Principes élémentaires de philosophie
Georges Politzer
Deuxième partie : Le matérialisme philosophique
Chapitre II
Que signifie être matérialiste ?
I. Union de la théorie et de la pratique.
L’étude que nous poursuivons a pour but de faire connaître ce qu’est le marxisme, de voir comment la philosophie du matérialisme, en devenant dialectique, s’identifie avec le marxisme. Nous savons déjà qu’un des fondements de cette philosophie est la liaison étroite entre la théorie et la pratique.
C’est pourquoi, après avoir vu ce qu’est la matière pour les matérialistes, puis comment est la matière, il est indispensable de dire, après ces deux questions théoriques, ce que signifie être matérialiste, c’est-à-dire comment agit le matérialiste. C’est le côté pratique de ces problèmes.
La base du matérialisme, c’est la reconnaissance de l’être comme source de la pensée. Mais suffit-il de répéter continuellement cela ? Pour être un vrai partisan du matérialisme conséquent, il faut l’être : 1. dans le domaine de la pensée ; 2. dans le domaine de l’action.
II. Que signifie être partisan du matérialisme dans le domaine de la pensée ?
Etre partisan du matérialisme dans le domaine de la pensée, c’est, connaissant la formule fondamentale du matérialisme : l’être produit la pensée, savoir comment on peut appliquer cette formule.
Quand nous disons : l’être produit la pensée, nous avons là une formule abstraite, parce que les mots : être et pensée sont des mots abstraits. L’ « être », c’est de l’être en général qu’il s’agit ; la « pensée », c’est de la pensée en général que l’on veut parler. L’être, ainsi que la pensée en général, c’est une réalité subjective (voir première partie, chapitre IV, l’explication de « réalité subjective » et de « réalité objective ») ; cela n’existe pas : c’est ce qu’on appelle une abstraction. Dire : « l’être produit la pensée » est donc une formule abstraite, parce que composée d’abstractions.
Ainsi, par exemple : nous connaissons bien les chevaux, mais si nous parlons du cheval, c’est du cheval en général que nous voulons parler ; eh bien ! le cheval en général, c’est une abstraction.
Si nous mettons à la place du cheval, l’homme ou l’être en général, ce sont encore des abstractions.
Mais si le cheval en général n’existe pas, qu’est-ce qui existe ? Ce sont les chevaux en particulier. Le vétérinaire qui dirait : « Je soigne le cheval en général, mais pas le cheval en particulier » ferait rire de lui ; de même le médecin qui tiendrait les mêmes propos sur les hommes.
L’être en général n’existe donc pas, mais, ce qui existe, ce sont des êtres particuliers, qui ont des qualités particulières. Il en est de même de la pensée.
Nous dirons donc que l’être en général, c’est quelque chose d’abstrait, et que l’être particulier, c’est quelque chose de concret ; ainsi de la pensée en général et de la pensée particulière.
Le matérialiste est celui qui sait reconnaître dans toutes les situations, qui sait concrétiser où est l’être et où est la pensée.
Exemple : Le cerveau et nos idées.
Il nous faut savoir transformer la formule générale abstraite en une formule concrète. Le matérialiste identifiera donc le cerveau comme étant l’être et nos idées comme étant la pensée. Il raisonnera en disant : c’est le cerveau (l’être) qui produit nos idées (la pensée). C’est là un exemple simple, mais prenons l’exemple plus complexe de la société humaine et voyons comment raisonnera un matérialiste.
La vie de la société est composée (en gros) d’une vie économique et d’une vie politique. Quels sont les rapports entre la vie économique et la vie politique ?… Quel est le facteur premier de cette formule abstraite dont nous voulons faire une formule concrète ?
Pour le matérialiste, le facteur premier, c’est-à-dire l’être, celui qui donne la vie à la société, c’est la vie économique. Le facteur second, la pensée qui est créée par l’être, qui ne peut vivre que par lui, c’est la vie politique.
Le matérialiste dira donc que la vie économique explique la vie politique, puisque la vie politique est un produit de la vie économique.
Cette constatation, faite ici sommairement, est à la racine de ce que l’on appelle le matérialisme historique et a été faite, pour la première fois, par Marx et Engels.
Voici un autre exemple plus délicat : le poète. Il est certain que de nombreux éléments entrent en ligne de compte pour « expliquer » le poète, mais, nous voulons ici montrer un aspect de cette question.
On dira généralement que le poète écrit parce qu’il est poussé par l’inspiration. Est-ce suffisant pour expliquer que le poète écrit ceci plutôt que cela ? Non. Le poète a certes des pensées dans sa tête, mais c’est aussi un être qui vit dans la société. Nous verrons que le facteur premier, celui qui donne sa vie propre au poète, c’est la société, puisque le facteur second, ce sont les idées que le poète a dans son cerveau. Par conséquent, l’un des éléments, l’élément fondamental, qui « explique » le poète sera la société, c’est-à-dire le milieu où il vit dans cette société. (Nous retrouverons le « poète » quand nous étudierons la dialectique, car nous aurons alors tous les éléments pour bien étudier ce problème.)
Nous voyons, par ces exemples, que le matérialiste est celui qui sait appliquer partout et toujours, à chaque moment, et dans tous les cas, la formule du matérialisme.
III. Comment est-on matérialiste dans la pratique ?
1. Premier aspect de la question.
Nous avons vu qu’il n’y a pas de troisième philosophie et que, si l’on n’est pas conséquent dans l’application du matérialisme, ou bien on est idéaliste, ou bien on obtient un mélange d’idéalisme et de matérialisme.
Le savant bourgeois, dans ses études et dans ses expériences, est toujours matérialiste. Cela est normal, car, pour faire avancer la science, il faut travailler sur la matière et, si le savant pensait vraiment que la matière n’existe que dans son esprit, il trouverait inutile de faire des expériences.
Il y a donc plusieurs variétés de savants :
- Les savants qui sont des matérialistes conscients et conséquents. (Voir P. Langevin : La Pensée et l’action, Editeurs français réunis, Paris.)
- Les savants qui sont matérialistes sans le savoir : c’est-à-dire presque tous, car il est impossible de faire de la science sans poser l’existence de la matière. Mais, parmi ces derniers, il faut distinguer :
a. Ceux qui commencent à suivre le matérialisme, mais qui s’arrêtent, car ils n’osent pas se dire tels : ce sont les agnostiques, ceux qu’Engels appelle les « matérialistes honteux ».
b.Ensuite les savants, matérialistes sans le savoir et inconséquents. Ils sont matérialistes au laboratoire, puis, sortis de leur travail, ils sont idéalistes, croyants, religieux.
En fait, ces derniers n’ont pas su ou pas voulu mettre de l’ordre dans leurs idées. Ils sont en perpétuelle contradiction avec eux-mêmes. Ils séparent leurs travaux, forcément matérialistes, de leurs conceptions philosophiques. Ce sont des « savants », et pourtant, s’ils ne nient pas expressément l’existence de la matière, ils pensent, ce qui est peu scientifique, qu’il est inutile de connaître la nature réelle des choses. Ce sont des « savants » et pourtant ils croient sans aucune preuve à des choses impossibles. (Voir le cas de Pasteur, de Branly et d’autres qui étaient croyants, tandis que le savant, s’il est conséquent, doit abandonner sa croyance religieuse.) Science et croyance s’opposent absolument.
2. Deuxième aspect de la question.
Le matérialisme et l’action : S’il est vrai que le véritable matérialiste est celui qui applique la formule qui est à la base de cette philosophie partout et dans tous les cas, il doit faire attention à bien l’appliquer.
Comme nous venons de le voir, il faut être conséquent, et, pour être un matérialiste conséquent, il faut transposer le matérialisme dans l’action.
Etre matérialiste en pratique, c’est agir conformément à la philosophie en prenant pour facteur premier et le plus important la réalité, et, pour facteur second, la pensée.
Nous allons voir quelles attitudes prennent ceux qui, sans s’en douter, tiennent la pensée pour le facteur premier et sont donc à ce moment idéalistes sans le savoir.
- Comment appelle-t-on celui qui vit comme s’il était seul au monde ? L’individualiste. Il vit replié sur lui-même ; le monde extérieur n’existe que pour lui seul. Pour lui, l’important, c’est lui, c’est sa pensée. C’est un pur idéaliste, ou ce qu’on appelle un solipsiste. (Voir explication de ce mot, première partie, chap. II.)
L’individualiste est égoïste, et être égoïste n’est pas une attitude matérialiste. L’égoïste limite l’univers à sa propre personne. - Celui qui apprend pour le plaisir d’apprendre, en dilettante, pour lui, assimile bien, n’a pas de difficultés, mais garde cela pour lui seul. Il accorde une importance première à lui-même, à sa pensée.
L’idéaliste est fermé au monde extérieur, à la réalité. Le matérialiste est toujours ouvert à la réalité ; c’est pourquoi ceux qui suivent des cours de marxisme et qui apprennent facilement doivent essayer de transmettre ce qu’ils ont appris. - Celui qui raisonne sur toutes choses par rapport à lui-même subit une déformation idéaliste.
Il dira, par exemple, d’une réunion où il a été dit des choses désagréables pour lui : « C’est une mauvaise réunion ». Ce n’est pas ainsi qu’il faut analyser les choses ; il faut juger la réunion par rapport à l’organisation, à son but, et non pas par rapport à soi-même. - Le sectarisme n’est pas non plus une attitude matérialiste. Parce que le sectaire a compris les problèmes, qu’il est d’accord avec lui-même, il prétend que les autres doivent être comme lui. C’est donner encore l’importance première à soi ou à une secte.
- Le doctrinaire qui a étudié les textes, en a tiré des définitions, est encore un idéaliste lorsqu’il se contente de citer des textes matérialistes, lorsqu’il vit seulement avec ses textes, car le monde réel disparaît alors. Il répète ces formules sans les appliquer dans la réalité. Il donne l’importance première aux textes, aux idées. La vie se déroule dans sa conscience sous, forme de textes, et, en général, on constate que le doctrinaire est aussi sectaire.
Croire que la révolution est une question d’éducation, dire qu’en expliquant « une bonne fois » aux ouvriers la nécessité de la révolution ils doivent comprendre et que, s’ils ne veulent pas comprendre, ce n’est pas la peine d’essayer de faire la révolution, c’est là du sectarisme et non une attitude matérialiste.
Nous devons constater les cas où les gens ne comprennent pas ; chercher pourquoi il en est ainsi, constater la répression, la propagande des journaux bourgeois, radio, cinéma, etc., et chercher tous les moyens possibles de faire comprendre ce que nous voulons, par les tracts, les brochures, les journaux, les écoles, etc.
Ne pas avoir le sens des réalités, vivre dans la lune et, pratiquement, faire des projets en ne tenant aucun compte des situations, des réalités, est une attitude idéaliste qui accorde l’importance première aux beaux projets sans voir s’ils sont réalisables ou non. Ceux qui critiquent continuellement, mais qui ne font rien pour que cela aille mieux, ne proposant aucun remède, ceux qui manquent de sens critique eux-mêmes, tous ceux-là sont des matérialistes non conséquents.
Conclusion.
Par ces exemples, nous voyons que les défauts, que l’on peut constater plus ou moins en chacun de nous, sont des défauts idéalistes. Nous en sommes atteints parce que nous séparons la pratique de la théorie et que la bourgeoisie, qui nous a influencés, aime que nous n’attachions pas d’importance à la réalité. Pour elle, qui soutient l’idéalisme, la théorie et la pratique sont deux choses tout à fait différentes et sans aucun rapport. Ces défauts sont donc nuisibles, et nous devons les combattre, car ils profitent, en fin de compte, à la bourgeoisie. Bref, nous devons constater que ces défauts, engendrés en nous par la société, par les bases théoriques de notre éducation, de notre culture, enracinés dans notre enfance, sont l’œuvre de la bourgeoisie — et nous en débarrasser.