La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise
James Connolly
VIII. Le rôle démocratique et internationaliste des Irlandais Unis
« Irlandais, oh mes gars, vos partis c’est fini,
J’suis pour tous les credos et professions de foi,
Si on ne voyait plus, dis, Orange ni Vert,
Bon Dieu, ce s’rait pas dur de libérer l’Irlande. »
Jamie Hope (1798 )
Nous avons montré ailleurs (L’Espoir d’Erin : la fin et les moyens) que la civilisation irlandaise primitive a pratiquement disparu à la suite de la défaite de l’Insurrection de 1641, et de la dissolution de la Confédération de Kilkenny.
[Dans la lutte engagée par Charles 1er (1625-1649) contre le Parlement, qui allait aboutir à la guerre civile en Angleterre à partir de 1642 et à la Révolution de 1648, Strafford, principal conseiller du roi, avait tenté d’utiliser l’Irlande contre le Parlement de Londres en assouplissant la politique de colonisation. Son élimination (1639), qui signe le triomphe du Parlement anglais, puritain et anti-catholique, déclenche en Ulster et à Dublin une révolte violente, qui massacre Protestants anglais et Presbytériens écossais. Alors que la guerre civile fait rage en Angleterre, Londres fait passer l’Adventurers’ Act (1642) pour organiser la répression. La Confédération de Kilkenny (octobre 1642) fut la réplique irlandaise. Les Anglais, vaincus à Benburb, offrirent une paix honorable (1646). Mais, après la mort de Charles 1er, Cromwell fut envoyé en Irlande pour rétablir l’ordre et vainquit définitivement les Irlandais à Drogheda en 1649. Victoire suivie de massacres impitoyables et de déportations ].
Cette grande insurrection fut l’ultime manifestation du système clanique irlandais, fondé sur la propriété collective et sur une organisation sociale démocratique, face à l’ordre social et politique du féodalisme capitaliste, fondé sur le despotisme politique des possédants et l’asservissement politique et social des producteurs.
Au cours de l’insurrection, les nobles anglo-irlandais qui s’étaient appropriés les terres d’origine tribale avec l’introduction du système féodal anglais, se sont alliés, il est vrai, avec les Irlandais des tribus autochtones. Mais ce ne fut jamais l’entente cordiale, et leur présence dans les conseils d’insurgés ne cessa d’être une source de dissensions, de trahisons et de faiblesses. Ils prétendaient se battre pour le Catholicisme, mais ils avaient en réalité pour unique but de conserver les terres qu’ils détenaient depuis qu’elles avaient été confisquées aux hommes mêmes, ou à leurs ancêtres directs, aux côtés desquels ils se battaient. Ils craignaient que ces terres ne leur soient confisquées à leur tour soit par la nouvelle génération d’Anglais si l’insurrection échouait, soit par les insurgés des clans en cas de victoire.
Pareilles dispositions favorisaient les hésitations et les trahisons qui seules permettent d’expliquer la défaite du grandiose mouvement des clans irlandais. Ce mouvement avait pris tant d’ampleur qu’il tenait la majeure partie du pays, fixait les lois, émettait sa propre monnaie, avait sa propre flotte, attribuait des lettres de marque aux corsaires étrangers, signait des traités avec des nations étrangères, et levait un impôt pour équiper les nombreuses armées qui combattaient sous son étendard. Mais le fait d’avoir enrôlé sous sa bannière les représentants de deux systèmes sociaux différents contenait en germe les raisons de son échec.
S’il avait été entièrement féodal, il aurait réussi à fonder une Irlande indépendante, même avec une population de serfs semblable à celle de l’Angleterre ; et s’il avait été entièrement formé des anciens « septs » gaéliques [« Sept » : regroupement de « fine » (gens au sens latin) ayant un ancêtre mythique et un territoire communs], il aurait écrasé le pouvoir anglais et établi une Irlande réellement libre. Mais comme c’était un mouvement hybride tenant des deux systèmes, il eut tous les défauts des deux sans posséder la puissance d’aucun et c’est ce qui le mena au désastre. Avec son anéantissement et les massacres, les expropriations, la dispersion des Irlandais autochtones qui suivirent, les clans disparaissent définitivement de l’histoire.
Ces événements ont entraîné plusieurs conséquences fort intéressantes pour le chercheur qui veut comprendre l’histoire irlandaise moderne.
Une première conséquence fut que la disparition du clan comme lieu d’ancrage des révoltes et première étape vers l’indépendance, interdit désormais aux tentatives révolutionnaires de rester purement locales, ou de se fixer un objectif plus modeste et plus restreint que le cadre national. Lorsque les clans, avant même que ne s’abatte sur eux la poigne de fer de Cromwell, furent totalement annihilés et soumis, le seul espoir de voir réapparaître une culture irlandaise passa désormais par la voie de la renaissance nationale. De ce jour, l’idéal de propriété collective cessa d’apparaître comme un objectif essentiel, alors que toutes les forces du pays tentaient lentement et péniblement d’assimiler le système social des conquérants et d’adopter le régime politique fondé sur la propriété privée qui avait remplacé la société clanique fondée sur l’appropriation collective.
Autre conséquence de la disparition totale de l’ordre social irlandais : l’essor et l’aggravation des oppositions de classes chez les conquérants. Désormais, ce qui pouvait rester d’industries en Irlande se retrouva entre les mains de l’élément protestant. Mais on ne peut expliquer ce fait indéniable, comme l’ont tenté certains historiens anti-irlandais amateurs de sophismes, par l’existence d’un esprit d’entreprise plus développé chez les Protestants que chez les Catholiques. C’est en fait la législation foncière qui a fait des Catholiques de véritables hors-la-loi sociaux et politiques. Selon la Constitution anglaise telle qu’elle est appliquée en Irlande, les Catholiques n’avaient pas d’existence légale, et il leur était donc pratiquement impossible de posséder ou de créer une entreprise industrielle.
Ainsi, lorsque les aventuriers protestants s’étaient emparés des biens fonciers des Catholiques, les « Papistes » pourchassés et proscrits durent livrer l’activité industrielle du pays aux griffes impitoyables de leurs ennemis victorieux. Il y en avait de deux espèces : le Protestant fanatique, et le pur aventurier qui jouait sur la ferveur religieuse du précédent. Les aventuriers utilisèrent le fanatisme des premiers pour désarmer, soumettre et dépouiller leur ennemi catholique commun ; parvenus à leurs fins, ils se constituèrent en une classe dirigeante de propriétaires et de négociants, et ils abandonnèrent le soldat protestant à son sort de petit fermier ou d’artisan.
Dès le début de la guerre williamite, pour les générations postérieures à Cromwell, les industries du Nord de l’Irlande s’étaient tellement développées que les « Prentice Boys » [Organisations d’apprentis] de Derry étaient devenus le facteur déterminant dans l’attitude adoptée par la ville sur le conflit entre les deux souverains anglais. A la fin de la guerre, les industries s’étaient développées si rapidement dans l’ensemble du pays, qu’elles étaient devenues une menace pour les capitalistes anglais. Ceux-ci adressèrent une pétition au roi d’Angleterre et ils obtinrent de lui des mesures pour enrayer cet essor. L’application de cette législation restrictive pour les industries irlandaises mécontenta les capitalistes du pays ; ils cessèrent d’être fidèles au roi, mais ils n’eurent pas le courage de devenir révolutionnaires.
Une fois de plus se jouait l’éternelle tragédie de l’invasion anglaise, de la trahison des Anglo-irlandais, avec ses implications économiques habituelles. Nous avons montré dans un chapitre antérieur que chaque génération d’aventuriers anglais venus s’établir en s’appropriant la terre, réprouvait l’arrivée de la génération suivante, et que le prétendu patriotisme irlandais de ces aventuriers était uniquement inspiré par la crainte d’être dépossédés à leur tour, de la même manière qu’ils en avaient eux-mêmes dépossédé d’autres. Ce qui vaut pour les propriétaires fonciers « patriotes » vaut aussi pour les industriels. Les capitalistes protestants, aidés par des aventuriers anglais, hollandais et autres, dépossédèrent les Catholiques autochtones et connurent la prospérité ; leur essor commercial en fit des concurrents sérieux pour l’Angleterre, et les capitalistes anglais obtinrent donc la mise au point d’une législation qui s’y opposait, ce qui transforma sur le champ l’ancienne « Garnison anglaise d’Irlande » en parti « patriote » irlandais.
On a élaboré à plusieurs reprises des théories étranges et fantaisistes, pour expliquer la transformation, en l’espace d’une génération, de colons anglais en patriotes irlandais. On nous a raconté que c’était l’air, la langue, la religion, l’hospitalité, l’amabilité de l’Irlande, alors que les réalités purement économiques, les raisons matérielles, apparaissaient aussi évidentes que l’explication invoquée était imaginaire et controuvée. Mais il n’est pire aveugle que celui que ne veut pas voir ; le fait demeure que depuis l’arrêt des confiscations de terres par les Anglais, aucun groupe de propriétaires irlandais n’est devenu patriote ou ne s’est révolté, et que depuis la fin de la législation répressive anglaise contre les industriels irlandais, les capitalistes n’ont cessé d’être des atouts importants dans les projets de domination anglaise sur le pays. Ils semblerait donc que, les causes économiques ayant cessé de jouer, l’air, la langue, la religion, l’hospitalité, l’amabilité de l’Irlande aient perdu tout leur pouvoir de séduction, tout leur pouvoir de transformer en patriote irlandais un colon anglais appartenant à la classe possédante.
A l’apparition d’une prise de conscience « patriotique » dans la classe des industriels irlandais fit écho une prise de conscience plus profonde et plus combative dans la classe inférieure protestante des villes et des campagnes. A l’époque, il n’y avait pas seulement deux peuples, divisés en Catholiques et non-Catholiques, mais chacun d’entre eux se subdivisait à son tour en riches et en pauvres. L’essor industriel avait attiré un grand nombre de Protestants pauvres qui quittaient l’agriculture pour l’industrie ; après quoi la disparition de cette industrie au profit de l’industrie anglaise les laissa à la fois sans terre et sans travail. Cette situation réduisit à l’état de serfs les travailleurs des villes et des champs. Il y eut une course effrénée aux fermes et aux emplois, qui permit à la classe dominante de soumettre à sa volonté les Protestants comme les Catholiques, ce qui entraîna les révoltes que nous avons évoquées auparavant dans notre histoire.
L’ouvrier ou le fermier protestant se rendait compte aussi que le Pape était un danger bien irréel et fantomatique comparé à la pression sociale de son patron ou de son propriétaire, et le fermier catholique prenait peu à peu conscience que, dans ce nouvel ordre social, le propriétaire catholique symbolisait moins la messe que le bail de ferme. Le temps était venu en Irlande pour l’union des deux courants démocratiques. Ils avaient suivi des routes bien différentes, traversant les vallées du désespoir et de la déception, pour parvenir enfin à se rejoindre dans le fleuve unificateur de la souffrance commune.
Pour que cette union se réalise et devienne un élément important de la vie nationale, il fallait l’intervention d’un révolutionnaire ayant suffisamment le sens de l’État pour découvrir sur quelle base commune réunir les deux courants, et un grand événement de nature assez dramatique pour attirer l’attention de tous et allumer en eux une même flamme.
L’homme, tout d’abord, le révolutionnaire et l’homme d’État, ce fut Theobald Wolfe Tone ; l’événement, ensuite, ce fut la Révolution française.
Bien qu’il fût protestant, Wolfe Tone avait été un temps secrétaire du Comité catholique, et c’est à ce titre qu’il avait écrit le pamphlet que nous avons cité dans un chapitre précédent; mais il s’était ensuite peu à peu convaincu qu’était venue l’heure de mesures plus globales et plus radicales que celles que pouvait imaginer le Comité catholique même s’il voulait aller plus loin. La Révolution française eut une influence identique sur les courants démocratiques catholique et protestant : elle persuada les esprits qu’il fallait aller plus loin, et les prépara à admettre cette idée. Les travailleurs protestants virent en elle la révolution d’une grande nation catholique, ce qui ébranla la conviction si perfidement ancrée en eux que les Catholiques étaient les esclaves consentants du despotisme. Quant aux Catholiques, il virent en elle une grande démonstration de la puissance du peuple, la révolution du peuple contre l’aristocratie, et ils cessèrent de penser qu’ils avaient besoin pour leur salut d’être dirigés par l’aristocratie.
Profitant de ce moment propice, Tone et ses partisans proposèrent de former une association regroupant des adhérents de toutes religions pour s’assurer au Parlement une représentation populaire équitable.
Au départ, il ne s’agissait que de trouver un thème unificateur, comme le démontre amplement tout ce que Tone a pu dire ou écrire par la suite. Il avait fort bien compris le caractère de son époque, la nature de l’oligarchie politique au pouvoir, et il savait que le gouvernement utiliserait tous les moyens dont il disposait pour s’opposer à une telle exigence ; mais il escomptait fort intelligemment que cette résistance à une exigence populaire tendrait à rendre plus étroite et plus solide l’union des courants démocratiques indépendamment des différences religieuses. Et s’il faut des preuves que Tone n’avait aucune illusion sur le rôle de l’aristocratie, on en trouve dans des dizaines de passages de son autobiographie. Nous en extrayons un qui peut en témoigner, en même temps qu’il nous montre l’influence décisive de la Révolution française sur la conscience populaire en Irlande :
« Les progrès de la Révolution, le cours même des événements, favorisèrent en Irlande la naissance et l’essor rapide de l’opinion publique. Les craintes et l’animosité de l’aristocratie s’accrurent dans des proportions identiques ou même supérieures. En peu de temps, l’attitude envers la Révolution française devient le critère des positions politiques, et la nation fut bel et bien, à l’exemple de la France, divisée en deux grands partis : les aristocrates et les démocrates, qui n’ont cessé depuis de s’affronter en une sorte de guerre sourde, que la tournure prise par les événements a toute chance de transformer bientôt en action directe. »
On voit que Tone fondait ses espoirs sur le succès d’une lutte de classes, alors que ceux qui prétendent suivre aujourd’hui ses traces lèvent les bras au ciel, saisis d’une sainte terreur, lorsqu’on se contente de mentionner l’expression. Il était très avisé politiquement de prendre pour mot d’ordre susceptible de rassembler tous les démocrates irlandais la revendication d’égalité de représentation ; on en a la preuve en étudiant l’extension du droit de vote à l’époque. Dans une Adresse envoyée par les Irlandais Unis de Dublin à la Société Anglaise des Amis du Peuple [au début de 1792, les clubs wigs se multiplient en Angleterre pour soutenir les Révolutionnaires français. Paine publie à ce moment la fin de son célèbre Droits de l’homme ; en mars, les délégués des clubs se réunissent en « convention » à Norwich. La « Société des Amis du Peuple » est fondée en avril. Le mouvement se radicalise en développant des revendications sociales], en date du 26 octobre 1792, on trouve le tableau de la représentation électorale :
« La représentation des Protestants est la suivante : dix-sept « bourgs » [« Borough » : circonscription électorale], n’ont pas d’électeur résidant sur place ; seize n’en ont qu’un ; quatre vingt-dix ont treize électeurs chacun ; quatre vingt-dix personnes représentent 106 bourgs ruraux, soit 212 membres sur un total de 300 ; cinquante quatre députés sont élus par cinq nobles et quatre évêques ; et l’influence qu’ils ont sur les bourgs a donné tant de pouvoir aux grands propriétaires dans les comtés qu’ils traitent les comtés eux-mêmes comme de simples bourgs… On continue néanmoins d’invoquer la Souveraineté du Peuple avec componction et, si l’on décerne ostensiblement la couronne à une partie des Protestants, c’est par dérision, car elle est ceinte d’épines. »
« Quant aux Catholiques, les faits sont d’une affligeante simplicité : ils sont trois millions, individuellement impliqués dans les affaires de l’État, contribuant collectivement à sa prospérité, qui doivent des impôts sans avoir de représentants, qui sont soumis à des lois qu’ils n’ont point approuvées. »
Cette Adresse, qui porte la signature du secrétaire Thomas Wright, contient un passage que certains socialistes et d’autres en Irlande comme en Angleterre feraient bien de méditer pour leur plus grand profit, d’autant qu’il est révélateur de la pensée de l’époque. Voici ce passage :
« Quant à la nature d’une union entre nos deux îles, croyez-nous lorsque nous affirmons que notre union repose sur notre mutuelle indépendance. Nous pourrons nous aimer les uns les autres à condition qu’on nous laisse être nous-mêmes. C’est par une union spirituelle que devraient être liées nos deux nations ».
Voilà donc dans quelles conditions est née l’Association des Irlandais Unis. Elle fut lancée et animée par des hommes qui avaient compris l’importance de ces principes d’action auxquels les révolutionnaires irlandais tournèrent ensuite le dos. Et elle parvint à unir les démocrates d’Irlande avec autant d’efficacité que nos « patriotes » actuels en ont pour les maintenir divisés en factions religieuses rivales. Pour elle, l’aristocratie était nécessairement l’ennemie de la liberté, dans son essence comme dans sa pratique ; pour elle, la lutte des Irlandais pour l’indépendance n’était qu’un élément des progrès universels de l’humanité. C’est ce qui la poussa à s’allier avec les révolutionnaires britanniques comme avec les révolutionnaires français, bien moins préoccupée du passé glorieux que de la misère moderne.
Un Rapport de la Commission secrète de la Chambre des Lords a reproduit intégralement le Manifeste Secret aux Amis de la Liberté d’Irlande, que Wolfe Tone et ses partisans diffusèrent dans le pays en juin 1791. Il contient à l’état d’ébauche le programme de cette organisation révolutionnaire que l’histoire connaît sous le nom d’Association des Irlandais Unis ; nous en extrayons, à l’appui de nos affirmations, quelques passages révélateurs de l’idéal démocratique de ses fondateurs. On pense que le manifeste a été écrit par Wolfe Tone en collaboration avec Samuel Neilson et d’autres :
« Parce qu’elle s’est écartée de quelques principes simples et clairs de Loyauté dans les Affaires Publiques, notre vie politique et religieuse n’est qu’un prêchi-prêcha sans rapport avec la pratique, où les mots ont remplacé les actes. Une association comme la nôtre rejettera les appellations partisanes qui divisent les cœurs humains en petits compartiments, et qui morcellent en sectes et en catégories le sens commun, l’honneur commun, le bien commun.
Elle ne se comportera pas comme une aristocratie, qui, derrière un discours patriotique, combat le despotisme pour son seul profit, sans en être l’adversaire irréductible pour le bien commun. Loin de se cantonner dans la nostalgie du passé, elle ne cherchera pas à arrêter le progrès de l’humanité ni à lui faire rebrousser le chemin ancestral.
Cette association est susceptible d’œuvrer puissamment à la réalisation des plus hauts desseins. Quels desseins ? Droits de l’Homme en Irlande. Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre de gens de cette île, le droit naturel et imprescriptible de chaque nation libre à disposer d’elle-même, autrement dit : la volonté et le pouvoir de rechercher le bonheur commun, tout comme un individu recherche son bonheur personnel, et d’être un peuple indépendant et souverain.
Le plus grand bonheur pour le Plus Grand Nombre. C’est sur ce principe inébranlable que devra reposer notre association, c’est lui qui guidera ses jugements et ses choix sur chaque problème politique. Ainsi, tout ce qui concourt à ce dessein ne devra point être le fait du hasard, mais de notre intérêt, de notre devoir, de notre gloire, de notre religion commune. Les Droits de l’Homme sont les Droits de Dieu, revendiquer les premiers, c’est défendre les seconds. Il nous faut être libres pour pouvoir Le servir, car Le servir est la suprême liberté.
Notre association sera en relation avec l’extérieur : premièrement, par des publications qui lui permettront de faire connaître ses principes et d’accomplir ses projets. Deuxièmement, par des contacts avec les diverses villes, pour les tenir régulièrement au courant, en mettant tout en œuvre pour réunir une Convention Nationale du Peuple Irlandais, capable de tirer les leçons des erreurs passées ou d’autres circonstances imprévues qui ont pu se produire depuis la réunion précédente. Troisièmement en entrant en relations avec des associations similaires à l’étranger, telles que le Club des Jacobins à Paris, la Revolutionary Society en Angleterre, le Comité pour la Réforme en Écosse. Il faut que les nations marchent de front, que les hommes puissent échanger leurs sentiments sur les Droits de l’Homme aussi rapidement que possible.
Chaque progrès de l’aristocratie est un recul pour le peuple ; chaque progrès du peuple voit les aristocrates, par crainte d’être laissés en arrière, s’insinuer dans nos rangs et se transformer en chefs pusillanimes et en alliés perfides. Les nobles veulent faire de nous leurs instruments ; faisons plutôt le contraire, car l’un des deux doit se produire. Soit c’est le peuple qui doit servir le parti politique, soit c’est le parti qui naît de la puissance du peuple ; Hercule alors pourra se reposer sur sa massue. Le 14 juillet, jour qui célèbrera à jamais la Révolution française, que la première libation de notre société soit portée au nom de la liberté de l’Europe, puis de la liberté du monde. Ensuite, se prenant les mains et levant les yeux vers le Ciel, en Sa présence, Lui qui a insufflé en chacun d’eux une âme éternelle, que tous les associés fassent serment de préserver les droits et les prérogatives d’une Irlande devenue un peuple indépendant.
Dieu et mon Droit est la devise des rois. Dieu et la liberté fut le cri de Voltaire rencontrant Franklin, citoyen du monde comme lui. Dieu et nos Droits, que ce soit le cri haut lancé par chaque Irlandais à son prochain, en signe de clémence, de justice et de victoire. »
A lire ce manifeste, il serait difficile de trouver dans la littérature socialiste moderne quelque chose qui possède des perspectives et des objectifs internationaux plus vastes, des méthodes dont le caractère de classe soit plus affirmé, une nature plus nettement démocratique. Il témoigne de l’inspiration et des méthodes d’un révolutionnaire reconnu pour avoir été le plus grand organisateur de révoltes en Irlande depuis l’époque de Rory O’More ; et cependant, tous ceux qui aujourd’hui se réclament de lui ne cessent de piétiner et de répudier tous ses principes et de refuser de s’en servir comme guides de leur action politique. Seuls les Socialistes irlandais sont dans la ligne de la pensée de cet apôtre révolutionnaire des Irlandais Unis.
Le manifeste fut diffusé en juin 1791, et en juillet de la même année, les habitants et les sociétés de volontaires de Belfast se réunirent pour célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille. L’inspirateur du manifeste souhaitait que cette célébration servît à éduquer et à unir le peuple irlandais véritable, celui des producteurs. Nous extrayons de la Chronicle de Dublin de cette époque les passages suivants de la « Déclaration des Volontaires et de l’Ensemble des Habitants de la ville de Dublin et des environs sur la question de la Révolution française ». Belfast était alors le foyer des idées révolutionnaires en Irlande, et devint le siège de la première association des Irlandais Unis, à partir de laquelle furent fondées toutes les autres filiales de l’association, ce qui rend fort intéressante l’étude des sentiments qui y sont exprimés.
« Approuvé à l’unanimité lors d’une Assemblée tenue après avis au public le 14 juillet 1791.
Colonel Sharman, Président.
Les droits et les devoirs des hommes ne peuvent être gravés dans le marbre ni dans le bronze aussi durablement que dans leurs mémoires et leurs cœurs. Aussi nous sommes-nous réunis ce jour pour commémorer la Révolution française, afin que le souvenir de ce grand événement s’inscrive profondément dans nos cœurs, qui ne battront pas seulement parce que nous nous sentons habitants d’une même ville, mais parce que nous nous sentons liés à l’ensemble du genre humain, par la fraternité de nos intérêts, de nos devoirs et de nos affections.
C’est donc là notre position, et si l’on nous demande ce qu’est pour nous la Révolution française, nous répondons : elle nous importe grandement. Parce que nous sommes des hommes. Parce qu’il est bon pour le genre humain que pousse l’herbe là où se dressait la Bastille. Nous nous réjouissons d’un événement qui signifie que sont brisées les chaînes de la société et de la religion, lorsque nous jetons un regard sur la désolante suite d’abus, que la coutume seule cimentait, que permettait l’ignorance d’un peuple prostré, et qui aujourd’hui se désagrège, tandis que naît le vrai degré d’égale liberté et de bonheur commun.
Oui vraiment, nous nous réjouissons de cette résurrection de la nature humaine, et nous accueillons avec joie nos frères humains qui remontent des salles de tortures raffinées et des cavernes de la mort. Nous félicitons la chrétienté de contenir une grande nation qui ait rejeté toute idée de conquête et publié le premier manifeste à la gloire de l’humanité, de l’union et de la paix. En remerciement, nous prions Dieu que cette terre connaisse la paix, et que jamais les rois, les nobles, ni les prêtres n’aient le pouvoir de déranger l’harmonie d’un bon peuple, qui respecte des lois capables d’assurer son propre bonheur et celui des millions d’êtres qui naîtront.
Continue donc, peuple grand et généreux, à mettre en application la philosophie sublime qui guide tes lois, à forcer l’admiration des nations les moins disposées à te rendre justice, et non point par la conquête mais par la toute-puissance de la raison, à convertir et libérer le monde, un monde qui a les yeux fixés sur toi, qui est de coeur à tes côtés, qui parle de toi dans toutes les langues. En vérité, tu es l’espoir de ce monde, l’espoir de tous à l’exception de quelques hommes qui, au fond de quelques bureaux, croyaient que l’humanité leur appartenait et non que c’était eux qui appartenaient à l’humanité. Ils le savent maintenant, pour en avoir eu le terrible exemple, ils tremblent et n’ont plus confiance dans des armées levées contre toi et contre ta cause. »
Voilà ce que disait Belfast. On voit que les idées des auteurs du manifeste secret touchaient une corde sensible dans le cœur du peuple. Une série de réunions du Corps des Volontaires de Dublin se tint en octobre de la même année, dans le but avoué de rejeter une proclamation gouvernementale qui offrait une récompense pour tout Catholique arrêté en possession d’une arme, mais en réalité afin de discuter de la situation politique. On peut juger des conclusions auxquelles on parvint d’après un des derniers paragraphes de la Résolution du 23 octobre 1791, qui porte entre autres la signature de James Napper Tandy, au nom du Corps de la Liberté de l’artillerie. On peut y lire :
« Nous qui admirons la philanthropie de cette nation grande et éclairée, qui a donné l’exemple à l’humanité de la sagesse politique autant que religieuse, nous ne pouvons que nous désoler que des distinctions, injurieuses pour les uns et les autres, aient si longtemps déshonoré le nom des Irlandais. Et nous souhaitons très ardemment que nos animosités soient ensevelies avec les restes de nos ancêtres, et que nous et nos frères catholiques puissions être réunis comme des concitoyens afin de proclamer les Droits de l’Homme ».
On était au mois d’octobre. Le même mois, Wolfe Tone vint à Belfast sur l’invitation d’un des Clubs de Volontaires les plus avancés, et il fonda le premier club d’Irlandais Unis. Il en organisa un autre à son retour à Dublin. Dans le procès-verbal de la réunion inaugurale de cette première société dublinoise des Irlandais Unis, tenue à l’Eagle Inn, Eustace Street, le 9 novembre, nous relevons les passages suivants. Ils exposent fort bien les principes qui animaient les membres fondateurs de ces deux clubs apparentés à une association qui allait s’étendre dans tout le pays en peu de temps, et mettre en action les flottes de deux alliés étrangers :
« Pour réaliser cet important et grandiose projet, la suppression de distinctions absurdes et désastreuses, et pour parvenir à une union parfaite du peuple, un club a été fondé, composé de toutes les croyances religieuses, et il a pris le nom de Société des Irlandais Unis de Dublin ; il fait sienne la déclaration d’une société similaire de Belfast, que voici :
« En cette grande ère de réforme que nous vivons, où les gouvernements injustes tombent dans toutes les parties de l’Europe, où la persécution religieuse est contrainte de renoncer à la tyrannie qu’elle exerçait sur les consciences, où les Droits de l’Homme sont confirmés par la Théorie et où cette Théorie prend corps dans la Pratique, où la tradition ancestrale ne peut plus défendre des formes d’oppression absurdes devant le sens commun et l’intérêt commun de l’humanité, où il est établi que tout gouvernement tire son origine du peuple, et ne peut être imposé que dans la mesure où il en protège les droits et en favorise le bonheur, nous pensons qu’il est de notre devoir d’Irlandais de venir dire ce que nous ressentons comme une lourde injustice pesant sur nous, et quel remède nous sommes sûrs de pouvoir y porter efficacement.
Nous n’avons point de gouvernement national ; nous sommes gouvernés par les Anglais et leurs laquais, qui protègent les intérêts d’un autre pays, dont l’instrument est la corruption, dont la force réside dans la faiblesse de l’Irlande. Car ces hommes jouissent de tout le pouvoir et de toute l’influence pour corrompre et asservir l’honneur et la conscience des représentants du pays au sein de l’assemblée. Pour résister à un pouvoir tellement étranger, intervenant uniformément dans un sens trop fréquemment opposé à la ligne réelle de nos intérêts les plus évidents, il faut de la part du peuple unanimité, décision et courage, qualités qui peuvent s’exercer tout à fait légalement, constitutionnellement et efficacement si l’on applique cette grande mesure essentielle à la prospérité et à la liberté de l’Irlande : une représentation égale de l’ensemble du Peuple au Parlement…
Nous en sommes arrivés à ce que nous croyons être la racine du mal, et nous avons défini ce qui nous semble être le remède : avec un Parlement ainsi réformé, tout est simple, sans lui rien ne peut être fait. »
Nous sommes ici en présence d’un plan d’action proche de ceux qui ont été suivis plus tard avec tant de succès par les socialistes d’Europe : un parti qui affiche ouvertement ses intentions révolutionnaires, mais qui limite sa première revendication à une mesure populaire permettant d’affranchir les masses sur le soutien desquelles repose sa victoire finale. On ne peut lire le manifeste que nous venons de citer sans prendre conscience que ces hommes avaient pour but rien moins qu’une révolution sociale et politique identique à celle qui a été accomplie en France, et même plus importante, parce que la Révolution n’a pas donné le droit de vote à l’ensemble du peuple, mais a établi une distinction entre citoyens actifs et passifs, selon qu’ils étaient ou non imposés. De même un chercheur impartial ne doit pas oublier que c’était justement dans l’audace du but que résidait le secret de leur succès d’organisateurs, comme c’est le secret de l’efficacité politique pour les socialistes de notre époque.
Un objectif moins ambitieux n’aurait jamais permis aux masses protestantes et catholiques de se tendre la main au-dessus du gouffre sanglant des haines religieuses, pas plus qu’aujourd’hui il n’atteindrait un résultat identique parmi les ouvriers irlandais. Il faut mettre au crédit des dirigeants des Irlandais Unis qu’ils soient restés fidèles à leurs principes même lorsque la modération aurait pu leur assurer un sort plus doux. Interrogé par la commission secrète de la Chambre des Lords à la prison de Fort George en Écosse, Thomas Addis Emmet n’hésita pas à déclarer aux enquêteurs que, s’ils l’avaient emporté, ils auraient instauré un système social tout à fait différent du système existant.
Il y a peu de mouvements dans l’histoire qui aient été aussi sciemment défigurés par ses ennemis déclarés comme par ses prétendus admirateurs. Contre les Irlandais Unis, on a fait usage sans vergogne de la suggestio falso et de la suppressio veri. Les historiens, orateurs et journalistes « patriotes » de la classe moyenne irlandaise ont fait assaut de descriptions enthousiastes évoquant leurs exploits militaires terrestres et maritimes, les poursuites dont ils se tiraient à la dernière minute, leur martyre héroïque, mais ils ont systématiquement supprimé ou déformé leurs écrits, leurs chants et leurs manifestes. Nous avons essayé d’aller à contre-courant, de faire connaître leur littérature, parce que nous pensons qu’elle révèle ce que furent ces hommes bien mieux que ne peut le faire un biographe partisan.
Le Dr. Madden, qui est un de ces biographes appliqués et consciencieux, écrit dans son volume sur les Literary Remains « des Irlandais Unis, qu’il a supprimé nombre de ces textes à cause de leur tendance à verser dans la « camelote » républicaine et irréligieuse.
Fait regrettable, qui oblige les autres biographes et historiens à se donner le mal, mille fois plus grand aujourd’hui, de rechercher de nouveau et de réunir les textes permettant de rendre justice à l’œuvre de ces pionniers de la démocratie en Irlande. Et, puisque les hommes et les femmes d’Irlande prennent de plus en plus conscience de la manière exacte de poser les problèmes sociaux et politiques, on pourra peut-être dire, sans le moins du monde proférer de blasphème ou d’incongruité, que les pierres rejetées par les constructeurs du passé sont devenues les pierres de touche de tout l’édifice.