Le problème de la terre au Pérou
Jose Carlos Mariategui
8 – La grande propriété et le pouvoir politique
Les deux facteurs qui s’opposèrent à ce que la révolution de l’indépendance aborde et pose le problème agraire au Pérou extrême faiblesse de la bourgeoisie urbaine et situation marginale, extra-sociale des indigènes comme la définit Echevarria, furent un obstacle à ce que plus tard les dirigeants de la République mènent une politique tendant à une distribution moins inégale et moins injuste de la terre. Pendant la période de gouvernement militaire, c’est l’aristocratie des « latifundistas » qui se renforça et non la population urbaine. Le commerce et la finance aux mains d’étrangers, l’apparition d’une vigoureuse bourgeoisie urbaine n’était pas possible. L’éducation espagnole, radicalement étrangère aux fins et aux nécessités de l’industrialisation et du capitalisme, ne préparait ni commerçants ni techniciens, mais des avocats, des écrivains, des théologiens, etc. Ceux-ci, à moins de se sentir une vocation spéciale pour le jacobinisme ou la démagogie, étaient obligés de constituer la clientèle de la caste des propriétaires.
Le capital commercial, presque exclusivement étranger, ne pouvait, à son tour, faire autre chose que de s’entendre et de s’associer avec cette aristocratie qui, d’autre part, de façon tacite ou explicite conservait sa puissance politique. C’est ainsi que des usufruitiers de la politique fiscale et de l’exploitation du guano et du salpêtre est sortie l’aristocratie des propriétaires terriens et ses « ralliés ». C’est aussi ainsi que cette caste, poussée par son rôle économique, a assumé au Pérou la fonction de classe bourgeoise, sans cependant perdre ses goûts et préjugés coloniaux et aristocratiques. Et c’est ainsi, enfin, que les catégories bourgeoises urbaines – professionnels, commerçants – ont fini par être absorbées par le civilisme. Le pouvoir de cette classe – des civilistes ou « neogodos »((Neogodos : nouveaux Goths)) – procédait en grande partie de la propriété de la terre. Dans les premières années de l’Indépendance, ce n’était pas précisément une classe de capitalistes mais une classe de propriétaires. Sa condition de classe de propriétaires – et non pas classe cultivée – l’avait amenée à solidariser ses intérêts avec ceux des commerçants et des prêteurs étrangers et, à ce titre, à trafiquer avec l’État sur le dos de la richesse publique. La propriété de la terre, don de la vice-royauté, lui donnait sous la République la possession du capital commercial.
Les privilèges de la colonie avaient engendré les privilèges de la République. Par conséquent, il était naturel et instinctif de la part de cette classe d’avoir le critère le plus conservateur quant à la propriétéde la terre. La survivance de la condition extrasociale des indigènes, d’autre part, n’opposait pas les revendications de masses paysannes conscientes aux intérêts féodaux.
Tels furent les principaux facteurs du maintien et du développement de la grande propriété. Le libéralisme de la législation républicaine, inerte devant la propriété féodale, se fit active devant la propriétéc ommunautaire seulement. Si elle ne pouvait rien contre les latifundia, elle pouvait beaucoup contre la « commune » .
Chez un peuple de tradition communiste, dissoudre la « commune » ne pouvait pas servir à créer la petite propriété. On ne transforme pas artificiellement une société. Encore moins une société paysanne, profondément attachée à sa tradition et à ses institutions juridiques.
L’individualisme n’a, dans aucun pays, eu son origine dans la Constitution de l’Etat ni dans le Code Civil. Sa formation a toujours été le fait d’un processus très compliqué et très spontané.
Détruire les communes ne signifiait pas convertir les indigènes en petits propriétaires, pas plus qu’en salariés libres mais au contraire remettre leurs terres aux petits chefs de villages et à leur clientèle. Le « latifundiste » trouva ainsi très facilement la manière d’attacher l’indigène au latifundia.
On prétend que le ressort de la concentration de la propriété agraire sur la côte a été la nécessité pour es propriétaires de disposer sans problème d’une quantité suffisante d’eau. Dans des vallées formées par des rivières au débit peu abondant, l’agriculture d’irrigation a déterminé, selon cette thèse, le développement de la grande propriété et l’étouffement de la petite et de la moyenne. Mais c’est une thèse spécieuse qui n’est qu’en – petite – partie exacte. Parce que la raison technique ou matérielle qu’elle surestime, influe sur la concentration de la propriété uniquement depuis qu’ont été établies et développées sur la côte de vastes cultures industrielles. Avant que celles-ci ne prospérassent, avant que l’agriculture de la côte n’acquît cette organisation capitaliste, la pression de la nécessité de l’irrigation était trop faible pour influer sur la concentration de la propriété. Il est certain que le manque d’eau, les difficultés de sa distribution entre de multiples « regantes » ((Regantes : Les regantes sont des paysans qui, grâce à leur culture millénaire, ont une économie autonome, basée fondamentalement sur leur sagesse dans l´usage de l´eau.)), favorise la grande propriété. Mais il n’est pas certain que là est l’origine de la non-division de la propriété. Les origines de la grande propriété foncière côtière remontent au régime colonial. Le dépeuplement de la côte, à la suite de la pratique coloniale, est bien, en même temps que l’une des conséquences, l’une des raisons du régime de grande propriété. Le problème des bras, le seul dont ait été conscient le propriétaire terrien côtier, plonge toutes ses racines dans la grande propriété rurale. A l’époque coloniale les propriétaires terriens ont voulu le résoudre avec l’esclave noir, et avec le coolie chinois à celle de la république. Acharnement vain. D’abord la terre ne se peuple pas avec des esclaves. Et avant tout elle ne produit pas. Gráce à leur politique, les grands propriétaires ont sur la côte toute la terre que l’on peut posséder. Mais en revanche ils n’ont pas assez d’hommes assez pour la faire vivre et l’exploiter. C’est l’avantage de la grande propriété. C’est aussi son grand défaut.
La situation agraire de la sierra démontre, d’autre part, l’artifice de la thèse précitée. Dans la sierra le problème de l’eau n’existe pas. Les pluies abondantes permettent les mêmes cultures, au propriétaire d’une latifundia comme au journalier. Cependant, dans la sierra on constate aussi un phénomène de concentration de la propriété agraire. Ce fait prouve le caractère essentiellement politico-social de la question.
Le développement de cultures industrielles, d’une agriculture d’exportation, dans les haciendas de la côte, apparaît comme étant intégralement surbordonné à la colonisation économique des pays d’Amérique latine par le capitalisme occidental. Les commerçants et bailleurs de fonds britanniques s’intéressèrent à l’exploitation de ces terres quand ils comprirent la possibilité de les destiner avec profit à la production de sucre, d’abord, et de coton ensuite. Depuis cette époque très lointaine, les hypothèques qui pesaient sur les propriétés agraires les mettaient sous le contrôle des firmes étrangères. Les propriétaires terriens, débiteurs des commerçants et des prêteurs étrangers, servaient d’intermédiaires, quasiment de yanacones ((Yanaconazgo : Les indiens yanacones étaient soumis à un travail obligatoire à vie.)), au capitalisme anglo-saxon pour assurer l’exploitation des champs cultivés à un coût minimal par des manoeuvres misérables et réduits en esclavage, courbés sur la terre sous le fouet des « négriers » coloniaux.
Mais sur la côte, dans les latifundias, on en était arrivé à un degré plus ou moins important de technique capitaliste, bien que l’exploitation de ces latifundia repose encore sur des pratiques et des principes féodaux. Les coefficients de production du coton et de la canne à sucre correspondent à ceux du système capitaliste. Les entreprises mettent en jeu de puissants capitaux et les terres sont travaillées avec des machines et des procédés modernes. Pendant ce temps, dans la sierra, les chiffres de production des terres des latifundia ne sont généralement pas meilleurs que ceux obtenus sur les terres de la commune. Et, si la justification d’un système est dans son résultat, comme le veut un critère économique objectif, ce seul fait condamne sans appel le régime de propriété agraire de la sierra.