Le problème de la terre au Pérou
Jose Carlos Mariategui
13 – Thèses finales
Aux thèses fondamentales déjà exposées dans cette étude et relativement aux aspects actuels de la question agraire au Pérou, on doit joindre les suivantes :
- Le caractère de la propriété agraire au Pérou se présente comme un des plus grands obstacles au développement du capitalisme national. Le pourcentage des terres exploitées par de grands ou de moyens fermiers, et qui appartiennent à des propriétaires qui n’ont jamais dirigé leurs fermes, est très élevé. Les gros propriétaires, complètement étrangers et se désintéressant de l’agriculture et de ses problèmes, vivent de leurs rentes foncières sans fournir aucun apport de travail ni de réflexion quant à l’activité économique du pays. Ils font partie de la catégorie de l’aristocratie ou du rentier consommateur improductif. Par leurs droits de propriété héréditaire ils perçoivent un fermage qu’on peut considérer comme l’équivalent d’un droit féodal. L’agriculteur affermé correspond, en revanche, avec une plus ou moins grande étendue de terres, au type de chef d’entreprise capitaliste. Dans un système capitaliste véritable, la plus-value obtenue par son entreprise devrait venir grossir le capital qui financerait les travaux et accroître les bénéfices de ce dernier. L’appropriation de la terre par une classe de rentiers impose à la production la charge présente de maintenir une rente qui n’est pas sujette aux baisses éventuelles de la production agricole. Généralement, le fermier ne trouve pas dans ce système toutes les stimulations indispensables pour effectuer les travaux de valorisation des terres, des installations et des cultures. La peur d’une augmentation de la location le jour de l’échéance, fait qu’il n’introduit de changements qu’avec parcimonie. L’ambition de l’agriculteur affermé est certainement de devenir propriétaire, mais son propre désir le conduit à accroître la valeur de la propriété agraire au profit des « latifundistas » . Les mauvaises conditions du crédit agricole, au Pérou, impliquent pour cette classe d’industriels la menace toujours plus grande de l’expropriation. Pour cette raison, l’exploitation capitaliste et industrielle de la terre qui demande, pour atteindre son plein développement, l’élimination de tout vestige de la féodalité, ne progresse, dans notre pays, qu’avec une suprême lenteur. C’est un problème évident, non seulement du point de vue socialiste, mais aussi du point de vue capitaliste. Formulant un principe essentiel du programme agraire de la bourgeoisie libérale française, Edouard Herriot affirme que « la terre exige une présence humaine réelle » ((Herriot, Croire.)). Il n’est pas superflu de remarquer qu’à ce sujet l’Occident ne dépasse pas certes à l’Orient, puisque la loi mahométane établit, comme Charles Gide l’observe, que « la terre appartient à celui qui la féconde et la fait vivre ».
- Les latifundia qui subsistent au Pérou se révèlent être, d’un autre côte, la barrière la plus importante en ce qui concerne l’immigration blanche. Le paysan européen ne vient pas en Amérique pour travailler comme ouvrier, à moins que de hauts salaires ne lui permettent d’économiser largement. Et ceci n’est pas le cas du Pérou. Le plus misérable travailleur de Pologne ou de Roumanie n’accepterait même pas de vivre comme nos journaliers des plantations de canne à sucre ou de coton. Pour que nos champs soient en mesure d’attirer cette immigration, il est indispensable que nous puissions leur offrir des terres équipées de logements, d’animaux, d’outillages et de communications en relation avec les voies ferrées et les marchés. Un fonctionnaire ou un propagandiste fasciste, visitant le Pérou il y a approximativement trois ans, déclara aux quotidiens locaux que notre régime de grandes propriétés était incompatible avec un programme de colonisation et d’immigration capable d’attirer le paysan italien.
- Le fait que l’agriculture côtière soit inféodée aux intérêts des capitaux et des marchés britanniques et américains s’oppose non seulement à ce que l’agriculture s’organise et se développe en harmonie avec les nécessités spécifiques de l’économie nationale c’est-à-dire en assurant d’abord l’approvisionnement de la population mais aussi à ce qu’elle tente et adopte de nouvelles cultures. La plus grande réalisation de cet ordre, entreprise ces dernières années celle des plantations de tabac de Tumbes n’a étépossible qu’à la suite de l’intervention de l’Etat. Ce fait montre mieux que n’importe quel autre que la thèse de la politique libérale du « laisser-faire » doit être définitivment abandonnée et remplacée par une politique sociale de nationalisation des grandes sources de richesses.
- La propriété agraire de la côte, malgré les temps prospères qu’elle connut et dont elle jouit, se montre aujourd’hui incapable de résoudre les problèmes de salubrité rurale dans la mesure où l’Etat l’exige et qui est, somme toute, assez modeste. Il est prouvé que c’est dans la population rurale de la côte que la mortalité et la morbidité atteignent les plus hauts indices du pays (les régions excessivement malsaines de la forêt vierge exceptées). Les statistiques démographiques du district rural de Pativilca accusait, il y a trois ans, une mortalité supérieure à la natalité. Les ouvrages d’irrigation, comme le fait observer l’ingénieur Sutton à propos de celui d’Olmos portent la possibilité de la solution la plus radicale au problème des paludes((NT : Paludes : En langue espagnole comme en français, marais salants. )) ou des marais. Mais, sans les ouvrages de récupération des eaux de la rivière Chancay réalisés à Huacho par monsieur Antonio Graña, à qui on doit aussi un plan intéressant de colonisation, et sans les ouvrages de récupération des eaux du sous-sol pratiqués à Chiclín et quelques autres en cours de réalisation au Nord, l’action, toutes ces dernières années, du capital privé dans l’irrigation de la côte péruvienne semblerait vraiment insignifiante.
- Dans la sierra, le féodalisme agraire qui se survit à lui-même se montre tout à fait incapable de créer des richesses et de progresser. Exception faite des entreprises d’élevage qui exportent de la laine et de quelques autres dans les vallées et les plaines de la sierra, les latifundia ont une production dérisoire. Les rendements sont très bas, les méthodes de travail primitives. Un journal local disait une fois que dans la sierra péruvienne le seigneur féodal semblait être aussi pauvre que l’Indien. Cet argument complètement faux relativement loin de justifier le seigneur féodal le condamne sans appel, étant donnéque pour l’économie moderne comprise comme science objective et concrète l’unique justification du capitalisme, de ses chefs d’industrie et de la finance, réside en leur fonction de créateur de richesses. Sur le plan économique, le seigneur féodal est le premier responsable du peu de valeur de ses terres.
- Comme explication de ce phénomène, on déclare que la situation économique de la sierra dépend étroitement des voies de communication. Ceux qui raisonnent ainsi ne comprennent sans doute pas la différence fondamentale qui existe entre une économie féodale ou semi-féodale et une économie capitaliste. Ils ne comprennent pas que le type patriarcal primitif du propriétaire féodal n’est pas de même nature que le type du moderne chef d’entreprise. D’un autre côté les seigneurs féodaux et les « latifundistas » apparaissent aussi comme un obstacle, même pour ce qui est de l’exécution du programme concernant les voies de communication que l’Etat tend actuellement à réaliser. Les privilèges et les intérêts des seigneurs féodaux s’opposent radicalement à l’exécution de ce programme. L’Indien, sollicité par voie de conscription pour la réalisation du programme, y voit une arme du seigneur féodal. A l’intérieur du régime inca, cette conscription dûment établie aurait été un service public obligatoire, en tout compatible avec les principes du socialisme moderne ; à l’intérieur du régime colonial des latifundia et du servage, cette même conscription acquiert le caractère odieux d’une corvée.