La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise
James Connolly
XV. Autres pionniers du mouvement socialiste en Irlande
« Le Sermon sur la Montagne peut ou non gouverner le monde. Le Diable a lui aussi le droit de gouverner si nous le laissons, mais non le droit d’appeler son règne la Civilisation Chrétienne. »
John Boyle O’Reilly
Un regard rétrospectif sur la période mouvementée d’après 1848 nous montre aujourd’hui que, pour cette génération, tous les espoirs de révolution s’étaient effondrés après avoir été étouffés sous des embrassements passionnés de nos Girondins ; mais cela n’était naturellement pas aussi évident pour les hommes de l’époque. Il n’est donc pas surprenant que l’activité journalistique des révolutionnaires n’ait pas cessé avec la disparition de l’ United Irishman, de l’Irish Tribune ou de l’Irish Félon. Une petite publication éphémère, intitulée l’Irish National Guard, vraisemblablement éditée par un groupe de courageux ouvriers progressistes de Dublin, connut une existence agitée en essayant de défendre la cause révolutionnaire. Et en juin 1849, un autre journal, The Irishman, fut mis sur pied par Bernard Fullam qui avait été l’administrateur de The Nation. Il lança aussi une nouvelle organisation, l’« Association Démocratique », qu’on a décrite comme « une association dont les buts étaient presque uniquement le socialisme et la révolution ». Cette association se développa aussi parmi les ouvriers irlandais de Grande-Bretagne, et elle reçut le soutien amical et l’aval de Feargus O’Connor, qui y vit la réalisation de son vieil espoir de programme commun réunissant les démocrates d’Irlande et de Grande-Bretagne.
Mais, dans les deux pays, l’ère de la révolution était close pour cette génération, et il était trop tard pour que les ouvriers révolutionnaires puissent réparer le mal fait par les doctrinaires de la classe moyenne. Le journal disparut en mai 1850, après avoir survécu dix-sept mois. On trouvait parmi ses collaborateurs Thomas Clarke Luby, qui fut par la suite un des principaux rédacteurs de l’équipe de l’Irish People, organe de la Fraternité Fenian, ce qui peut expliquer pour une bonne part les thèses avancées défendues par ce journal.
Autre membre de l’équipe de l’Irishman de l’époque, Joseph Brennan, qui, nous l’avons déjà vu, écrivait dans l’Irish Tribune. Brennan émigra finalement en Amérique et collabora largement aux pages du Delta de la Nouvelle-Orléans, qui publia des poèmes de lui, et où se faisait sentir l’influence de ses liens précoces avec les courants de pensée socialistes révolutionnaires d’Irlande.
Avant de quitter cette période, il faut dire quelques mots de l’empreinte laissée sur le mouvement ouvrier britannique par les exilés ouvriers irlandais. Un auteur anglais, H. S. Foxwell, a écrit que « la propagande socialiste a été avant tout assurée par des hommes de sang celtique ou sémitique ». Dans l’absolu, l’affirmation peut se discuter, mais il est du moins certain que c’est à des gens de sang celte que les pays de langue anglo-saxonne doivent la plus grande part des premières formes de propagande en faveur des conceptions socialistes. Nous avons déjà évoqué Feargus O’Connor ; un autre Irlandais a profondément gravé son nom dans les premières structures du mouvement ouvrier et socialiste anglais : James Bronterre O’Brien qui fut à la fois un écrivain et un dirigeant chartiste. Parmi ses oeuvres les plus connues, citons : Rise, Progress and Phases of Human Slavery : How it came into the world, and how it may be made go out of it, publié en 1830 ; Address to the Oppressed and Mystified People of Great Britain, 1851 ; European Letters, ainsi que les pages du National Reformer qu’il fonda en 1837.
D’abord partisan de la violence physique, il se consacra par la suite presque exclusivement au développement d’un système de banques foncières, grâce auxquelles il pensait avoir trouvé le moyen de tourner le pouvoir politique et militaire de la classe capitaliste. On dit que c’est Bronterre O’Brien qui fut le premier à utiliser en Angleterre le terme distinctif de « social-démocrate » pour désigner les partisans du nouvel ordre social.
John Doherty, autre apôtre du mouvement ouvrier et socialiste, est bien moins connu aujourd’hui qu’O’Brien. Pourtant, c’était un révolutionnaire beaucoup plus résolu dans ses prises de position politiques et son message était tout aussi clair. Il a sans doute été la figure dominante du mouvement ouvrier anglais et irlandais entre 1830 et 1840. Il ne s’est pas beaucoup préoccupé de développer les théories socialistes, mais il consacra tous ses efforts à organiser la classe ouvrière et à lui apprendre à agir par elle-même. Il fut Secrétaire Général de la « Federation of Spinning Societies » [« Fédération des Associations de Fileurs »], qui cherchait à réunir toutes les industries textiles en un seul grand syndicat industriel national, et qui s’étendit largement en Grande-Bretagne et en Irlande. Il fonda une « National Association for the Protection of Labour », qui s’efforça d’édifier un syndicat ouvrier ayant des objectifs politiques autant qu’économiques.
Ce syndicat regroupa 100.000 membres, et les organisations de Belfast vinrent y adhérer en bloc. Il fonda et fit paraître en 1831 The Voice of the People, un journal qui, bien que coûtant sept pence le numéro, atteignit un tirage de 30.000 exemplaires et qui est décrit comme « accordant une grande attention à la politique des Radicals [« radical » signifie presque extrémiste. Ici, il s’agit des « Radical reformers » des années 1810-1820, qui, inspirés par Bentham, réclamaient des réformes économiques et politiques, celles-là même qui aboutiront au Reform Bill (réforme électorale de 1832, qui abaisse le sens électoral et restructure les circonscriptions). Francis Place, un des initiateurs du trade-unionisme, avait alors lancé de grandes campagnes et meetings pour pousser plus loin que les courants whigs qui revendiquaient seulement la réforme électorale] et aux progrès de la révolution sur le continent. »
D’après Sydney Webb, qui le cite dans History of Trades Unionism, Francis Place, qui était l’homme le mieux informé de son temps sur le mouvement ouvrier anglais, aurait affirmé que lors de la crise anglaise du Reform Bill de 1832, Doherty, loin de se fourvoyer comme bien d’autres dirigeants ouvriers dans le ralliement aux réformateurs de la classe moyenne, « conseillait à la classe ouvrière de profiter de l’occasion pour faire la Révolution sociale ». C’était assurément la note dominante du message de Doherty : tout devait être accompli par la classe ouvrière et par elle seule. On peut résumer le personnage en disant qu’il avait « de larges connaissances, une grande perspicacité naturelle et des perspectives à long terme ». Il était né à Larne en 1799.
Un autre Doherty, Hugh, connut une certaine notoriété dans les cercles socialistes anglais, et nous le trouvons en 1841 à Londres, directeur d’un journal socialiste, The Phalanx, qui se consacrait à la diffusion des idées du socialiste français Fourier. Ce journal eut peu d’influence sur le mouvement ouvrier à cause de son attitude extrêmement doctrinaire, mais il semble avoir été diffusé et avoir eu des correspondants aux États-Unis. Ce fut une des premières publications fabriquées sur une composeuse ; l’un des numéros comporte une minutieuse description de la machine, ce qui constitue une lecture étonnante aujourd’hui.
D’une manière générale, il nous semble que l’afflux important d’ouvriers irlandais a été bénéfique pour le mouvement ouvrier anglais. Il est vrai que, dans un premier temps, la concurrence qu’ils représentaient sur le marché de l’emploi eut des conséquences désastreuses sur les salaires. Mais, d’un autre côté, l’étude de la littérature éphémère de ces mouvements nous montre que les exilés ouvriers irlandais étaient des militants comparativement beaucoup plus présents et actifs que ce que représente leur pourcentage dans l’ensemble de la population. Et ils étaient toujours l’élément le plus avancé, le moins prêt au compromis, le plus irréconciliable du mouvement.