Troisième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

PREMIERE PARTIE – ETUDE DE LA METHODE DIALECTIQUE MARXISTE

Troisième leçon. — Le deuxième trait de la dialectique : tout se transforme. (Loi du changement universel et du développement incessant)

1. Un exemple

   Le philosophe Fontenelle raconte l’histoire d’une rose qui croyait que le jardinier était éternel. Pourquoi ? Parce que, de mémoire de rose, on n’en avait jamais vu d’autre dans le jardin. Ainsi raisonne le métaphysicien : il nie le changement.

   Pourtant l’expérience nous apprend que les jardiniers sont périssables, et aussi les roses. Certes, il est des choses qui changent beaucoup plus lentement qu’une rose, et le métaphysicien en conclut qu’elles sont immuables ; il porte à l’absolu leur immobilité apparente, il ne retient des choses que l’aspect par lequel elles semblent ne pas changer : une rose est une rose, un jardinier est un jardinier. La dialectique n’en reste pas à l’apparence ; elle atteint les choses dans leur mouvement : la rose était un bouton avant de devenir rose ; rose épanouie, elle change d’heure en heure, même alors que l’œil n’y voit rien. Elle s’effeuillera inéluctablement. Mais non moins nécessairement naîtront d’autres roses, qui s’épanouiront à leur tour.

   Nous pourrions trouver, dans la vie quotidienne, mille exemples qui mettent en lumière que tout est mouvement, tout se transforme.

   Cette pomme sur la table est immobile. Mais le dialecticien dira : cette pomme immobile est pourtant mouvement ; dans dix jours elle ne sera plus ce qu’elle est aujourd’hui. Elle fut fleur avant que d’être pomme verte ; avec le temps elle se décomposera, libérera ses pépins. Confiés au jardinier, ces pépins donneront un arbre d’où tomberont de nombreuses pommes. Nous avions une pomme au départ ; et maintenant nous en avons un grand nombre. Il est donc bien vrai que l’univers, malgré les apparences, ne se répète pas.

   Pourtant, beaucoup de gens parlent comme la rosé de Fontenelle : « Rien de nouveau sous le soleil », « Il y aura toujours des riches et des pauvres », « Il y aura toujours des exploiteurs et des exploités », « La guerre est éternelle », etc. Rien n’est plus trompeur que cette prétendue sagesse, et rien n’est plus dangereux. Elle conduit à la passivité, à l’impuissance résignée. Au contraire, le dialecticien sait que le changement est une propriété inhérente à toute chose. C’est là le deuxième trait de la dialectique : le changement est universel, le développement est incessant.

2. Le deuxième trait de la dialectique

   Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature non comme un état de repos et d’immobilité, de stagnation et d’immuabilité, mais comme un état de mouvement et de changements perpétuels, de renouvellement et de développement incessants, où toujours quelque chose naît et se développe, quelque chose se désagrège et disparaît.

   « C’est pourquoi la méthode dialectique veut que les phénomènes soient considérés non seulement du point de vue de leurs relations et de leurs conditionnements réciproques, mais aussi du point de vue de leur mouvement, de leur changement, de leur développement, du point de vue de leur apparition et de leur disparition. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique. p. 4-5.)

   Nous avons vu que tout se tient (premier trait de la dialectique).

   Mais ce réel, qui est unité, est aussi mouvement. Le mouvement n’est pas un aspect secondaire de la réalité. Il n’y a pas : la nature, plus le mouvement ; la société, plus le mouvement. Non, la réalité est mouvement, processus. Il en est ainsi dans la nature et dans la société.

3. Dans la nature

   « Le mouvement au sens le plus général, conçu comme mode Coexistence de la matière, comme attribut inhérent à elle, embrasse tous les changements et tous les processus qui se produisent dans l’univers, du simple changement de lieu jusqu’à la pensée. » (Engels : Dialectique de la nature, p. 75. Editions Sociales. (Expressions soulignées par nous. G. B.-M. C.))

   Descartes constatait déjà que le repos est relatif au mouvement. Si je suis assis à la poupe d’un vaisseau qui s’éloigne du rivage, je suis immobile par rapport au vaisseau, mais je suis en mouvement par rapport à la terre ; or la terre est elle-même en mouvement par rapport au soleil. Le soleil lui-même est une étoile en mouvement, et ainsi à l’infini.

   Mais, pour Descartes, le mouvement se réduisait au changement de lieu : un bateau qui se déplace, une pomme qui roule sur la table. C’est le mouvement mécanique. Or là ne se limite pas la réalité du mouvement. Une auto roule à soixante-dix kilomètres à l’heure : mouvement mécanique. Mais ce n’est pas tout ; l’auto qui se déplace se transforme lentement ; son moteur, ses rouages, ses pneus s’usent. Elle est d’autre part soumise à l’action de la pluie, du soleil, etc. Autant de formes du mouvement. Un véhicule qui a parcouru mille kilomètres n’est donc pas le même qu’au départ, bien que nous disions : « C’est le même ». Un moment viendra où il faudra renouveler des pièces, refaire la carrosserie, etc. ; jusqu’au jour où la voiture sera hors d’usage.

   Eh bien, il en est ainsi dans la nature. Le mouvement y a des aspects très variés : changement de lieu, mais aussi transformations de la nature et des propriétés des choses (par exemple, l’électrisation d’un corps, la croissance des plantes, le changement de l’eau en vapeur, la vieillesse, etc.)

   Pour le grand savant anglais Newton (1642-1727), le mouvement se réduisait au mouvement mécanique, au changement de lieu. L’univers était ainsi comparable à une immense horloge qui reproduit sans cesse le même processus : c’est ainsi qu’il considérait les orbites des planètes comme éternels.

   Or le progrès des sciences, depuis le XVIIIe siècle, a considérablement enrichi la notion de mouvement. Ce fut d’abord la transformation de l’énergie, au début du XIXe siècle.

   Reprenons l’exemple de l’automobile qui roule. Lancée à grande vitesse, elle heurte un arbre et prend feu. Y a-t-il « dissipation de la matière ? » Non, l’automobile en flammes est une réalité tout aussi matérielle que l’automobile roulant à vive allure ; mais c’est un aspect nouveau, une qualité nouvelle de la matière. La matière est indestructible, mais elle change de forme. Ses transformations ne sont pas autre chose que les transformations du mouvement, qui ne fait qu’un avec la matière : la matière est mouvement ; le mouvement est matière. La physique moderne enseigne qu’il y a transformation de l’énergie ; l’énergie, ou quantité de mouvement, se conserve, tout en prenant une forme nouvelle ; les formes qu’elle peut revêtir sont très variées.

   Dans le cas de l’auto dont l’essence s’est enflammée sous le choc, l’énergie chimique qui, dans le moteur à explosion, se transformait en énergie cinétique (c’est-à-dire en mouvement mécanique), se transforme maintenant tout entière en chaleur (énergie calorifique). De son côté, l’énergie calorifique (la chaleur) peut se transformer en énergie cinétique : la chaleur entretenue sur une locomotive se transforme en mouvement mécanique puisque la locomotive se déplace.

   L’énergie mécanique peut se transformer en énergie électrique : le torrent qui « fait tourner » la centrale produit de l’énergie électrique. En retour l’énergie électrique (le courant) se transforme en énergie mécanique, c’est-à-dire actionne des moteurs. Ou encore : l’énergie électrique se transforme en énergie calorifique; elle donne en effet de la chaleur (chauffage électrique).

   De même, l’énergie électrique peut donner de l’énergie chimique : dans certaines conditions un courant électrique décompose l’eau en oxygène et hydrogène. Mais l’énergie chimique à son tour peut se transformer en énergie électrique (pile hydroélectrique), ou en énergie mécanique (moteur à explosion), ou en énergie calorifique (combustion du charbon dans le poêle), etc.

   L’énumération pourrait tenir des pages. Toutes ces transformations ne sont pas autre chose que la matière en mouvement. On voit qu’elles sont beaucoup plus riches que le simple déplacement, ou changement de lieu, bien qu’elles l’incluent. [« Tout mouvement inclut du mouvement mécanique » dit Engels (Dialectique de la nature, p. 257. Editions Sociales). En effet, une réaction chimique, par exemple, met en jeu les atomes qui constituent les molécules matérielles. Or ces atomes se déplacent. Et à l’intérieur de l’atome se produisent, dans le noyau, des déplacements très rapides qu’étudie la physique nucléaire. De même, l’énergie électrique est inséparable du déplacement de petits corpuscules, les électrons.]

   Outre la découverte de la transformation de l’énergie, celle de l’évolution a profondément enrichi la notion de mouvement.

   Evolution de l’univers physique d’abord. Dès la fin du XVIIIe siècle, Kant et Laplace découvraient que l’univers a une histoire. Loin de se répéter, comme le croyait Newton, l’univers est changement : les étoiles (y compris le soleil), les planètes (y compris la Terre) sont le produit d’une prodigieuse évolution, qui continue. Il ne suffit donc pas de dire, avec Newton, que les parties de l’univers se déplacent ; il faut dire encore qu’elles se transforment.

   Ainsi, cette petite portion de l’univers, la Terre, a une longue histoire (cinq milliards d’années, semble-t-il), qu’étudie la géologie.

   De même les étoiles se forment, se développent et meurent. Et l’astrophysicien soviétique Ambartsoumian vient de découvrir que naissent toujours de nouvelles étoiles.

   C’est justement parce que l’univers change sans cesse qu’il n’a pas besoin d’un « premier moteur », comme le pensait encore Newton. Il porte en lui-même sa possibilité de mouvement, de transformation. Il est son propre changement.

   Quant à la matière vivante, elle est également soumise à un incessant processus d’évolution. A partir des stades les plus pauvres de la vie se sont formées les espèces végétales et animales. Il n’est plus possible aujourd’hui de donner crédit au mythe répandu par la religion depuis des siècles : Dieu créant, une fois pour toutes, des espèces qui ne varient pas. Grâce à Darwin (au XIXe siècle), la science a fait la preuve que la prodigieuse diversité des espèces vivantes est issue d’un petit nombre d’êtres très simples, de germes unicellulaires (la cellule étant l’unité « d’où se développe par la multiplication et la différenciation tout l’organisme végétal et animal » [Engels : Ludwig Feuerbach, p. 36 ; Etudes… p. 46.]) ; ces germes sont eux-mêmes sortis d’une albumine informe. Les espèces se sont transformées et continuent de se transformer, par suite de l’interaction entre elles et le milieu. [Les travaux de Mitchourine et de ses disciples montrent même expérimentalement qu’il peut y avoir, dans certaines conditions, transformation d’une espèce en une autre.] L’espèce humaine n’échappe pas à cette grande loi de l’évolution.

   « A partir des premiers animaux, se sont développés essentiellement par différenciation continue, les innombrables classes, ordres, familles, genres et espèces d’animaux, pour aboutir à la forme où le système nerveux atteint son développement le plus complet, celle des vertébrés, et à son tour, en fin de compte, au vertébré dans lequel la nature arrive à la conscience d’elle-même : l’homme. » (Engels : Dialectique de la nature, p. 41. Editions Sociales.)

   Ainsi donc la nature entière — univers physique, nature vivante — est mouvement.

   Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois… La matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière. (Engels : Anti-Dühring, p. 92. Editions Sociales.)

   Astronomie ou physique, chimie ou biologie, l’objet qu’étudie la science est toujours mouvement.

   Mais alors dira-t-on, pourquoi tous les savants n’admettent-ils pas le matérialisme dialectique ?

   Dans sa pratique concrète, tout bon chercheur est dialecticien ; il ne peut comprendre la réalité que s’il la saisit dans son mouvement. Mais le même chercheur qui est dialecticien en pratique, ne l’est plus lorsqu’il pense le monde, ou même lorsqu’il réfléchit à sa propre action sur le monde. Pourquoi ? Parce qu’il retombe alors sous l’autorité d’une conception métaphysique du monde, — religion ou philosophie apprise à l’école, — conception qui a pour elle le poids de la tradition, amalgame de préjugés diffus que le savant respire en quelque sorte, sans qu’il s’en doute, et dans le moment même où il se croit « l’esprit libre ». Tel physicien qui se passe fort bien de Dieu quand il étudie expérimentalement les atomes, retrouve Dieu à la sortie de son laboratoire ; pour lui cette croyance « va de soi ». Tel biologiste expert dans l’étude des micro-organismes est désemparé comme un enfant devant le moindre problème politique. Ce physicien, ce biologiste sont la proie d’une contradiction, contradiction entre leur pratique de savant et leur conception du monde. Leur pratique est dialectique (et elle ne peut être opérante que dans la mesure où elle est dialectique.) Mais leur conception du monde dans son ensemble est restée métaphysique. Seul le matérialisme dialectique surmonte cette contradiction : il donne au savant une conception objective de l’univers (nature, société) comme totalité en devenir ; et par là même il lui permet de situer correctement sa pratique (sa spécialité) dans un ensemble où tout se tient.

4. Dans la société

   « S’il est vrai que le monde se meut et se développe perpétuellement, s’il est vrai que la disparition de l’ancien et la naissance du nouveau sont une loi du développement, il est clair qu’il n’est plus de régimes sociaux « immuables », de « principes éternels » de propriété privée et d’exploitation ; qu’il n’est plus « d’idées éternelles » de soumission des paysans aux propriétaires fonciers, des ouvriers aux capitalistes.

   Par conséquent, le régime capitaliste peut être remplacé par le régime socialiste, de même que le régime capitaliste a remplacé, en son temps, le régime féodal. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 8.)

   C’est là une conséquence essentielle du deuxième trait de la dialectique. Pas de société immuable, à l’inverse de ce qu’enseigne la métaphysique. Pour le métaphysicien, en effet, la société ne change pas et ne peut changer, parce qu’elle reflète un plan divin éternel : « l’ordre social est voulu de Dieu ». La propriété privée des moyens de production est donc sacrée ; ceux qui contestent cette sainte vérité sont condamnables au nom de la « morale ». Qu’ils expient ! Dieu est la providence des propriétaires, le garant de la « libre entreprise ». Si quelque changement survient cependant, alors c’est un malheureux accident ; mais ce n’est pas sérieux, c’est superficiel ; on peut et on doit revenir à l’état de choses « normal ». Et ainsi la croisade contre l’Union soviétique est justifiée : il faut faire « rentrer » les récalcitrants, les égarés sous la loi commune, puisque le capitalisme est « éternel ».

   Chassée de plus en plus des sciences de la nature, la métaphysique se réfugie dans les sciences de l’homme et de la société.

   Admettons qu’on peut transformer la nature ; l’homme, lui, est ce qu’il fut et ce qu’il sera toujours. Il y a « une nature humaine », immuable, avec ses imperfections irrémédiables. A quoi bon dès lors prétendre améliorer la société ? Utopie néfaste… C’est en somme la doctrine du péché originel, que François Mauriac prêche de cent façons au lecteur du Figaro.

   Tant s’en faut que ce point de vue soit réservé à l’idéologue chrétien. Il est répandu dans certains milieux petits-bourgeois qui ne croient ni à Dieu ni à diable et s’en font gloire, estimant qu’ils sont par là même vaccinés contre tout préjugé. Certes ils ne vont pas à l’église ; mais ils cultivent jalousement la conception métaphysique, fixiste de l’homme, que la religion millénaire leur a léguée. Tel rédacteur anticlérical d’un journal destiné aux jeunes instituteurs disserte gravement sur la fondamentale imperfection de notre espèce, et parle du « sac de peau » qui nous emprisonne à jamais. Pauvre « nature humaine » promise à tous les égarements…

   Lamentations bien profitables aux exploiteurs du « genre humain ». Vous vous plaignez qu’il y ait des profiteurs ? Naïf… Sachez donc une bonne fois que « l’homme est ainsi fait », vous ne le changerez pas !

   Voilà donc justifiées dans les siècles des siècles l’oppression du grand nombre, la misère des petits, la guerre. La société se répète indéfiniment puisque « l’homme » reste pareil à lui-même. (On remarquera qu’une telle conception se donne l’homme comme un être-en-soi, alors que l’homme est par essence un être social.) Et comme cet homme est vicieux, il faut bien admettre que la société est maudite. Sans doute la religion enseigne-t-elle qu’on peut et doit sauver l’âme des individus. Mais pour la société, c’est une autre affaire; toute amélioration véritable lui est refusée, puisqu’il n’y a pas de salut ici-bas.

   Observons au passage que c’est cette métaphysique chargée d’ans qui, en dernière analyse, justifie les démarches des chefs de la social-démocratie quand ils mènent campagne contre l’Union soviétique. Staline disait, le 26 janvier 1924 :

   « La grandeur de Lénine est avant tout d’avoir, en créant la République des Soviets, montré en fait aux masses opprimées du monde entier, que l’espoir de la délivrance n’est pas perdu, que la domination des grands propriétaires fonciers et des capitalistes n’est pas éternelle, que le régime du travail peut être institué par les efforts des travailleurs eux-mêmes, qu’il faut instituer ce règne sur la terre et non dans le ciel. Il a allumé ainsi dans le cœur des ouvriers et des paysans du monde entier l’espoir de la libération. C’est ce qui explique que le nom de Lénine soit devenu le nom le plus cher aux masses laborieuses et exploitées. »

   C’est cela même qu’un Blum, agent de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, ne pouvait admettre. Considéré comme idéologie, l’antisoviétisme acharné des chefs socialistes prend racine dans une philosophie du désespoir : Lénine, Staline, le peuple soviétique sont coupables d’avoir voulu supprimer, d’avoir supprimé l’exploitation de l’homme par l’homme. Léon Blum, Guy Mollet, etc., multiplient les discours sur le « socialisme libérateur ». Mais ils n’y croient pas. Domestiqués par la bourgeoisie réactionnaire et belliciste, ils ont une mentalité d’éternels vaincus. Dans son livre A l’échelle humaine, Blum, en même temps qu’il proclame sa solidarité spirituelle avec le Vatican, lance l’interdit sur les communistes ; il prétend les exclure de la communauté nationale. Pourquoi ? Parce que les communistes témoignent, par leurs actes, de leur confiance en une transformation de la société, parce qu’ils reconnaissent dans l’Union soviétique l’exemple proposé à tous les travailleurs.

   Voilà qui est intolérable à ceux qui servent la bourgeoisie. Il faut, à tout prix, détourner les travailleurs de l’Union soviétique qui leur montre la voie des changements possibles. Aucune calomnie ne sera superflue pour essayer de « démontrer » qu’au pays des Soviets rien n’est fondamentalement changé. C’est pourquoi la calomnie doit nécessairement s’accompagner de la censure, de l’interdiction de toute la littérature en provenance de l’Union soviétique, qui montre la réalité du changement, de la Révolution.

   L’idéologie social-démocrate apparaît ainsi comme typiquement métaphysique. Son usage est celui de l’éteignoir. Etouffer l’enthousiasme, brouiller la perspective, démobiliser les combattants. Rien n’est plus significatif à cet égard que le quotidien Franc-Tireur, ou Le Canard Enchaîné. Trépignements ou blague, flatterie ou injure, inévitablement revient la malfaisante idée qu’il y aura toujours des « lampistes » comme ils disent (expression passe-partout, qui dispense de faire une analyse scientifique des classes) ; et que par conséquent, ça ne vaut pas la peine de lutter contre le capitalisme, puisque « après, ce sera du pareil au même ». Ces « mangeurs de curés » à qui « on ne la fait pas » sont en vérité pétris de mentalité religieuse ; ils sont fondamentalement convaincus de l’impuissance humaine. Faillis, ils mettent l’histoire en faillite. Et c’est pourquoi leurs rires sonnent faux ; ils sont désespérés.

   En fait, non seulement le changement est inhérent à la réalité sociale comme à la nature, mais les sociétés évoluent beaucoup plus vite que l’univers physique. Depuis la dissolution de la commune primitive, quatre formes de société se sont succédé : société esclavagiste, société féodale, société capitaliste, société socialiste. La société féodale pourtant se croyait intouchable, et les théologiens y voyaient une œuvre de Dieu, tout comme aujourd’hui le cardinal Spellmann identifie les trusts américains à la volonté du tout-puissant. N’empêche que la société féodale a fait place à la société capitaliste, et celle-ci au socialisme. Et déjà, en Union soviétique, se prépare le passage à un stade supérieur : le communisme.

   C’est pourquoi, l’homme étant un être social, il n’y a pas d’homme éternel. L’homme féodal n’est-il pas mort à l’aube des temps modernes, tué par le ridicule en la personne de Don Quichotte ? Quant à l’égoïsme prétendument originel, il est apparu avec la division des sociétés en classes. Le fameux « culte du moi » — moi par-dessus tout — est un produit de la bourgeoisie régnante, qui fait de la société une jungle : arriver coûte que coûte, par la ruse ou la violence ; bâtir son bonheur sur le malheur des faibles. Mais au sein même de la société capitaliste, se forge un type d’homme nouveau, qui ne conçoit pas son bonheur en dehors du bonheur collectif, qui trouve ses plus hautes joies dans le combat pour l’humanité entière, qui accepte à cette fin les plus durs sacrifices. Ainsi cette maman, ouvrière à la régie Renault, qui, participant résolument à une grève pour l’augmentation des salaires, sait qu’on aura faim à la maison tant que durera la grève. Ainsi, ces dockers de Rouen qui, mettant au-dessus de tout la solidarité internationale des travailleurs, par dix-sept fois refusent de décharger les armes destinées à la croisade antisoviétique ; ils préfèrent manquer de pain. [On lira, sur ce thème, les beaux romans d’André Stil : Le Premier choc, Le Coup du canon, Paris avec nous. Editeurs Français Réunis.]

   Pas plus qu’il n’y a de péché originel, il n’y a d’homme éternel. Tous ceux qui, aujourd’hui, luttent contre le capitalisme, transforment par là même leur propre conscience. Ils s’humanisent dans la mesure même où ils combattent un régime inhumain. Comme toute réalité, la réalité humaine est dialectique. Sorti de l’animalité, l’homme s’est élevé par une lutte millénaire contre la nature. Non seulement cette histoire grandiose n’est pas terminée, mais elle ne fait que commencer, ainsi qu’aimait à le répéter Paul Langevin. Cette histoire est inséparable de celle des sociétés ; et nous retrouvons ici, par delà la deuxième loi (tout se transforme), la première loi (tout se tient : la conscience de l’individu est inintelligible hors la société). C’est d’ailleurs pour cela que, dans certaines conditions, l’homme peut revenir en arrière. Pour sauvegarder ses privilèges, la bourgeoisie réactionnaire s’évertue à faire tourner la roue de l’histoire à contre-courant ; d’où le fascisme, celui d’Eisenhower et de Mac Carthy, comme celui d’Adolf Hitler. Mais, par là même, elle dégrade l’homme : le S.S. qui persécute les déportés persécute en fait l’humanité qui pouvait encore sommeiller en lui-même ; piétinant l’humanité en autrui, il la piétine en lui-même. Ce qu’il y a de meilleur dans l’homme n’est pas un don des dieux ; c’est une conquête de l’histoire humaine. Conquête que la bourgeoisie dégénérée met chaque jour en péril. La bombe atomique lui tient lieu de raison ; le dollar lui tient lieu de conscience. Et l’avocat Emmanuel Bloch n’avait pas tort de s’écrier, au soir de l’exécution des Rosenberg : « Ce sont des animaux qui nous gouvernent ! »

   A l’inhumanité d’une classe pourrie, comment ne pas opposer les magnifiques floraisons de l’humanité socialiste ? Ici se déploient la puissance et la vérité du matérialisme dialectique, qui éclaire le chemin du communisme. La pratique des hommes soviétiques, libérés de l’exploitation, fait justice des lamentations sur l’éternité du malheur. C’est ainsi que le code pénal soviétique n’a pas pour objet la répression, mais la transformation qualitative du coupable par le travail socialiste. Le criminel, en régime capitaliste, est marqué d’une tache indélébile, alors même que son temps de bagne est terminé. En Union soviétique, tout comme les jeunes dévoyés rééduqués par Makarenko ont retrouvé le « chemin de la vie » [Lire Makarenko : Le Chemin de la vie. Editions du Pavillon ; Poème pédagogique. Editions en langues étrangères, Moscou, 1953.], des criminels et des voleurs sont redevenus des citoyens honnêtes et honorés, à jamais délivrés d’un passé qui s’oublie. Et ce n’est pas le fait du hasard si là-bas la délinquance juvénile a disparu, alors que, dans la société capitaliste en décomposition, elle étend ses ravages.

   Pour la société socialiste la fatalité est morte.

   Une preuve magnifique en est actuellement administrée par les médecins soviétiques, disciples de Pavlov. « Tu enfanteras dans la douleur », — l’implacable verdict frappait les générations successives. Mais voici qu’en U.R.S.S., et jusque chez nous désormais, grâce à l’étude dialectique du fonctionnement des centres nerveux et à l’élucidation du problème de la douleur, l’accouchement n’est plus un martyre. Ainsi se trouve ébranlée cette vieille idée que la souffrance est une loi de l’enfantement, une rançon du « péché originel » et du « plaisir de la chair ». L’idée nouvelle qui vient de se faire jour va grandir, se transmettre de génération en génération, cependant que la vieille croyance de l’accouchement-supplice va se désagréger pour disparaître à jamais. Qu’une découverte aussi belle soit le mérite de médecins soviétiques, voilà qui ne relève pas du hasard : elle est l’œuvre de savants profondément dialecticiens, pour qui l’être humain n’a pas de tares éternelles. [Les meilleurs romans et films soviétiques donnent une représentation concrète des forces de transformation qui se déploient impétueusement chez l’homme grâce au socialisme. Voir notamment le film : Le Chevalier à l’étoile d’or ; et lire, entre autres romans : Ajaev : Loin de Moscou, et G. Nikolaieva ; La Moisson. Editeurs Français réunis.]

5. Conclusion

   Ramener la réalité à un de ses aspects, réduire le processus à un moment du processus, et croire que le passé est assez fort pour qu’il n’y ait pas d’avenir, c’est là méconnaître la dialectique du réel.

   Celui qui, jugeant de l’Amérique sur le sénateur Mac Carthy, croirait que l’avenir des Etats-Unis est à l’image du 19 juin 1953 (exécution des Rosenberg), celui-là se tromperait lourdement. L’avenir des Etats-Unis appartient bien plutôt aux forces neuves que les défenseurs sanglants d’un passé condamné veulent détruire. « Ce qui importe avant tout, écrit Staline, c’est ce qui se développe ». Si faible que soit le germe, il n’en porte pas moins la vie. C’est cette vie qu’il faut protéger par tous les moyens : aucun effort pour elle n’est perdu. La lutte d’Ethel et Julius Rosenberg contre le crime, alors même que le crime les a frappés, n’en sera pas moins victorieuse. Aussi sûrement que les premières lueurs du matin annoncent le grand jour, l’exemple des Rosenberg annonce une Amérique juste et pacifique.

   « Joyeux et vert, mes fils, joyeux et vert

   Sera le monde au-dessus de nos tombes. »

   (« Poème d’Ethel Rosenberg à ses fils », dans Lettres de la maison de la mort. Editions Gallimard.)

   Quant à ceux qui les ont tués dans l’espoir fou d’arrêter l’histoire, ils sont déjà plus morts que les morts.

   Le sens du changement, le sens du nouveau, voilà ce qui manque au métaphysicien. C’est là ce qui fait par contre, en toutes circonstances, la supériorité du dialecticien. C’est ce qui donne au marxisme sa force créatrice : le marxisme n’est pas un stock de recettes passe-partout, applicables mécaniquement à toutes les situations ; science du changement, il s’enrichit par l’expérience. Le métaphysicien est au contraire indifférent à ce qui change ; « il y a eu deux guerres mondiales, pense-t-il, donc il y en aura une troisième ». Tout change autour de lui, mais il ferme les yeux. La bourgeoisie trouve son compte à pareilles appréciations : comme elle rêve de se survivre, elle redoute la dialectique, qui montre que son règne est en déclin, même quand il paraît solide à l’observateur superficiel, qui prend le tournoiement des matraques pour un signe de force !

   Voilà pourquoi Staline écrit, commentant le deuxième trait de la dialectique :

   « … il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 9. (Expressions soulignées par nous. G. B.-M. C.))

   L’attitude scientifique, ce n’est pas d’en rester à ce qu’on a « sous le nez », mais de comprendre ce qui meurt et ce qui naît, et de porter le maximum d’intérêt à ce qui naît. Tout placer sur le même plan, ce n’est pas respecter la réalité, c’est la fausser, car la réalité est mouvement. Les marxistes savent voir loin parce qu’ils considèrent toute réalité dans son devenir : ainsi, les communistes, en véritables dialecticiens, ont dès le début « révélé… tout ce qui était contenu en germe dans le plan Marshall » [M. Thorez au Comité central d’Issy-les-Moulineaux, juin 1953.] dans le moment même où les chefs socialistes l’accueillaient comme un plan de prospérité.

   Dans Les Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S., Staline critique ceux qui « ne voient que les phénomènes extérieurs, ceux qui sont à la surface… », ceux qui « ne voient pas les forces profondes qui, bien qu’agissant momentanément de façon invisible, n’en détermineront pas moins le cours des événements ».

   Indication précieuse pour tous, et particulièrement pour les militants ouvriers. L’unité d’action qui s’est d’abord nouée par ci par là, entre ouvriers communistes et ouvriers socialistes, puis qui s’est élargie au point de faire naître au cœur des niasses la certitude de la victoire prochaine, voilà « ce qui naît et se développe », voilà la force « invincible » qui, la brise devenant tempête, balaiera tous les obstacles. La lutte quotidienne pour l’unité d’action entre travailleurs dont les opinions divergent, mais dont les intérêts convergent, est conforme à la deuxième loi de la dialectique. L’ampleur et l’élan des grèves d’août 1953 attestent qu’aucune catégorie de travailleurs n’est vouée à la passivité, à l’immobilité.

   Au contraire, le sectaire est métaphysicien. Sous prétexte que son camarade de travail est socialiste ou chrétien, il refuse de l’inviter à l’action commune. Il méconnaît ainsi la grande loi du changement ; il ne veut pas voir que, dans l’action unie pour un objectif commun, d’abord limité, puis plus vaste, la conscience de ce travailleur se transformera : l’action au coude à coude détruit les appréhensions et les préjugés. Le sectaire raisonne comme s’il avait lui-même tout appris d’un seul coup. Il oublie qu’on ne naît pas révolutionnaire ; on le devient. Il oublie qu’il a encore beaucoup à apprendre ; et ainsi ne devrait-il pas plutôt pester contre lui-même que contre « les autres » ? Le vrai révolutionnaire est celui qui, dialecticien, crée les conditions favorables à la montée du nouveau. Plus s’affirme la volonté des chefs socialistes d’empêcher l’unité, plus il affirme, par son attitude envers les travailleurs socialistes, sa propre volonté d’unité.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Comment la dialectique conçoit-elle le changement ? Prenez des exemples autour de vous.
  2. Pourquoi la bourgeoisie a-t-elle intérêt à cacher que toute réalité se transforme ?
  3. Montrez, au moyen d’un ou deux exemples, les services que peut rendre au militant ouvrier la connaissance du deuxième trait de la dialectique.

flechesommaire2   flechedroite