Principes élémentaires de philosophie
Georges Politzer
Première partie : Les problèmes philosophiques
Chapitre IV
Qui a raison, l’idéaliste ou le matérialiste ?
I. Comment nous devons poser le problème.
Maintenant que nous connaissons les thèses des idéalistes et des matérialistes, nous allons essayer de savoir qui a raison.
Rappelons qu’il nous faut tout d’abord constater d’une part, que ces thèses sont absolument opposées et contradictoires ; d’autre part, qu’aussitôt que l’on défend l’une ou l’autre théorie, celle-ci nous entraîne à des conclusions qui, par leurs conséquences, sont très importantes.
Pour savoir qui a raison, nous devons nous reporter aux trois points par lesquels nous avons résumé chaque argumentation.
Les idéalistes affirment :
- Que c’est l’esprit qui crée la matière ;
- Que la matière n’existe pas en dehors de notre pensée, qu’elle n’est donc pour nous qu’une illusion ;
- Que ce sont nos idées qui créent les choses. Les matérialistes, eux, affirment exactement le contraire.
Pour faciliter notre travail, il faut d’abord étudier ce qui tombe sous le sens commun et ce qui nous étonne le plus.
- Est-il vrai que le monde n’existe que dans notre pensée ?
- Est-il vrai que ce sont nos idées qui créent les choses ?
Voilà deux arguments défendus par l’idéalisme « immatérialiste » de Berkeley, dont les conclusions aboutissent, comme dans toutes les théologies, à notre troisième question :
- Est-il vrai que l’esprit crée la matière ?
Ce sont là des questions très importantes puisqu’elles se rapportent au problème fondamental de la philosophie. C’est, par conséquent, en les discutant que nous allons savoir qui a raison, et elles sont particulièrement intéressantes pour les matérialistes, en ce sens que les réponses matérialistes à ces questions sont communes à toutes les philosophies matérialistes — et, par conséquent, au matérialisme dialectique.
II. Est-il vrai que le monde n’existe que dans notre pensée ?
Avant d’étudier cette question il nous faut situer deux termes philosophiques dont nous sommes appelés à nous servir et que nous rencontrerons souvent dans nos lectures.
Réalité subjective (qui veut dire : réalité qui existe seulement dans notre pensée).
Réalité objective(réalité qui existe en dehors de notre pensée).
Les idéalistes disent que le monde n’est pas une réalité objective, mais subjective.
Les matérialistes disent que le monde est une réalité objective.
Pour nous démontrer que le monde et les choses n’existent que dans notre pensée, l’évêque Berkeley les décompose en leurs propriétés (couleur, grandeur, densité, etc.). Il nous démontre que ces propriétés, qui varient suivant les individus, ne sont pas dans les choses elles-mêmes, mais dans l’esprit de chacun de nous. Il en déduit que la matière est un ensemble de propriétés non objectives, mais subjectives et que, par conséquent, elle n’existe pas.
Si nous reprenons l’exemple du soleil, Berkeley nous demande si nous croyons à la réalité objective du disque rouge, et il nous démontre avec sa méthode de discussion des propriétés, que le soleil n’est pas rouge et n’est pas un disque. Donc, le soleil n’est pas une réalité objective, car il n’existe pas par lui-même mais il est une simple réalité subjective, puisqu’il n’existe que dans notre pensée.
Les matérialistes affirment que le soleil existe quand même, non parce que nous le voyons comme un disque plat et rouge, car cela, c’est du réalisme naïf, celui des enfants et des premiers hommes qui n’avaient que leurs sens pour contrôler la réalité, mais ils affirment que le soleil existe en invoquant la science. Celle-ci nous permet, en effet, de rectifier les erreurs que nos sens nous font commettre.
Mais nous devons, dans cet exemple du soleil, poser clairement le problème.
Avec Berkeley, nous dirons que le soleil n’est pas un disque et qu’il n’est pas rouge, mais nous n’acceptons pas ses conclusions : la négation du soleil comme réalité objective.
Nous ne discutons pas des propriétés des choses, mais de leur existence.
Nous ne discutons pas pour savoir si nos sens nous trompent et déforment la réalité matérielle, mais si cette réalité existe en dehors de nos sens.
Eh bien ! Les matérialistes affirment l’existence de cette réalité en dehors de nous et ils fournissent des arguments qui sont la science elle-même.
Que font les idéalistes pour nous démontrer qu’ils ont raison ? Ils discutent sur les mots, font de grands discours, écrivent de nombreuses pages.
Supposons un instant qu’ils aient raison. Si le monde n’existe que dans notre pensée, le monde n’a donc pas existé avant les hommes ? Nous savons que cela est faux, puisque la science nous démontre que l’homme est apparu très tard sur la terre. Certains idéalistes nous diront alors qu’avant l’homme il y avait les animaux et que la pensée pouvait les habiter. Mais nous savons qu’avant les animaux il existait une terre inhabitable sur laquelle aucune vie organique n’était possible. D’autres encore nous diront que même si seul le système solaire existait et que l’homme n’existait pas, la pensée, l’esprit existaient en Dieu. C’est ainsi que nous arrivons à la forme suprême de l’idéalisme. Il nous faut choisir entre Dieu et la science. L’idéalisme ne peut se soutenir sans Dieu, et Dieu ne peut exister sans l’idéalisme.
Voilà donc exactement comment se poser le problème de l’idéalisme et du matérialisme : Qui a raison ? Dieu ou la science ?
Dieu, c’est un pur esprit créateur de la matière, une affirmation sans preuve.
La science va nous démontrer par la pratique et l’expérience que le monde est une réalité objective et va nous permettre de répondre à la question :
III. Est-il vrai que ce sont nos idées qui créent les choses ?
Prenons, par exemple, un autobus qui passe au moment où nous traversons la rue en compagnie d’un idéaliste avec qui nous discutons pour savoir si les choses ont une réalité objective ou subjective et s’il est vrai que ce sont nos idées qui créent les choses. Il est bien certain que, si nous ne voulons pas être écrasés, nous ferons bien attention. Donc, dans la pratique, l’idéaliste est obligé de reconnaître l’existence de l’autobus. Pour lui, pratiquement, il n’y a pas de différence entre un autobus objectif et un autobus subjectif, et cela est tellement juste que la pratique fournit la preuve que les idéalistes, dans la vie, sont matérialistes.
Nous poumons, sur ce sujet, citer de nombreux exemples où nous verrions que les philosophes idéalistes et ceux qui soutiennent cette philosophie ne dédaignent pas certaines bassesses « objectives » pour obtenir ce qui, pour eux, n’est que réalité subjective !
C’est d’ailleurs pourquoi on ne voit plus personne affirmer, comme Berkeley, que le monde n’existe pas. Les arguments sont beaucoup plus subtils et plus cachés. (Consultez, comme exemple de la façon d’argumenter des idéalistes, le chapitre intitulé « La découverte des éléments du monde », dans le livre de Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, Chap. I, $ 2, n. 31 et suivantes.)
C’est donc, suivant le mot de Lénine, « le critérium de la pratique» qui nous permettra de confondre les idéalistes.
Ceux-ci, d’ailleurs, ne manqueront pas de dire que la théorie et la pratique, ce n’est pas pareil, et que ce sont deux choses tout à fait différentes. Ce n’est pas vrai. Si une conception est juste ou fausse, c’est la pratique seule qui, par l’expérience, nous le démontrera.
L’exemple de l’autobus montre que le monde a donc une réalité objective et n’est pas une illusion créée par notre esprit.
Il nous reste à voir maintenant, étant donné que la théorie de l’immatérialisme de Berkeley ne peut se soutenir devant les sciences ni résister au critérium de la pratique, si, comme l’affirment toutes les conclusions des philosophies idéalistes, des religions et des théologies, l’esprit crée la matière.
IV. Est-il vrai que l’esprit crée la matière ?
Ainsi que nous l’avons vu plus haut, l’esprit, pour les idéalistes, a sa forme suprême en Dieu. Il est la réponde finale, la conclusion de leur théorie, et c’est pourquoi le problème esprit-matière se pose en dernière analyse, de savoir qui, de l’idéaliste ou du matérialiste, a raison, sous la forme du problème : « Dieu ou la science ».
Les idéalistes affirment que Dieu a existé de toute éternité et que, n’ayant subi aucun changement, il est toujours le même. Il est l’esprit pur, pour qui le temps et l’espace n’existent pas. Il est le créateur de la matière.
Pour soutenir leur affirmation de Dieu, là encore les idéalistes ne présentent aucun argument.
Pour défendre le créateur de la matière, ils ont recours à un tas de mystères, qu’un esprit scientifique ne peut pas accepter.
Quand on remonte aux origines de la science et que l’on voit que c’est au cœur et en raison de leur grande ignorance que les hommes primitifs ont forgé dans leur esprit l’idée de Dieu, on constate que les idéalistes du XXe siècle continuent, comme les premiers hommes, à ignorer tout ce qu’un travail patient et persévérant a permis de connaître. Car, en fin de compte, Dieu, pour les idéalistes, ne peut pas s’expliquer, et il reste pour eux une croyance sans aucune preuve. Lorsque les idéalistes veulent nous « prouver » la nécessité d’une création du monde en disant que la matière n’a pas pu toujours exister, qu’il a bien fallu qu’elle ait une naissance, ils recourent à un Dieu, qui, lui, n’a jamais eu de commencement. En quoi cette explication est-elle plus claire ?
Pour soutenir leurs arguments, les matérialistes, au contraire, se serviront de la science que les hommes ont développée au fur et à mesure qu’ils faisaient reculer les « bornes de leur ignorance ».
Or la science nous permet-elle de penser que l’esprit ait créé la matière ? Non.
L’idée d’une création par un esprit pur est incompréhensible car nous ne connaissons rien de tel dans l’expérience. Pour que cela fût possible, il aurait fallu, comme le disent les idéalistes, que l’esprit existât seul avant la matière, tandis que la science nous démontre que cela n’est pas possible et que jamais il n’y a d’esprit sans matière. Au contraire, l’esprit est toujours lié à la matière, et nous constatons plus particulièrement que l’esprit de l’homme est lié au cerveau qui est la source de nos idées et de notre pensée. La science ne nous permet pas de concevoir que les idées existent dans le vide…
Il faudrait donc que l’esprit Dieu, pour qu’il puisse exister, ait un cerveau. C’est pourquoi nous pouvons dire que ce n’est pas Dieu qui a créé la matière, donc l’homme, mais que c’est la matière, sous la forme du cerveau humain, qui a créé l’esprit-Dieu.
Nous verrons plus loin si la science nous donne la possibilité de croire en un Dieu, ou en quelque chose sur quoi le temps serait sans effet et pour qui l’espace, le mouvement et le changement n’existeraient pas.
D’ores et déjà, nous pouvons conclure. Dans leur réponse au problème fondamental de la philosophie :
V. Les matérialistes ont raison et la science prouve leurs affirmations.
Les matérialistes ont raison d’affirmer :
- Contre l’idéalisme de Berkeley et contre les philosophes qui se cachent derrière son immatérialisme : que le monde et les choses, d’une part, existent bien en dehors de notre pensée et qu’ils n’ont pas besoin de notre pensée pour exister; d’autre part, que ce ne sont pas nos idées qui créent les choses, mais que, au contraire, ce sont les choses qui nous donnent nos idées.
- Contre toutes les philosophies idéalistes, parce que leurs conclusions aboutissent à affirmer la création de la matière par l’esprit, c’est-à-dire, en dernière instance, à affirmer l’existence de Dieu et à soutenir les théologies, les matérialistes, s’appuyant sur les sciences, affirment et prouvent que c’est la matière qui crée l’esprit et qu’ils n’ont pas besoin de l’ « hypothèse Dieu » pour expliquer la création de la matière.
Remarque. — Nous devons faire attention à la façon dont les idéalistes posent les problèmes. Ils affirment que Dieu a créé l’homme quand nous avons vu que c’est l’homme qui a créé Dieu. Ils affirment aussi, d’autre part, que c’est l’esprit qui a créé la matière quand nous voyons que c’est, en vérité, exactement le contraire. Il y a là une manière de renverser les perspectives que nous devions signaler.
- Lectures
Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 52 : « La nature existait-elle avant l’homme ? »; pp. 62 à 65 : « L’homme pense-t-il avec son cerveau ? »
Engels : Ludwig Feuerbach, « Idéalisme et matérialisme », p. 14.