La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise
James Connolly
I. Les leçons de l’histoire
« Mais qu’est alors cette vérité historique, la plupart du temps ? une fable convenue. » Napoléon Ier
Il est en soi révélateur de la place secondaire accordée au monde du travail dans la vie politique irlandaise, qu’un auteur éprouve le besoin de justifier son projet avant de proposer à ses lecteurs une étude détaillée sur les travailleurs irlandais dans le passé, ainsi que les leçons à tirer de cette étude pour orienter le mouvement ouvrier d’aujourd’hui.
Si l’histoire était ce qu’elle devrait être, un récit qui propose un reflet exact de l’époque qu’il prétend évoquer, les pages d’histoire seraient presque exclusivement composées de la liste des malheurs et des luttes des travailleurs, qui forment, depuis toujours, la grande masse de l’humanité. Mais en général l’histoire traite la classe ouvrière comme un politicien retors traite le travailleur, c’est-à-dire par le mépris lorsqu’il demeure passif, et par la moquerie, la haine, la falsification, lorsque d’aventure il ose manifester le désir de secouer le joug de sa servitude politique et sociale. L’Irlande ne fait pas exception à cette règle. L’histoire irlandaise a toujours été écrite par la classe dirigeante, et dans l’intérêt de la classe dirigeante.
Chaque fois que la question sociale a surgi dans l’histoire moderne de l’Irlande, chaque fois que la tragique question ouvrière a trouvé place dans les écrits ou les discours de nos politiciens irlandais modernes, ce fut uniquement parce qu’elle pouvait servir d’arme contre un adversaire politique, et pas du tout parce que celui qui s’en servait ainsi avait la conviction personnelle que la sujétion des travailleurs fût un mal en soi.
Les chapitres qui suivent ont avant tout pour objet de faire la démonstration de ce que nous avançons. Démonstration appuyée sur des documents ou sur d’autres preuves que nous fournirons, pour décrire la situation de la classe laborieuse dans le passé, l’indifférence presque totale des politiciens irlandais à l’égard des souffrances des masses populaires et le sens profond de plusieurs manifestations politiques qui ont occupé le devant de la scène aux XVIIè et XIXè siècles.
Nous avons tout particulièrement étudié la période qui précède l’Union [A la suite des troubles de la fin du XVIIIè siècle, et surtout des mouvements de 1798, Pitt décida, par crainte de la contagion révolutionnaire, de supprimer à l’Irlande l’autonomie qui lui restait. L’Irlande fut rattachée directement à la Couronne britannique par l’« Acte d’Union » de 1800] et nous apportons des témoignages sur la situation de l’Irlande avant et pendant le Parlement de Grattan, ainsi que sur la condition des travailleurs des villes et des campagnes et sur l’attitude qu’ont prise à leur égard les politiciens de tous bords, qu’ils fussent patriotes ou favorables au pouvoir. Autrement dit, nous nous proposons pour notre part de réparer l’oubli que nos historiens ont jeté délibérément sur la question sociale et d’ouvrir ainsi la voie permettant à d’autres plumes plus compétentes que la nôtre de démontrer aux lecteurs comment les conditions économiques ont orienté et dominé l’histoire de notre pays.
Mais, au préalable, il convient de récapituler ici quelques uns des faits historiques les plus marquants qui sont, comme nous l’avons montré par ailleurs, essentiels pour comprendre pleinement la « Question d’Irlande ». Du point de vue politique, l’Irlande est sous domination anglaise depuis 170 ans. Tout au long de cette période, le pays fut la plupart du temps le théâtre de guerres incessantes menées par les Irlandais d’origine contre cette domination.
Jusqu’en 1649 [La célèbre campagne de pacification de Cromwell en 1649, qui provoqua la mort d’un tiers de la population, après sa victoire de Drogheda], ces guerres avaient gardé un caractère complexe car elles étaient dirigées contre l’ordre politique et social garanti par l’envahisseur anglais. Bien des lecteurs seront sans doute surpris d’apprendre que jusqu’à cette date la base de la société irlandaise, sauf à l’intérieur du Pale (petite bande de territoire autour de la capitale, Dublin), reposait sur une propriété du sol communautaire ou tribale. Le chef irlandais, qu’on regardait pourtant dans les cours de France, d’Espagne ou de Rome, comme le pair des princes régnants d’Europe, ne tenait en fait son rang que parce que son peuple, dont il administrait les affaires tribales le voulait bien, alors qu’il n’exerçait lui-même aucune juridiction privée sur la terre ou le territoire du clan.
Et dans les régions d’Irlande où, 400 ans après la « première conquête », comme on l’appelle, les gouvernants anglais ne pouvaient pénétrer qu’à la tête d’une puissante armée, on n’a jamais connu l’ordre féodal qui régnait alors en Angleterre. Comme ces régions formaient la majeure partie du pays, on prit conscience progressivement que la guerre contre l’oppresseur étranger était aussi une guerre contre la propriété privée de la terre. Mais avec la destruction brutale du système clanique en 1649, ce combat perdit sa dimension sociale et seules subsistèrent les formes purement politiques de la lutte pour l’indépendance. Il était de toute façon inévitable que cela se produise.
L’appropriation collective du sol aurait sans aucun doute été détrônée par le système d’appropriation privée du capitalisme agraire, même si l’Irlande était restée un pays indépendant. Mais le changement s’est fait sous la pression d’une force armée venue de l’extérieur, et non par le jeu de forces économiques internes. C’est pourquoi, avec raison, la grande masse du peuple irlandais l’a violemment rejeté et nombreux sont encore ceux qui continuent de mêler à leurs rêves de liberté le désir de revenir à l’ancien système de possession foncière, rendu, par essence, désormais impossible. La dispersion des clans mit fin, on s’en doute, à la domination des chefs ; et comme l’aristocratie irlandaise ne pouvait être formée que d’étrangers et de traîtres, les mouvements patriotiques irlandais tombèrent totalement entre les mains de la classe moyenne. Ils devinrent pour une grande part, dès lors, l’expression simplement idéalisée des intérêts de cette classe.
Cela explique que les représentants de la classe moyenne, dans la presse ou à la tribune, aient très logiquement cherché à émasculer le mouvement national irlandais, à déformer l’histoire de l’Irlande et surtout à refuser d’établir le moindre rapport entre les droits sociaux des travailleurs irlandais pauvres et les droits politiques de la nation irlandaise. Derrière cette attitude, il y avait l’espoir et l’intention de créer ce qu’on aurait pu appeler un « véritable mouvement national », autrement dit un mouvement au sein duquel chaque classe accepterait de reconnaître les droits des autres classes et de renoncer provisoirement à ses revendications propres afin de mener dans l’unité la lutte nationale contre l’ennemi commun : l’Angleterre.
Inutile de préciser que la seule à avoir été trompée par ces belles phrases a été la classe ouvrière. Que les questions d’intérêts de « classe » soient évacuées du débat politique, c’est toujours une victoire pour la classe possédante, conservatrice, qui fait reposer là-dessus son seul espoir de stabilité. A l’image d’un actionnaire malhonnête, le bourgeois ne redoute rien plus que l’examen impartial et intransigeant de la validité de ses titres de propriété.
C’est bien pourquoi la presse et les politiciens bourgeois s’empressent de tout mettre en oeuvre pour que les ouvriers ne s’enflamment que pour des questions étrangères à leurs intérêts de classe. La guerre, la religion, la race, la langue, la réforme politique, le patriotisme, tous ces sujets (dont on ne peut nier l’intérêt intrinsèque), font fonction, entre les mains de la classe possédante, de sédatifs destinés à conjurer la catastrophe que serait une révolution sociale. Ils n’agissent en effet que sur les parties du corps politique les plus éloignées de la zone où se posent les questions économiques et où naît par conséquent la conscience de classe du prolétariat. Le bourgeois irlandais est depuis longtemps un spécialiste de ce genre de procédé et il faut avouer qu’il a trouvé dans la classe ouvrière de son pays un matériau extraordinairement malléable.
En Irlande au cours des cent dernières années, chaque génération a connu une tentative de révolte contre la domination anglaise. Et chacune de ces conjurations, chacune de ces révoltes, a recruté la majorité de ses adhérents parmi les couches inférieures des villes et des campagnes, alors même que la question sociale était rigoureusement bannie des objectifs de la révolte, sous l’influence de quelques doctrinaires de la classe moyenne qui escomptaient obtenir ainsi le soutien des classes supérieures et les entraîner dans la lutte de libération. Le résultat a presque toujours été le même.
Les travailleurs, qui formaient pourtant le gros des troupes révolutionnaires, et par conséquent le gros des victimes promises à la prison et à l’échafaud, ne purent être animés « en masse » par la flamme révolutionnaire qui était nécessaire pour ébranler sérieusement une domination enracinée depuis 700 ans au cœur de leur nation. Ils étaient tous fortement épris de liberté. Mais, conscients des énormes obstacles qui se dressaient devant eux, et explicitement prévenus par leurs dirigeants que, même en cas de succès, ils ne devaient absolument pas espérer voir se modifier leur situation de classe dominée, ils se retirèrent, dans leur presque totalité, du conflit, en laissant les membres les plus désintéressés et les plus chevaleresques de leur classe affronter seuls un ennemi bien supérieur et nourrir la vengeance des tyrans.
Voilà prévenus ceux qui, quel que soit leur pays, oublient cette vérité fondamentale, qu’une révolution ne réussit pas parce que nos cerveaux l’ont habilement conçue, mais parce que les conditions objectives sont parvenues à maturité. La classe supérieure elle aussi, du haut de son mépris, a fait la sourde oreille aux efforts de séduction des patriotes bourgeois. Très naturellement, elle s’est cramponnée à ses biens, fonciers ou autres, qu’elle sentait à l’abri sous la tutelle de l’Angleterre, alors qu’elle n’avait aucune assurance sur leur sort si un soulèvement révolutionnaire l’emportait. La classe des landlords demeura donc d’une loyauté inébranlable à l’égard de l’Angleterre.
Et, tandis que les poètes et les romanciers de la classe moyenne plaçaient leurs espoirs les plus fervents dans une « union des classes et des croyances », l’aristocratie continuait de défendre ses intérêts particuliers face aux petits fermiers, avec une persévérance qui menaçait de dépeupler le pays, à tel point que même un journal conservateur anglais, le Times de Londres, fut conduit à déclarer que « la chrétienté se bouche le nez quand il est question d’un landlord irlandais ». Il est bon de se rappeler, pour éviter de commettre dans l’avenir la même erreur, que c’est cette même génération de landlords irlandais qui allait écouter les éloquents plaidoyers de Thomas Davis, et qui, à l’époque de la Grande Famine, « savait exercer ses prérogatives d’une main de fer mais gardait un visage de marbre pour renier tous ses devoirs ». La petite bourgeoisie a fourni dans le passé à la cause nationale nombre de patriotes dévoués. Elle a très sérieusement cherché à satisfaire ses compatriotes de condition modeste et même à se donner bonne conscience en criant plus fort que tout le monde qu’elle était indéfectiblement attachée à la cause de la liberté.
Malgré tout, en tant que classe, elle s’est toujours évertuée à entraîner l’esprit public sur les voies détournées de l’agitation légale, en proposant des reformes qui permettaient sans doute de supprimer tout un formalisme irritant et inutile, mais qui laissaient intacts les fondements de la domination nationale et économique. C’est grâce à ce genre d’attitude qu’elle parvient à jouer le patriotisme devant la masse inconsciente, et qu’elle trouve un écho à sa phraséologie, lorsque, « à la tête du courant patriote », elle vilipende tout mouvement révolutionnaire sérieux qui risquerait d’exiger d’elle des preuves de sincérité plus réelles que la puissance de ses poumons, ou bien des sacrifices plus grands que n’en supporterait son porte-monnaie. 1848 et 1867, le mouvement Jeune Irlande comme le mouvement Fenian sont les illustrations classiques d’une telle attitude de la classe moyenne irlandaise. Voilà donc quelle est notre position sur la vie politique et l’histoire de l’Irlande. Les chapitres suivants présenteront à nos lecteurs les faits qui justifient une telle position.