inexorablement.
La bourgeoisie ou plus précisément le capitalisme attire les femmes hors de leur foyer et les intègre dans la production. Mais la législation bourgeoise refuse en même temps de tenir compte de ce fait nouveau. Le droit bourgeois continue à se baser sur la dépendance de la femme, comme si elle était toujours sous la coupe de son époux « soutien de famille », chargé de défendre au mieux ses intérêts. Cette législation ne permet en aucun cas de considérer la femme comme une personne autonome, elle est et demeure un simple complément et un appendice de son mari. Une situation qui est bien sûr intenable à terme. Des millions de femmes gagnent leur propre subsistance tout en n’ayant aucune possibilité de défendre leurs intérêts face à l’État puisqu’on refuse tout bonnement de leur accorder la plupart des droits réservés aux citoyens masculins.
La lutte pour le droit de vote et de l’éligibilité fut la revendication principale des féministes dans les années 1860.
Les Américaines furent les pionnières de ce mouvement. Elles participèrent activement à la guerre d’Indépendance des États-Unis et luttèrent pour l’abolition de l’esclavage. Cette guerre fut une bataille décisive entre les États féodaux du Sud et les États capitalistes du Nord. Les nordistes remportèrent la victoire, et les États-Unis d’Amérique devinrent un pays où s’épanouirent le capitalisme et l’esclavage salarié. L’esclavage des Noirs fut aboli par un décret. Comme toujours dans ces sortes de conflits sociaux, les femmes participèrent de façon particulièrement active à la guerre civile. La nouvelle Constitution élargit les droits du gouvernement central, et les femmes luttèrent naturellement pour obtenir la satisfaction de leurs revendications. « Si le Noir est reconnu comme un être humain libre et indépendant, pourquoi la femme, qui a contribué à l’abolition de l’esclavage, serait-elle la seule à ne pas jouir de toute son autonomie devant la loi ? » Cependant, le Parlement bourgeois des États-Unis le Congrès célèbre pour son « amour de la liberté et de la démocratie », se garda bien d’accorder à la femme des droits égaux. Voici donc à quoi ressemblait la situation peu après la fin de la guerre d’Indépendance et elle n’a guère changé de nos jours. Les femmes n’ont toujours pas réussi à obtenir le droit de suffrage au niveau du gouvernement central. Elles ne détiennent celui-ci qu’au niveau des États fédérés.
A la suite des États-Unis naquit en Angleterre un formidable mouvement féministe luttant pour le droit de vote. Les féministes, qui travaillaient maintenant dans toutes sortes de professions libérales, déplacèrent le point de gravité de leur lutte et le reportèrent essentiellement sur le droit de l’éligibilité. C’est sur ce thème que furent fondées toute une séries d’organisations féminines. Les féministes de plusieurs pays organisèrent des actions communes et, à partir du siècle dernier, des congrès internationaux de femmes. Elles bombardèrent les parlements bourgeois de pétitions et inondèrent le marché littéraire d’ouvrages, de brochures et de proclamations traitant du droit de vote universel des femmes. Lorsque cette « tactique pacifique » se révéla inefficace, les féministes adoptèrent les méthodes des suffragettes. Les militantes féministes bourgeoises furent très connues dans les premières années de ce siècle et jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale. II faut cependant mettre l’accent sur le fait que jusque-là, dans les différents pays, ces mêmes féministes ayant affirmé qu’elles représentaient la majorité des femmes dans leur combat pour les droits politiques, lorsqu’elles eurent réellement la possibilité de s’opposer à l’introduction du système électoral des trois classes, acceptèrent celui-ci et permirent que les femmes prolétaires soient spoliées de leur droit de suffrage.
Pendant la Guerre mondiale, les activités des féministes déclinèrent. Dans certains pays, sous la pression des tempêtes révolutionnaires secouant l’Europe après la guerre et en particulier à cause de la Grande Révolution ouvrière russe, la bourgeoisie fut contrainte de céder dans certains domaines. C’est pourquoi, en Angleterre, en Suède et en Allemagne, la bourgeoisie accorda aux femmes leur droit de vote si ardemment désiré, ainsi que la possibilité de participer aux affaires de l’État On révisa le code du mariage et le droit relatif à l’héritage, et cela de façon à assurer les intérêts de la femme bourgeoise à l’intérieur de la famille. On alla jusque-là, mais pas plus loin. Par ces réformes, un grand nombre de revendications, que les féministes avaient considérées comme devant résoudre la « question des femmes », furent ainsi satisfaites. Cela nous montre clairement que le problème ne peut pas être réglé par une simple application formelle de l’égalité de droits, mais que toute l’affaire est bien plus étendue et plus complexe.
Dans plusieurs pays bourgeois capitalistes, la femme jouit maintenant des mêmes droits politiques que l’homme. Le droit au travail a, lui aussi, été largement conquis. Dans toutes les nations, les femmes bénéficient de surcroît de la possibilité de poursuivre des études supérieures. Les relations entre l’homme et la femme, parents et enfants, témoignent de l’importance des droits acquis par la femme. Néanmoins, la « question des femmes », la situation de la femme, n’est toujours pas réglée. La reconnaissance formelle de ces droits dans le capitalisme et la dictature bourgeoise ne la dispense nullement de vivre, en réalité, une vie de servante pour sa propre famille, ne lui assure pas davantage de protection contre les préjugés ni les mœurs de la société bourgeoise, ne la libère pas de la dépendance de son mari ni finalement – ce qui est déterminant – de l’exploitation capitaliste.
Le mouvement féministe bourgeois a atterri dans une impasse. Les organisations révolutionnaires du prolétariat sont les seules à indiquer la voie que peuvent emprunter les femmes travailleuses. Mais, au départ, les ouvrières, pas plus que les ouvriers, ne comprirent que l’objectif final du mouvement ouvrier allait amener avec lui la résolution de la « question des femmes ». Ce n’est que peu à peu et grâce à des expériences difficilement acquises que la classe ouvrière prit conscience qu’il n’existait pas au sein du prolétariat de contradictions antagonistes ni de conflits d’intérêts. Déjà, grâce à la mécanisation du travail, les activités qui étaient restées différentes s’uniformisèrent, de sorte que les ouvriers et les ouvrières ont aujourd’hui des intérêts et des buts semblables. Le prolétariat est une unité. Il est une classe qui n’a pas de place pour une guerre entre les sexes, et la libération des femmes fait partie de ses objectifs à long terme.
Le mouvement féministe bourgeois se développa à partir du mot d’ordre : « Egalité des droits ». Le premier mot d’ordre des ouvrières fut : « Droit au travail ». Dans les années 1850, les ouvrières luttèrent pour les revendications suivantes :
- Accès aux syndicats dans les mêmes conditions que les collègues masculins.
- A travail égal, salaire égal.
- Protection du travail féminin (cette revendication apparut à la fin du XIX° siècle.)
- Protection générale de la maternité.
Aucune de ces revendications n’est en contradiction avec les intérêts de classe du prolétariat, bien au contraire, elles sont typiquement prolétariennes. La lutte pour le droit au travail caractérisait déjà les actions contre les organisations corporatrices du XVIII° siècle, elle ne fut cependant pas menée exclusivement par des ouvrières, mais par la totalité des ouvriers non qualifiés, hommes et femmes. Il est aussi tout à fait correct de considérer l’affiliation des femmes dans les syndicats comme un devoir de la classe ouvrière. La revendication de salaire égal pour un travail égal a toujours été à la base des luttes salariales de la classe ouvrière et détermina la politique des salaires. Vous devez pourtant tenir compte du fait qu’une classe, peu après sa naissance, ne reconnaît que rarement où se situe son véritable intérêt. L’expérience insuffisante et les fausses perspectives mènent naturellement à commettre de graves erreurs. Mais, grâce à sa propre expérience de lutte, on acquiert une conscience solide et sûre et une maturité de jugement sur le plan politique et social. Avec le développement du travail féminin, le prolétariat rencontra lui aussi ces difficultés avant de prendre position en faveur de ces problèmes. L’histoire du prolétariat fourmille d’anecdotes nous montrant que les ouvrières, à chaque fois qu’elles réussirent à pénétrer dans un nouveau secteur de production, rencontrèrent de grandes difficultés à obtenir de leurs frères de classe un comportement de camarades. Les difficultés des ouvrières étaient bien plus grandes que celles des femmes bourgeoises lorsqu’elles luttèrent pour leur accès aux études universitaires. Dans d’innombrables branches industrielles (par exemple dans l’industrie mécanique, la typographie, etc., employant une main-d’œuvre qualifiée), l’arrivée des ouvrières dans la production fut activement combattue par leurs collègues masculins. De nombreux syndicats stipulaient dans leurs statuts « l’exclusion de la main-d’œuvre féminine non qualifiée, responsable de la dégradation des revenus des ouvriers ». Des syndicats puissants forcèrent les entrepreneurs à renoncer à employer des femmes. Certains groupes de travailleurs furent encore plus extrémistes et interdirent totalement aux femmes d’adhérer à leurs syndicats. Nous devons cependant nous rendre compte que cette situation tragique, menaçante naturellement pour l’unité de la classe ouvrière, avait des causes compréhensibles. L’insuffisance de la formation professionnelle empêchait les ouvrières d’accéder à certaines branches tout comme les femmes bourgeoises d’exercer des professions libérales. Et les femmes continuent toujours à offrir leur force de travail non qualifiée et donc moins chère. Le problème se posa avec une acuité particulière dans le secteur mécanique. Mais dès que l’on réclamait un savoir professionnel, les femmes n’avaient plus aucune chance. C’est pourquoi le problème de la qualification professionnelle demeure dans le monde entier un terrible handicap pour les femmes, étant donné que, sur ce plan, les choses n’ont guère changé depuis.
Les ouvriers, qui craignaient la concurrence du travail bon marché des femmes, allèrent jusqu’à réclamer des lois limitant le travail des femmes. Lorsque dans les années 1840 apparut un mouvement spontané luttant pour la protection du travail, la revendication des ouvriers portait surtout sur l’indispensable réglementation du travail des femmes et des enfants. La plupart d’entre eux soutinrent naturellement ces revendications, mais pour des raisons qui étaient tout, sauf généreuses. Ils espéraient de cette façon pouvoir limiter la concurrence du travail sous-payé des femmes et des enfants. Les ouvrières, elles, ne cherchèrent jamais à exclure les femmes mariées de la production.
Mais la dynamique des forces productives fut plus forte que la volonté et les souhaits d’individus isolés ou même d’organisations entières. II n’était plus possible de se passer du travail féminin. Par la suite, les ouvriers reconnurent qu’il ne leur restait pas d’autre solution que de transformer ce concurrent indésirable sur le marché du travail en un allié fidèle dans leur lutte contre le capital. Au lieu d’interdire l’accès des femmes aux syndicats et de les exclure de la production comme c’était le cas jusque-là, ils s’efforcèrent dorénavant de les inclure dans leurs organisations et d’obtenir leur adhésion. Actuellement, les syndicats en Europe, aux États-Unis en Australie et, partiellement, aussi en Asie regroupent des millions d’adhérentes. Les syndicats chinois et indiens restent les seuls à faire preuve de mauvaise volonté à l’égard des femmes. Mais au Japon, les ouvrières sont déjà organisées avec les hommes.
Tant que les syndicats interdirent leur accès aux femmes, celles-ci furent naturellement obligés de créer leurs propres organisations. Les syndicats de femmes réunirent de nombreuses adhérentes, surtout en Angleterre, mais ils existaient aussi en France, en Allemagne et en Amérique. Toutefois depuis que le mouvement ouvrier a acquis une conscience de classe révolutionnaire, les barrières entre ouvriers et ouvrières se sont écartées, et les syndicats de femmes se fondirent au reste du mouvement ouvrier en un flot puissant et uni.
Le prolétariat commença à reconnaître que la femme avait des droits égaux comme esclave salariée et membre de la totalité de la classe ouvrière. De plus, du fait de sa fonction maternelle, le prolétariat est forcé de défendre les droits de la femme, et cela dans l’intérêt des futures générations. C’est pourquoi il tente actuellement d’obtenir une législation assurant la protection des travailleuses.
Depuis que la classe ouvrière s’est regroupée dans un parti et a commencé à mener une authentique politique de lutte de classes, le besoin des ouvrières d’élaborer leur propre programme de revendications a disparu. « A travail égal, salaire égal » a trouvé une résonance générale. Même les partis socialistes modérés ont intégré dans leur programme la lutte pour la protection du travail des femmes et des enfants. On est cependant forcé de reconnaître que la conquête définitive de l’égalité des droits de la femme et de sa libération n’est pas possible sous le capitalisme. Le problème de la femme ne peut trouver une solution pratique que dans le système de production où la femme est pleinement reconnue comme force de travail utile et nécessaire, ne travaillant pas seulement pour améliorer le bien-être de sa propre famille, mais pour celui de l’ensemble de la société.
La libération définitive et totale de la femme n’est possible que dans le communisme. C’est aussi pourquoi la partie la plus consciente du prolétariat féminin international a rejoint les rangs du parti communiste. II nous reste maintenant à aborder un fait extrêmement important que nous ne pouvons absolument pas laisser de côté. Alors que la majorité du prolétariat ne reconnut que tardivement la lutte pour la libération de la femme comme faisant partie intégrante de la lutte des classes, l’avant-garde de la classe ouvrière – les socialistes – avaient compris cela dès le départ. Les socialistes utopistes du début du XIX° siècle – Saint-Simon, Fourier et autres adeptes – discutaient déjà de la « question des femmes ». Les utopistes ne purent naturellement pas découvrir les véritables raisons de l’oppression de la femme, c’est-à-dire ils étaient incapables de reconnaître que l’esclavage de la femme naquit justement parce qu’elle avait cessé de produire un travail utile et productif pour l’ensemble de la collectivité. C’est pourquoi ils n’envisageaient pas la solution au problème de la femme par son travail obligatoire pour la société. A leurs yeux, elle demeurait l’épouse ou la compagne, c’est-à-dire d’une manière ou d’une autre l’« amie » de l’homme, et non pas une force de travail productive autonome.
Si le grand mérite des utopistes fut d’introduire le débat sur l’égalité de la femme de façon vigoureusement polémique, il ne fut pas le seul, car ils ne se contentèrent pas d’analyser le rôle de la femme dans le travail et devant la loi, mais ils posèrent également le problème de sa situation dans le mariage. Claude Henri de Rouvroy comte de Saint-Simon attaquait vigoureusement la « double morale » qui sévissait au sein de l’hypocrite société bourgeoise. Les positions des utopistes sur l’égalité entre les sexes, l’amour, le mariage et la a liberté des sentiments » furent reprises par toute une série de femmes tout au long du XIX° siècle. Ces femmes refusèrent de façon conséquente de participer au mouvement féministe bourgeois parce qu’elles estimaient que la « question des femmes » était une affaire bien plus vaste et complexe et qu’elle ne se réglerait pas simplement par l’accès des femmes aux universités ou aux urnes. Parmi les représentantes les plus fascinantes et combatives pour le droit de la femme à la « liberté des sentiments », il faut citer George Sand, écrivain révolutionnaire français ayant participé activement aux soulèvements de 1848, ainsi que la première journaliste américaine, Margareth Fuller. Elles furent d’ailleurs contemporaines. C’est surtout par son rayonnement personnel que Margareth Fuller a influencé de façon décisive ces aspects de la question des femmes et non pas tant par la profondeur et la maturité de ses écrits.
Robert Owen – utopiste sans doute, mais en tout cas très pratique – reconnut, en tant que fondateur du mouvement communautaire en Angleterre, l’importance de la collaboration des femmes. Dans sa première communauté, il y eut de nombreux adeptes féminins. Si vous vous intéressez à ce sujet, je vous conseille de lire soit Dobroliubov ou encore l’ouvrage de Sidney et de Beatrice Webb sur les syndicats, où il est question de Robert Owen.
Le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels analyse scientifiquement la question des femmes sous l’aspect de la famille et du mariage. L’ouvrage de Friedrich Engels : l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, approfondit et développe les arguments du Manifeste, tandis que Karl Marx, dans le Capital, traite une autre question, à savoir que l’extension du travail des femmes et l’exploitation de ce dernier par le capital sont un produit du processus de concentration dans le système capitaliste.
Dans ce contexte, la « question des femmes » cessa d’être un aspect purement pratique de la lutte des classes, elle eut désormais son support théorique dans la lutte de libération prolétarienne.
La I° Internationale mit à l’ordre du jour les questions se rapportant au travail des femmes lorsqu’elle élabora ses revendications pratiques. Karl Marx jugea sévèrement la proposition de l’aile droite et petite-bourgeoise de l’Internationale qui réclamait la limitation du travail des femmes pour ménager la famille. Naturellement, la véritable intention se dissimulant derrière cette proposition, ce fut de limiter la concurrence sur le marché du travail. Mais la I° Internationale reconnut que le travail des femmes était inévitable et défendit la situation des femmes en tant que mères en exigeant une réforme des lois pour la protection de leur force de travail et de leur santé. Comme la I° Internationale reconnut la nécessité sociale du travail des femmes, mettant l’accent à la fois sur l’importance de la libération de la femme et sur sa fonction de mère, elle adopta, dès le départ, une position conséquente et juste sur la question des femmes. Nous pouvons constater par là combien la classe ouvrière se séparait profondément des féministes et combien leurs positions sur la question des femmes étaient divergentes. Les féministes s’engagèrent exclusivement pour l’idéal égalitaire. La classe ouvrière, en revanche, fut convaincue que la libération de la femme comportait en fait deux aspects et que ce n’était pas de quelconques droits abstraits qui en viendraient à améliorer la situation de la femme, bien au contraire. On peut ajouter en passant que ces droits modifieraient totalement la vie de la population active. Droits égaux et protection légale de la mère furent les deux revendications essentielles et l’objectif à long terme que s’étaient fixés les communistes, l’avant-garde du prolétariat dans la « question des femmes ».
Dans les années 1870, fut publié le livre d’Auguste Bebel : la Femme et le Socialisme, traduit depuis dans toutes les langues, y compris en chinois et en japonais. Rien qu’en Allemagne, il y eut plus de cinquante éditions. Ce succès est suffisamment éloquent. On peut même aller jusqu’à affirmer que ce livre est devenu pour la travailleuse un véritable évangile. Tout ce qui jusque-là n’avait été qu’effleuré par les travaux de Marx et d’Engels et qui a toujours été la politique de la I° Internationale en ce qui concerne la « question des femmes « , Bebel le formula de manière non seulement précise, populaire et compréhensible, mais il développa aussi ces thèses en s’appuyant sur un matériel historique impressionnant. Bebel démontra définitivement que la tâche historique de la classe ouvrière est indissolublement liée à celle de la libération de la femme. Il indiqua aussi le chemin qui mène à cette libération : c’est la victoire de la classe ouvrière et la réalisation du système communiste. Bebel aborda tous les aspects de la « question des femmes » et n’hésita pas à mettre son nez dans la famille bourgeoise et l’hypocrisie de sa morale sexuelle. Il présenta la prostitutions comme un phénomène social et prouva que ce problème était également en rapport direct avec la division de la société en classes, et avec l’exploitation de la force de travail par le capital. Cependant, son apport le plus important fut d’avoir formulé avec précision la double tâche de la classe ouvrière dans le processus conduisant à la libération de la femme, double tâche se résumant à ces mots : unité de lutte. Unité pour les luttes à court terme comme à long terme, et où il désigne sans ambiguïté les tâches particulières qui incombent à la classe ouvrière vis-à-vis des mères. Ce mouvement des femmes prolétaires est subordonné à la lutte unie du mouvement ouvrier. Ses revendications particulières renforcent et développent le mouvement ouvrier lui-même.
L’ouvrage de Bebel eut une grande influence et fut particulièrement utile pour les femmes de la II° Internationale qui hésitaient sur le chemin à suivre pour le mouvement des femmes prolétaires.
A partir des dix dernières années du siècle passé, le nombre des adhérentes du mouvement des femmes prolétaires augmenta considérablement. Les travailleuses unirent étroitement leurs luttes à celles de la classe ouvrière, entrèrent dans les syndicats et les partis socialistes et participèrent activement aux grèves, aux mouvements de masse, manifestations et congrès mondiaux.
A l’époque de la Première Guerre mondiale, le prolétariat pouvait compter sur environ un million de travailleuses organisées. Dans les partis socialistes, les femmes appartenaient très souvent à la tendance de gauche.
En même temps que se répandaient et s’implantaient les idées socialistes, de nombreuses femmes politiquement actives s’engagèrent au sein du mouvement ouvrier. Quelques-unes d’entre elles devinrent par leur pratique ainsi que par leurs travaux théoriques des modèles pour le mouvement socialiste. Vous connaissez certainement des noms comme Louise Michel – organisatrice et agitatrice enthousiaste et désintéressée de la lutte des classes lors de la Commune de Paris – ou encore Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Henriette Roland-Holst et Angelica Balabanov. Leur engagement dans la lutte pour le communisme est depuis largement connu, et leurs noms, surtout à cause de leurs remarquables actions en relation avec la fondation de la III° Internationale, sont passés à l’histoire.
La récente histoire russe est riche en femmes ayant rompu sans hésiter avec les traditions et les valeurs bourgeoises et qui furent, à partir des années 1870, des activistes hardies de la lutte révolutionnaire. L’histoire des partis révolutionnaires de Russie et dont les débuts coïncident avec la formation du prolétariat russe témoigne de l’existence de nombreuses femmes, de leur force intérieure, de leur désintéressement et de leur détermination révolutionnaire. Bardina, par exemple, la première femme socialiste de Russie, « alla au peuple » avec la ferme intention de semer parmi les masses incultes et totalement dépossédées de leurs droits la bonne parole de l’avènement de la justice sociale, c’est-à-dire du socialisme. Elle fut suivie par les intrépides sœurs Subbotina, par la résolue Lesjern et par l’altruiste Liubotovitch. Ni la prison, ni l’exil, ni même la mort ne réussirent à ébranler la ferme conviction de ces pionnières du socialisme luttant pour la libération du peuple des travailleurs.
Dans les années 1880, nous rencontrons de dignes successeurs parmi les audacieuses terroristes dont Sofia Perovskaia, femme d’une grande ténacité. Sa personnalité fut une synthèse heureuse entre une intelligence masculine et un « moi » extrêmement féminin ; elle mit toute sa chaleur et toute son ardeur au service de la Révolution. A ses côtés apparaît l’ouvrière Gessie Helfinan, qui mourut sous la torture tsariste. Vera Figner, Wolkenstein et Vera Zassoulitch sont d’autres héroïnes et martyres de la Révolution et elles ne furent pas les seules. (Le groupe Libération du travail, à qui nous devons la propagation du marxisme dans la Russie tsariste, ne comptait pas seulement des hommes comme Pavel B. Axelrod et Georg Plekhanov parmi ses fondateurs, mais aussi une femme, Vera Zassoulitch. Ses travaux scientifiques ont conservé jusqu’à nos jours leur valeur pour la théorie marxiste.)
Avec la naissance de la III° Internationale, le mouvement des femmes prolétaires devint définitivement un aspect de la lutte révolutionnaire organisée de la classe ouvrière. On put le constater de façon explicite lors du I° Congrès de la III° Internationale en 1919. A mesure que se renforcera le mouvement ouvrier révolutionnaire et qu’il poursuivra des objectifs de plus en plus élevés, le mouvement des femmes s’épanouira en son sein, et il devrait être tout aussi capable, à la période de la dictature prolétarienne, de trancher le nœud gordien de la « question des femmes » et réussir là où la société bourgeoise a si lamentablement échoué. A mesure que nous nous rapprochons de la victoire de la classe ouvrière et du triomphe du système communiste, l’avenir de la femme s’éclaircit. La proximité de cet avenir et de sa libération définitive ne dépend plus que de la femme elle-même, du degré de sa conscience politique et de son activité révolutionnaire.
Mais avant de terminer notre conférence d’aujourd’hui, sans doute plus longue que prévu, nous allons nous demander une dernière fois s’il est possible que la femme puisse retourner une nouvelle fois à ses fourneaux et réintégrer l’étroit cercle familial. En dehors du fait que les travaux domestiques traditionnels disparaissent et deviennent totalement superflus, il y a une autre raison importante pour qu’une semblable évolution soit devenue tout à fait impossible : l’évolution constante des forces productives. Car, avec elle, augmente sans cesse la demande de nouvelles forces de travail. L’évolution de la technique et chaque nouvelle invention entraînent inévitablement une augmentation de la demande de forces de travail, et cela dans tous les domaines de son application.
Les tendances du développement économique sont telles qu’on ne saurait, à première vue, compter avec une force de travail excédentaire. L’humanité est encore très éloignée du règne du superflu. Elle demeure toujours à un niveau relativement bas de son développement, et les innovations dans le domaine de la culture ne sont toujours accessibles qu’à une infime minorité.
Tant que le besoin en force de travail humaine augmentera, la demande de main-d’œuvre féminine ne fera qu’augmenter. Le travail des femmes est aujourd’hui déjà une nécessité dans l’économie nationale. Il vous sera facile d’imaginer la catastrophe économique qui découlerait du fait de retirer – artificiellement – soixante-dix millions de femmes européennes et américaines de la production. Cela entraînerait naturellement le chaos le plus total dans le monde entier et la ruine et la disparition de secteurs entiers de la production.
Au XX° siècle, le travail des femmes en est arrivé à représenter une partie importante de la production, et il n’y a aucun argument convaincant susceptible d’expliquer pourquoi il faudrait tabler avec la disparition des facteurs qui ont déclenché la croissance du travail féminin. Avec le passage à la dictature du prolétariat et à la production communiste, le travail des femmes s’est définitivement imposé dans l’économie nationale. L’exemple de la Russie nous le démontre avec toute la clarté souhaitée : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas non plus manger », dit le principal mot d’ordre communiste. Dans la république ouvrière, le travail devient donc un devoir civique. Dans les conditions actuelles, le retour de la femme dans l’étroit cercle familial et sa régression à un statut antérieur et sans droits est devenu totalement impossible.
La situation de la femme, sa signification et ses droits sociaux sont donc déterminés par son rôle économique. C’est là le fil rouge qui circule à travers toutes nos conférences. Nous pouvons donc conclure avec certitude que les jours de son absence de droits, de sa dépendance et de son oppression sont désormais comptés. Le communisme, qui libère la production sous la condition du travail généralisé, libérera définitivement les femmes.