Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire
Georgi Plekhanov
Préface de la 2° édition
Je n’ai corrigé que les fautes d’inattention et d’impression qui s’étaient glissées dans la première édition. Je ne me suis pas estimé en droit de changer quoi que ce fût à mes arguments, pour la simple raison que ce livre est un écrit de polémique, et que changer quoi que ce soit à un écrit de polémique revient à attaquer l’adversaire avec une arme neuve en l’obligeant à se défendre avec une vieille. Le procédé serait illicite et, dans le cas présent, d’autant moins licite que mon principal adversaire, Nicolas Mikhaïlovski, ne se trouve plus au nombre des vivants ((NdE : La révolution de 1905 avait permis à Plékhanov de faire rééditer son Essai en Russie. L’adversaire principal auquel il s’en prend dans cet ouvrage, Nicolas Mikhaïlovski étant mort en 1904, l’auteur, par souci de correction, s’abstint d’introduire des modifications dans cette deuxième édition, ainsi que dans la troisième, en 1906.)).
Les critiques de nos idées ont prétendu que celles-ci étaient, premièrement, fausses en soi, deuxièmement particulièrement fausses dans leur application à la Russie qui se trouverait, paraît-il, appelée à suivre ses voies propres dans le domaine de l’économie, et, troisièmement, nocives en ce qu’elles disposent leurs adeptes à l’inaction, au « quiétisme ». Nul ne s’aviserait de répéter le dernier reproche à l’heure présente. Le deuxième a été réfuté au vu et au su de chacun par toute l’évolution de la vie économique russe pendant les dix dernières années. Quant au premier, il suffit de prendre connaissance de la littérature ethnologique récente pour se convaincre de la justesse de notre explication de l’histoire. Toute œuvre sérieuse sur la « culture des primitifs » est obligée d’y recourir chaque fois qu’il est question de la liaison causale des phénomènes de la vie sociale et spirituelle chez les peuples « sauvages ». Je me bornerai à citer l’ouvrage classique de von den Steinen, Unter den Naturvölkern Zentral-Brasiliens (( [Parmi les peuples primitifs du Brésil central.])); il va de soi que je ne saurais m’étendre ici sur le sujet.
Je réponds à certains de mes critiques dans un article ci-annexé : « Quelques mots à nos adversaires ». Je l’ai publié d’abord sous un pseudonyme, et c’est pourquoi j’y parle de mon livre comme de l’œuvre d’un tiers dont je partagerais les vues. Mais ce texte ne réfute pas M. Koudrine qui après sa publication, m’a pris à partie dans le Rousskoé Bogiatstvo (( Rousskoé Bogatstvo (La Richesse Russe), revue mensuelle fondée en 1876. A paru jusqu’en 1918. Organe des populistes libéraux depuis la fin du XIXe siècle. Violemment antimarxiste. Mikhaïlovski a été l’un de ses directeurs.)). Aussi dirai-je ici deux mots à ce contradicteur.
Le plus sérieux de ses arguments contre le matérialisme historique paraît consister dans le fait suivant qu’il relève : une seule et même religion, par exemple le bouddhisme, est parfois professée par des peuples se trouvant à des stades fort différents de l’évolution économique. Mais l’argument ne semble fondé qu’à première vue. L’expérience montre qu’en de pareils cas « une seule et même religion » change substantiellement de contenu selon le degré de développement économique du peuple qui la professe.
Voici encore un point sur lequel je voudrais répondre à M. Koudrine. Il a relevé un contresens dans ma traduction du Plutarque (voir note, page 55) et fait à ce sujet de fort sarcastiques remarques. Or, pour cette faute, je suis, en réalité, « hors de cause ». Me trouvant en voyage, j’ai envoyé le manuscrit à Pétersbourg sans la citation de Plutarque, me contentant d’indiquer la référence. Une des personnes qui s’occupaient de l’édition du livre (si je ne m’abuse, un ancien élève du lycée où l’érudit M. Koudrine a fait ses études) a traduit les paragraphes auxquels je le renvoyais et commis le contresens relevé par mon contradicteur. C’est assurément regrettable. Mais on doit reconnaître aussi que c’est l’unique bévue dont aient pu nous convaincre nos adversaires. Il leur fallait bien obtenir quelque fiche de consolation. Aussi irai-je, « humainement », jusqu’à me réjouir que nous leur ayons prêté le flanc.
N. Beltov