Principes élémentaires de philosophie
Georges Politzer
Deuxième partie : Le matérialisme philosophique
Chapitre III
Histoire du matérialisme
Nous avons étudié jusqu’ici ce qu’est le matérialisme en général et quelles sont les idées communes à tous les matérialistes. Nous allons voir maintenant comment il a évolué depuis l’antiquité pour aboutir au matérialisme moderne. En bref, nous allons suivre rapidement l’histoire du matérialisme.
Nous n’avons pas la prétention d’expliquer en si peu de pages les 2.000 ans d’histoire du matérialisme ; nous voulons simplement donner des indications générales qui guideront les lectures.
Pour bien étudier, même sommairement, cette histoire, il est indispensable de voir à chaque instant pourquoi les choses se sont déroulées ainsi. Mieux vaudrait ne pas citer certains noms historiques que de ne pas appliquer cette méthode. Mais, tout en ne voulant pas encombrer le cerveau de nos lecteurs, nous pensons qu’il est nécessaire de nommer dans l’ordre historique les principaux philosophes matérialistes plus ou moins connus d’eux.
C’est pourquoi, pour simplifier le travail, nous allons consacrer ces premières pages au côté purement historique, puis, dans la deuxième partie de ce chapitre, nous verrons pourquoi l’évolution du matérialisme a dû subir la forme de développement qu’elle a connue.
I. Nécessité d’étudier cette histoire.
La bourgeoisie n’aime pas l’histoire du matérialisme, et c’est pourquoi cette histoire, enseignée dans les livres bourgeois, est tout à fait incomplète et toujours fausse. On emploie divers procédés de falsification :
- Ne pouvant ignorer les grands penseurs matérialistes, on les nomme en parlant de tout ce qu’ils ont écrit, sauf de leurs études matérialistes, et on oublie de dire qu’ils sont des philosophes matérialistes.
Il y a beaucoup de ces cas d’oubli dans l’histoire de la philosophie telle qu’on l’enseigne dans les lycées ou à l’Université, et nous citerons comme exemple Diderot, qui fut le plus grand penseur matérialiste avant Marx et Engels. - Il y a eu, au cours de l’histoire, de nombreux penseurs qui furent matérialistes sans le savoir ou inconséquents. C’est-à-dire qui, dans certains de leurs écrits, étaient matérialistes, mais, dans d’autres, idéalistes : Descartes, par exemple.
Or l’histoire écrite par la bourgeoisie laisse dans l’ombre tout ce qui, chez ces penseurs, a non seulement influencé le matérialisme, mais donné naissance à tout un courant de cette philosophie. - Puis, si ces deux procédés de falsification ne réussissent pas à camoufler certains auteurs, on les escamote purement et simplement.
C’est ainsi qu’on enseigne l’histoire de la littérature et de la philosophie du XVIII° siècle en « ignorant » d’Holbach et Helvétius, qui furent de grands penseurs de cette époque.
Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que l’histoire du matérialisme est particulièrement instructive pour connaître et comprendre les problèmes du monde ; et aussi parce que le développement du matérialisme est funeste aux idéologies qui soutiennent les privilèges des classes dirigeantes.
Ce sont les raisons pour lesquelles la bourgeoisie présente le matérialisme comme une doctrine n’ayant pas changé, figée depuis vingt siècles, alors qu’au contraire le matérialisme fut quelque chose de vivant et toujours en mouvement.
« De même que l’idéalisme passa par toute une série de phases de développement, il en est de même du matérialisme. Avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles, il lui faut modifier sa forme. » (Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18.)
Nous comprenons mieux maintenant la nécessité d’étudier, même sommairement, cette histoire du matérialisme. Pour le faire, nous devrons distinguer deux périodes : i° de l’origine (antiquité grecque) jusqu’à Marx et Engels; 2° du matérialisme de Marx et Engels à nos jours. (Nous étudierons cette deuxième partie avec le matérialisme dialectique.)
Nous appelons la première période « matérialisme prémarxiste », et la deuxième « matérialisme marxiste » ou « matérialisme dialectique ».
II. Le matérialisme prémarxiste.
1. L’antiquité grecque.
Rappelons que le matérialisme est une doctrine qui fut toujours liée aux sciences, qui a évolué et progressé avec les sciences. Lorsque, dans l’antiquité grecque, aux VI° et V° siècles avant notre ère, les sciences commencent à se manifester avec les « physiciens », il se forme à ce moment un courant matérialiste qui attire à lui les meilleurs penseurs et philosophes de cette époque (Thalès, Anaximène, Héraclite). Ces premiers philosophes seront, ainsi que le dit Engels, « naturellement dialecticiens ». Ils sont frappés par le fait que l’on rencontre partout le mouvement, le changement et que les choses ne sont pas isolées, mais intimement liées les unes aux autres…
Héraclite, que l’on appelle le « père de la dialectique », disait :
Rien n’est immobile; tout coule; on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, car il n’est jamais, en deux instants successifs, le même : d’un instant à l’autre, il a changé ; il est devenu autre.
Héraclite, le premier, cherche à expliquer le mouvement, le changement et voit dans la contradiction les raisons de l’évolution des choses.
Les conceptions de ces premiers philosophes étaient justes, et pourtant elles ont été abandonnées parce qu’elles avaient le tort d’être formulées a priori, c’est-à-dire que l’état des sciences de cette époque ne permettait pas de prouver ce qu’ils avançaient. D’autre part, les conditions sociales nécessaires à l’épanouissement de la dialectique (nous verrons plus loin quelles elles sont) n’étaient pas encore réalisées.
Ce n’est que beaucoup plus tard, au XIX° siècle, que les conditions (sociales et intellectuelles) permettant aux sciences de prouver la justesse de la dialectique seront réalisées.
D’autres penseurs grecs ont eu des conceptions matérialistes : Leucippe (V° siècle avant notre ère), qui fut le maître de Démocrite, avait déjà discuté ce problème des atomes dont nous avons vu la théorie établie par ce dernier.
Epicure (341-270 avant notre ère), disciple de Démocrite, est un très grand penseur dont la philosophie a été complètement falsifiée par l’Eglise au moyen âge. Par haine du matérialisme philosophique, celle-ci a présenté la doctrine épicurienne comme une doctrine profondément immorale, comme une apologie des plus basses passions. En réalité, Epicure était un ascète et sa philosophie vise à donner un fondement scientifique (donc anti-religieux) à la vie humaine.
Tous ces philosophes avaient conscience que la philosophie était liée au sort de l’humanité, et nous constatons déjà là, de leur part, une opposition à la théorie officielle, une opposition au matérialisme.
Mais un grand penseur domine la Grèce antique : c’est Aristote, qui était plutôt idéaliste. Son influence fut considérable. Et c’est pourquoi nous devons le citer tout particulièrement. Il a dressé l’inventaire des connaissances humaines de cette époque, comblé des lacunes créées par les sciences nouvelles. Esprit universel, il a écrit de nombreux livres sur tous les sujets. Par l’universalité de son savoir, dont on n’a retenu que les tendances idéalistes en négligeant ses aspects matérialistes et scientifiques, il a eu sur les conceptions philosophiques une influence considérable jusqu’à la fin du moyen âge, c’est-à-dire pendant vingt siècles.
Pendant toute cette période, on a donc suivi la tradition antique, et on ne pensait que par Aristote. Une répression sauvage sévissait contre ceux qui pensaient autrement. Malgré tout, vers la fin du moyen âge, une lutte s’engagea entre les idéalistes qui niaient la matière et ceux qui pensaient qu’il existait une réalité matérielle.
Aux XI° et XII° siècles, cette dispute se poursuit en France et surtout en Angleterre.
Au début, c’est dans ce dernier pays principalement que le matérialisme se développe. Marx a dit :
« Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. » (Marx-Engels : « La Sainte Famille », Etudes philosophiques, Editions sociales, 1961.)
Un peu plus tard, c’est en France que le matérialisme s’épanouira. En tout cas, nous voyons, aux XV° et XVI° siècles, deux courants se manifester : l’un, le matérialisme anglais, l’autre le matérialisme français, dont la réunion contribuera au prodigieux épanouissement du matérialisme au XVIII° siècle.
2. Le matérialisme anglais.
« Le père authentique du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne est Bacon. La science de la nature est à ses yeux la vraie science, et la physique, basée sur l’expérience sensible, en est la partie fondamentale la plus noble. » (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 20.)
Bacon est célèbre comme fondateur de la méthode expérimentale dans l’étude des sciences. L’important, pour lui, est d’étudier la science dans le « grand livre de la nature », et cela est particulièrement intéressant à une époque où l’on étudie la science dans les livres qu’Aristote avait laissés quelques siècles auparavant.
Pour étudier la physique, par exemple, voici comment on procédait : sur un certain sujet, oh prenait les passages écrits par Aristote ; ensuite on prenait les livres de saint Thomas d’Aquin, qui était un grand théologien, et on lisait ce que ce dernier avait écrit sur le passage d’Aristote. Le professeur ne faisait pas de commentaire personnel, disait encore moins ce qu’il en pensait, mais se reportait à un troisième ouvrage qui répétait Aristote et saint Thomas. C’était cela la science du moyen âge, qu’on a appelée la scolastique : c’était une science livresque, parce qu’on étudiait seulement dans les livres.
C’est contre cette scolastique, cet enseignement figé, que Bacon réagit en appelant à étudier dans le « grand livre de la nature ».
A cette époque, une question se posait :
D’où viennent nos idées ? d’où viennent nos connaissances ? Chacun de nous a des idées, l’idée de maison, par exemple. Cette idée nous vient parce qu’il y a des maisons, disent les matérialistes. Les idéalistes pensent que c’est Dieu qui nous donne l’idée de maison. Bacon, lui, disait bien que l’idée n’existait que parce que l’on voyait ou touchait les choses, mais il ne pouvait pas encore le démontrer.
C’est Locke (1632-1704) qui entreprit de démontrer comment les idées proviennent de l’expérience. Il montra que toutes les idées viennent de l’expérience et que seule l’expérience nous donne des idées. L’idée de la première table est venue à l’homme avant qu’elle existât, parce que, par expérience, il se servait déjà d’un tronc d’arbre ou d’une pierre comme table.
Avec les idées de Locke, le matérialisme anglais passe en France dans la première moitié du XVIII° siècle, car, pendant que cette philosophie se développait d’une façon particulière en Angleterre, un courant matérialiste s’était formé dans notre pays.
3. Le matérialisme en France.
On peut situer à partir de Descartes (1596-1650) la naissance en France d’un courant nettement matérialiste. Descartes a eu une grande influence sur cette philosophie, mais, en général, on n’en parle pas !
A cette époque où l’idéologie féodale était très vivante, jusque dans les sciences, où l’on étudiait de la façon scolastique que nous avons vue, Descartes entre en lutte contre cet état de fait.
L’idéologie féodale est imprégnée de mentalité religieuse. Elle considère donc que l’Eglise, représentant Dieu sur la terre, a le monopole de la vérité. Il en résulte que nul homme ne peut prétendre à la vérité s’il ne subordonne pas sa pensée aux enseignements de l’Eglise. Descartes bat en brèche cette conception. Il ne s’attaque certes pas à l’Eglise comme telle, mais il professe hardiment que tout homme, croyant ou non, peut accéder à la vérité par l’exercice de sa raison (la « lumière naturelle »)
Descartes déclare dès le début de son Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Par conséquent, tout le monde devant la science a les mêmes droits. Et s’il fait, par exemple, une bonne critique de la médecine de son temps (le Malade imaginaire, de Molière, est un écho des critiques de Descartes), c’est parce qu’il veut faire une science qui soit une science véritable, basée sur l’étude de la nature et rejetant celle enseignée jusqu’à lui, où Aristote et saint Thomas étaient les seuls « arguments ».
Descartes vivait au commencement du XVIIe siècle ; au siècle suivant, la Révolution allait éclater, et c’est pourquoi on peut dire de lui qu’il sort d’un monde qui va disparaître pour entrer dans un monde nouveau, dans celui qui va naître. Cette position fait que Descartes est un conciliateur ; il veut créer une science matérialiste et, en même temps, il est idéaliste, car il veut sauver la religion.
Quand, à son époque, on demandait : Pourquoi y a-t-il des animaux qui vivent ? On répondait suivant les réponses toutes faites de la théologie : parce qu’il y a un principe qui les fait vivre. Descartes, au contraire, soutenait que les lois de la vie animale sont simplement de la matière. Il croyait d’ailleurs et il affirmait que les animaux ne sont pas autre chose que des machines de chair et de muscles, comme les autres machines sont de fer et de bois. Il pensait même que les uns et les autres n’avaient pas de sensations et lorsque, à l’abbaye de Port-Royal, pendant les semaines d’études, des hommes qui se réclamaient de sa philosophie piquaient des chiens, ils disaient : « Comme la nature est bien faite, on dirait qu’ils souffrent !… »
Pour Descartes, le matérialiste, les animaux étaient donc des machines. Mais l’homme, lui, est différent, parce qu’il a une âme, dit Descartes l’idéaliste…,
Des idées développées et défendues par Descartes vont naître, d’une part, un courant philosophique nettement matérialiste et, d’autre part, un courant idéaliste.
Parmi ceux qui continuent la branche cartésienne matérialiste, nous retiendrons La Mettrie (1709-1751). Reprenant cette thèse de l’animal-machine, il l’étend jusqu’à l’homme. Pourquoi celui-ci ne serait-il pas une machine ?… L’âme humaine elle-même, il la voit comme une mécanique où les idées seraient des mouvements mécaniques.
C’est à cette époque que pénètre en France, avec les idées de Locke, le matérialisme anglais. De la jonction de ces deux courants va naître un matérialisme plus évolué. Ce sera :
4. Le matérialisme du XVIII° siècle.
Ce matérialisme fut défendu par des philosophes qui surent aussi être des lutteurs et des écrivains admirables ; critiquant continuellement les institutions sociales et la religion, appliquant la théorie à la pratique et toujours en lutte contre le pouvoir, ils furent parfois enfermés à la Bastille ou à Vincennes.
Ce sont eux qui réunirent leurs travaux dans la grande Encyclopédie, où ils fixent la nouvelle orientation du matérialisme. Ils eurent d’ailleurs une grande influence, puisque cette philosophie était, comme le dit Engels, « la conviction de toute la jeunesse cultivée ».
Ce fut même dans l’histoire de la philosophie en France la seule époque où une philosophie ayant un caractère français devint vraiment populaire.
Diderot, né à Langres en 1713, mort à Paris en 1784, domine tout ce mouvement. Ce qu’il faut dire avant tout, et ce que l’histoire bourgeoise ne dit pas, c’est qu’il fut, avant Marx et Engels, le plus grand penseur matérialiste. Diderot, a dit Lénine, arrive presque aux conclusions du matérialisme contemporain (dialectique).
Ce fut un vrai militant ; toujours en bataille contre l’Eglise, contre l’état social, il connut les cachots. L’histoire écrite par la bourgeoisie contemporaine l’a beaucoup escamoté. Mais il faut lire les Entretiens de Diderot et d’Alembert, le Neveu de Rameau, Jacques le fataliste pour comprendre l’influence énorme de Diderot sur le matérialisme. (Voir dans la collection « Les Classiques du Peuple », aux Editions sociales, les textes publiés de Diderot (6 vol.), d’Holbach, Helvétius, La Mettrie et Morelly et, dans une certaine mesure, ceux de Rousseau et de Voltaire.)
Dans la première moitié du XIX° siècle, à cause des événements historiques, nous constatons un recul du matérialisme. La bourgeoisie de tous les pays fait une grande propagande en faveur de l’idéalisme et de la religion, car non seulement elle ne veut plus que se propagent les idées progressistes (matérialistes), mais encore elle a besoin d’endormir les penseurs et les masses pour se maintenir au pouvoir.
C’est alors que nous voyons en Allemagne Feuerbach affirmer, au milieu de tous les philosophes idéalistes, ses convictions matérialistes,
« en replaçant carrément de nouveau le matérialisme sur le trône. » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 12.)
Développant essentiellement une critique de la religion, il reprend d’une façon saine et actuelle les bases du matérialisme que l’on avait oubliées et influence ainsi les philosophes de son époque.
Nous arrivons à cette période du XIX° siècle où l’on constate un progrès énorme dans les sciences, dû en particulier à ces trois grandes découvertes : la cellule vivante, la transformation de l’énergie, l’évolution (de Darwin) (Idem, p. 55-36.), qui vont permettre à Marx et Engels, influencés par Feuerbach, de faire évoluer le matérialisme pour nous donner le matérialisme moderne, ou dialectique.
Nous venons de voir, d’une façon tout à fait sommaire, l’histoire du matérialisme avant Marx et Engels. Nous savons que ceux-ci, s’ils étaient d’accord avec les matérialistes qui les ont précédés sur de nombreux points communs, ont juge aussi que l’œuvre de ces derniers présentait par contre de nombreux défauts et de nombreuses lacunes.
Pour comprendre les transformations apportées par eux au matérialisme prémarxiste, il est donc absolument nécessaire de rechercher quels furent ces défauts et ces lacunes, et pourquoi il en fut ainsi.
Autrement dit, notre étude de l’histoire du matérialisme serait incomplète si, après avoir énuméré les différents penseurs qui ont contribué à faire progresser le matérialisme, nous ne cherchions pas à savoir comment et dans quel sens s’est effectuée cette progression et pourquoi elle a subi telle ou telle forme d’évolution.
Nous nous intéresserons particulièrement au matérialisme du XVIII° siècle, parce qu’il fut l’aboutissement des différents courants de cette philosophie.
Nous allons donc étudier quelles étaient les erreurs de ce matérialisme, quelles furent ses lacunes, mais, comme nous ne devons jamais voir les choses d’une façon unilatérale, mais au contraire dans leur ensemble, nous soulignerons aussi quels ont été ses mérites.
Le matérialisme, dialectique à ses débuts, n’a pu continuer à se développer sur ces bases. Le raisonnement dialectique, à cause de l’insuffisance des connaissances scientifiques, a dû être abandonné. Il fallait d’abord créer et développer les sciences.
« Il fallait d’abord savoir ce qu’était telle ou telle chose avant de pouvoir étudier les processus. » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
C’est donc l’union très intime du matérialisme et de la science qui permettra à cette philosophie de redevenir à nouveau, sur des bases plus solides et scientifiques, le matérialisme dialectique, celui de Marx et Engels.
Nous retrouverons donc l’acte de naissance du matérialisme à côté de celui de la science. Mais, si nous retrouvons toujours d’où vient le matérialisme, nous devons établir aussi d’où vient l’idéalisme.
III. D’où vient l’idéalisme ?
Si, au cours de l’histoire, l’idéalisme a pu exister à côté de la religion, toléré et approuvé par elle, c’est en vérité qu’il est né et qu’il provient de la religion.
Lénine a écrit à ce sujet une formule que nous devons étudier. « L’idéalisme n’est rien d’autre qu’une forme affinée et raffinée de la religion. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Ceci : l’idéalisme sait présenter ses conceptions beaucoup plus souplement que la religion. Prétendre que l’univers a été créé par un esprit qui flottait au-dessus des ténèbres, que Dieu est immatériel, puis, brusquement, comme le fait la religion, déclarer qu’il parle (par le Verbe) et qu’il a un fils (Jésus), c’est là une série d’idées présentées brutalement. L’idéalisme, en affirmant que le monde n’existe que dans notre pensée, dans notre esprit, se présente d’une façon plus cachée. En fait, nous le savons, cela revient au même quant au fond, mais la forme est moins brutale, plus élégante. C’est pourquoi l’idéalisme est une forme affinée de la religion.
Elle est aussi raffinée parce que les philosophes idéalistes savent, dans les discussions, prévoir les questions, tendre des pièges, comme Philonoüs au pauvre Hylas, dans les dialogues de Berkeley.
Mais dire que l’idéalisme provient de la religion, c’est simplement reculer le problème, et nous devons nous demander aussitôt :
IV. D’où vient la religion ?
Engels nous a donné sur ce sujet une réponse très nette : « La religion naît des conceptions bornées de l’homme. » (Borné est pris ici dans le sens de limité.)
Pour les premiers hommes, cette ignorance est double : ignorance de la nature, ignorance d’eux-mêmes. Il faut penser constamment à cette double ignorance quand on étudie l’histoire des hommes primitifs.
Dans l’antiquité grecque, que nous considérons pourtant déjà comme une civilisation avancée, cette ignorance nous paraît enfantine, par exemple quand on voit qu’Aristote pensait que la terre était immobile, qu’elle était le centre du monde et qu’autour de la terre tournaient des planètes. (Ces dernières, qu’il voyait au nombre de 46, étaient fixées, comme des clous sur un plafond, et c’est le tout qui tournait autour de la terre…)
Les Grecs pensaient aussi qu’il existait quatre éléments : l’eau, la terre, l’air et le feu, et qu’il n’était pas possible de les décomposer. Nous savons que tout cela est faux, puisque nous décomposons maintenant l’eau, la terre et l’air et que nous ne considérons pas le feu comme un corps du même ordre.
Sur l’homme lui-même, les Grecs étaient aussi très ignorants, puisqu’ils ne connaissaient pas la fonction de nos organes et qu’ils considéraient, par exemple, le cœur comme le siège du courage !
Si l’ignorance des savants grecs était si grande, eux que nous considérons déjà comme très avancés, que devait être alors l’ignorance des hommes qui vivaient des milliers d’années avant eux ? Les conceptions que les hommes primitifs avaient de la nature et d’eux-mêmes étaient bornées par l’ignorance. Mais ces hommes essayaient malgré tout d’expliquer les choses. Tous les documents que nous possédons sur les hommes primitifs nous disent que ces hommes étaient très préoccupés par les rêves. Nous avons vu, dès le premier chapitre (Voir chapitre I, § VI.), comment ils avaient résolu cette question des rêves par la croyance en l’existence d’un « double » de l’homme. Au début, ils attribuent à ce double une espèce de corps transparent et léger, ayant une consistance encore matérielle. Ce n’est que beaucoup plus tard que naîtra dans leur esprit cette conception que l’homme a en lui un principe immatériel qui survit après la mort, un principe spirituel (le mot vient d’esprit, qui, en latin, veut dire souffle, le souffle qui s’en va avec le dernier soupir, au moment où l’on rend l’âme et où le « double » seul subsiste). C’est alors l’âme qui explique la pensée, le rêve.
Au moyen âge, on avait des conceptions bizarres sur l’âme. On pensait que, dans un corps gras, on avait une âme mince et, dans un corps mince, une grande âme ; c’est pourquoi, à cette époque, les ascètes faisaient de longs et nombreux jeûnes pour avoir une grande âme, pour faire un grand logement à l’âme.
Ayant admis sous la forme du double transparent, puis sous la forme de l’âme, principe spirituel, la survie de l’homme après la mort, les hommes primitifs créèrent les dieux.
Croyant tout d’abord à des êtres plus puissants que les hommes existant sous une forme encore matérielle, ils en vinrent insensiblement à cette croyance en des dieux existant sous la forme d’une âme supérieure à la nôtre. Et c’est ainsi qu’après avoir créé une multitude de dieux ayant chacun sa fonction définie, comme dans l’antiquité grecque, ils en arrivèrent à cette conception d’un seul Dieu. Alors fut créée la religion monothéiste actuelle. (Du grec monos : un seul — et théos : dieu.) Nous voyons bien ainsi qu’à l’origine de la religion, même sous sa forme actuelle, fut l’ignorance.
L’idéalisme naît donc des conceptions bornées de l’homme, de son ignorance ; tandis que le matérialisme, au contraire, naît du recul de ces bornes.
Nous allons assister au cours de l’histoire de la philosophie à cette lutte continuelle entre l’idéalisme et le matérialisme. Celui-ci veut faire reculer les bornes de l’ignorance, et ce sera là une de ses gloires et un de ses mérites. L’idéalisme, au contraire, et la religion qui l’alimente font tous leurs efforts pour entretenir l’ignorance et profiter de cette ignorance des masses pour leur faire admettre l’oppression, l’exploitation économique et sociale.
V. Les mérites du matérialisme prémarxiste.
Nous avons vu naître le matérialisme chez les Grecs dès qu’il existe un embryon de science. Suivant ce principe que : quand la science se développe, le matérialisme se développe, nous constatons au cours de l’histoire :
- Au moyen âge, un faible développement des sciences, un arrêt du matérialisme.
- Aux XVII° et XVIII° siècles, à un très grand développement des sciences correspond un grand développement du matérialisme. Le matérialisme français du XVIII° siècle est la conséquence directe du développement des sciences.
- Au XIX° siècle, nous assistons à de nombreuses et grandes découvertes, et le matérialisme subit une très grande transformation avec Marx et Engels.
- Aujourd’hui, les sciences progressent énormément et, en même temps, le matérialisme. On voit les meilleurs savants appliquer dans leurs travaux le matérialisme dialectique.
L’idéalisme et le matérialisme ont donc des origines tout à fait opposées ; et nous constatons, au cours des siècles, une lutte entre ces deux philosophies, lutte qui dure encore de nos jours, et qui ne fut pas seulement académique.
Cette lutte qui traverse l’histoire de l’humanité, c’est la lutte entre la science et l’ignorance, c’est la lutte entre deux courants. L’un tire l’humanité vers l’ignorance et la maintient dans cette ignorance, l’autre, au contraire, tend à l’affranchissement des hommes en remplaçant l’ignorance par la science.
Cette lutte a pris quelquefois des formes graves, comme au temps de l’Inquisition où nous pouvons prendre, entre autres, l’exemple de Galilée. Ce dernier affirme que la terre tourne. C’est là une connaissance nouvelle, qui est en contradiction avec la Bible et aussi avec Aristote : si la terre tourne, c’est qu’elle n’est pas le centre du monde, mais simplement un point dans le monde, et alors il faut élargir les bornes de nos pensées. Que fait-on alors devant cette découverte de Galilée ?
Pour maintenir l’humanité dans l’ignorance, on institue un tribunal religieux, et l’on condamne Galilée à faire amende honorable. (Sur le procès de Galilée, voir P. Labérenne : L’Origine des mondes (E.F.R.).) Voilà un exemple de lutte entre l’ignorance et la science.
Nous devons donc juger les philosophes et les savants de cette époque en les situant dans cette lutte de l’ignorance contre la science, et nous constaterons qu’en défendant la science ils défendaient le matérialisme sans le savoir eux-mêmes. Ainsi Descartes, par ses raisonnements, a fourni des idées qui ont pu faire progresser le matérialisme.
Il faut bien voir aussi que cette lutte au cours de l’histoire n’est pas simplement une lutte théorique, mais une lutte sociale et politique. Les classes dominantes dans cette bataille sont toujours du côté de l’ignorance. La science est révolutionnaire et contribue à l’affranchissement de l’humanité.
Le cas de la bourgeoisie est typique. Au XVIII° siècle, la bourgeoisie est dominée par la classe féodale ; à ce moment-là, elle est pour les sciences ; elle mène la lutte contre l’ignorance et nous donne l’Encyclopédie. (Voir Pages choisies de l’Encyclopédie, « Les Classiques du peuple », Editions sociales.) Au XXe siècle, la bourgeoisie est la classe dominante et, dans cette lutte contre l’ignorance et la science, elle est pour l’ignorance avec une sauvagerie beaucoup plus grande qu’auparavant (voyez l’hitlérisme).
Nous voyons donc que le matérialisme prémarxiste a joué un rôle considérable et a eu une importance historique très grande. Au cours de cette lutte entre l’ignorance et la science il a su développer une conception générale du monde qui a pu être opposée à la religion, donc à l’ignorance. C’est grâce aussi à l’évolution du matérialisme, à cette succession de ses travaux, que les conditions indispensables pour l’éclosion du matérialisme dialectique ont été réalisées.
VI. Les défauts du matérialisme prémarxiste.
Pour comprendre l’évolution du matérialisme, pour bien voir ses défauts et ses lacunes, il ne faut jamais oublier que science et matérialisme sont liés.
Au début, le matérialisme était en avance sur les sciences, et c’est pourquoi cette philosophie n’a pu d’emblée s’affirmer. Il fallait créer et développer les sciences pour prouver que le matérialisme dialectique avait raison, mais cela a demandé plus de vingt siècles. Pendant cette longue période, le matérialisme a subi l’influence des sciences et particulièrement l’influence de l’esprit des sciences, ainsi que celle des sciences particulières les plus développées.
C’est pourquoi
« le matérialisme du siècle précédent [c’est-à-dire du XVIII° siècle] était, avant tout, mécaniste, parce que, à cette époque, de toutes les sciences naturelles, seule la mécanique, et encore seulement celle des corps solides, célestes et terrestres, bref, la mécanique de la pesanteur, était arrivée à un certain achèvement. La chimie n’existait encore que dans sa forme enfantine, phlogistique. La biologie était encore dans les langes ; l’organisme végétal et animal n’avait encore été étudié que grossièrement et n’était expliqué que par des causes purement mécaniques ; pour les matérialistes du XVIII° siècle, l’homme était une machine, tout comme l’animal pour Descartes. » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà donc ce qu’était le matérialisme issu d’une longue et lente évolution des sciences après la période « hivernale du moyen âge chrétien ».
La grande erreur a été en cette période de considéra le monde comme une grande mécanique, de juger toute chose d’après les lois de cette science qu’on appelle la mécanique. Considérant le mouvement comme un simple mouvement mécanique, on estimait que les mêmes événements devaient se reproduire continuellement. On voyait le côté machine des choses, mais on n’en voyait pas le côté vivant. Aussi appelle-t-on ce matérialisme : mécanique (ou mécaniste).
Voyons un exemple : Comment ces matérialistes expliquaient-ils la pensée ? De cette façon : « le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile » ! C’est un peu simpliste ! Le matérialisme de Marx, au contraire, donne une série de précisions. Nos pensées ne proviennent pas seulement du cerveau. Il faut voir pourquoi nous avons certaines pensées, certaines idées, plutôt que d’autres, et on s’aperçoit alors que la société, l’ambiance, etc., sélectionnent nos idées. Le matérialisme mécanique considère la pensée comme un simple phénomène mécanique. Or elle est bien plus !
« Cette application exclusive de la mécanique à des phénomènes de nature chimique et organique, chez lesquels les lois mécaniques agissaient assurément aussi, mais étaient rejetées à l’arrière-plan par des lois d’ordre supérieur, constitue une étroitesse spécifique, mais inévitable à cette époque du matérialisme français classique. » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà la première grande faute du matérialisme du XVIII° siècle.
Les conséquences de cette erreur étaient qu’il ignorait l’histoire en général, c’est-à-dire le point de vue du développement historique, du processus : ce matérialisme considérait que le monde n’évolue pas et qu’il revient à intervalles réguliers à des états semblables et ne concevait pas plus une évolution de l’homme et des animaux.
« Ce matérialisme… dans son incapacité à considérer le monde en tant que processus, en tant que matière engagée dans un développement historique… correspondait au niveau qu’avaient atteint à l’époque les sciences naturelles et la façon métaphysique (Métaphysique : nous commencerons dans la partie suivante l’étude de la « méthode métaphysique ».), c’est-à-dire antidialectique, de philosopher qui en résultait. On savait que la nature était engagée dans un mouvement perpétuel. Mais ce mouvement, d’après la conception de l’époque, décrivait aussi un cercle perpétuel et, par conséquent, ne bougeait jamais de place ; il produisait toujours les mêmes résultats. » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà le deuxième défaut de ce matérialisme.
Sa troisième erreur, c’est qu’il était trop contemplatif ; il ne voyait pas suffisamment le rôle de l’action humaine dans le monde et dans la société. Le matérialisme de Marx enseigne que nous ne devons pas seulement expliquer le monde, mais le transformer. L’homme est dans l’histoire un élément actif qui peut apporter des changements au monde.
L’action des communistes russes est l’exemple vivant d’une action capable non seulement de préparer, faire et réussir la révolution, mais, depuis 1918, d’établir le socialisme au milieu de difficultés énormes.
Cette conception de l’action de l’homme, le matérialisme prémarxiste n’en avait pas conscience. On pensait, à cette époque, que l’homme est un produit du milieu (Il s’agit évidemment du milieu social.), tandis que Marx nous enseigne que le milieu est un produit de l’homme et que l’homme est donc un produit de sa propre activité dans certaines conditions données au départ. Si l’homme subit l’influence du milieu, il peut transformer le milieu, la société; il peut donc, par conséquent, se transformer lui-même.
Le matérialisme du XVIII° siècle était donc trop contemplatif, parce qu’il ignorait le développement historique de toute chose, et cela était inévitable alors puisque les connaissances scientifiques n’étaient pas assez avancées pour concevoir le monde et les choses autrement qu’à travers la vieille méthode de penser : la « métaphysique ».
- Lectures
Marx et Engels : « La Sainte Famille », dans Etudes philosophiques.
Marx : Thèses sur Feuerbach, dans Etudes philosophiques.
Plékhanov : Essais sur l’histoire du matérialisme (d’Holbach, Helvétius, Marx). Editions sociales 1957.
Questions de contrôle
• Chapitre premier
Comment Pasteur pouvait-il être à la fois savant et croyant ?
• Chapitre II
Montrer comment l’étude dans les livres est à la fois nécessaire et insuffisante.
• Chapitre III
1. Pourquoi le matérialisme dialectique n’est-il pas né dès l’antiquité?
2. Indiquer les principaux courants matérialistes depuis l’antiquité grecque jusqu’au XVIII° siècle.
3. Quels sont les erreurs et les mérites du matérialisme du XVIII° siècle ?
Devoir écrit
• Imaginer un dialogue sur Dieu entre un idéaliste et un matérialiste.