Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire
Georgi Plekhanov
III. Les socialistes utopistes
Si la nature humaine est immuable et si, connaissant ses propriétés fondamentales, on en peut déduire avec une certitude mathématique les principes de la morale et de la sociologie, il est aisé d’imaginer un régime social qui, parce que répondant pleinement aux exigences de la nature humaine, serait le régime social idéal. Les matérialistes du dix-huitième siècle se lançaient volontiers dans des recherches sur le thème de la législation parfaite. Ces recherches représentent l’élément d’utopie de « la littérature des lumières ».
Les socialistes utopistes de la première moitié du dix-neuvième siècle se sont jetés à corps perdu dans ces recherches.
Ils en restent à l’anthropologie des matérialistes français. Comme eux, ils tiennent l’homme pour le produit du milieu social (( « Oui, l’homme n’est que ce que le fait la toute-puissante société ou la toute-puissante éducation, en prenant ce mot dans sa signification la plus large, non seulement l’éducation du maître de l’école et des livres, mais l’éducation des choses et des personnes, des circonstances et des événements, l’éducation qui prend l’enfant au berceau, pour ne plus le quitter d’un instant. » (Cabet : Voyage en Icarie, 1848, p. 402.) )), et, comme eux, ils se laissent enfermer dans un cercle vicieux en expliquant les propriétés variables de ce milieu par les propriétés immuables de la nature humaine.
Les multiples utopies de la première moitié de notre siècle sont autant de tentatives en vue d’édicter une législation parfaite, la nature humaine se trouvant prise pour critérium suprême. Fourier part d’une analyse des passions. Robert Owen, dans son Outline of the rational system of society (( [Esquisse d’un système de société rationnel.])) se fonde sur les « premiers principes de la nature humaine » (first Principles of Human Nature) et assure que « le gouvernement rationnel » doit avant tout « déterminer ce qu’est la nature humaine » (ascertain what Human Nature is). Les saint-simoniens déclarent fonder leur philosophie sur une nouvelle conception de la nature humaine. Les fouriéristes prétendent que l’organisation de la société imaginée par leur maître constitue un système de déductions irréfutables à partir des lois immuables de la nature humaine (( « Mon but est de donner une Exposition élémentaire claire et facilement intelligible de l’organisation sociale déduite par Fourier des lois de la nature humaine. » (V. Considérant : Destinée Sociale, t. I, troisième édition. Déclaration.) — « Il serait temps enfin de s’accorder sur ce point : est-il à propos, avant de faire des lois, de s’enquérir de la véritable nature de l’homme, afin d’harmoniser la loi, qui est par elle-même modifiable, avec la nature qui est immuable et souveraine ? » (Notions élémentaires de la science sociale de Fourier, par l’auteur de la Défense du Fouriérisme. Henri Gorse, Paris, 1844, p. 35.) [Les deux citations en français dans le texte.])).
Il va de soi que l’idée de la nature humaine érigée en critérium suprême n’a pas empêché les diverses écoles sociales de diverger fortement dans leur définition des propriétés de cette nature. C’est ainsi qu’à l’opinion des saint-simoniens les idées d’Owen « sont tellement en contradiction avec les penchants de la nature humaine, que l’espèce de faveur dont elles paraissent jouir en ce moment (en 1825) est d’abord une chose inexplicable (( Le Producteur, t. I, p. 139.)). » Et dans le pamphlet de Fourier, Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen, qui promettent l’association et le progrès, on trouve passablement de références acerbes au fait que la doctrine saint-simonienne contrarie tous les penchants de la nature humaine. Comme au temps de Condorcet il s’avérait beaucoup plus difficile de s’accorder sur la définition de la nature humaine que de définir une figure de la géométrie.
En s’en tenant au point de vue de la nature humaine, les socialistes utopistes du dix-neuvième siècle répétaient l’erreur des penseurs du dix-huitième, péché, au reste, dans lequel est tombée toute la science sociale de leur temps (( Nous l’avons déjà démontré pour les historiens de la Restauration. Il serait fort aisé d’étendre la démonstration aux économistes. S’ils défendent l’ordre social bourgeois contre les réactionnaires et les socialistes, c’est précisément en tant qu’ordre le plus conforme à la nature humaine. Et leurs efforts pour découvrir une loi abstraite du « principe de population » — qu’ils émanent du camp socialiste ou du camp bourgeois — se rattachent étroitement à la conception d’une « nature humaine », fondement de la science sociale. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la doctrine de Malthus en la matière à celle de Godwin ou de l’auteur des Remarques sur Stuart Mill[10]. Malthus et ses adversaires sont également à la recherche d’une loi unique et pour ainsi dire absolue du peuplement. L’économie politique pose aujourd’hui le problème autrement : elle sait que chaque phase de l’évolution sociale possède sa propre loi de peuplement. Nous y reviendrons.)). Mais il y a chez eux un effort très net pour se dégager des lisières du concept abstrait et prendre appui sur le terrain du concret.
Les travaux de Saint-Simon sont les plus remarquables à cet égard. Alors que les Philosophes considéraient le plus souvent l’histoire comme une suite de contingences disposées avec plus ou moins de bonheur (( Le reproche qu’Helvétius adresse à Montesquieu est à cet égard très significatif. « Dans son livre sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, Montesquieu n’a pas assez connu les hasards heureux qui ont servi Rome. Il est tombé dans l’inconvénient, trop commun aux raisonneurs, de vouloir rendre raison de tous; et dans le défaut aussi des gens de cabinet, qui, oubliant l’humanité, prêtent trop aisément des vues constantes, des principes uniformes à tous les corps; et souvent c’est un homme seul qui dirige à son gré ces graves multitudes qu’on appelle sénats. » (Pensées et réflexions, CXL, au tome III des Œuvres complètes d’Helvétius, Paris MDCCCXVIII.) Cela ne rappelle-t-il pas la théorie actuellement à la mode en Russie des « héros » et de la « foule »[11] ? La suite montrera plus d’une fois encore à quel point la « sociologie » russe est peu originale.)), Saint-Simon y cherche avant tout des lois. A ses yeux la science des sociétés humaines peut et doit devenir aussi rigoureuse que celles de la nature. Il faut étudier l’histoire de l’humanité afin d’y découvrir les lois de son progrès. Celui-là seul peut prévoir l’avenir qui a compris le passé. La mission de la science sociale ainsi définie, Saint-Simon s’est attaché particulièrement à l’histoire de l’Europe occidentale depuis la chute de l’Empire romain. On peut juger de la nouveauté et de l’ampleur de ses vues au fait qu’Augustin Thierry, son élève, a presque révolutionné l’étude de l’histoire de France. Saint-Simon assurait que Guizot aussi lui avait emprunté ses conceptions. Sans prétendre résoudre ce problème de paternité doctrinale, relevons que Saint-Simon a poussé l’analyse des ressort internes de l’évolution des sociétés européennes plus loin que les historiens professionnels de son temps. Si Augustin Thierry, Mignet et Guizot faisaient de l’état des biens le fondement du régime social, Saint-Simon, qui avait été le premier à démêler avec une rare clarté l’histoire de la propriété dans l’Europe moderne, a accompli un pas de plus en se demandant pourquoi c’est précisément ce facteur, qui joue le rôle essentiel. A son opinion, il faut chercher la réponse dans les nécessités du développement de l’industrie.
« Avant le quinzième siècle, les pouvoirs temporels étaient concentrés dans les mains des nobles, et cette disposition organique était utile, puisque les nobles étaient à cette époque les industriels les plus capables. C’étaient eux qui dirigeaient les travaux de culture, et ces travaux étaient alors les seules occupations industrielles qui eussent une grande importance (( Opinions littéraires, philosophiques et industrielles. Paris, 1825, pp. 144-145. Voir aussi Catéchisme politique des industriels.)). »
A la question de savoir pourquoi les nécessités du développement de l’industrie exercent cette influence primordiale dans l’histoire de l’humanité, il répond : parce que le but de l’organisation sociale, c’est la production.
Et il attribue tant d’importance à cette production qu’il identifie l’utile au productif (l’utile, c’est la production(3)) en déclarant catégoriquement que la politique… c’est la science de la production(3).
Logiquement, ces vues auraient dû l’amener à l’idée que les lois de la production sont celles-là même qui déterminent en dernière analyse, l’évolution sociale, et dont l’étude s’impose au penseur soucieux de prévoir l’avenir. Il semble parfois tout proche de cette idée, mais parfois seulement, et il ne fait que l’approcher.
La production exige des instruments de travail. Ce n’est pas la nature qui les fournit tout prêts : ils sont inventés par l’homme. L’invention, voire le simple emploi d’un instrument, suppose chez le producteur un certain degré de développement mental. Le progrès de l’industrie se présente donc comme la conséquence immédiate du développement mental de l’humanité. Ici encore, il semble bien que l’opinion, les lumières gouvernent le monde sans partage. Plus se découvre le rôle capital de l’industrie, et plus la théorie des Philosophes paraît se confirmer. Saint-Simon s’y tient avec plus de rigueur encore que les penseurs du siècle précédent, puisque, considérant comme résolue la question de l’origine sensorielle des idées, il se trouve moins porté à réfléchir sur l’influence du milieu. Le développement des connaissances constitue chez lui le facteur fondamental du progrès historique ((Saint-Simon pousse la conception idéaliste de l’histoire jusqu’à l’outrance. Les idées ne sont pas seulement pour lui le fondement premier des sociétés. Entre toutes les idées, le rôle essentiel se trouve dévolu aux idées scientifiques, au système scientifique du monde, d’où découlent les idées religieuses, lesquelles, à leur tour, conditionnent les concept moraux. C’est l’intellectualisme qui régnait alors chez les philosophes allemands. Mais il revêtait chez eux un tout autre aspect.)). Il cherche à en découvrir les lois, et c’est ainsi qu’il établit celle des trois états — théologique, métaphysique et positif — qu’Auguste Comte fera passer ensuite avec le succès qu’on connaît, pour sa propre découverte (( Littré protesta violemment lorsque Hubbard révéla cet emprunt. Pour Littré, Saint-Simon n’avait formulé que la « loi des deux états » : théologiques et scientifique; et Flint se range au jugement de Littré : « Il a raison de dire que la loi des trois états n’est mentionnée dans aucune des œuvres de Saint-Simon. » (Philosophy of History in France and Germany. Edinburgh and London, MDCCCLXXIV, p. 158.) Nous opposerons à cette remarque le passage suivant de Saint-Simon : « Quel est l’astronome, le physicien, le chimiste et physiologiste qui ne sait qu’avant de passer, dans chaque branche, des idées purement théologiques aux idées positives, l’esprit humain s’est servi pendant longtemps de la métaphysique ? Chacun de ceux qui ont réfléchi sur la marche des sciences, n’est-il pas convaincu que cet état intermédiaire a été utile, et même absolument indispensable, pour opérer la transition ? » (Du Système industriel, Paris, MDCCCXXI, préface, pp. VI-VII.) Aux yeux de Saint-Simon la loi des trois états était de telle conséquence qu’il s’en servait volontiers pour expliquer des phénomènes purement politiques par exemple, le règne « des légistes et des métaphysiciens » sous la Révolution française. Flint n’aurait eu aucune peine à le « découvrir » s’il avait lu soigneusement les œuvres de cet auteur. Il est malheureusement beaucoup plus facile d’écrire une savante histoire des idées que d’étudier leur marche réelle.)). Mais ces lois aussi s’expliquent finalement chez lui par les propriétés de la nature humaine.
« La société, dit-il, se composant d’individus, le développement mental de la société ne peut que reproduire, à plus grande échelle, le développement mental de l’individu. »
Parti de ce principe, chaque fois qu’il réussit à trouver dans l’évolution de l’individu quelque heureuse analogie à l’appui de son hypothèse, il tient ses « lois » de l’évolution sociale pour définitivement élucidées et démontrées. Il affirme, par exemple, que le rôle de l’autorité dans la vie sociale se réduira à néant avec le temps (( Proudhon devait lui emprunter cette idée et la déformer en fondant là-dessus sa théorie de l’anarchie.)), que la décroissance progressive et continue de ce rôle est l’une des lois de l’évolution humaine. Or comment le démontre-t-il ? Son argument principal consiste à se référer à l’évolution de l’individu : à l’école primaire, l’enfant doit obéir sans réserve aux grandes personnes; dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur l’élément obéissance passe peu à peu à l’arrière-plan, pour céder définitivement la place à l’activité indépendante chez l’homme fait. Quelque opinion qu’on ait de l’histoire de « l’autorité », chacun s’accorde aujourd’hui à penser qu’ici comme partout comparaison n’est pas raison. L’évolution embryonnaire de tout individu (ontogenèse) présente beaucoup d’analogies avec l’histoire de l’espèce à laquelle cet individu appartient, en sorte que l’ontogenèse fournit un grand nombre d’indications précieuses sur la phylogenèse. Mais que dirons-nous, aujourd’hui, du biologiste qui s’aviserait de prétendre qu’il faut chercher dans l’ontogenèse l’explication première de la phylogenèse ? La biologie moderne opère exactement à l’inverse : c’est par l’histoire de l’espèce qu’elle éclaire l’évolution embryonnaire de l’individu.
Le recours à la nature humaine a conféré un caractère assez singulier à l’ensemble des « lois » de l’évolution sociale formulées tant par Saint-Simon lui-même que par ses disciples.
Ils se sont laissés enfermer dans un cercle vicieux : « L’histoire de l’humanité s’explique par la nature humaine. Comment connaissons-nous la nature humaine ? Par l’histoire ». Il va de soi qu’en tournant ainsi en rond, on n’arrivera jamais à comprendre ni la nature ni l’histoire de l’homme. On peut seulement réaliser çà et là des observations plus ou moins profondes touchant tel ou tel domaine de la réalité sociale. Saint-Simon en a fait un certain nombre — fines et parfois vraiment géniales — mais sans parvenir à son but, qui était de donner une base scientifique solide à « la politique ».
« La loi supérieure des progrès de l’esprit humain, écrit-il, entraîne et domine tout; les hommes ne sont pour elle que des instruments… Quoique cette force [c’est-à-dire cette loi] dérive de nous, il n’est pas plus en notre pouvoir de nous soustraire à son influence ou de maîtriser son action que de changer à notre gré l’impulsion primitive qui fait circuler notre planète autour du soleil. Tout ce que nous pouvons, c’est d’obéir à cette loi (notre véritable Providence) avec connaissance de cause, en nous rendant compte de la marche qu’elle nous prescrit, au lieu d’être poussés aveuglément par elle; et pour le dire en passant, c’est précisément en cela que consistera le grand perfectionnement philosophique réservé à l’époque actuelle ((L’Organisateur, p. 119, t. IV des Œuvres de Saint-Simon; tome XX des Œuvres complètes de Saint-Simon et Enfantin.)). »
L’humanité se trouve ainsi entièrement soumise à la loi de son propre développement mental et hors d’état de se soustraire à l’action de cette loi, même si elle le désire. Examinons d’un peu plus près cette proposition et, pour plus de clarté, prenons la loi des trois états : l’humanité va de la pensée théologique à la pensée métaphysique, de la pensée métaphysique à la pensée positive, et cette loi est aussi inéluctable que celle de la mécanique.
Il en va peut-être bien de la sorte, mais, demandera-t-on, comment comprendre que l’humanité, même le désirant, ne puisse modifier l’action de cette loi ? S’ensuit-il qu’elle ne pourrait éluder l’étape métaphysique, au cas même où, dès la fin de l’âge théologique, elle aurait conçu la supériorité de la pensée positive ? Evidemment, non. Et, dès lors, il se trouve non moins évidemment quelque confusion dans l’idée même que se fait Saint-Simon des lois qui président au développement mental.
En quoi consiste cette confusion ? Et d’où provient-elle ?
Elle consiste dans l’opposition de la loi au désir d’en modifier l’action. Dès l’instant qu’un tel désir se manifeste, il constitue par soi seul un fait historique du développement mental de l’humanité, et la loi doit englober ce fait au lieu d’entrer en conflit avec lui. Aussi longtemps que nous admettrons la possibilité d’un pareil conflit, l’obscurité continuera d’envelopper notre notion même de loi, et nous tomberons inévitablement dans l’un ou l’autre de ces extrêmes : ou bien nous abandonnerons le principe du nécessaire pour partir de celui du désirable, ou bien nous perdrons de vue le désirable — plus exactement le désiré par les hommes d’une époque donnée — pour conférer à la loi on ne sait quel nimbe mystique, pour la transformer en une sorte de Fatum. C’est bien un Fatum de ce genre que devient « la loi » chez Saint-Simon et chez les utopistes en général à chaque fois qu’ils l’évoquent. Notons au passage qu’en levant le bouclier pour la défense de « la personne humaine », de « l’idéal » et autres respectables entités, c’est contre la théorie utopique du « cours naturel des choses », théorie obscure, rudimentaire et, par suite, inconsistante, que nos « sociologues subjectifs » partent en guerre. On dirait qu’ils n’ont jamais entendu parler de la notion moderne de loi scientifique des processus historiques et sociaux.
A quoi tient cette obscurité de la notion utopique de loi ? Elle découle du vice originel déjà relevé dans la conception que les utopistes (ils n’ont pas été, on l’a vu, les seuls) se faisaient de l’évolution de l’humanité. C’est la nature humaine qui explique l’histoire de l’humanité. Cette nature une fois donnée, les lois de l’évolution historique le sont aussi; l’histoire entière se trouve donnée an sich, comme eût dit Hegel. L’homme ne peut pas plus intervenir dans le cours de sa propre évolution qu’il ne peut cesser d’être un homme. La loi de l’évolution apparaît sous les traits d’une providence.
C’est du fatalisme, conséquence de la théorie qui tenait les progrès du savoir — donc de l’activité humaine consciente — pour le ressort fondamentale du devenir historique.
Poursuivons…
Si c’est l’étude de la nature humaine qui permet de comprendre l’histoire, il m’importe moins d’étudier les données de fait de l’histoire que de bien comprendre cette nature. Dès l’instant que j’ai acquis une notion exacte de ladite nature, je perds à peu près tout intérêt pour la réalité sociale telle qu’elle est, et je concentre la totalité de mon attention sur la réalité sociale telle qu’elle doit être selon la nature humaine. Loin de faire obstacle dans la pratique à une prise de position utopique par rapport au réel, le fatalisme historique y encourage en rompant le fil de la recherche scientifique. Le fatalisme en général va souvent de pair avec le subjectivisme le plus extrême. Le fataliste érige à tout instant son propre état d’esprit en loi inéluctable de l’histoire. On pourrait en dire avec le poète :
« Was sie den Geist der Geschitchte nennen
Ist nur der Herren eigner Geist (([Ce que ces Messieurs appellent esprit de l’Histoire n’est, au fond, que leur propre esprit, Gœthe : Faust.])). »
Les saint-simoniens assurent qu’il y a diminution constante de la part du produit social qui revient aux exploiteurs du travail d’autrui. Et, pour démontrer cette décroissance, qui leur semble la loi la plus importante de l’évolution économique de l’humanité, ils invoquent la baisse progressive du taux de l’intérêt et de la rente foncière. S’ils s’en étaient tenus ici aux procédés de la recherche scientifique rigoureuse, ils auraient dû tâcher de découvrir les causes économiques du phénomène et, à cette fin, il leur aurait fallu étudier avec soin la production, la reproduction et la répartition des produits. Ils auraient alors pu constater que la baisse du taux de l’intérêt, voire de la rente foncière, si tant est qu’elle ait réellement lieu, ne prouve nullement que la part des possédants diminue. Et leur « loi » économique devait être, bien entendu, formulée de tout autre manière. Mais ils n’avaient que faire d’une telle méthode. Convaincus de la toute-puissance des lois mystérieuses découlant de la nature humaine, ils dirigeaient leurs recherches dans une direction tout autre. La tendance qui a jusqu’ici prévalu en histoire, disaient-ils, ne peut que s’accentuer dans l’avenir; la diminution constante de la part des exploiteurs aboutira nécessairement à l’entière disparition de cette part, c’est-à-dire à la disparition de la classe même des exploiteurs. Dans cette attente, nous devons, dès maintenant, inventer de nouvelles formes de régime social où il n’y aura plus de place pour eux. D’après les autres propriétés de la nature humaine, on voit que ces formes doivent être ceci et cela… Le plan de réorganisation de la société se trouve vite dressé : l’idée, scientifiquement capitale, que les phénomènes sociaux obéissent à des lois, n’enfante finalement que deux ou trois recettes utopiques…
L’établissement de ces recettes, les utopistes d’alors le tenaient pour la tâche primordiale du penseur. Les principes de l’économie politique ne sont point, en soi, de grand intérêt. Ils n’en acquièrent qu’en fonction des conclusions pratiques que l’on en tire. Jean-Baptiste Say discute avec Ricardo de ce qui détermine la valeur d’échange des marchandises. Il est fort possible que ce soit une question grave du point de vue des spécialistes. Mais il importe plus encore de savoir ce qui doit déterminer la valeur; et les spécialistes, hélas, n’y réfléchissent point. A nous, donc, de le faire pour eux ! La nature humaine nous dit fort distinctement ceci et cela. Or, dès l’instant que nous prêtons l’oreille à sa voix, nous avons la surprise de constater que cette controverse, si importante au regard des spécialistes, en son fond ne l’est guère. On peut donner son accord à Jean-Baptiste Say puisque les conclusions qui découlent de ses thèses s’accordent pleinement avec les exigences de la nature humaine. On peut aussi le donner à Ricardo, puisque sa théorie, convenablement interprétée et complétée, ne fait que corroborer ces exigences. C’est ainsi que la pensée utopique vient se mêler étourdiment de discussions scientifiques dont la signification lui demeure obscure. C’est ainsi que des hommes cultivés et que la nature avait généreusement doués, Enfantin par exemple, ont tranché les questions litigieuses de l’économie politique de leur temps.
Enfantin a écrit un certain nombre de travaux d’économie politique qu’on ne saurait tenir pour de sérieuses contributions à la science, mais qu’on ne saurait non plus affecter d’ignorer, comme l’ont fait jusqu’à présent les historiens de l’économie politique et du socialisme. Les études économiques d’Enfantin ont leur intérêt en tant qu’étape dans le développement de la pensée socialiste. Voici toutefois un exemple qui montre assez l’attitude de leur auteur envers les controverses des économistes.
On sait que Malthus avait contesté avec énergie — et fort malencontreusement, au reste — la théorie de la rente chez Ricardo. Enfantin estime qu’à proprement parler le premier seul est dans le vrai. Mais il n’en conteste pas, pour autant, la théorie de Ricardo, estimant la chose inutile.
A son opinion, « tous les raisonnements sur la nature du fermage et sur la hausse ou la baisse réelle et relative de la portion enlevée aux travailleurs pour le propriétaire devraient se réduire à une seule question : quelle est la nature des rapports qui doivent, dans l’intérêt social, exister entre le producteur retiré [c’est ainsi qu’Enfantin appelle les propriétaires fonciers] et le producteur actif [le fermier] ? Quand ces rapports seront connus, il suffira de s’occuper des moyens de parvenir à les établir, en tenant compte de l’état actuel de la société, mais toute autre question [que celle qui a été posée plus haut] serait secondaire et ne servirait qu’entraver les combinaisons qui doivent favoriser l’application de ces moyens (( « Considérations sur la baisse progressive du loyer des objets mobiliers et immobiliers », Le Producteur, t. I, p. 564.))… »
La mission principale de l’économie politique (qu’Enfantin aurait préféré appeler « histoire philosophique de l’industrie ») consiste à déterminer à la fois les rapports des diverses catégories de producteurs entre elles et les rapports de la classe des producteurs dans son ensemble avec les autres classes de la société. Cette détermination doit se fonder sur l’histoire de la classe des industriels, et une telle étude doit partir d’« une conception neuve de l’espèce humaine », en d’autres termes de la nature humaine (( Cf. notamment l’article intitulé : « Considérations sur les progrès de l’économie politique », Le Producteur, t. IV.)).
Chez Malthus la réfutation de la théorie de la rente de Ricardo se relie étroitement à la réfutation de la théorie bien connue (comme on dit maintenant) de la valeur-travail. Sans aller au fond du débat, Enfantin s’empresse de le trancher par une addition (on dirait aujourd’hui : un correctif) à la théorie de la rente de Ricardo :
« Si nous comprenons bien cette théorie, dit-il, il nous semble qu’il serait nécessaire d’ajouter à cette conclusion … que les travailleurs payent [sous forme de rente] certaines gens pour qu’ils se reposent et pour qu’ils laissent à leur disposition les matériaux de la production… »
Par « les travailleurs » Enfantin entend ici notamment — et même surtout — les fermiers exploitants. Et ce qu’il dit de leurs rapports avec les propriétaires fonciers est parfaitement juste. Mais son « correctif » ne fait que traduire plus brutalement un phénomène bien connu de Ricardo, sans compter que la brutalité de la formule (on en trouve parfois de plus brutales encore chez Adam Smith), loin de résoudre le problème de la valeur, ni celui de la rente, les fait complètement perdre de vue à Enfantin. Pour lui, au reste, ils n’existent pas : seul l’intéresse le régime social de l’avenir; ce qui lui importe, c’est de convaincre le lecteur que la propriété privée des moyens de production ne doit pas exister. Il le dit tout net : n’étaient les aspects pratiques de ce genre, toutes les discussions scientifiques sur la valeur se réduiraient à de pures logomachies, c’est en somme, la méthode subjective de l’économie politique.
Nulle part les utopistes ne l’ont expressément recommandée. Mais qu’ils y fussent fortement enclins, on le voit notamment au reproche d’objectivité excessive qu’Enfantin adresse à Malthus ( ! ). L’objectivité constituerait, paraît-il, le vice essentiel de cet auteur. Qui connaît les œuvres de Malthus sait de reste que c’est justement l’objectivité (caractéristique, par exemple, d’un Ricardo), qui a toujours manqué à l’auteur de l’Essai sur le principe de la population. Nous ignorons si Enfantin l’avait lu (tout porte à croire qu’il ne connaissait les théories de Ricardo, par exemple, que grâce aux citations que les économistes français en avaient faites), mais, l’eût-il lu, qu’il n’aurait guère su l’apprécier à sa juste valeur, ni montrer que les faits sont contre Malthus. Occupé de considérations sur ce qui doit être, Enfantin n’a ni le temps ni l’envie de méditer sérieusement sur ce qui est. « Vous avez raison, eût-il volontiers déclaré au premier mouchard venu : dans la société contemporaine, les choses se passent exactement comme vous les dépeignez; mais vous êtes par trop objectif; envisagez la question sous l’angle humain et vous verrez que notre société doit être refaite à neuf. »
Contraint par son dilettantisme de faire des concessions théoriques à tout avocat plus ou moins docte du système bourgeois, pour apaiser le sentiment de son impuissance l’utopiste se cherche une consolation en taxant ses adversaires d’objectivité : soit, vous avez plus de savoir, mais moi plus de cœur. Il ne réfute pas les plaidoyers scientifiques en faveur de la bourgeoisie : il y ajoute simplement des « remarques » et des « correctifs ».
Une prise de position aussi parfaitement utopique à l’égard des sciences sociales saute aux yeux à chaque page pour qui lit avec attention les œuvres des sociologues « subjectifs ». Nous y reviendrons souvent. Contentons-nous, pour l’instant, de deux éclatants exemples.
En 1871 a été édité la thèse de feu Nicolas Sieber : la Théorie de la valeur et du capital chez Ricardo à la lumière des additions et des éclaircissements ultérieurs, dont la préface mentionne avec bienveillance, mais sans insister, l’article publié par Iouli Joukovski dans le Sovrémennik ((NdE : Le Sovrémennik (le Contemporain), revue littéraire et politique, fondée par Pouchkine en 1836. Nékrassov et Panaïev en prirent la direction en 1847. Périodique le plus avancé politiquement de son époque, le Sovrémennik a eu pour collaborateurs les plus célèbres démocrates révolutionnaires, notamment Biélinski, Dobrolioukov, Tchernychevski et Saltykov-Chtchédrine. Interdit en 1866.)), en 1864 : « l’Ecole d’Adam Smith et le positivisme dans les sciences économiques ». Cette référence faite au passage inspire à M. Mikhaïlovski les lignes suivantes :
« Il m’est agréable de rappeler que, dans mon article « De l’activité littéraire de Iouli Joukovski », j’ai largement rendu justice aux mérites de notre économiste, soulignant qu’il s’était prononcé de longue date sur la nécessité d’un retour aux sources de l’économie politique, dans lesquelles on trouve tous les éléments pour une solution juste des questions fondamentales de cette science, éléments complètement faussés par l’économie politique universitaire contemporaine. Mais j’avais aussi indiqué alors que l’honneur du droit de « premier occupant » pour cette idée, qui s’est révélée, par la suite, si féconde entre les fortes mains de Karl Marx, revenait, en Russie, non point à M. Joukovski, mais à un autre auteur, celui d’« Activité économique et législation » (Sovrémennik, 1859), de « Capital et travail » (1860), des Remarques sur Stuart Mill ((NdE : C’est-à-dire Tchernychevski.)), etc. Outre l’antériorité chronologique, la différence entre cet auteur et M. Joukovski se manifeste clairement dans le fait suivant : si, par exemple, M. Joukovski démontre de façon circonstanciée et rigoureusement scientifique, voire quelque peu pédante, que le travail constitue l’étalon de la valeur et que toute valeur est le produit du travail, l’auteur de ces articles sans, pour autant, perdre de vue l’aspect théorique du problème, insiste de préférence sur la conclusion pratique qui en découle logiquement : étant produite et mesurable par le travail, toute valeur doit appartenir au travail (( Œuvres de N. Mikhaïlovski, t. II, deuxième édition, Saint-Pétersbourg, 1888, pp. 239-240.)). »
Inutile d’être grand connaisseur en économie politique pour savoir que « l’auteur des Remarques sur Stuart Mill » n’a rien compris à la théorie de la valeur, si brillamment développée plus tard « entre les fortes mains de Karl Marx ». Et quiconque connaît l’histoire du socialisme comprend pourquoi, en dépit des assurances de M. Mikhaïlovski, ledit auteur a justement « perdu de vue l’aspect théorique du problème », se laissant séduire par des considérations sur les règles qui doivent présider à l’échange des produits dans une société bien faite. L’auteur des Remarques sur Stuart Mill a envisagé l’économie politique en utopiste. C’était absolument naturel pour son temps. Mais il est fort étrange que M. Mikhaïlovski n’ait pas réussi à se départir de ce point de vue après 1870 (ni après 1880; autrement il aurait rectifié son erreur dans la nouvelle édition de ses œuvres), alors que même les ouvrages de vulgarisation permettaient de prendre sans peine une vue plus exacte des choses. M. Mikhaïlovski n’a point compris ce que « l’auteur des Remarques sur Stuart Mill » a dit de la valeur, et ceci parce que lui aussi « a perdu de vue l’aspect théorique du problème » en se laissant séduire « par la conclusion pratique qui en découle logiquement », c’est-à-dire par des considérations sur le fait que « toute valeur doit appartenir au travail ». Nous avons déjà vu que l’amour des conclusions pratiques a toujours nui aux raisonnements théoriques des utopistes. Celles qui ont fait trébucher M. Mikhaïlovski ne sont pas jeunes : les utopistes anglais de 1820 ((NdE : Robert Owen et ses disciples: William Thompson, Thomas Godgskin, John Gray, etc.)) les avaient déjà tirées de la théorie de la valeur de Ricardo. Mais, en sa qualité d’utopiste, M. Mikhaïlovski ne s’intéresse pas à l’histoire des utopies.
Autre exemple : en 1882 M. « V.V. » présentait ainsi son Destin du capitalisme en Russie :
« Ce recueil se compose d’articles déjà publiés dans diverses revues. Pour en faire un ouvrage nous nous sommes borné à leur donner une unité extérieure, à changer quelque peu leur disposition et à supprimer les répétitions [pas toutes, loin de là : il en reste beaucoup. — G.P.]. Mais le contenu est demeuré le même; on n’y trouvera que peu de faits et d’arguments nouveaux. Si nous nous sommes néanmoins résolu à proposer une seconde fois ces études à l’attention du public, c’est dans l’unique dessein, par la simultanéité de l’assaut déclenché avec tout l’arsenal contre sa conception du monde, de forcer l’intelligentsia à tourner son attention vers la question soulevée [sujet de tableau : M. « V.V. » monte, « avec tout l’arsenal », à l’assaut de la conception du monde de ses lecteurs; terrorisée, l’intelligentsia se rend sans conditions, tourne son attention, etc. — G.P.] ainsi que d’inciter nos doctes publicistes assermentés du capitalisme et du populisme à l’étude de la loi du développement économique de la Russie, base de toutes les manifestations de la vie du pays. Hors de la connaissance de cette loi, toute activité publique systématique et efficace est impossible, alors que l’image qu’on se fait chez nous de l’avenir immédiat de la Russie ne saurait que difficilement être traitée de loi [une image sait-elle se faire traiter de loi ? — G.P.] et que difficilement contribuer à fournir une base solide à une conception pratique du monde. » (Préface, p. 1.)
En 1893, ayant eu le temps de se transformer en publiciste « assermenté » — quoique, hélas, nullement « docte » — du populisme, le même M. « V.V. » se trouve fort loin de penser que la loi de l’évolution économique constitue la « base de toutes les manifestations de la vie du pays ». Il dirige aujourd’hui son « arsenal » contre la « conception du monde » des partisans de cette « manière de voir ». Il estime aujourd’hui que, dans ladite « manière de voir », le processus historique au lieu d’être engendré par l’homme, se transforme en force génératrice, et l’homme en son instrument docile (( Nos courants, St.-Pétersbourg, 1893, p. 138.)) ». Il tient aujourd’hui les systèmes sociaux pour « engendrés par la vie spirituelle de l’homme (( Loc. cit., pp. 9, 13, 140, et sqq.)) » et considère comme des plus suspectes l’idée que les phénomènes sociaux obéissent à des lois, lui opposant « la philosophie scientifique de l’histoire du professeur d’histoire Nicolas Karéev ». Païens, prêtez l’oreille et inclinez-vous : Monsieur le professeur vous parle par ma voix (( Ibid., p. 143 et sqq.)) !
Miraculeuse volte-face ! Mais qu’est-ce qui a bien pu la provoquer ? Tout simplement ceci qu’en 1882, lorsqu’il recherchait « la loi du développement économique de la Russie », M. « V.V. » se la figurait comme le simple reflet scientifique de son propre « idéal ». Il était même sûr de l’avoir trouvée, d’avoir trouvé « la loi » d’inviabilité du capitalisme russe. Mais il n’a pas vécu en vain les onze années suivantes. Il a dû reconnaître, au moins implicitement, que ce capitalisme inviable ne cessait de se développer. Les choses ont tourné de telle sorte que le développement du capitalisme est presque devenu la plus incontestable « loi du développement économique de la Russie ». Alors M. « V.V. » s’est empressé de retourner « sa philosophie de l’histoire » : lui, qui avait recherché « une loi », s’est mis à raconter qu’une telle recherche n’était qu’oiseux passe-temps. L’utopie russe aime fort à invoquer des « lois » mais il les renie aussi instantanément que Pierre renia Jésus, dès que lesdites « lois » vont à l’encontre de « l’idéal » qu’il lui revient de prêcher contre vents et marées. Aujourd’hui encore, M. « V.V. », au reste, n’est pas irrémédiablement brouillé avec les « lois » :
« La tendance naturelle à la systématisation des idées devrait amener l’intelligentsia russe à mettre sur pied un schème autonome de l’évolution des rapports économiques, conformément aux exigences et aux conditions du développement de notre pays; un tel travail sera sans nul doute accompli dans le plus proche avenir. » (Nos courants, p. 114.)
En « mettant sur pied » ledit « schème autonome », l’intelligentsia russe se livrera à la même opération que M. « V.V. » dans Destin du capitalisme, lorsqu’il cherchait sa « loi ». Le schème trouvé — et M. « V.V. » jure ses grands dieux qu’il le sera dans l’avenir le plus proche, — notre auteur se réconciliera avec l’idée de loi aussi solennellement que le père de la parabole se réconcilia avec le fils prodigue… Drôles de gens !
Il va de soi qu’au temps même où il cherchait encore « une loi », M. « V.V. » ne se rendait pas clairement compte du sens que peut bien avoir ce mot appliqué aux phénomènes sociaux. Il concevait « la loi » à la façon des utopistes de 1820. Ainsi seulement peut-on s’expliquer qu’il ait espéré découvrir une loi valable pour l’évolution de la seule Russie. Mais pourquoi attribue-t-il aux marxistes russes ses propres modes de raisonnement ? Il se trompe, s’il se figure que leur notion de loi des phénomènes sociaux ne va pas plus loin que celle des utopistes. Or il se le figure, et toutes les objections qu’il leur adresse en font foi. Il n’est pas seul, au reste, à penser de la sorte. C’est aussi ce que pense ni plus ni moins que M. « le professeur d’histoire » Karéev; et c’est ce que pensent tous les adversaires du « marxisme ». Ils commencent par attribuer aux marxistes une notion utopique des lois de la vie sociale, pour la réfuter ensuite avec un bonheur douteux. Un vrai combat contre des moulins à vent !
Deux mots au passage sur le docte « professeur d’histoire » … Voici en quels termes il recommande d’appliquer le subjectivisme à l’histoire de l’humanité : « Si en philosophie de l’histoire, nous nous intéressons à la question du progrès du même coup se trouve donné le choix du contenu essentiel de la science, de ses faits et de leur groupement. Mais on ne saurait ni inventer les faits, ni les présenter en des relations imaginées [par conséquent, ni dans le choix, ni dans le groupement, il ne peut y avoir de place pour l’arbitraire ? Par conséquent, le groupement devrait correspondre rigoureusement à la réalité objective. Attendez la suite ! … — G.P.], et la représentation de la marche de l’histoire demeure, d’un certain point de vue, objective, au sens de la fidélité de la représentation. Mais ici intervient un subjectivisme d’un autre ordre : la synthèse créatrice peut construire tout un univers idéal de normes, un univers de ce qui doit être, un univers du Vrai et du Juste auquel on comparera l’histoire réelle, c’est-à-dire la représentation objective de son cours groupée d’une certaine façon, eu égard aux modifications essentielles intervenues dans la vie de l’humanité. C’est sur la base de cette comparaison que survient l’appréciation du processus historique, appréciation qui, toutefois, ne saurait être non plus arbitraire. Il faut, en nous plaçant à un certain point de vue et en prenant un certain critère pour apprécier les faits, démontrer que ceux-ci, groupés tels qu’ils nous sont donnés, possèdent réellement la signification que nous leur attribuions. »
Le « vénérable historien moscovite » de Chtchédrine dit, pour faire parade de son objectivité : « Peu m’importe que Iaroslav ait battu Iziaslav, ou Iziaslav Iaroslav ! » Pareille objectivité est étrangère à M. Karéev, qui s’est créé « tout un univers idéal de normes, un univers de ce qui doit être, un univers du Vrai et du Juste ». S’il incline, par exemple, pour Iaroslav, il ne se permettra certes pas de présenter sa défaite comme une victoire (« on ne saurait inventer les faits »), mais il se réserve le droit précieux de verser une larme ou deux sur son déplorable destin, et ne se gênera pas pour maudire Iziaslav, son vainqueur. On serait mal venu à chicaner pareil « subjectivisme ». Mais M. Karéev a tort de le présenter sous cet aspect décoloré et, par suite, inoffensif. Le présenter ainsi revient à ne pas comprendre sa vraie nature, à la noyer dans la phraséologie sentimentale. Dans la réalité, le trait distinctif des penseurs « subjectifs » consiste en ce que leur « univers de ce qui doit être », leur « univers du Vrai et du Juste », n’a pas le moindre rapport avec la marche objective de l’histoire. Il y a d’un côté « ce qui doit être », de l’autre « ce qui est », et un abîme sépare ces deux domaines, le même abîme qui, chez les dualistes, sépare l’univers matériel de celui de l’esprit. La science sociale du dix-neuvième siècle s’est assigné, entre autres missions, celle de jeter un pont sur cet abîme apparemment sans fond. Tant que le pont n’aura pas été édifié, on continuera de fermer les yeux, par nécessité, devant ce qui est, en réservant toute son attention à « ce qui doit être » (comme ont fait, par exemple, les saint-simoniens), et il va de soi que cela peut seulement retarder la réalisation de « ce qui doit être », puisqu’on se trouve empêché d’en acquérir une notion exacte.
Nous avons déjà vu que, contrairement aux Philosophes du dix-huitième siècle, les historiens de la Restauration tenaient les institutions politiques pour un effet de l’état des personnes dans un pays donné. Cette idée neuve avait pris alors une telle extension et jouissait d’un tel crédit qu’on aboutit, dans son application pratique, à de surprenantes exagérations, pour nous presque inconcevables aujourd’hui. Jean-Baptiste Say prétendait ainsi que l’économiste ne doit pas s’intéresser aux questions politiques, puisque l’économie d’un pays peut aussi bien se développer sous des régimes politiques diamétralement opposés, théorie que Saint-Simon relève avec éloge, en l’approfondissant, il est vrai, quelque peu. Et, à de très rares exceptions près, tous les utopistes du dix-neuvième siècle portent le même jugement sur « la politique ».
Or ce jugement est doublement faux du point de vue théorique. Tout d’abord, ses auteurs oubliaient que, dans la vie sociale, comme partout où l’on a affaire non à un phénomène isolé, mais à un processus, l’effet se transforme en cause, et la cause, à son tour, devient effet; bref, ils se départaient fort mal à propos de ce point de vue de l’interaction auquel, en d’autres cas, ils limitaient, sans plus d’à-propos, leur analyse. De surcroît, si l’état politique est un effet de l’état social, on ne comprend pas comment des effets aussi différents (des institutions politiques de caractère diamétralement opposé) pourraient provenir de la même cause : un état identique des « richesses ». De toute évidence, la notion même de liaison causale entre l’état économique d’un pays et ses institutions politiques demeure encore des plus confuses. Et l’on montrerait sans peine à quel point elle l’était en effet chez tous les utopistes.
Dans la pratique, cette confusion a entraîné des conséquences de deux ordres. En premier lieu, ces utopistes, qui ont tant parlé de l’organisation du travail, étaient tout près, parfois, de reprendre la vieille maxime du dix-huitième siècle : « Laissez faire, laissez passer. » Saint-Simon, pour qui l’organisation de l’industrie constitue la tâche maîtresse du dix-neuvième siècle, assure ainsi que « l’industrie a besoin d’être gouvernée le moins possible (([En français dans le texte.] Les Philosophes se contredisaient tout de même, encore que leur contradiction se découvrît dans une tout autre direction. Partisans de la non-intervention de l’Etat, ils n’en réclamaient pas moins, à l’occasion, du législateur une réglementation minutieuse. Ils ne voyaient pas non plus clairement le rapport entre « la politique » (tenue chez eux pour la cause) et l’économie (tenue chez eux pour l’effet).)) ». Par ailleurs la politique courante, l’actualité politique, n’intéresse absolument pas les utopistes, à quelques exceptions près et qui appartiennent à une période plus tardive.
Dès l’instant que le régime politique n’est pas une cause mais un effet, et que cet effet le demeure éternellement, sans devenir jamais cause à son tour, « la politique » ne saurait servir à réaliser « l’idéal » économique et social. On comprend l’état d’esprit de l’utopiste qui se détourne de la politique. Mais sur quoi comptaient ces hommes pour réaliser leurs plans de transformation sociale ? Sur quoi fondaient-ils leurs espérances pratiques ? Sur tout et sur rien. Sur tout, en ce sens qu’ils s’attendaient également à voir venir de l’aide des bords les plus opposés. Sur rien, en ce que leurs espoirs n’avaient absolument aucun fondement.
Les utopistes se prenaient pour des esprits pratiques par excellence; abhorrant les « Doctrinaires », ils en sacrifiaient sans hésiter les plus retentissants principes à leurs propres idées fixes. Ni libéraux, ni conservateurs, ni monarchistes, ni républicains, ils étaient prêts à marcher aussi bien avec les libéraux qu’avec les conservateurs, les monarchistes et les républicains pour réaliser « pratiquement » les plans qui leur paraissaient si pratiques. Parmi les utopistes de la vieille génération, Fourier est particulièrement remarquable à cet égard. Comme le Kostanjoglo de Gogol, il s’efforçait de tirer parti de tous les rebuts. Il fait miroiter aux yeux des usuriers les mirifiques intérêts qu’ils tireront de leurs capitaux dans la société future. Il tente d’allécher les amateurs de melons et d’artichauts en évoquant les extraordinaires primeurs de l’avenir. Il assure Louis-Philippe que, dans le système social de demain, les princesses de la maison d’Orléans, aujourd’hui dédaignées des princes du sang, seront assaillies de demandes en mariage. Il se cramponne à chaque fétu de paille. Mais, hélas, les usuriers aussi bien que les amateurs de primeurs ou le « roi-citoyen », tous étaient sourds, ce qui s’appelle sourd; nul ne prêta la moindre attention aux calculs en apparence les plus séduisants de Fourier. Son empirisme se révélait une décourageante poursuite de l’heureux hasard et cette poursuite était vouée par avance à l’échec.
La chasse à l’heureux hasard, les Philosophes s’y étaient livrés avec zèle. C’est dans l’espérance d’un tel hasard qu’ils s’étaient acharnés à nouer des relations d’amitié avec tous les « législateurs » et tous les aristocrates un peu éclairés de l’époque. On se figure d’ordinaire que, lorsqu’un homme s’est dit : « l’opinion gouverne le monde », il n’a plus de motif de découragement devant l’avenir : la raison finira par avoir raison. Mais il en va autrement. Quand la raison triomphera-t-elle, et en suivant quelles voies ? Les Philosophes disaient que, dans la vie sociale, tout dépend, en dernière analyse, des « législateurs ». Aussi cherchaient-ils à en attirer à soi. Mais ils savaient fort bien que le caractère et les idées d’un homme dépendant de son éducation, celle-ci n’avait pas, en général, prédisposé « les législateurs » à adhérer aux doctrines éclairées. Conscients du peu d’espoir qu’on pouvait fonder sur ces gens, il ne leur restait donc qu’à compter sur un heureux hasard. Supposez une énorme caisse remplie d’une multitude de boules noires parmi lesquelles il s’en trouve deux ou trois de blanches. Si vous les retirez l’une après l’autre, à chaque coup vous avez incomparablement moins de chances d’en ramener une blanche qu’une noire. Mais, en répétant l’opération un nombre de fois suffisant, vous tomberez enfin sur une boule blanche. Il en va de même pour les « législateurs ». A chaque coup, le plus hautement probable, c’est que le législateur sera contre « les philosophes ». Mais il s’en trouvera finalement un qui tombera d’accord avec leurs idées et fera tout ce que la raison prescrit. C’est littéralement ainsi que raisonnait Helvétius (( « Dans un temps plus ou moins long il faut, disent les sages, que toutes les possibilités se réalisent : pourquoi désespérer du bonheur futur de l’humanité ? » [En français dans le texte.])). En paraissant réserver une si large place à la liberté humaine, l’idéalisme historique subjectif(« l’opinion gouverne le monde ») fait en réalité de l’homme le jouet du hasard. Aussi pareille théorie est-elle au fond décourageante.
Nous ne connaissons, par exemple, rien de plus décourageant que les théories des utopistes de la fin du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire des populistes et des sociologues subjectifs russes. Chacun a son plan pour sauver la commune agraire, et la paysannerie entière avec elle; chacun a sa « formule des progrès ». Mais la vie, hélas, suit son cours sans s’occuper des formules, auxquelles il ne reste plus qu’à suivre aussi leur cours, indépendamment de la vie, dans l’univers des abstractions, des phantasmes et des démêlés avec la logique. Ecoutons plutôt M. Mikhaïlovski, l’Achille du subjectivisme :
« En Europe, le problème ouvrier est un problème révolutionnaire, parce que là-bas, il exige la remise des conditions [ ? ] de travail entre les mains de l’ouvrier, l’expropriation des propriétaires actuels. En Russie, le problème ouvrier est un problème conservateur, parce qu’ici il exige seulement le maintien des conditions de travail entre les mains de l’ouvrier, la garantie de leur propriété aux actuels propriétaires. Chez nous, aux portes de Pétersbourg, dans une région couverte de fabriques, d’usines, de parcs et de maisons de campagne, il existe des villages dont les habitants vivent sur leur propre terre, brûlent leur propre bois, mangent leur propre pain, se vêtent d’armiaks et de touloupes fabriqués de leurs propres mains avec la laine de leurs propres moutons. Garantissez-leur durablement cette propriété et le problème ouvrier en Russie se trouvera résolu. On peut tout sacrifier à cette fin si l’on comprend comme il faut l’importance d’une garantie durable. On nous dira : impossible d’en rester éternellement à l’araire et à l’assolement triennal, avec des procédés antédiluviens pour la fabrication des armiaks et des touloupes. Absolument ! Mais il existe deux moyens de se tirer de cette difficulté. L’un, qui a l’approbation du point de vue de la pratique, est fort simple et commode : élevez les tarifs, supprimez les communes, cela suffit : une industrie va pousser à l’anglaise comme champignons après la pluie. Mais elle dévorera le travailleur, elle l’expropriera. Il y a une autre issue, certes bien plus malaisée; mais solution facile ne signifie pas solution exacte. Cette autre issue consiste à développer les situations de travail et de propriété déjà existantes, quoique sous une forme extrêmement grossière et primitive. Il va de soi que ce but ne pourra être atteint sans une intervention étendue de l’Etat dont la première démarche devra consister en la consolidation législative de la commune (( N. Mikhaïlovski : Œuvres, t. II, deuxième édition, pp. 102-103.)). »
Au milieu du vaste univers
Deux chemins se trouvent ouverts
Aux âmes d’homme libre,
Prends mesure de ta fierté,
De ta force et de ta volonté
Pour savoir lequel suivre (( Nékrassov : Pour qui il fait bon vivre en Russie.)).
Ce raisonnement sent fortement le melon et l’artichaut. Et l’odorat, ici, ne nous trompe guère. Quelle faute commettait Fourier dans cette histoire de primeurs ? Celle de donner dans la « sociologie subjective ». Un sociologue objectif se serait d’abord demandé : « Y a-t-il quelque probabilité à ce que le bateau que je brosse séduise les amateurs de melons et d’artichauts ? » Puis : « Ces amateurs sont-ils en état de modifier la conjoncture sociale existante et le cours actuel de son évolution ? » Selon toute vraisemblance, il aurait répondu négativement aux deux questions et n’aurait point entrepris de perdre son temps avec lesdits « amateurs ». Mais c’eût été la démarche d’un sociologue objectif, d’un homme qui, dans tous ses calculs, part de l’idée que l’évolution sociale obéit à des lois. Cette soumission à des lois, le sociologue subjectif la repousse au nom du « désirable », et il ne lui reste, par suite, d’autre issue que de se reposer sur le hasard. Dans le malheur on fait flèche de tout bois. Le pauvre sociologue subjectif n’a que cette maxime pour fiche de consolation.
On fait flèche de tout bois. Mais tout morceau de bois n’est pas propre à cet usage. Nos populistes et — qu’on nous passe l’expression — nos subjectivistes, ont essayé une multitude de bois (il n’est pas jusqu’à l’idée de recouvrer les arriérés d’impôts qu’ils n’aient promue au rôle de baguette magique). Dans l’immense majorité des cas ces essences se sont révélées inaptes à emmancher les flèches, et lorsque par chance, on a pu s’en servir, les traits sont revenus frapper populistes et subjectivistes. Rappelons-nous la Banque paysanne. Quels espoirs n’avait-on pas fondé sur ce moyen de consolider « les assises » ! Quel triomphe chez messieurs les populistes lorsqu’elle ouvrit ses guichets ! Or qu’en est-il résulté ? La flèche a fait boomerang sur ceux qui triomphaient : ils avouent eux-mêmes, aujourd’hui, que la Banque paysanne — institution assurément très utile — sape « les assises »; et cet aveu équivaut à reconnaître qu’avec leur mine de triomphateurs, ils avaient, au moins un temps, parlé pour ne rien dire.
— Oui, mais la banque ne sape « les assises » que parce que ses statuts et son fonctionnement répondent imparfaitement à nos idées. Si l’on appliquait celles-ci jusqu’au bout, les résultats changeraient…
— D’abord, ils ne changeraient pas; en tout état de cause, la banque contribuerait au développement d’une économie monétaire, et l’économie monétaire ne manquerait pas de saper « les assises ». En outre, à entendre ces innombrables « si », il nous semble qu’une marchande de quatre saisons vient crier sous nos fenêtres : « Voilà du beau melon, de l’artichaut joli ! »
Vers la fin du premier quart de ce siècle, les utopistes français ne se lassaient pas non plus de mettre en évidence le « conservatisme » des réformes qu’ils imaginaient.
Saint-Simon agitait aux yeux du gouvernement et, comme on dit chez nous, de la « société cultivée », le spectre d’une insurrection populaire que les « conservateurs » se représentaient alors sous les traits horrifiants d’un sans-culottisme encore frais dans les mémoires. Mais cet épouvantail, on le conçoit, ne servait de rien, et, si l’histoire nous donne réellement des leçons, l’une des plus instructives est celle qui témoigne de l’impraticabilité absolue des plans de tous ces utopistes soi-disant pratiques.
Pour mieux mettre en évidence ce « conservatisme » grâce auquel ils comptaient inciter le gouvernement à appliquer leurs plans, les utopistes avaient coutume d’étayer leurs déductions par un historique de l’évolution du pays à une époque arbitrairement choisie, historique d’où il ressortait qu’à tel et tel moment des « erreurs » avaient été commises, altérant complètement l’équilibre social, et de la plus déplorable façon. Il suffirait au gouvernement de se rendre compte de ces « erreurs » et de les réparer pour instaurer illico une sorte de paradis terrestre.
Saint-Simon assurait ainsi les Bourbons que l’alliance de la monarchie et des industriels constituait le trait distinctif de la France sous l’Ancien Régime. Les deux parties en avaient, disait-il, tiré également avantage. Pendant la Révolution, le gouvernement par suite d’un malentendu, s’était opposé aux légitimes revendications des industriels; ceux-ci, en vertu d’un malentendu non moins regrettable, s’étaient soulevés contre la monarchie; et il s’était ensuivi tout le mal qu’on sait. Maintenant que la racine s’en trouvait mise à nu, la chose était des plus faciles à corriger : il suffisait aux industriels de se réconcilier avec le gouvernement à de certaines conditions. Cette solution conservatrice offrirait aux deux parties le moyen le plus raisonnable de se tirer de leurs multiples difficultés. Inutile d’ajouter que ni les Bourbons, ni les industriels ne suivirent cet obligeant conseil.
« Au lieu de nous en tenir fermement à nos traditions séculaires, au lieu de promouvoir le principe dont nous avons hérité, le principe d’intime liaison entre les moyens de production et le producteur direct, au lieu de profiter des acquisitions de la science occidentale et de les appliquer à faire progresser une forme d’industrie fondée sur la possession par le paysan des moyens de production, au lieu d’accroître la productivité de son travail par la concentration des moyens de production entre ses mains, au lieu d’utiliser non la forme de production existant en Europe occidentale, mais son organisation même…, au lieu de tout cela, nous nous sommes engagés dans la voie opposée. Loin de faire obstacle au progrès des formes capitalistes de production, bien qu’elles se fondent sur l’expropriation de la paysannerie, nous nous sommes, au contraire, attachés de toutes nos forces à seconder un bouleversement économique qui a abouti à la famine de 1891 (( Nicolaï-on : Notes sur notre économie sociale après la réforme. St.-Pétersbourg, 1893, pp. 322-323.)). »
Ainsi se désole M. « N.-on » qui recommande à « la société cultivée » de réparer cette erreur, une fois qu’elle aura résolu le problème « extrêmement difficile », mais non « impossible » de « développer les forces productives de la population sous une forme telle qu’on puisse en faire profiter, non une insignifiante minorité, mais le peuple entier (( Ibid., p. 343.)). » Il s’agit seulement de réparer « une erreur ».
Il est intéressant de relever que M. « N.-on » se croit totalement vacciné contre les utopies de tout ordre. A chaque instant il invoque les auteurs auxquels nous sommes redevables de la critique scientifique du socialisme utopique. A leur suite, il répète à tout propos, et même hors de propos, que tout dépend de l’économie, que tout le mal vient de là : « aussi, une fois découvert, le moyen de supprimer ce mal doit-il consister aussi dans le changement des conditions de production elles-mêmes ». En manière d’éclaircissement, nouvelle référence à un des critiques du socialisme utopique : « ces moyens ne doivent pas être trouvés avec la tête seule, mais recherchés, à l’aide de la pensée, dans les conditions matérielles de production existantes (( [Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Editions sociales, Paris, 1969, p. 92.])) ».
En quoi consistent, toutefois, ces « conditions matérielles de production » qui amèneront la société à résoudre, ou, au minimum, à comprendre le problème énoncé par M. « N.-on » ? Pour le lecteur cela demeure un mystère, et, bien sûr, pour l’auteur aussi, puisque le seul énoncé de son « problème » démontre fort clairement que sa conception de l’histoire demeure celle d’un pur utopiste, en dépit des citations empruntées à des auteurs rien moins qu’utopistes (( Tout de même, les plans pratiques de M. « N.-on » ne sont-ils que la répétition presque littérale des « revendications » présentées de longue date et, la chose va de soi, sans le moindre résultat, par nos utopistes populistes, notamment par M. Prougavine. Qu’on compare plutôt le passage suivant de cet auteur aux citations que nous venons de tirer de l’ouvrage de M. « N.-on » : « Assurément, dans le domaine de l’économie manufacturière, il faut tenir pour buts et missions de l’activité étatico-sociale [ni l’Etat, ni la société ne sont oubliés…] d’une part le rachat par l’Etat de tous les instruments de travail et leur remise à la disposition du peuple par voie de location temporaire, d’autre part l’instauration d’une organisation des conditions de production [M. Prougavine veut dire tout simplement : « une organisation de la production; mais, selon la coutume des auteurs russes, à commencer par M. Mikhaïlovski, il use de la formule « conditions de production » sans en comprendre le sens] qui partirait des besoins du peuple et de l’Etat, non de l’intérêt du marché, de l’écoulement et de la concurrence, ce qui a lieu dans l’organisation mercantilo-capitaliste des forces économiques du pays ». (V. Prougavine : l’Artisanat à l’Exposition, Moscou, 1882, p. 15).)).
Peut-on dire que les plans de Fourier soient contraires aux « conditions matérielles » de la production de son temps ? Non : loin de les contredire, ils se fondaient sur elles jusque dans leurs défauts. Mais cela n’a pas empêché Fourier d’être un utopiste : ayant, « à l’aide de la pensée », fondé son plan sur ces conditions matérielles, il n’a pas su tenir compte de celles-ci pour le réaliser, s’obstinant à présenter son « grand problème » à des classes et à des milieux qui, en vertu des mêmes conditions matérielles, ne se trouvent ni enclins à se consacrer à sa solution, ni en état de le résoudre. M. « N.-on » tombe dans cette erreur tout autant que Fourier ou que Rodbertus qu’il ne prise guère; et c’est même plutôt Rodbertus qu’il rappelle, car ses références aux assises séculaires sont fort dans le goût de ce conservateur.
Afin d’éclairer « la société cultivée » M. « N.-on » évoque l’horrifiant exemple de l’Europe occidentale. C’est un vieil usage de nos utopistes que de recourir à pareilles références pour se donner l’air d’esprits positifs qui ne se laissent point séduire par la fantaisie et se règlent seulement sur « les leçons de l’histoire ». Mais, le procédé n’est pas neuf. Les utopistes français avaient tenté aussi de ramener leurs contemporains à la raison par l’horrifiant exemple de l’Angleterre où une énorme distance sépare l’employeur de l’ouvrier sur lequel pèse le joug d’un despotisme de nature particulière. « Les autres Etats de l’Europe, qui suivent la Grande-Bretagne dans la carrière de l’industrie, lit-on dans le Producteur, doivent sentir la nécessité de chercher les moyens d’empêcher qu’un tel ordre de choses ne naisse dans leur sein (( T. I, p. 140.)). » Il n’existe qu’un moyen efficace d’empêcher l’extension du système anglais à d’autres pays : l’organisation saint-simonienne « du travail et des travailleurs (( Au sujet de cette organisation, voir le Globe[22] 1831-1832, où il en est fait un exposé détaillé y compris les réformes de transition destinées à la préparer.)) ».
A mesure que le mouvement ouvrier se développe en France, le rêve d’échapper au capitalisme se transporte en Allemagne, et les utopistes de là-bas vont s’obstiner longtemps à opposer leur pays à « l’Europe occidentale » (den westlichen Ländern). Dans les pays de l’Ouest, expliquent-ils, c’est la classe ouvrière qui sert de véhicule aux idées d’organisation sociale nouvelle; mais, chez nous, ce sont les classes instruites (ce qu’on appelle en Russie l’intelligentsia). Et c’est à cette « intelligentsia » allemande que reviendra la mission d’éloigner du pays la coupe du capitalisme (( « Unsere Nationalökonomen streben mit allen Kräften Deutschland auf die Stufe der Industrie zu heben, von welcher herab England jetzt die andern Länder noch beherrscht. England ist ihr Ideal. Gewiss : England sieht sich gern schön an; England hat seine Besitzungen in allen Welttheilen, es weiss seinen Einfluss aller Orten geltend zu machen, es hat die reichste Handels — und Kriegsflotte, es weiss bei allen Handelstraktaten die Gegenkontrahenten immer hinters Licht zu führen, es hat die spekulativsten Kaufleute, die bedeutendsten kapitalisten, die erfindungsreichsten Köpfe, die prächtigsten Eisenbahnen, die grossartigsten Maschinenanlagen; gewiss, England ist, von dieser Seite betrachtet, ein glückliches Land, aber — es lässt sich auch ein anderer Gesichtspunkt bei der Schätzung Englands gewinnen und unter diesem möchte doch wohl das Glück desselben von seinem Unglück bedeutend überwogen werden. England ist auch das Land, in welchem das Elend auf die höchste Spitze getrieben ist, in welchem jährlich Hunderte notorisch Hungers sterben, in welchem die Arbeiter zu Fünfzigtausenden zu arbeiten verweigern, da sie trotz all’ihrer Mühe und Leiden nicht so veil verdienen, dass sie nothdürftig leben können. England ist das Land, in welchem die Wohlthätigkeit durch die Armensteuer zum äusserlichen Gesetz gemacht werden musste. Seht doch ihr, Nationalökonomen, in den Fabriken die wankenden, gebückten und verwachsenen Gestalten, seht die bleichen, abgehärmten schwindsüchtigen Gesichter, seht all’das geistige und das leibliche Elend, und ihr wollt Deutschland noch zu einem zweiten England machen ? England konnte nur durch Unglück und Jammer zu dem Höhepunkt der Industrie gelangen, auf dem es jetzt steht, und Deutschland könnte nur durch dieselben Opfer ähnliche Resultate erreichen, d.h. erreichen, dass die Reichen noch reicher und die Armen noch ärmer werden ». Triersche Zeitung, 4 Mai 1846. Reproduit au tome premier du recueil. Der Gesellschafts-spiegel. Die gesellschaftliche Zustände der civilisierten Welt publié sous la direction de M. Hesse Iserlohn und Elberfeld, 1846. [« Nos économistes tendent de toutes leurs forces à élever l’Allemagne au degré d’industrialisation grâce auquel l’Angleterre exerce aujourd’hui encore son hégémonie sur les autres pays. L’Angleterre est leur idéal. D’accord : l’Angleterre s’admire très volontiers, elle a des possessions dans toutes les parties du monde, elle sait consolider partout son influence, elle dispose des flottes de commerce et de guerre les plus riches, elle sait profiter de chaque traité de commerce pour tromper ses partenaires, elle a les commerçants les plus experts en fait de spéculation, les capitalistes les plus considérables, les cerveaux les plus inventifs, les voies ferrées les plus splendides, l’équipement mécanique le plus formidable; d’accord : envisagée sous cet angle, l’Angleterre est un pays heureux. Mais on peut la considérer d’un autre point de vue et, de ce point de vue, le bonheur de ce pays se trouve considérablement dépassé par son malheur. L’Angleterre, c’est aussi le pays de l’extrême misère où il est notoire que chaque année des centaines d’êtres meurent de faim, où près de cinquante mille ouvriers refusent de travailler parce qu’en dépit de leur labeur et de leurs souffrances ils ne gagnent pas le minimum qu’il leur faudrait pour subsister chichement. L’Angleterre, c’est le pays où la charité, sous la forme de l’impôt des pauvres, a dû être légalement codifiée. Regardez donc, économistes, ces silhouettes chancelantes, cassées, voûtées, regardez ces visages hâves, douloureux, creusés, regardez toute cette misère physique et morale. Et vous voulez faire de l’Allemagne une seconde Angleterre ? C’est seulement grâce au malheur et à la douleur que l’Angleterre a pu atteindre ces sommets de l’industrie où elle se tient aujourd’hui et c’est seulement au prix de pareils sacrifices que l’Allemagne obtiendrait des résultats analogues, c’est-à-dire que les riches y deviendraient encore plus riches et les pauvres encore plus pauvres. »] (Gazette de Trèves, 4 mai 1846).)). Le capitalisme effarait à un tel point les utopistes allemands que, pour l’éviter, ils se seraient à la rigueur résignés à une stagnation totale. Le triomphe du système constitutionnel, estimaient-ils, entraînerait l’hégémonie de l’aristocratie financière. Mieux vaut donc qu’il n’y ait pas de système constitutionnel (( « Sollte es den Constitutionellen gelingen, dit Büchner, die deutschen Regierungen zu stürzen und eine allgemeine Monarchie oder Republik einzuführen, so bekonmen wir hier einen Geldaristokratismus, wie in Frankreich, und lieber soll es bleiben, wie es jetzt ist. » Cf. Georg Büchner : Œuvres choisies publiées sous la direction de Franzos, p. 122. [« Si les constitutionnalistes réussissaient à renverser les gouvernements d’Allemagne et à instituer une monarchie ou une république uniques, nous aurions une aristocratie financière comme en France; mieux vaut donc que les choses restent en état. »])).
L’Allemagne n’a pas échappé au capitalisme. Maintenant, ce sont les utopistes russes qui discutent de la possibilité de l’éviter. Ainsi d’Ouest en Est émigrent les utopies, partout annonciatrices de la victoire du capitalisme contre lequel elles s’insurgent et qu’elles combattent. Mais, à mesure qu’elles avancent vers l’Est, leur signification historique se modifie. Les utopistes français avaient été, pour leur temps, des novateurs d’une géniale hardiesse; les Allemands furent loin de les valoir; les Russes ne peuvent guère qu’effarer les Occidentaux par leur mine préhistorique.
Il est intéressant de relever que l’idée d’échapper au capitalisme apparaît déjà chez les Philosophes. D’Holbach s’afflige fort de constater que le triomphe du système constitutionnel en Angleterre y a fait primer l’intérêt sordide des marchands. Il déplore que les Anglais ne cessent de rechercher de nouveaux marchés : cette course aux débouchés les détourne de la philosophie. Il condamne aussi l’inégalité des richesses qui règne en leur pays. Comme Helvétius, c’est le triomphe de la raison et de l’égalité qu’il entend préparer, non celui de l’intérêt mercantile. Mais, comme Helvétius et le reste des Philosophes, il ne pouvait opposer au cours des choses que des panégyriques de la raison et de vertueuses remontrances au « peuple d’Albion ». L’impuissance de ces hommes égalait à cet égard celle de nos utopistes russes d’aujourd’hui.
Une remarque encore avant d’en finir avec le socialisme utopique. Le point de vue de la « nature humaine » a provoqué pendant la première moitié du dix-neuvième siècle un abus des analogies biologiques qui continue de se faire très fortement sentir dans la sociologie occidentale et, plus encore, dans la littérature russe à prétentions sociologiques.
S’il faut chercher dans la nature de l’homme l’explication du devenir des sociétés, et si, comme l’a fort justement relevé Saint-Simon, les sociétés se composent d’individus, c’est la nature de cet individu qui doit fournir la clef de l’Histoire. Cette nature de l’individu est l’objet de la physiologie au sens large, c’est-à-dire englobant aussi l’étude des phénomènes psychiques. Aux yeux de Saint-Simon et de ses disciples, la physiologie constituait donc le fondement de la sociologie, de ce qu’ils appelaient la physique sociale. Dans les Opinions philosophiques, littéraires et industrielles, publiées du vivant de Saint-Simon et avec sa collaboration effective, on trouve un article fort intéressant, bien qu’hélas inachevé : « De la physiologie appliquée à l’amélioration des institutions sociales ». L’auteur, un anonyme docteur en médecine, considère la science des sociétés comme partie intégrante de la « physiologie générale » laquelle enrichie des observations et des expériences effectuées sur l’individu par la « physiologie spéciale », « se livre à des considérations d’un ordre plus élevé ». Pour elle, les individus ne sont que « les organes d’un corps social » dont elle étudie les fonctions « comme la physiologie spéciale étudie des fonctions des individus ». La physiologie générale analyse (l’auteur dit : « exprime ») les lois de l’existence en société, lois auxquelles doit se conformer la législation écrite. Par la suite les sociologues bourgeois, Spencer par exemple, allaient tirer de la notion d’organisme social des thèses ultra-conservatrices. Notre docteur en médecine est avant tout un réformateur. S’il étudie « le corps social », c’est en vue d’une réorganisation de la société, car « la physiologie sociale » et « l’hygiène » qui s’y relie étroitement, fournissent « les seules bases positives sur lesquelles on puisse établir le système d’organisation réclamé par l’état actuel de la civilisation ». Mais physiologie sociale et hygiène n’ont guère alimenté l’imagination réformatrice de l’auteur : il se voit finalement contraint de demander aux médecins, c’est-à-dire à ceux qui s’occupent des organismes individuels, « un système d’organisation sociale, sous la forme d’ordonnance hygiénique ».
Cette théorie de « la physique sociale », Auguste Comte devait ensuite la ruminer, ou, si l’on préfère, la développer dans divers ouvrages. Voici ce qu’il dit de la science sociale dans sa jeunesse, alors qu’il collabore encore au Producteur de Saint-Simon : « Les phénomènes sociaux en tant qu’humains sont sans doute compris parmi les phénomènes physiologiques. Mais quoique pour cette raison, la physique sociale doive, nécessairement, prendre son point de départ dans la physiologie individuelle et se maintenir avec elle en relation continue, elle n’en doit pas moins être conçue et cultivée comme science entièrement distincte, à cause de l’influence progressiste des générations humaines les unes sur les autres. Cette influence qui est, en physique sociale, la considération prépondérante, ne saurait être convenablement étudiée du point de vue purement physiologique (( « Considérations sur les sciences et les savants », Le Producteur, t. I, pp. 355-356.)). »
Voyons un peu dans quelles contradictions sans issue tombent ceux qui considèrent la société sous cet angle.
Dans la mesure, tout d’abord, où « la physique sociale » prend son « point de départ » dans la physiologie de l’individu, c’est sur une base purement matérialiste qu’elle s’édifie : il n’y a pas de place en physiologie pour une vision idéaliste de l’objet. Mais cette même physique sociale doit s’occuper, avant tout, d’évaluer l’influence progressiste des générations les unes sur les autres. Telle génération l’exerce sur la suivante en lui transmettant à la fois le savoir qu’elle a hérité des générations précédentes et celui qu’elle a acquis elle-même. « La physique sociale » envisage donc l’évolution de l’espèce humaine du point de vue de l’évolution des sciences et, en général, des « lumières ». C’est le point de vue purement idéaliste du dix-huitième siècle : l’opinion gouverne le monde. En « maintenant… une relation continue », selon le conseil d’Auguste Comte, entre cette conception idéaliste et la conception purement matérialiste de la physiologie individuelle, on se métamorphose en parfait dualiste, et rien n’est plus facile que de suivre à la trace la déplorable influence de ce dualisme sur certaines théories sociologiques, à commencer par celles d’Augustes Comte.
Ce n’est pas tout. Les penseurs du dix-huitième siècle avaient déjà noté que l’évolution des connaissances obéit à certaines lois. Auguste Comte s’accroche à l’idée et fait donner la fameuse loi des trois états : théologique, métaphysique et positif.
Mais pourquoi l’évolution des connaissances passe-t-elle par ces trois phases ? Parce que c’est la nature de l’esprit humain, répond l’auteur. « L’esprit humain, par sa nature, passe successivement, dans toutes les directions où il s’exerce, par trois états théoriques différents (( Le Producteur, t. I, p. 304.)). » Parfait. Seulement pour étudier cette « nature », il nous faudra nous adresser à la physiologie individuelle et, comme la physiologie individuelle ne nous fournit pas d’explication suffisante, nous voilà renvoyés encore aux « générations » qui vont nous réexpédier « à la nature ». On appelle cela de la science, mais il n’y en a point trace : c’est le mouvement perpétuel en cercle fermé.
En dépit de l’originalité qu’ils s’attribuent, nos « sociologues subjectifs » s’en tiennent rigoureusement au point de vue de l’utopiste français de 1825. Voici comme M. Mikhaïlovski nous conte les démarches de sa propre pensée :
« Sous l’influence de Nojine et, en partie, sous son égide, je me suis intéressé au problème des frontières qui séparent la biologie de la sociologie ainsi qu’à la possibilité de rapprocher ces deux sciences… Je ne saurais assez dire le profit que j’ai retiré de ce commerce avec les idées de Nojine. Mais il y avait en elles un important élément de hasard, en partie parce qu’elles étaient encore trop récentes dans son esprit, et, en partie, parce qu’il se connaissait peu en sciences de la nature. Ce que j’ai reçu de lui, c’est, proprement, une impulsion dans un certain sens, mais une impulsion énergique, décisive et féconde. Sans pénétrer dans les disciplines spéciales de la biologie, j’ai cependant beaucoup lu, sur les conseils de Nojine, et, pour ainsi dire, en exécution de ses ultimes volontés. Ce nouveau courant de lectures a projeté une lueur originale, et qui m’a fort intéressé, sur le bagage considérable — bien que dépareillé, voire parfois inutilisable — que j’avais amassé en matière de faits et d’idées ((« La littérature et la vie », Rousskaïa Myst[23], 1891, livre IV, p. 195.)). »
Ce Nojine, M. Mikhaïlovski l’a peint sous le nom de Boukhartsev dans le recueil d’essais intitulé Pêle-Mêle. Boukhartsev « rêvait de réformer les sciences sociales à l’aide de celles de la nature et avait déjà élaboré un vaste plan à cette fin ». Quant aux modalités de cette action réformatrice, un détail les éclaire. Ayant entrepris de traduire du latin un volumineux traité de zoologie, Boukhartsev truffe sa version de notes, où il compte « inclure le résultat de tous ses travaux personnels », et annote ses propres remarques de gloses « sociologiques ». Obligeamment, M. Mikhaïlovski communique au public une de ces scolies de deuxième sous-sol :
« Dans mon commentaire sur Van der Hœven, je ne puis m’étendre à l’excès sur les considérations et les déductions théoriques relatives à l’application de toutes ces questions purement anatomiques à la solution des problèmes d’économie sociale. C’est pourquoi, de nouveau, je me borne à attirer l’attention du lecteur sur le fait que l’ensemble de ma théorie anatomique et embryologique a pour but principal de rechercher les lois de la physiologie des sociétés, et que tous mes ouvrages ultérieurs seront, bien entendu, basés sur les données scientifiques exposées par moi dans le présent livre (( N. Mikhaïlovski : Œuvres, t. IV, deuxième édition, pp. 265-266.)). »
La théorie anatomique et embryologique « a pour but principal de rechercher les lois de la physiologie des sociétés » ! C’est fort mal dit, mais fort caractéristique du sociologue utopiste : il bâtit une théorie anatomique et part de là pour prescrire en série des « ordonnances hygiéniques » à la société qui l’entoure; sa « physiologie des sociétés » se réduit à ces ordonnances. A proprement parler, cette physiologie de Boukhartsev n’en est pas une, mais notre vieille connaissance « l’hygiène », non pas une science de ce qui est, mais une science de ce qui devrait être, aux termes de la « théorie anatomique et embryologique » de l’auteur.
Bien qu’il ait Nojine pour modèle, le personnage de Boukhartsev est jusqu’à un certain point la création littéraire de M. Mikhaïlovski (si tant est qu’on ait droit de parler de littérature à propos des essais auxquels nous nous référons). Cette glose cacographique n’a peut-être jamais existé dans la réalité. Elle n’en définit alors que mieux l’auteur qui l’évoque avec tant de respect.
« Il m’est pourtant arrivé de retrouver dans ce qui se publie un reflet direct des idées de notre inoubliable maître et ami », assure Tiomkine, dans la bouche de qui l’auteur a placé son récit. M. Mikhaïlovski est en effet le miroir des idées des Boukhartsev-Nojine.
Il a sa « formule du progrès », qui s’énonce comme suit :
« Le progrès est une marche progressive vers l’unité de l’indivisible, vers la division du travail la plus complète possible et la plus poussée entre les organes, et le minimum possible de division du travail entre les êtres humains. Tout ce qui retarde cette évolution est immoral, injuste, nuisible et irrationnel. N’est moral, juste, rationnel et utile que ce qui diminue l’hétérogénéité de la société, en renforçant du même coup l’hétérogénéité entre ses membres ((N. Mikhaïlovski : Œuvres, t. IV, deuxième édition, pp. 186-187.)). »
Quelle peut bien être la valeur scientifique de cette formule ? Rend-elle compte du devenir historique des sociétés ? Dit-elle comment il s’est déroulé, et pourquoi il s’est déroulé de telle façon plutôt que de telle autre ? Absolument pas, et ce n’est point, au reste, son « but principal ». Elle ne retrace pas la marche de l’histoire, mais dit ce que doit être cette marche afin de mériter l’approbation de M. Mikhaïlovski. C’est une « ordonnance hygiénique » imaginée par un utopiste après « une minutieuse investigation des lois de l’évolution organique » — exactement ce que recherchait le médecin saint-simonien.
« … Nous le répétons : l’emploi exclusif de la méthode objective en sociologie équivaudrait — si la chose était possible — à additionner des toises et des quintaux, d’où il ne s’ensuit pas, notamment, qu’il faille absolument écarter la méthode objective de ce domaine de la recherche mais qu’ici le contrôle suprême doit revenir à la méthode subjective (( Ibid., p. 185.)). »
« Ce domaine de la recherche » c’est « la physiologie » de la société idéale, le domaine de l’utopie. Il va de soi que l’emploi de « la méthode subjective » y facilite fort la tâche du « chercheur ». Mais cet emploi ne se justifie que par « l’enchantement des rêves roses (( [Vers d’Ilya Mourometz, poème inachevé de Karamzine.])) », et absolument par aucune « loi ». Quiconque s’est laissé prendre à ce charme acceptera sans révolte l’application à un seul et même « domaine » — mais non, il est vrai, sur un pied d’égalité — de l’une et l’autre méthode, la subjective aussi bien que l’objective, encore que cette incohérence des méthodes revienne sans conteste possible à « additionner des toises et des quintaux ((Les formules mêmes de « méthode objective » et de « méthode subjective » témoignent, au reste, d’une rare incohérence, ne serait-ce de vocabulaire.)) ».