La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise
James Connolly
X. Le premier socialiste irlandais, un précurseur de Marx
« C’est un système qui, jusque dans ses aspects les moins révoltants, contraint des milliers, voire des dizaines de milliers de gens à travailler comme des bêtes, à vivre et à mourir le ventre creux, déguenillés et misérables, pour permettre à quelques parasites de se complaire dans l’aisance et le luxe. »
Irish People, 9 juillet 1864.
Pour l’Irlande comme pour tout le reste de l’Europe, le premier quart du XIXè siècle a été, sur le plan politique, une période noire pendant laquelle le despotisme et la réaction se sont donné libre cours. La peur engendrée par la Révolution française au sein des classes dirigeantes avait suscité une haine maladive de toute réforme, doublée d’un acharnement féroce dans la chasse aux réformateurs les plus modérés. Au triomphe des souverains alliés sur Napoléon succéda une véritable débauche de despotisme en Europe ; les organisations populaires furent soumises à une répression implacable ou rejetées dans la clandestinité. Cela ne pouvait cependant supprimer les causes du mécontentement et, tandis que la réaction triomphait au grand jour, ses adversaires déployaient dans l’ombre leurs sociétés secrètes.
Le mécontentement populaire s’aggrava encore à la suite du retour des soldats démobilisés à la fin des guerres napoléoniennes, qui eut de sérieuses répercussions économiques. La démobilisation priva les agriculteurs d’un marché pour leurs produits et elle entraîna une profonde crise agricole et industrielle. Elle stoppa l’activité de tous les navires chargés de l’approvisionnement des troupes, ainsi que tous les travaux de construction, d’armement et de réparation de ces navires, et toutes les industries de guerre. L’interruption de ces activités submergea le marché du travail des hommes et des femmes mis au chômage, mais en outre, des milliers de soldats et de marins bons pour le service furent lancés pêle-mêle dans une course aux places contre les travailleurs qui les avaient nourris, vêtus, entretenus, pendant la guerre.
En Irlande tout particulièrement, les conséquences furent désastreuses, à cause du nombre démesuré d’Irlandais parmi les soldats et marins démobilisés. Ils trouvaient au retour un marché de l’emploi engorgé de chômeurs dans les villes. A la campagne, les propriétaires fonciers faisaient une hécatombe parmi les petits fermiers qui, privés des débouchés et des prix dont ils bénéficiaient durant le conflit, étaient incapables de faire face aux exactions des détenteurs du sol. C’est à cette époque que la grande conspiration « des Rubans » [Ribbon, Ribbonmen : l’agitation sociale revient aux émeutes agraires du type de celles du XVIIIè siècle] se propagea parmi les travailleurs des zones rurales. On n’a jamais découvert l’exacte vérité sur ce mouvement, mais on en sait assez pour dire qu’il s’agissait effectivement d’une association secrète de défense des journaliers et des petits fermiers, sorte de syndicat qui entreprit à sa manière, violente, de juger les auteurs des expulsions et de châtier les traîtres. C’est aussi à cette époque, que le syndicalisme irlandais, qui était pourtant clandestin et illégal, parvint au faîte de sa puissance et de son organisation.
En 1824, le chef de la police de Dublin, venu témoigner devant une commission de la Chambre des Communes, déclara que les métiers de Dublin étaient parfaitement organisés, et que de nombreux patrons commençaient déjà à se plaindre de « la tyrannie des associations ouvrières irlandaises ». Qu’on ne s’étonne pas, dans ces conditions, qu’en face d’un XVIIIè siècle tourné vers les réformes politiques et les théories qui les inspiraient, le XIXè ait surtout été préoccupé par le progrès social.
En Angleterre, en France, en Allemagne, surgit une nuée de théoriciens sociaux, qui avaient chacun leur projet de société idéale, leur plan de régénération sociale destiné à abolir la pauvreté et tous les maux qui l’accompagnent. La plupart de ces théoriciens ne s’attaquaient pas aux bénéficiaires du système social de l’époque, mais seulement aux conséquences de ce système. A vrai dire, ils s’imaginaient en général que les classes dirigeantes et possédantes renonceraient d’elles-mêmes et de leur plein gré à leurs privilèges et à leurs biens, et qu’elles instaureraient le nouveau régime sitôt qu’elles seraient convaincues de ses avantages. Une telle opinion conduisait naturellement leur critique sociale à analyser avant tout les effets de la concurrence sur l’acheteur et sur le vendeur, et à négliger totalement les rapports entre le travailleur qui produit les richesses et le propriétaire qui s’en empare.
Une vue si partielle des rapports sociaux les empêchait nécessairement de se rendre compte que l’évolution historique pouvait être un élément permettant à leur idéal de se réaliser plus rapidement. Puisque c’était la classe dirigeante qui devait instaurer le nouveau régime, il en résultait que plus cette classe se renforçait, plus la transition était facilitée ; donc, tout ce qui aurait tendance à affaiblir l’organisation sociale par l’accentuation des distinctions de classe, ou à altérer le sentiment de respect que le journalier portait à ses maîtres, ne pouvait que ralentir le progrès.
Ces théoriciens fondèrent des sectes socialistes, et l’on sait bien que leurs adeptes, ayant perdu le génie et l’inspiration de leurs chefs, dégénérèrent en réactionnaires de la pire espèce, opposés au moindre pas en avant du mouvement ouvrier. Quant aux Irlandais, ce ne sont pas des théoriciens en règle générale ; ils passent trop vite de la pensée à l’action.
Rien d’étonnant alors, qu’une période qui avait produit, en France, en Angleterre et en Allemagne, les socialistes utopiques évoqués plus haut, ait produit en Irlande un économiste plus authentiquement socialiste au sens moderne du terme, qu’aucun de ses contemporains. Ce socialiste-là, William Thompson, de Glonkeen, Roscarberry, comté de Cork, n’a pas hésité à désigner la sujétion politique et sociale des travailleurs comme le pire des maux de la société, ni à décrire, tout en restant rigoureusement fidèle à la vérité, les conséquences désastreuses pour la liberté politique de l’existence d’une classe riche dans la société.
Thompson croyait qu’il était possible de parvenir au socialisme en fondant des colonies coopératives sur le modèle de celles qu’avait préconisées Robert Owen, ce qui le range pour une part parmi les utopistes. Mais, d’un autre côté, il pensait que ces colonies devaient être édifiées par les travailleurs eux-mêmes et non par la classe dirigeante. Il professait que la richesse de la classe dirigeante provenait de ce qu’elle avait volé aux travailleurs, et il soutenait qu’il était nécessaire, comme préalable au socialisme, de conquérir la représentation politique fondée sur le suffrage de tous les adultes des deux sexes. Il ne croyait pas que l’État puisse être la base de la société socialiste, mais il insistait sur la nécessité d’utiliser des moyens politiques pour détruire tous les privilèges de classe sanctionnée par la loi, et pour éliminer tous les obstacles que la classe dirigeante chercherait à mettre en travers de l’essor des communautés socialistes.
On pourrait penser que nous exagérons la portée de l’œuvre de Thompson en le présentant comme un penseur original, un pionnier de la pensée socialiste, supérieur à tous les socialistes utopiques du continent, un précurseur de Karl Marx tant par son insistance à voir dans l’exploitation des travailleurs la cause de toute la misère sociale, de la criminalité moderne et de la dépendance politique, par son effort rigoureux pour élaborer une définition exacte du capital.
Aussi, nous allons citer un passage tiré de son ouvrage le plus important, paru en 1824 : « Enquête sur les principes de distribution de la Richesse les plus propres à conduire au bonheur de l’Homme et sur leur application dans un nouveau Système proposant l’Égalité Volontaire de la Richesse » (Publié à Londres en 1869).
« Quelle est donc la définition la plus précise du capital ? C’est cette part du produit du travail, de nature constante ou non, qui est susceptible de se transformer en profit. Telles semblent bien être les conditions qui séparent sous forme de capital une part des produits du travail. Pourtant, cette distinction est à l’origine de l’insécurité et de l’oppression du travailleur productif, qui, guidé par le savoir, est la source de toute richesse ; et aussi de l’usurpation gigantesque opérée contre les forces productives et les autres individus par ceux qui, sous le nom de capitalistes ou de grands propriétaires, se sont emparés de cette accumulation de richesses, qui constituaient les réserves annuelles ou permanentes de la collectivité. D’où les exigences contradictoires du capitaliste et du travailleur.
Le capitaliste, en faisant régner l’insécurité et la violence, a mis la main sur la subsistance annuelle de nombreux travailleurs, sur les outils et machines nécessaires pour rendre leur activité productive, et sur les demeures où il leur faut vivre ; il en a tiré un profit maximum, et il a pu ainsi acheter leur travail et son futur produit au meilleur compte possible. Plus est grand le profit du capital, ou encore plus le capitaliste a fait payer d’avance le travailleur pour sa nourriture, l’utilisation des outils et des machines et l’occupation de son habitation, moins il reste évidemment au travailleur de quoi acquérir ce qu’il peut désirer. »
Voici un autre passage où Thompson, qui veut faire de la réforme politique un moyen de parvenir au but, en décrit l’inefficacité si on la prend pour une fin en soi :
« Tant que le capital accumulé demeurera entre les mains d’une partie de la société, alors que la capacité de produire et de créer de la richesse se trouvera dans les mains de l’autre partie, si la nature humaine continue d’être ce qu’elle est à présent, ce capital accumulé sera utilisé pour contrecarrer les lois naturelles de la distribution, et pour priver les producteurs de la jouissance des produits de leur travail. Parviendra-t-on à comprendre que, si on laisse agir le moindre expédient permettant de maintenir cet état d’insécurité qui rend possible la division du capital et du travail, à elles seules, des institutions représentatives, même si le pouvoir politique cesse de se livrer au pillage, ne seraient pas aussi favorables au bonheur réel de l’humanité que l’instauration de moyens permettant l’essor de la connaissance, et l’abolition définitive de tous ces expédients. Tant qu’existe une classe de capitalistes, la société ne peut que se trouver dans un état malsain. Les richesses volées qui échapperont au pouvoir politique, tomberont d’une autre façon, sous le nom de profit, aux mains des capitalistes qui ne cesseront de faire les lois tant qu’ils resteront des capitalistes. »
Thompson voulait une éducation libre pour tous ; il entrait dans tous les détails pour en démontrer la possibilité, établissant des statistiques pour prouver que le coût total de cette éducation était aisément supportable pour l’Irlande, sans accroître exagérément la charge des producteurs. Il était sur ce point en avance de trois générations sur son temps, puisque la réforme qu’il préconisait alors n’est que partiellement réalisée aujourd’hui. Lui qui vivait dans un pays où une petite minorité imposait de force une religion abhorrée à une nation conquise, provoquant ainsi un fanatisme sauvage déshonorant pour l’un et l’autre camp, il eut pourtant le courage et la clairvoyance de plaider pour l’éducation laïque. Aux hurlements des fanatiques qui prétendaient, tout comme de nos jours, que la religion disparaîtrait si elle n’était soutenue par l’État, il répondait :
« L’expérience a prouvé non seulement que la religion peut exister sans intervenir dans les lois naturelles de la distribution en violation de toute sécurité, mais qu’elle s’est développée et épanouie en Irlande et en Grèce pendant des siècles, alors même que ses ressources étaient arrachées de force des mains des fidèles pour enrichir un clergé rival détesté, ou pour nourrir la violence même qui la réduisait à merci. »
L’esprit du socialisme que prônait Thompson était fort loin du sentimentalisme visionnaire des utopistes du reste de l’Europe, ou d’Owen à ses débuts en Angleterre, qui en appelaient constamment à « l’humanité » des classes possédantes. Le passage suivant le montre encore mieux, et nous n’hésitons pas à le reproduire en dépit de sa longueur. L’attitude des riches aux différents niveaux de l’organisation politique, la passion du pouvoir qui va de pair avec l’extrême richesse, sont l’objet d’une analyse si mordante que ce passage aurait pu être écrit par un socialiste du XXè siècle :
« Les riches oisifs sont sans occupation active ; il leur manque un but dans la vie. Ils ont déjà les moyens de satisfaire leurs sens, ou même leur imagination, d’apaiser leurs besoins et leurs caprices. Il leur faut encore obtenir les plaisirs du pouvoir. Il y a inévitablement, chez ceux qui ont été élevés dans la facilité, une forte propension à détester la contrainte, à ne pas supporter d’opposition et donc à désirer avoir le pouvoir d’éviter ces désagréments. Comment ont-ils ce pouvoir ? D’abord grâce à leur richesse elle-même, à son influence directe, aux craintes et aux espoirs qu’elle suscite. Quand ils ont épuisé ces moyens ou pour leur donner plus d’effet, ils essaient partout de prendre et d’accaparer les pouvoirs gouvernementaux.
Là où le despotisme n’existe pas, ils tentent de s’emparer de l’intégralité des fonctions législatives, ou encore, d’en détenir, conjointement avec la direction de l’Etat ou d’autres institutions, une part aussi importante que possible. Là où le despotisme n’existe pas, ou s’est réformé, ils se partagent tous les postes dépendant du gouvernement ; ils monopolisent, directement ou indirectement, le commandement de la force armée, les charges de magistrats et de prêtres, ainsi que tous ces postes exécutifs qui donnent le plus de pouvoir en demandant le moins d’activité et en rapportant le plus d’argent. Et lorsque le despotisme existe, la classe des grosses fortunes s’arrange du mieux qu’elle peut avec le despote pour partager son pouvoir en partenaire, en égale, ou en simple esclave.
Si la situation est telle que les riches soient sûrs de leur propre force, ils passent un accord avec le despote, et revendiquent ce qu’ils appellent leurs droits. S’ils sont trop faibles, ils n’hésitent pas à ramper devant lui, et semblent se faire gloire de leur soumission parce qu’ils aspirent uniquement à se faire déléguer le pouvoir de soumettre à leur tour le reste de la communauté. Les historiens de tous les pays le montrent bien : voilà où peut conduire une richesse excessive. »
Dans les pays de langue anglaise, on ignore pratiquement l’œuvre de ce penseur irlandais, mais son importance est depuis longtemps reconnue dans le reste de l’Europe [A vrai dire, surtout par Marx… Qui ne le cite qu’en note dans Misère de la Philosophie (Éd. Sociales, 1968, p. 196)]. Outre l’ouvrage que nous avons cité, il a écrit un « Appel au nom des femmes, qui forment la moitié du genre humain, contre les prétentions des hommes, qui forment l’autre moitié, à les maintenir dans la servitude politique et, partant, la servitude civile et domestique », publié à Londres en 1825. On connaît deux autres ouvrages de lui : Labour Rewarded, the Claims of Labour and Capital Conciliated ; or, How to Secure to Labour the Whole Product of its Exertions [La récompense des travailleurs : comment concilier les exigences du capital et du travail ; ou : Comment assurer aux travailleurs les fruits entiers de leur labeur], publié en 1827, et Practical Directions for the Speedy and Economical Establishment of Communities [Recommandations pratiques pour établir rapidement et économiquement des communautés], publié à Londres en 1830.
Il a aussi laissé les manuscrits d’autres livres traitant du même sujet, mais ils n’ont jamais été publiés, et l’on ignore où ils se trouvent maintenant. On prétend que durant vingt ans il fut végétarien et ne toucha pas une goutte d’alcool, et que, dans son testament, il légua l’essentiel de sa fortune à la première communauté coopérative qui serait fondée en Irlande, et fit don de son corps à la science pour des expériences de dissection. Sa famille parvint à contester le testament en s’appuyant sur le fait que « des projets immoraux étaient inclus dans les donations ».
Dans l’évolution du socialisme scientifique on peut le situer, selon nous, à mi-chemin entre l’utopisme des premiers idéalistes et le matérialisme historique de Marx. Il annonce celui-ci dans la plupart de ses analyses du système économique, et il a prévu le rôle qu’une démocratisation de la vie politique pouvait jouer pour supprimer les privilèges légaux des membres des professions libérales. Dans sa préface à la traduction anglaise du livre d’un de ses biographes allemands, Anton Menger, l’auteur, H.-S. Foxwell, licencié ès-lettres, écrit de sa contribution à la science économique : « Ce qui fera le renom de Thompson, ce n’est pas son plaidoyer en faveur de la coopération owenienne, malgré tout l’attachement au bien public dont il témoigne, mais c’est le fait qu’il a été le premier auteur à donner à la question de la juste répartition de la richesse la place fondamentale qu’elle a tenue dans l’économie politique anglaise. Jusqu’alors l’économie politique s’était préoccupée du commerce plutôt que de l’industrie ; et il a jugé nécessaire d’expliquer le sens même du mot « industriel », qui venait selon lui du français, repris sans doute de Saint-Simon. »
Si nous cherchons à comparer l’importance des œuvres de Thompson et de Marx, n’espérons pas rendre justice à l’un des deux en les mettant en contradiction, ou en faisant le panégyrique de Thompson pour rabaisser Marx, comme tentent de le faire certains critiques continentaux de celui-ci. Il est préférable de dire que les positions respectives de ce génie irlandais et de Marx sont plutôt comparables au rapport historique des évolutionnistes pré-Darwiniens avec Darwin. Darwin a systématisé toutes les théories de ses prédécesseurs, passant toute sa vie à réunir les faits qui lui ont permis de se situer par rapport à eux. De même, la pensée économique était déjà sur la bonne route avant Marx, et c’est à l’établir sur des fondements inébranlables qu’il consacra tout son génie, toutes ses connaissances encyclopédiques et ses efforts de recherche. Thompson a balayé cette fiction économique entretenue par les économistes orthodoxes et admise par les utopistes, selon laquelle c’est de l’échange que naît le profit. Il a affirmé que le profit provenait de l’exploitation des travailleurs, c’est-à-dire de l’appropriation par les capitalistes et des propriétaires fonciers des fruits du travail des autres. Il n’hésite pas à se considérer lui-même comme un bénéficiaire de ce système.
Il écrivait en 1827, que depuis près de douze ans « il vivait de ce qu’on appelle une rente, qui est le produit du travail des autres». Toute la théorie de la lutte des classes découle purement et simplement de ce principe. Mais bien que Thompson admît l’existence de la lutte des classes, il n’y voyait pas un facteur, le facteur de l’évolution de la société vers la liberté. Cela fut le privilège de Marx, dont c’est selon nous le plus haut titre de gloire. Alors qu’Owen et les socialistes du continent recherchaient les faveurs des rois, des parlements et des congrès, cet Irlandais mettait les riches en accusation, montrant que la richesse entraîne toujours la volonté de puissance, que « les capitalistes ne cesseront de faire la loi tant qu’ils resteront des capitalistes », mais que « tant qu’existe une classe de capitalistes, la société demeure immanquablement dans un état malsain. » Tout en prêchant cette doctrine, qui attaquait les dirigeants sociaux et politiques de la société et la société elle-même, le courageux Celte exigeait avec véhémence l’extension du droit de vote à l’ensemble de la population adulte. Cela seul suffit à expliquer pourquoi ses écrits n’ont rencontré aucune faveur dans les classes respectables de la société, ces mêmes classes qui mettaient si souvent sur un piédestal les chefs des sectes socialistes de son époque.
De nos jours, un autre Irlandais célèbre, Standish O’Grady, qui est peut-être le plus grand écrivain du pays, a dénoncé la société capitaliste dans les pages du Peasant (Dublin, 1908-1909), proposant pour y échapper la formation de communautés coopératives. Il est d’ailleurs fort révélateur de l’ignorance qu’ont les Irlandais pour leurs propres œuvres intellectuelles que O’Grady n’ait apparemment jamais entendu parler des travaux de son grand prédécesseur dans ce domaine. Il est tout aussi révélateur de la conquête des esprits irlandais par les traditions anglaises que l’on voit souvent les nationalistes irlandais combattre de toutes leurs forces le socialisme considéré comme « une idée allemande », alors que presque toutes les conceptions sociales qu’on trouve épanouies chez Marx, on les trouve déjà en germe chez Thompson, vingt-trois ans avant la publication du Manifeste communiste, quarante-trois avant celle du Capital.
Nous allons conclure ce chapitre par une autre citation de ce pionnier irlandais du socialisme révolutionnaire ; et c’est à dessein que nous parlons de socialisme révolutionnaire, car l’ensemble de ses enseignements débouche irrésistiblement sur l’action révolutionnaire de la classe ouvrière. Puisque pour la théorie socialiste les revendications politiques du mouvement ouvrier doivent toujours dépendre et de l’époque et du développement du pays où il se déroule, les théories de Thompson sur l’action ouvrière apparaissent comme l’expression la plus haute possible de la pensée révolutionnaire de son temps.
« Les travailleurs productifs, qu’on a dépouillés de tout capital, de leurs outils, de leurs maisons, de tous leurs instruments de production, doivent se tuer à la tâche par besoin, par nécessité de subsister, alors que leur rémunération est maintenue au plus bas niveau compatible avec l’existence d’habitudes industrieuses… Comment veut-on que les plus démunis soient vertueux ? Qui se soucie d’eux ? Quelle réputation ont-ils à perdre ? Quelle influence l’opinion publique a-t-elle sur eux ? Qu’ont à faire des plaisirs raffinés de l’honnêteté ceux que tourmentent les affres de la nécessité la plus extrême ? Comment pourraient-ils respecter les biens et les droits des autres, eux qui n’en ont aucun qui puisse au moins susciter de la compassion, de ceux qui souffrent de les voir vivre dans les privations ? Comment peuvent-ils prendre part aux chagrins des autres, aux petites difficultés passagères des autres, eux que tourmentent des malheurs autrement considérables ? La seule mention des menues misères des autres est une insulte qui attise leur indignation au lieu d’attirer leur compréhension amicale. Privé de ce qui assure à l’existence un minimum de décence et de confort, le besoin engendre la sauvagerie.
Et en regardant autour d’eux, ils en voient beaucoup d’autres dans la même situation, qui se sentent eux aussi incapables de la moindre bienveillance pour les gens heureux. Ils prennent conscience qu’ils font partie du même monde, le monde de la souffrance, de l’insatisfaction et de l’ignorance ; ils se forment une opinion à eux, au mépris de celle des riches, ayant dans l’idée que les riches et leurs lois ne tirent leur origine que de la violence. De qui ces malheureux apprendraient-ils les principes moraux alors qu’ils n’en voient jamais la mise en pratique ? Et le respect de la sécurité des autres ? De leurs supérieurs ? Des lois ? Mais l’attitude de leurs supérieurs, l’application de ces lois, leur ont donné une leçon fort concrète de violence et de contrainte, en les dépouillant contre leur gré et sans aucune contrepartie des fruits de leur travail. Quelle est la valeur de principes et d’impératifs moraux que les faits ne cessent de contredire et de démentir ? Ils ne peuvent certainement pas inciter à une conduite vertueuse. Les raisons ne peuvent naître que des choses, que des conditions environnantes, et non pas de mots creux et de proclamations vides. Les mots ne peuvent servir qu’à transmettre et inculquer la connaissance de ces choses et de ces conditions. Et si ces choses n’existent pas, les mots ne sont que du vent. » [Passage tiré de Distribution of Wealth].
C’est sur ce fragment de théorie économique déterministe, qui nous enseigne que la morale est liée au progrès social, qu’elle est le résultat de conditions matérielles, que nous allons quitter le premier apôtre irlandais de la révolution sociale. Les militants celtes fervents aiment à proclamer, ce que semblent confirmer les recherches actuelles, que les missionnaires irlandais furent les premiers à ranimer la flamme de la culture en Europe, et à faire reculer l’obscurantisme intellectuel qui avait suivi la chute de l’Empire romain. Ne pouvons-nous pas nous aussi être fiers que ce fût encore un Irlandais qui ait percé des ténèbres pires que celles de l’Égypte, les ténèbres de la barbarie capitaliste, et qui ait révélé aux travailleurs les raisons de leur esclavage, et les conditions essentielles de leur émancipation ?