Cinquième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

PREMIERE PARTIE – ETUDE DE LA METHODE DIALECTIQUE MARXISTE

Cinquième leçon. — Le quatrième trait de la dialectique : la lutte des contraires (I)

1. La lutte des contraires est le moteur de tout changement. Un exemple

   Nous avons vu que toute réalité est mouvement, et que ce mouvement, qui est universel, revêt deux formes : quantitative et qualitative, nécessairement liées entre elles. Mais pourquoi y a-t-il mouvement ? Quel est le moteur du changement et, en particulier, de la transformation de la quantité en qualité, du passage d’une qualité à une qualité nouvelle ?

   Répondre à cette question, c’est énoncer le quatrième trait de la dialectique, la loi fondamentale de la dialectique, celle qui nous donne la raison du mouvement.

   Un exemple très concret va faire apparaître cette loi.

   J’étudie la philosophie marxiste, le matérialisme dialectique. Ceci n’est possible que si tout à la fois j’ai conscience de mon ignorance et j’ai la volonté de la surmonter, la volonté de conquérir le savoir. Le moteur de mon étude, la condition absolue du progrès dans l’étude, c’est la lutte entre mon ignorance et mon désir de la surmonter, c’est la contradiction entre la conscience que j’ai de mon ignorance et la volonté que j’ai d’en sortir. Cette lutte des contraires, cette contradiction n’est pas extérieure à l’étude. Si je progresse, c’est dans la mesure même où sans cesse cette contradiction se pose. Certes, chacune des acquisitions qui jalonnent mon étude est solution de cette contradiction (je sais aujourd’hui ce que j’ignorais hier) ; mais aussitôt s’ouvre une contradiction nouvelle entre ce que je sais… et ce que j’ai conscience d’ignorer ; d’où un nouvel effort dans l’étude, et une nouvelle solution, un nouveau progrès. Celui qui croit tout savoir ne progressera jamais puisqu’il ne cherchera pas à surmonter son ignorance. Le principe de ce mouvement qu’est l’étude, le moteur du passage graduel d’un savoir moindre à un savoir plus grand, c’est donc bien la lutte des contraires, la lutte entre mon ignorance (d’une part) et (d’autre part) la conscience que je dois surmonter mon ignorance.

2. Le quatrième trait de la dialectique

   « Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe, est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 7.)

   L’étude de la contradiction comme principe du développement va nous permettre de dégager ses principaux caractères : la contradiction est interne ; elle est novatrice ; il y a unité des contraires.

3. Caractères de la contradiction

a) La contradiction est interne.

   Toute réalité est mouvement, nous l’avons vu. Or il n’y a pas de mouvement qui ne soit le produit d’une contradiction, d’une lutte de contraires. Cette contradiction, cette lutte est interne, c’est-à-dire qu’elle n’est pas extérieure au mouvement considéré, mais qu’elle en est l’essence.

   Est-ce là une affirmation arbitraire ? Non. Un peu de réflexion montre en effet que s’il n’y avait aucune contradiction dans le monde, celui-ci ne changerait pas. Si la graine n’était que la graine, elle resterait la graine, indéfiniment ; mais elle porte en elle-même le pouvoir de changer puisqu’elle sera plante. La plante sort de la graine, et son éclosion implique la disparition de la graine. Il en est ainsi de toute réalité ; si elle change, c’est qu’elle est, dans son essence, à la fois elle-même et autre chose qu’elle-même. Pourquoi la vie, après avoir donné ses fleurs et ses fruits, décline-t-elle jusqu’à la mort ? Parce qu’elle n’est pas que la vie. La vie se transforme en la mort parce que la vie porte une contradiction interne, parce qu’elle est lutte quotidienne contre la mort (à chaque instant des cellules meurent, d’autres les remplacent, jusqu’au jour où la mort l’emportera). Le métaphysicien oppose la vie à la mort comme deux absolus, sans voir leur unité profonde, unité de forces contraires. Un univers absolument vide de toute contradiction serait condamné à se répéter : jamais rien de nouveau ne pourrait survenir. La contradiction est donc interne à tout changement.

   « La cause fondamentale du développement des choses ne se trouve pas en dehors, mais au dedans des choses, dans la nature contradictoire inhérente aux choses elles-mêmes. Toute chose, tout phénomène a ses contradictions internes inhérentes. Ce sont elles qui enfantent le mouvement et le développement des choses. Les contradictions inhérentes aux choses et aux phénomènes sont les causes fondamentales de leur développement… » (Mao Tsétoung : « A propos de la contradiction », dans les Cahiers du communisme, n° 7-8 août 1952, p. 780-781. [Expression soulignée par nous. G. B.- M. C.])

   Lénine disait déjà : « Le développement est la lutte des contraires ». (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme.)

   N’est-il pas vrai, pour reprendre l’exemple de l’homme qui étudie, que cet homme est tout à la fois ignorance et besoin d’apprendre ? En tant qu’il étudie, il est lutte de ces deux forces contraires. C’est bien là l’essence de l’homme qui étudie (l’essence : la nature profonde).

   Si nous revenons au processus examiné dans la précédente leçon : la transformation de l’eau soit en glace soit en vapeur d’eau, nous constatons qu’une telle transformation s’explique par la présence d’une contradiction interne : contradiction entre les forces de cohésion des molécules d’eau d’une part, et d’autre part, le mouvement propre à chaque molécule (énergie cinétique qui pousse les molécules à se disperser) ; contradiction entre les forces de cohésion et les forces de dispersion. Bien sûr, quand on se borne à considérer l’eau à l’état liquide, entre 0 degré et 100 degrés, cette lutte n’apparaît pas, tout semble calme, inerte. Ce qui apparaît, c’est la stabilité de l’état liquide. L’aspect apparent (le phénomène) dissimule la réalité profonde, l’essence, c’est-à-dire la lutte entre forces de cohésion et forces de dispersion. Cette contradiction interne, voilà le contenu réel de l’état liquide. Et c’est cette contradiction qui explique la transformation soudaine de l’eau liquide en eau solide ou en vapeur d’eau. Le passage qualitatif à un nouvel état n’est possible que par la victoire de l’une des forces contraires sur l’autre. Victoire des forces de cohésion dans le passage du liquide au solide ; victoire des forces de dispersion dans le passage du liquide au gazeux. Victoire qui n’anéantit pas les forces contraires, mais qui change en quelque sorte leur « signe » : dans l’état solide, c’est le mouvement des molécules qui est l’aspect négatif (ou secondaire) ; dans l’état gazeux, c’est la tendance à la cohésion qui est l’aspect négatif (ou secondaire).

   L’eau, quel que soit son état du moment, est donc lutte de forces contraires, qui sont des forces internes, — et par là s’expliquent ses transformations.

   Est-ce à dire que les conditions externes, environnantes, ne jouent aucun rôle ? Non. L’étude de la première loi de la dialectique (tout se tient) nous a montré qu’on ne doit jamais isoler une réalité de ses conditions environnantes. Dans le cas de l’eau, il y a une condition externe, nécessaire au changement d’état : c’est la diminution ou l’élévation de la température. L’élévation de température rend possible l’accroissement de l’énergie cinétique des molécules, donc de leur vitesse. Le refroidissement a l’effet inverse. Mais il ne faut pas perdre de vue que, s’il n’y avait pas des contradictions internes dans l’objet considéré (en l’occurrence : l’eau) — comme nous l’avons remarqué plus haut —, l’action des conditions externes serait inopérante. La dialectique considère donc comme essentielle la découverte des contradictions internes, inhérentes au processus étudié, et qui seules font comprendre la spécificité de ce processus.

   « Les contradictions inhérentes aux choses et aux phénomènes sont la cause fondamentale de leur développement alors que le lien mutuel et l’action réciproque d’une chose ou d’un phénomène avec ou sur les autres choses ou phénomènes sont des causes de second ordre. » (Mao Tsétoung ; « A propos de la contradiction », dans Cahiers du communisme, n° 7-8, août 1952, p. 781. [Expression soulignée par nous. G. B. – M. C])

   C’est là ce que l’esprit métaphysique ne peut admettre. Comme il ignore les contradictions internes, constitutives de la réalité et motrices de tout changement qualitatif, il est contraint d’expliquer tous les changements par des interventions externes. C’est-à-dire soit par des « causes » surnaturelles (Dieu « crée » la vie, la pensée, les royaumes), soit par des causes artificielles : il y a des hommes privilégiés qui détiennent le mystérieux pouvoir de faire changer les choses ; ce sont quelques « meneurs » qui « font » la révolution, qui « sèment la révolte », etc., etc.. C’est ainsi que certains idéologues réactionnaires ramènent la Révolution de 1789 à l’action catastrophique de quelques mauvais bergers. De même pour la Révolution socialiste d’Octobre 1917. La dialectique, au contraire, montre scientifiquement que l’issue révolutionnaire comme solution des problèmes qui se posent au développement social est inévitable s’il existe une contradiction interne, constitutive de cette société : contradiction entre classes antagonistes. La révolution est le produit de cette contradiction, qui passe par diverses étapes ; la révolution ne vient ni de Dieu ni de Satan.

   Le rôle respectif des contradictions internes (causes fondamentales) et des conditions externes (causes de second ordre) est à retenir. Il permet en effet de comprendre, notamment, que « la révolution ne s’exporte pas ». Aucune transformation qualitative ne peut être le produit direct d’une intervention extérieure. C’est ainsi que l’existence et les progrès de l’Union soviétique ont transformé les conditions générales de la lutte du prolétariat dans les pays capitalistes. Mais ni l’existence ni les progrès de l’Union soviétique n’ont pouvoir d’engendrer le socialisme dans les autres pays : seul le développement de la lutte des classes propre à chaque pays capitaliste, le développement des contradictions internes qui caractérisent les pays capitalistes peut entraîner des changements révolutionnaires en ces pays. D’où la phrase souvent répétée de Staline : « Chaque pays, s’il le veut, fera lui-même sa révolution ; et s’il ne le veut pas, il n’y aura pas de révolution ». Il en est ainsi du jeune enfant : tous les moyens que vous emploierez pour le faire marcher seront inutiles tant que son développement interne, organique ne lui permettra pas de marcher.

   On voit donc que le caractère interne de la contradiction, sur lequel Staline insiste dans son énoncé du quatrième trait, a une signification pratique considérable.

b) La contradiction est novatrice.

   Si nous reprenons l’énoncé stalinien de la loi, nous remarquons que la lutte des contraires est appréciée comme « lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe ».

   La lutte des contraires, en effet, se développe dans le temps. Et nous avons vu (troisième leçon) que, tout comme les sociétés, tout comme la nature vivante, l’univers physique a une histoire. Les changements qualitatifs mettent ainsi en évidence, à un moment donné du processus historique, des aspects nouveaux, qui sont le produit de la victoire sur l’ancien. Mais ceci n’est possible que parce que les forces du nouveau se sont développées contre l’ancien, au sein même de l’ancien. C’est au sein de la vieille société féodale et contre elle qu’ont grandi les nouvelles forces productives et les rapports de production correspondants, d’où devait sortir la société capitaliste. De même, c’est dans l’enfant et contre lui que grandit l’adolescent ; c’est dans et contre l’adolescent que mûrit l’adulte.

   Il ne suffit donc pas de constater le caractère interne de la contradiction. Il faut aussi voir que cette contradiction est lutte entre l’ancien et le nouveau. C’est au sein de l’ancien que naît le nouveau ; c’est contre l’ancien qu’il grandit. La contradiction se résout quand le nouveau l’emporte définitivement sur l’ancien. Alors apparaît le caractère novateur, la fécondité des contradictions internes. L’avenir se prépare dans la lutte contre le passé. Pas de victoire sans lutte.

   Le métaphysicien méconnaît la puissance novatrice de la contradiction. Pour lui, la contradiction ne peut rien apporter de bon. Comme il a une conception statique, immobiliste de l’univers, comme il veut que l’être (nature ou société) soit toujours identique, la contradiction est pour lui synonyme d’absurdité. Il s’emploie à l’écarter. Ainsi les crises économiques qui, pour les dialecticiens, sont le signe apparent des contradictions internes fondamentales du capitalisme sont, pour le métaphysicien, des malaises passagers. De même, la lutte des classes est un fâcheux accident dû à la malveillance des « meneurs ».

   Le dialecticien sait que, là où se développe une contradiction, là est la fécondité, là est la présence du nouveau, la promesse de sa victoire. La lutte des classes est annonciatrice d’une société nouvelle. En toutes circonstances, le dialecticien crée les conditions favorables au développement de cette lutte féconde ; la résistance des forces du passé ne l’effraie point, car il sait que les forces d’avenir se trempent dans la lutte, comme l’atteste toute l’histoire du mouvement ouvrier. C’est au contraire la tâche essentielle de la social-démocratie que de détourner les forces révolutionnaires de la lutte ; c’est ainsi qu’elle travaille à les corrompre, à les stériliser.

   L’histoire des sciences et des arts est prodigue en exemples montrant avec éclat la fécondité de la contradiction. Les grandes découvertes sont le produit d’une contradiction résolue entre les vieilles théories et les faits expérimentaux nouveaux. Exemple : l’expérience de Torricelli a suscité une contradiction féconde entre le fait constaté (le mercure contenu dans le tube renversé sur la cuve descend jusqu’à un certain niveau qui varie selon l’altitude ; au-dessus c’est le vide), et la vieille idée partout enseignée (« la nature a horreur du vide »). La vieille idée est impuissante, en effet, à expliquer pourquoi le niveau du mercure dans le tube varie avec l’altitude. C’est la découverte de la pression atmosphérique qui résout la contradiction.

   Tout changement qualitatif est la solution féconde d’une contradiction.

   La fécondité de la contradiction apparaît bien dans les livres de Gorki. C’est en luttant contre ses préjugés de vieille femme résignée à l’oppression que La Mère de Gorki se transforme en révolutionnaire. (Contradiction interne qui se développe grâce aux conditions externes : l’exemple de son fils, combattant révolutionnaire). De même Pierre Zalomov, l’initiateur de la manifestation ouvrière du 1er mai 1902 à Sormovo, le héros du livre de Gorki, déclara fièrement au tribunal tsariste :

   « Torturés par le désaccord entre la vie à laquelle ils aspirent et celle qui leur est faite dans la société actuelle, les ouvriers sont conduits à chercher les moyens à utiliser pour sortir de la situation abominable à laquelle ils sont condamnés par l’imperfection du présent régime. » (La Famille Zalomov, p. 221. Editeurs Français Réunis.)

   Et Pierre Zalomov explique comment, par une lutte opiniâtre pour surmonter cette contradiction, le travailleur désespéré qu’il était jadis devint un homme nouveau, un révolutionnaire.

   Nous disions, au début de cette leçon, que l’homme qui étudie la science progresse en résolvant sans cesse les contradictions que pose l’étude même. De même le militant révolutionnaire, connaissant la puissance féconde de la contradiction, fait sienne la maxime de Maurice Thorez : « la critique et l’autocritique, c’est notre pain quotidien ». Critique du travail accompli par les camarades. Et aussi critique par chacun de son propre travail (autocritique). Le travailleur influencé par l’idéologie social-démocrate croit que l’autocritique est déshonneur et prosternation. Bien plutôt, l’autocritique procède d’une conception scientifique de l’action révolutionnaire. Par l’autocritique, le militant crée les conditions propices à la lutte victorieuse du nouveau contre l’ancien dans sa propre conscience, dans son activité quotidienne. Se refuser à l’autocritique, ce n’est pas sauvegarder sa dignité ; c’est gâcher ses possibilités de progrès, c’est se condamner à reculer, c’est dégrader sa propre substance. C’est la pratique incessante, scientifique de la critique et de l’autocritique qui a forgé le Parti communiste (bolchevik) de Lénine et de Staline. [Voir Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S. Conclusion, point 4, p. 398-399-400.] C’est par la pratique de la critique et de l’autocritique que Maurice Thorez dans les années 1930 a sauvé le Parti communiste français de l’enlisement où le groupe Barbé-Celor le conduisait. [Voir Maurice Thorez ; Fils du Peuple, chap. II.]

c) L’unité des contraires.

   Il n’y a contradiction que s’il y a lutte entre au moins deux forces. Donc la contradiction enferme nécessairement deux termes qui s’opposent : elle est l’unité des contraires. C’est là un troisième caractère de la contradiction. Etudions-le de plus près.

   Pour le métaphysicien, parler de l’unité des contraires, c’est proférer un non-sens. Par exemple : il considère d’un côté la science, de l’autre l’ignorance. Or nous avons remarqué que toute science est lutte contre l’ignorance. Lénine faisait observer que « l’objet de la connaissance est inépuisable ». Il n’y a donc pas de science absolue ; il reste toujours quelque chose à apprendre. Donc toute science comporte une part d’ignorance. Mais de même, il n’y a pas d’ignorance absolue : l’individu le plus ignorant a des sensations, une certaine habitude de la vie, une expérience rudimentaire (sinon, comment pourrait-il survivre ?) ; c’est là un germe de science.

   Les contraires se combattent, mais ils sont inséparables. La bourgeoisie en soi n’existe pas. Il y eut d’abord, au sein de la société féodale, la bourgeoisie contre la classe féodale. Puis c’est, dans la société capitaliste (et déjà au sein de la société féodale), bourgeoisie contre prolétariat. On ne peut poser les contraires l’un sans l’autre, à part l’un de l’autre. Quand le prolétariat disparaît comme classe exploitée, c’est qu’alors la bourgeoisie disparaît comme classe exploiteuse. [L’économie politique marxiste est extrêmement précieuse pour l’étude de l’unité des contraires, car celle-ci se retrouve à tous les niveaux de l’économie. Exemple : la marchandise est unité de contraires. D’une part c’est une valeur d’usage (un produit consommable), d’autre part c’est une valeur d’échange (un produit qui s’échange). Ce sont véritablement des contraires puisqu’un produit ne peut être échangé que s’il n’est pas consommé, et puisqu’un produit ne peut être consommé que s’il n’est pas échangé. Marx a développé génialement toutes les conséquences de cette contradiction interne dans Le Capital, chef-d’œuvre de dialectique. Remarque : dans les crises qui frappent périodiquement le capitalisme, cette unité des contraires se manifeste à plein : les masses ne peuvent consommer leurs propres produits parce que ces produits sont nécessairement, en régime capitaliste, des marchandises, et qu’il faut donc, pour pouvoir consommer, acheter, c’est-à-dire échanger le produit contre de l’argent.]

   Cette inséparabilité des contraires est un fait objectif, nié par la métaphysique. C’est pourquoi la bourgeoisie favorise les conceptions métaphysiques qui prétendent, par exemple, « supprimer la condition prolétarienne » (notamment par « l’association capital-travail »), tout en conservant la bourgeoisie ! Comme s’il pouvait y avoir une bourgeoisie capitaliste sans un prolétariat travaillant pour elle !

   La dialectique ne sépare jamais les contraires ; elle les pose dans leur indissociable unité.

   « Sans vie, pas de mort ; sans mort, pas de vie. Sans haut, pas de bas ; sans bas, pas de haut. Sans malheur, pas de bonheur ; sans bonheur, pas de malheur ; sans facile, pas de difficile ; sans difficile, pas de facile. Sans propriétaire foncier, pas de fermier ; sans fermier, pas de propriétaire foncier. Sans bourgeoisie, pas de prolétariat ; sans prolétariat, pas de bourgeoisie. Sans joug national impérialiste, pas de colonies et de semi-colonies ; sans colonies et semi-colonies, pas de joug impérialiste. Il en est ainsi de tous les contraires. Dans des conditions déterminées, ils s’opposent l’un à l’autre d’une part, et, d’autre part, ils sont liés réciproquement, s’interpénètrent, s’imprègnent réciproquement, sont interdépendants. » (Mao Tsétoung : « A propos de la contradiction », dans les Cahiers du communisme, n° 7-8, août 1952, p. 807.)

   Cette liaison réciproque signifie que le contraire A agit sur le contraire B dans la mesure même où le contraire B agit sur le contraire A ; et que B agit sur A dans la mesure même où A agit sur B. Ainsi les contraires ne sont pas juxtaposés l’un à l’autre de telle manière que l’un puisse changer, l’autre demeurant immobile. Voilà pourquoi tout renforcement de la bourgeoisie est affaiblissement de son contraire, le prolétariat ; tout renforcement du prolétariat est affaiblissement de son contraire, la bourgeoisie. De même, tout affaiblissement de l’idéologie socialiste est un progrès de l’idéologie bourgeoise ; et réciproquement. Il est donc parfaitement illusoire de croire que la bourgeoisie s’affaiblit si le prolétariat ne lutte pas contre elle sans répit ; c’est alors bien plutôt la bourgeoisie qui se renforce et le prolétariat qui s’affaiblit. Aussi Marx expliquait-il que si la classe ouvrière ne saisissait pas toutes les occasions pour améliorer sa situation,

   « elle se ravalerait à n’être plus qu’une masse informe, écrasée, d’êtres faméliques pour lesquels il ne serait plus de salut. » (Marx : Salaires, prix et profits, p. 39, Editions Sociales, Paris, 1948 ; Travail Salarié et Capital…, p. 114. Editions Sociales, Paris, 1952.)

   Cette unité des contraires, cette liaison réciproque des contraires prend une signification particulièrement importante lorsque, à un moment donné du processus, les contraires se convertissent l’un en l’autre. En effet, dans des conditions déterminées, les contraires se transforment l’un en l’autre. La liaison réciproque devient alors transformation réciproque, il se produit un changement qualitatif, et c’est même cette transformation qui permet de définir scientifiquement la notion de « qualité ».

   Exemple : à un moment donné de la lutte des contraires bourgeoisie-prolétariat, chacun des contraires se convertit en l’autre : la bourgeoisie, classe dominante, devient classe dominée ; le prolétariat, classe dominée, devient classe dominante. De même, l’homme ignorant qui étudie se change en son contraire, en homme qui sait ; mais à son tour l’homme savant, découvrant qu’il ne sait pas tout, se change en son contraire, en homme ignorant, qui désire apprendre à nouveau.

   L’unité ou l’identité des aspects contradictoires d’un phénomène existant objectivement n’est jamais morte, figée, mais vivante, conditionnée, mobile, temporaire, relative ; tous les contraires, dans des conditions déterminées, se changent l’un en l’autre ; et le reflet de cette situation dans la pensée humaine constitue la conception du monde dialectique matérialiste marxiste ; seules les classes dominantes réactionnaires, qui existent à présent et qui ont existé dans le passé, ainsi que la métaphysique qui est à leur service, ne considèrent pas les contraires comme vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l’un en l’autre, mais comme morts, figés ; elles propagent partout cette conception fausse et induisent en erreur les masses populaires afin de prolonger leur domination.

   C’est ainsi que la bourgeoisie capitaliste aujourd’hui, comme autrefois la classe féodale, enseigne que sa suprématie est éternelle ; elle pourchasse les marxistes-léninistes qui enseignent, conformément à la science dialectique, la transformation réciproque des contraires, c’est-à-dire la victoire inéluctable du prolétariat opprimé sur ceux qui l’exploitent.

   Il importe toutefois de ne pas donner une interprétation mécanique de cette conversion des contraires. Quand nous disons que les contraires se transforment l’un en l’autre, nous n’entendons pas par là une simple interversion de telle sorte qu’une fois fait le passage de l’un en l’autre, il n’y aurait rien de changé. La bourgeoisie, classe dominante, devient classe dominée ; le prolétariat, classe dominée, devient classe dominante. Mais le prolétariat n’en est pas moins une classe toute différente de la bourgeoisie, car celle-ci est exploiteuse, tandis que le prolétariat, exerçant sa dictature de classe, n’exploite personne, mais crée les conditions de l’édification socialiste. En d’autres termes, la transformation réciproque des contraires crée un état qualitatif nouveau ; elle constitue un passage de l’inférieur au supérieur, un progrès.

   En l’occurrence, la transformation des contraires conduit à leur destruction, puisque le socialisme liquide la bourgeoisie comme classe exploiteuse et aussi le prolétariat comme classe exploitée. De nouvelles contradictions apparaissent, caractéristiques de la société socialiste, mais la contradiction bourgeoisie-prolétariat est dépassée.

   D’autre part, et surtout, l’unité des contraires (et leur transformation réciproque) n’a de sens que relativement à la lutte des contraires, qui est l’essence de cette unité. Il ne faut donc pas vouloir arbitrairement réaliser la transformation réciproque des contraires, si les conditions de cette transformation ne sont pas réalisées. Mao Tsétoung dit bien, dans le texte plus haut cité, que les contraires se changent l’un en l’autre « dans des conditions déterminées ». Déterminées par quoi ? Par la lutte et ses caractéristiques concrètes. L’unité des contraires, leur transformation réciproque sont donc subordonnées à la lutte. Une unité se brise, apparaît une unité qualitativement nouvelle, mais tous les moments de ce processus s’expliquent par la lutte.

   « L’unité… des contraires est conditionnée, temporaire, passagère, relative. La lutte des contraires s’excluant réciproquement est absolue, de même que sont absolus le développement, le mouvement. » (Lénine : Cahiers philosophiques (cité par Mao Tsétoung : « A propos de la contradiction »).)

   En somme, qui oublierait que l’unité des contraires se fait, se maintient et se résout par la lutte, sombrerait dans la métaphysique.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Pourquoi la lutte des contraires est-elle le moteur de tout changement ?
  2. Rappelez brièvement les caractères de la contradiction.
  3. Illustrez au moyen d’exemples nouveaux les points III a, III b, III c.
  4. En quoi le caractère interne de la contradiction permet-il de comprendre que la révolution « ne s’exporte pas » ?

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