Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire
Georgi Plekhanov
Conclusion
Dans cet exposé des idées de Marx nous avons surtout considéré jusqu’ici les objections qui leur ont été adressées du point de vue théorique. Il convient maintenant de nous arrêter un peu sur « la raison pratique » d’au moins une partie de leurs adversaires. Nous nous servirons pour cela de la méthode historique comparée. En d’autres termes, nous verrons d’abord l’accueil réservé aux idées de Marx par « la raison pratique » des utopistes allemands, puis nous passerons à celle de nos chers et estimés compatriotes.
A la veille de 1848 Marx et Engels ont soutenu une intéressante polémique avec un certain Karl Heinzen. L’affaire fut tout de suite très chaude. Karl Heinzen s’efforça de tourner en ridicule les idées de ses adversaires, et témoignait en cette entreprise d’une souplesse d’esprit qui ne le cédait en rien à celle de M. Mikhaïlovski. Marx et Engels, bien entendu, ne demeurèrent pas en reste. On ne recula pas devant les mots : Heinzen traita Engels d’« insolent gamin sans cervelle ». Marx voyait en Heinzen un représentant der grobianischen Literatur (([De la littérature des goujats.])) et Engels « l’être le plus ignare de son siècle ». Sur quoi portait la controverse ? Quelles idées Heinzen attribuait-il à Marx et à Engels ? Heinzen prétendait que, du point de vue de Marx, un être quelque peu doué d’intentions généreuses n’a rien à faire dans l’Allemagne d’alors. D’après Marx, disait-il, « la bourgeoisie doit d’abord régner et, par ce règne, fabriquer un prolétariat de fabrique » qui commencera ensuite à agir (( Die Helden des deutschen Kommunismus, Bern, 1848, S. 21. [Les Héros du communisme allemand.])). Marx et Engels n’auraient pas « pris en considération le prolétariat créé par les trente-quatre vampires d’Allemagne », autrement dit l’ensemble du peuple allemand, mais seulement les ouvriers des fabriques (« Prolétariat » désigne chez Heinzen la situation d’un peuple réduit à la misère). Et ce prolétariat innombrable n’aurait eu aucun droit à réclamer un avenir meilleur, puisqu’il porte « le sceau de l’oppression, sans marque de fabrique ». Il n’a qu’à « souffrir patiemment de la faim et en mourir (hungern und verhungern) jusqu’à ce que l’Allemagne devienne une Angleterre. La fabrique est l’école par où le peuple doit passer pour avoir le droit d’améliorer son sort ((Ibid., p. 22. [Plékhanov adoucit la traduction. Le texte allemand porte : « pour pouvoir faire la révolution et introduire des améliorations sociales. »])) ».
Quiconque a quelque teinture d’histoire d’Allemagne se rend compte de l’absurdité de ces accusations : ni Marx ni Engels, on le sait, ne fermaient les yeux devant la misère du peuple allemand. Et il y a injustice manifeste à leur attribuer l’idée qu’un homme de cœur n’aurait rien à faire en Allemagne tant que celle-ci ne serait pas devenue une Angleterre : ils ont fait, semble-t-il, quelque chose, et sans attendre cette métamorphose de leur patrie… Mais pourquoi Heinzen leur prêtait-il cette énormité ? Par mauvaise foi ? Ici encore, il faut le répéter, ce n’était pas sa faute, mais son malheur. Simplement, il n’avait pas compris les idées de Marx et d’Engels; elles lui semblaient néfastes; il aimait son pays; et il a pris les armes contre des façons de voir qu’il jugeait dangereuses pour l’Allemagne. L’incompréhension, malheureusement, est mauvaise conseillère, et de faible secours dans la controverse. Heinzen s’est mis dans la plus sotte des postures. Il avait beaucoup d’esprit; mais l’esprit ne mène pas loin quand on ne comprend pas. « Les rieurs », aujourd’hui, ne sont pas de son côté.
Il faut, on le voit, considérer Heinzen du même regard que, chez nous, à propos d’une discussion toute semblable, il convient de considérer, par exemple, M. Mikhaïlovski… Seulement M. Mikhaïlovski ? Assurément non. Ceux qui prêtent aux « disciples » l’intention de se mettre au service des Koloupaev et des Razouvaev — et leur nom est légion — répètent tous l’erreur de Heinzen : il n’est pas une de leurs objections contre les matérialistes « économiques » qui n’ait figuré il y a près d’un demi-siècle dans l’argumentation de Heinzen. Toute leur originalité, c’est qu’ils ne savent pas à quel point ils sont peu originaux. Ils tiennent absolument à trouver pour la Russie « une voie nouvelle », mais, à cause de leur ignorance, « la pauvre pensée russe » s’enlise dans l’ornière de chemins depuis longtemps abandonnées par la pensée européenne. Le phénomène est curieux, encore que son étrangeté apparente s’explique, si l’on recourt à « la catégorie de la nécessité » : à un certain stade de l’évolution économique d’un pays donné les cerveaux de ses intellectuels engendrent « nécessairement » certaines perles.
Voici un exemple qui fait ressortir tout le comique de la position de Heinzen dans sa discussion avec Marx. Il harcèle ses adversaires de questions pour qu’ils lui fournissent un « idéal » détaillé de l’avenir : comment vous représentez-vous la structure de la propriété ? Quelles devront être les frontières de la propriété privée et de la propriété collective ? — A chaque moment, lui répond-on, la structure de la propriété est déterminée par l’état des forces productives dans la société; aussi pouvons-nous seulement tracer les grandes lignes de l’évolution sociale, sans élaborer à l’avance de projets de lois. Ce qu’on peut dire dès maintenant, c’est que la socialisation du travail qu’entraîne l’industrie moderne doit aboutir à la nationalisation des moyens de production. Mais on ne saurait préciser sous quelle forme cette nationalisation pourra être réalisée dans dix ans, par exemple : cela dépendra du rapport entre la petite industrie et la grande, entre la grande propriété foncière et la propriété paysanne, etc. — C’est bien cela ! conclut Heinzen. Vous n’avez aucun idéal. Ah ! le bel idéal que celui qui nous sera fabriqué par des machines, et seulement après coup…
Heinzen s’en tenait au point de vue utopique. Pour élaborer son « idéal » l’utopiste part toujours, nous le savons, d’un concept abstrait — de celui de nature humaine, par exemple, ou d’un principe abstrait : les droits de la personne, de l’« individu », etc. Une fois qu’est donné ce principe, il établit sans peine à partir de là, avec la plus parfaite exactitude et dans le plus minutieux détail, quels doivent être (on ne sait quand, bien entendu, ni dans quelles circonstances) par exemple les rapports de propriété entre les hommes. Et il regarde avec une stupéfaction compréhensible ceux qui viennent lui dire qu’il ne peut pas exister de rapports de propriété bons en soi, indépendamment des circonstances de temps et de lieu. Ces gens-là lui paraissent manquer totalement d’« idéal ». Pour peu que le lecteur n’ait point trop distraitement suivi notre exposé, il sait qu’en l’occurrence l’utopiste se trompe fort. Marx et Engels ont un idéal, et un idéal très net : soumettre la nécessité à la liberté, la force aveugle de l’économie à la force de la raison humaine. Et c’est sur cet idéal qu’ils ont réglé leur action pratique, laquelle consiste, on s’en doute, non dans le service de la bourgeoisie, mais dans un effort pour développer la conscience de ces producteurs qui doivent, avec le temps, devenir les maîtres de leurs produits.
Marx et Engels n’avaient pas à « se préoccuper » de transformer l’Allemagne en Angleterre, ou, comme on dit aujourd’hui chez nous, de servir la bourgeoisie : le progrès de la bourgeoisie se passait fort bien de leurs offices; et l’arrêter était impossible, puisqu’il n’y avait pas de forces sociales capables de le faire. C’eût été au reste sans objet : l’ancien régime économique ne valait pas mieux, au fond, que le régime bourgeois; et, en 1847, il avait vieilli au point de devenir un mal pour tous. Mais cette impossibilité d’arrêter les progrès de la production capitaliste n’empêchait pas les penseurs d’Allemagne de servir le bien du peuple. La bourgeoisie possède ses inévitables compagnons de route : tous ceux que la nécessité économique place réellement au service de ses coffres-forts. Plus se développera la conscience de ces serviteurs malgré soi, et plus s’allégera leur situation, plus se fortifiera leur résistance aux Koloupaev et aux Razouvaev de tous les pays et de tous les peuples. Marx et Engels s’étaient donné pour mission de faire progresser cette conscience : conformément à l’esprit du matérialisme dialectique, dès le départ ils s’étaient assigné une tâche purement et strictement idéaliste.
C’est la réalité économique qui sert de critère à l’idéal. Ainsi parlaient Marx et Engels, et c’est là-dessus qu’on les a taxés de moltchalinisme économique, soupçonnés de vouloir fouler aux pieds les économiquement faibles et de se mettre à plat ventre devant les économiquement forts. A l’origine de cette accusation, il y avait une interprétation métaphysique de ce que ces deux auteurs entendaient par réalité économique. Lorsqu’on lui dit que, dans les questions sociales, il faut partir de la réalité, le métaphysicien croit voir là un conseil de résignation à ce qui est. Il ne sait pas que toute réalité économique comporte des éléments contradictoires, et que se résigner signifierait accepter un seul de ces éléments, celui qui prévaut à l’instant donné. Le dialecticien matérialiste a toujours en vue un autre élément de la réalité, l’élément antagoniste, celui au sein de qui se prépare l’avenir. Partir de cet élément, le prendre pour critère de son « idéal », cela revient-il, on vous le demande, à servir les Koloupaev et les Razouvaev ?
La réalité économique constituant le critère de l’idéal, il va de soi que, si le critère moral de l’idéal se révèle insuffisant, ce n’est point parce que le sentiment moral encourt mépris ou dédain, mais du fait que ledit sentiment ne nous indique pas à lui seul le moyen de servir nos semblables, il ne suffit pas que le médecin compatisse à l’état du malade : il lui faut encore tenir compte de la réalité physique de l’organisme et partir de cette réalité pour la combattre. Le médecin assez malavisé pour se contenter de tirades morales indignées contre la maladie méritait la plus amère dérision. C’est dans cet esprit que Marx a tourné en ridicule « la critique moralisante » et « la morale critique » de ses adversaires. Seulement les adversaires se sont figuré qu’il se moquait de « la morale ». « L’effort du sentiment ou de la volonté, s’exclame Heinzen, n’a aucune valeur pour des hommes qui n’ont ni sentiment, ni volonté ((Ibid., p. 22.)). »
Révélons toutefois que, si nos adversaires russes du matérialisme « économique » ne font en général que reprendre sans le savoir, les arguments de leurs devanciers allemands, c’est en les agrémentant de quelques fioritures. Les utopistes allemands ne dissertaient guère, par exemple, sur « la loi de développement économique » de l’Allemagne. Chez nous, les dissertations de ce genre ont pris un caractère vraiment effrayant. En 1882, M. « V.V. », on se le rappelle, avait promis de découvrir la loi du développement économique de la Russie. Par la suite, il s’est mis à la redouter, mais en n’omettant point d’indiquer à cette occasion que ces craintes étaient seulement provisoires, qu’elles cesseraient lorsque les intellectuels russes en auraient découvert une belle et bonne. M. « V.V. » au reste participe volontiers aux discussions sans fin sur le point de savoir si la Russie doit ou non passer par l’étape du capitalisme. Et voici quelque vingt-cinq ans qu’on mêle la doctrine de Marx à cette controverse.
La thèse dernier cri de M. Serge Krivenko montre comment ces débats se déroulent chez nous. Cet auteur conseille à M. Piotr Strouvé, dont il conteste les affirmations, de réfléchir un peu mieux à la question « de l’obligation et des suites favorables du capitalisme »…
« Si le régime capitaliste, écrit-il, représente un stade fatal et inéluctable de l’évolution par lequel doit passer toute société humaine, et s’il ne reste qu’à courber le front devant cette nécessité historique, faut-il alors recourir à des mesures qui peuvent seulement retarder l’avènement de l’ordre capitaliste, ou ne convient-il pas plutôt de s’essayer à faciliter le passage et à mettre tout en œuvre pour hâter cet avènement, c’est-à-dire attacher ses efforts au progrès de l’industrie capitaliste et de la capitalisation de l’artisanat, favoriser les koulaks… la destruction des communes agraires, l’expropriation du cultivateur, canaliser en somme, vers la fabrique le moujik en surnombre ((Rousskoé Bogatstvo, décembre 1893, section II, p. 189.)) ? »
En fait M. Krivenko pose ici deux questions : 1) le capitalisme représente-t-il une étape fatale, inéductable ? 2) si oui, quelles conséquences pratiques découlent de cette constatation ?
Arrêtons-nous sur la première question.
M. Krivenko la formule fort bien, en ce sens que c’est justement ainsi qu’une partie — et la plus considérable — de nos intellectuels se la pose : le capitalisme représente-t-il une étape fatale, inéluctable, par laquelle toute société humaine doit passer ? On pensait, autrefois, que Marx y avait répondu par l’affirmative, et l’on en était bien marri. Après la publication de la fameuse lettre dite « à M. Mikhaïlovski ((Dans ce brouillon d’une lettre qui n’a jamais reçu de rédaction définitive, Marx ne s’adresse pas à Mikhaïlovski, mais au directeur des Otétchestvennyé Zapiski et il parle de M. Mikhaïlovski à la troisième personne.)) », on s’est étonné de découvrir que Marx ne reconnaissait pas « l’obligation » de cette étape, et les malicieux s’en sont donné à cœur joie : ah ! qu’il avait couvert de honte ses disciples russes ! Mais les malicieux avaient oublié le proverbe français : rira bien qui rira le dernier.
D’un bout à l’autre du débat, les adversaires des « disciples russes » de Marx se sont abandonnés en effet aux pires « calembredaines contre-nature ».
Discutant de l’application à la Russie de la théorie marxiste de l’histoire, ils ont oublié — oh ! presque rien — simplement de se demander ce que Marx a voulu dire. Et il y a quelque chose de vraiment monumental dans le pas de clerc où nos subjectivistes se sont fourvoyés de ce fait, M. Mikhaïlovski en tête.
Ayant lu (s’il l’avait lue) la préface à Zur Kritik, où la philosophie de l’histoire de Marx se trouve exposée, M. Mikhaïlovski avait arrêté que c’était de l’hégélianisme tout pur. N’ayant pas vu d’éléphant là où il y en avait réellement un, il cherche à droite et à gauche, et crut finalement découvrir ce pachyderme dans le chapitre sur l’accumulation capitaliste primitive, où il n’est question que de l’histoire du capitalisme occidental et nullement de celle de l’humanité en général.
Tout processus est sans conteste « obligatoire » là où il existe. La combustion l’est par exemple pour l’allumette, une fois qu’on l’a allumée; et ladite allumette a « l’obligation » de s’éteindre quand le processus de combustion est parvenu à son terme. L’évolution du capitalisme que décrit ((
Cf. « Karl Marx devant le tribunal de M. Joukovski », Otétchestvennyé Zapiski, octobre 1877 : « Au chapitre VI du Capital se trouve un paragraphe intitulé : « le Procès de l’accumulation primitive ». Marx n’y voulait donner qu’un essai historique et les premiers pas du processus capitaliste de production, mais il nous présente en fait incomparablement plus : une philosophie complète de l’histoire. » C’est là, nous le répétons, pure sornette : sa philosophie de l’histoire, Marx l’a exposée dans la préface que M. Mikhaïlovski n’a point comprise, dans la préface à Zur Kritik der politischen Œkonomie, sous forme d’« un certain nombre de généralisations étroitement reliées l’une à l’autre ».
Mais passons, car M. Mikhaïlovski a réussi ce tour de force de ne pas comprendre Marx jusqu’en ce qui concerne « l’obligation » du processus capitaliste pour l’Occident : il a vu dans la législation du travail un « correctif » à la fatalité du processus historique. Se figurant que, pour Marx, « l’économique » agit par soi, sans que l’homme y ait part, il a fort logiquement pris pour un correctif toute intervention de l’homme dans la marche de son propre processus de production, alors que, pour Marx, cette intervention, quelque forme concrète qu’elle revête, constitue le produit nécessaire de rapports économiques donnés. Allez, après cela, discuter de marxisme avec des gens qui mettent à n’y rien comprendre une persévérance si remarquable !)). Il commença alors de se lamenter sur la triste situation de ces Russes qui, etc., et — le farceur ! — ayant ainsi payé tribut à son subjectif besoin de jérémiade, il proféra à l’adresse de M. Joukovski cette noble apostrophe : nous aussi, voyez-vous, nous savons critiquer Marx, sans suivre aveuglément le magister dixit ! Il va de soi que le problème de « l’obligation » n’en avançait point d’un pas; mais la lecture de cette élégie inspira à Marx le dessein de secourir M. Mikhaïlovski. Sous forme de lettre au directeur des Otétchestvennyé Zapiski, il jeta sur le papier quelques remarques à propos de l’article en question. Ce brouillon fut publié dans notre presse après la mort de Marx. Il offrait à ces Russes qui, etc., au moins une chance de trouver la solution exacte du problème de « l’obligation ».
Que Marx pouvait-il bien dire de l’article en question ? Ayant pris pour la philosophie marxiste de l’histoire ce qui ne l’était absolument pas, M. Mikhaïlovski s’était mis dans une situation impossible. De toute évidence il fallait avant tout tirer de là ce jeune auteur russe qui promettait. Ledit jeune auteur déplorait de surcroît que Marx condamnât la Russie au capitalisme. Il convenait donc de montrer à cet auteur russe que le matérialisme dialectique ne condamne aucun pays à quoi que ce soit, qu’il ne prescrit aucune voie générale et « obligatoire » pour chaque peuple à chaque instant donné, que l’évolution future de toute société dépend toujours du rapports de ses forces sociales internes, et que, par suite, les gens sérieux, sans se perdre en conjectures ou en lamentations au sujet d’on ne sait quelle « obligation » imaginaire, doivent d’abord étudier ce rapport, car seule une telle étude pourra montrer ce qui est « obligatoire » et ce qui ne l’est pas pour une société donnée.
C’est ce que fit Marx. Il mit d’abord à nu le « malentendu » de M. Mikhaïlovski :
« Le chapitre sur l’accumulation primitive ne prétend que tracer la voie par laquelle, dans l’Europe occidentale, l’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. Il expose donc le mouvement historique qui, faisant divorcer les producteurs de leurs moyens de production, convertit les premiers en salariés (prolétaires dans le sens moderne du mot), et les détenteurs des derniers en capitalistes. Dans cette histoire toute révolution fait époque qui sert de levier à l’avancement de la classe capitaliste en voie de formation… Mais la base de toute cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs… A la fin du chapitre, la tendance historique de la production est réduite à ceci : que la propriété capitaliste, reposant, de fait, déjà sur un mode de production collectif, ne puisse que changer en propriété sociale. Je n’en fournis, à cet endroit, aucune preuve, pour la bonne raison que cette affirmation elle-même n’est que le résumé sommaire de longs développements antérieurement donnés dans les chapitres sur la production capitaliste. »
Pour mieux faire comprendre à M. Mikhaïlovski qu’il a pris pour une théorie de l’histoire ce qui ne l’était ni ne pouvait l’être, Marx cite le cas de la Rome antique. Exemple hautement convaincant ! Si c’est en effet une « obligation » pour tous les peuples que de passer par l’étape du capitalisme, que dire alors de Rome, que dire de Sparte, que dire de l’empire des Incas, que dire d’une multitude de peuples sortis de la scène de l’histoire sans s’être acquittés de cette prétendue obligation ? Marx qui n’ignorait point leur sort, ne pouvait pas parler de l’universelle « obligation » du processus capitaliste.
« Mais c’est trop peu pour mon critique, dit Marx. Il lui faut absolument métamorphoser mon esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés… Mais je lui demande pardon. C’est me faire, en même temps, trop d’honneur et trop de honte. »
Ce serait le comble ! Ainsi compris, Marx se transformerait en un de ces « hommes à formules » qu’il tourne en dérision dans sa polémique avec Proudhon. M. Mikhaïlovski avait prêté à Marx « une formule du progrès ». Non, merci de tout cœur, répond Marx; je me passerai du cadeau.
On a vu plus haut comment les utopistes se représentaient les lois de l’histoire : que le lecteur se remémore ce que nous avons dit de Saint-Simon. Ces lois du devenir historique revêtaient à leurs yeux un caractère mystique; la carrière de l’humanité était, dans leur idée, comme tracée d’avance, et aucun événement historique ne pouvait en modifier le cours. Curieuse aberration psychologique ! « La nature humaine » constitue le point de départ de leur analyse. Et les lois de son devenir, instantanément affectées du signe du mystère, ils les reportent quelque part en dehors de l’homme et des rapports entre les hommes, dans on ne sait quel domaine suprahistorique.
Ici encore le matérialisme dialectique transporte le problème sur un tout autre terrain, où il revêt un aspect entièrement neuf.
Les dialecticiens matérialistes « ramènent tout à l’économie ». Nous avons déjà expliqué en quel sens il faut le comprendre. Mais qu’est-ce que l’économie ? L’ensemble des rapports de fait, à l’intérieur du processus de production, entre les hommes constituant une société donnée. Ces rapports n’ont rien de l’immuable substance métaphysique. Ils se modifient sans cesse sous l’influence du développement des forces productives aussi bien que du milieu historique. Ces rapports de fait à l’intérieur du processus de production une fois donnés, certaines conséquences en découlent fatalement. En ce sens, le mouvement des sociétés a ses lois, et nul ne l’a mieux expliqué que Marx. Mais, comme le mouvement économique de chaque société revêt un aspect « spécifique » par suite de la « spécificité » des conditions où il s’accomplit, il ne peut exister aucune « formule du progrès » englobant le passé et prédisant l’avenir du mouvement économique de toutes les sociétés. Une formule du progrès relèverait de cette vérité abstraite tant aimée des métaphysiciens, ainsi que le dit l’auteur des Essais sur la période gogolienne. Mais, selon sa très juste remarque, il n’y a pas de vérité abstraite; la vérité est toujours concrète; tout dépend des circonstances, de temps et de lieu; et, si tout dépend de ces circonstances, il faut que les Russes qui, etc., en tirent la leçon.
« Pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie, j’ai appris le russe et puis étudié, pendant de longues années, les publications officielles et autres ayant rapport à ce sujet (( [Marx : Lettre aux « Otétchestvennyé Zapiski ».])). »
Ici encore, les disciples russes de Marx lui demeurent fidèles. L’un d’eux, certes, peut être plus au courant de l’économie et l’autre moins amplement informé. Mais ce n’est pas du volume des connaissances individuelles qu’il s’agit; c’est du point de vue duquel on envisage les choses. Les disciples russes de Marx ne se règlent pas sur un idéal subjectif, ni sur une quelconque « formule du progrès ». Ils partent de la réalité économique de leur pays.
A quelle conclusion Marx arrive-t-il touchant la Russie ?
« Si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste. »
Un peu plus bas, il ajoute que la Russie « s’est donnée beaucoup de mal » ces dernières années pour progresser dans ce sentier. Depuis l’époque à laquelle cette lettre a été écrite (depuis 1877, nous croyons-nous permis de préciser), ce pays n’a cessé d’avancer sur cette voie et d’un pas toujours plus rapide.
Que ressort-il de cette « lettre » ? Trois conclusions :
- ce n’est pas ses disciples russes que Marx couvre de honte, mais messieurs les subjectivistes qui, sans la moindre idée de sa théorie, se sont avisés de le remodeler à leur image, d’en faire un métaphysicien et un utopiste;
- messieurs les subjectivistes ne se sont pas sentis couverts de honte pour la simple raison que, fidèles à leur « idéal », ils n’ont rien compris à cette lettre;
- si messieurs les subjectivistes veulent discuter avec nous du point de savoir où va la Russie et comment elle y va, il leur faut à tout instant partir de l’analyse de la réalité économique.
Il y a dix-huit ans, l’examen de cette réalité avait conduit Marx à une conclusion hypothétique :
« Si la Russie continue dans la voie où elle s’est engagée depuis l’affranchissement des serfs, elle deviendra un pays complètement capitaliste, et une fois sous le joug du régime capitaliste, il lui faudra se soumettre aux lois inexorables du capitalisme exactement comme les autres peuples profanes. Et c’est tout. »
C’est en effet tout. Mais un Russe soucieux de travailler au bien de sa patrie ne saurait se contenter d’une conclusion aussi hypothétique. Une question se pose inévitablement pour lui : la Russie continuera-t-elle de suivre ce chemin ? N’y a-t-il point d’éléments permettant d’espérer qu’elle l’abandonnera ?
Pour répondre, il faut une fois de plus se reporter à l’état de fait dans le pays, à l’analyse de sa situation intérieure présente. Sur la base de cette analyse, les disciples russes de Marx affirment : « Oui, elle continuera ! Il n’y a pas d’éléments permettant d’espérer que la Russie va abandonner la voie capitaliste où elle s’est engagée après 1861. Et c’est tout ! »
Messieurs les subjectivistes pensent que « les disciples » font erreur. Qu’ils le prouvent par des éléments tirés de la réalité russe. « Les disciples » disent : « La Russie va continuer de suivre la voie capitaliste, non point parce qu’il existe quelque force extérieure, on ne sait quelle loi mystérieuse qui l’y pousse, mais parce qu’il n’y a pas de force interne capable de l’en faire dévier. Messieurs les subjectivistes pensent qu’une telle force existe ? Qu’ils montrent en quoi elle consiste, qu’ils prouvent sa présence. Nous serons bien aises de les écouter, ne leur ayant encore jamais entendu énoncer à ce sujet la moindre assertion précise. »
— Comment ? Il n’existe pas de force ? Et notre idéal, qu’est-ce que vous en faites ? s’exclament nos chers adversaires.
Ah ! Messieurs, messieurs ! Votre naïveté est presque attendrissante. Mais toute la question est justement de savoir comment réaliser un idéal, voire le vôtre, encore que ce ne soit point un chef-d’œuvre de cohérence. Ainsi posé, le problème prend une allure certes bien prosaïque. Tant qu’on ne l’aura pas résolu, votre « idéal » n’aura pourtant de valeur qu’« idéale ».
On avait amené un beau jeune homme dans un cachot de pierre aux verrous d’acier, dont la garde ne dormait ni jour ni nuit. Le beau jeune homme ne fit qu’en rire. Avec un bout de charbon dont il n’avait point manqué de se munir, il dessina une barque sur le mur, y prit place… Et adieu, prison, adieu, garde vigilante ! Le beau jeune homme recouvra la liberté.
Le conte est joli, mais ce n’est qu’un conte. Dans la réalité, la barque qu’on dessine sur un mur n’a jamais encore emmené personne nulle part.
Depuis l’abolition du servage, la Russie s’est manifestement engagée sur la voie du capitalisme. Messieurs les subjectivistes le constatent fort bien; ils assurent tout les premiers que les rapports de production du passé sont en train de se dénouer chez nous à une stupéfiante vitesse et qui ne cesse de s’accélérer. Mais ce n’est rien, se disent-ils l’un à l’autre : nous allons faire monter la Russie dans la barque de notre idéal, et elle voguera là-dessus jusqu’au bout du monde.
Messieurs les subjectivistes sont de fort bons conteurs… « et c’est tout » ! C’est tout et affreusement peu : jamais conte n’a changé le cours de l’histoire, pour cette bien prosaïque raison que jamais encore rossignol ne s’est nourrir de fables.
Messieurs les subjectivistes ont adopté une curieuse classification dichotomique de ces « Russes qui… ». Ceux qui croient possible de naviguer sur la barque de leur idéal subjectif, ils les tiennent pour honnêtes gens et véritables bienfaiteurs du peuple. Quant à ceux qui déclarent que cette foi ne se fonde strictement sur rien, on leur attribue je ne sais quel sadisme contre-nature qui les porterait à vouloir faire périr de faim le moujik. Jamais encore mélodrame n’a mis en scène monstres comparables aux « matérialistes économiques » de Russie, tels du moins que messieurs les subjectivistes se les représentent. Et cet étrange jugement est tout juste aussi fondé que l’était celui de Heinzen, dont nous avons déjà touché un mot, et qui prêtait à Marx l’intention de laisser le peuple allemand « hungern und verhungen ».
Pourquoi est-ce justement de nos jours qu’on trouve des gens « capables de vouer d’un cœur léger des millions d’êtres à mourir de faim et de misère » ? se demande M. Mikhaïlovski. Et, pour M. Serge Krivenko, dès l’instant qu’on a décrété que le capitalisme est inévitable en Russie, pour demeurer conséquent avec soi-même, il faut « attacher ses efforts… à la capitalisation de l’artisanat, favoriser les koulaks… la destruction des communes agraires, l’expropriation du cultivateur, canaliser en somme vers la fabrique le moujik en surnombre ». Mais Krivenko le pense pour l’unique motif qu’il est, pour sa part, incapable de demeurer « conséquent » avec sa pensée.
Heinzen reconnaissait du moins à Marx un penchant pour les travailleurs à « marque de fabrique ». Messieurs les subjectivistes ne semblent même pas accorder ce faible aux « disciples russes de Marx » qui, paraît-il, ne nourriraient que haine pour le genre humain tout entier et voudraient le faire périr de faim, à l’exception, peut-être, de l’ordre des marchands. Car, si M. Krivenko décelait en ces « disciples » quelque bienveillance pour l’ouvrier d’usine, il se serait gardé d’écrire les lignes ci-dessus.
« Canaliser en somme vers la fabrique le moujik en surnombre. » Grand Dieu ! Canaliser ? A quelle fin ? Tout nouvel afflux de main-d’œuvre dans la population ouvrière aboutit à une baisse des salaires. M. Krivenko lui-même a entendu dire qu’une telle diminution ne peut ni rendre service aux ouvriers, ni leur plaire. A quelle fin, alors, ces « disciples », s’ils ont de la suite dans les idées, veulent-ils faire tort à l’ouvrier et lui créer des désagréments ? Parce qu’ils n’ont de suite que dans leur haine de genre humain. Ils détestent jusqu’à l’ouvrier d’usine. A moins qu’ils ne l’aiment à leur façon — « qui aime bien châtie bien » — et cherchent pour cette raison à lui nuire. Drôles de gens ! Et curieuse logique !
« Favoriser les koulaks… la destruction des communes agraires, l’expropriation du cultivateur. » Quelle horreur ! Et puis, à quelle fin vouloir favoriser cela ? Car le progrès des koulaks et l’expropriation des cultivateurs peuvent provoquer une diminution du pouvoir d’achat parmi la population rurale; et cette diminution du pouvoir d’achat entraînera une diminution de la demande en produits industriels, qui diminuera la demande en main-d’œuvre, bref, fera baisser les salaires. Décidément ces « disciples » demeurent fidèles à soi-même : ils n’aiment pas l’ouvrier. Leur méchanceté va même bien plus loin, car cette baisse du pouvoir d’achat affectera les intérêts de l’employeur, objet, pourtant, à en croire messieurs les subjectivistes, des plus tendres soins des « disciples ». Non, en vérité, quel drôle de monde que ces disciples !
« S’attacher… à la capitalisation de l’artisanat », ne « se laisser rebuter ni par le rachat des terres paysannes, ni par l’ouverture de boutiques et de caboulots, ni par n’importe quelle activité malpropre… » A quelle fin des gens qui ont de la suite dans les idées pourraient-ils bien vouloir se mêler de tout cela ? Ne tiendraient-ils donc pas le capitalisme pour un processus inévitable ? Si, en effet, l’institution, par exemple, de caboulots fait partie intégrante dudit processus, les caboulots (comme s’il n’en existait pas maintenant ! ) apparaîtront tout seuls. M. Krivenko paraît supposer qu’une activité malpropre doit hâter le cours du processus. Mais, nous le répétons une fois de plus, si le capitalisme est inévitable, la « malpropreté » viendra de soi. Quel besoin les disciples conséquents de Marx auraient-ils de s’y « attacher » ?
— C’est que la théorie, ici, se tait devant l’impératif du sentiment moral : ils voient qu’on n’évitera pas la malpropreté; parce qu’elle est inévitable, ils lui rendent un culte et accourent de toutes parts à son aide; ils se disent : « sans nous, cette pauvre malpropreté inévitable mettrait peut-être trop de temps à s’imposer ».
De deux choses l’une, Monsieur Krivenko : ou bien il n’en va pas ainsi, et tous vos beaux raisonnements sur les disciples « conséquents » tombent à l’eau; ou bien c’est exact, et ce qui tombe à l’eau, alors c’est votre propre « conséquence », votre propre « faculté de connaître ».
Prenons ce que vous voudrez, la capitalisation de l’artisanat, par exemple. C’est un processus à deux faces; il apparaît 1) des hommes qui concentrent entre leurs mains les moyens de production, 2) d’autres qui mettent en œuvre ces moyens pour un certain salaire. Admettons que la malpropreté constitue un trait distinctif des gens de la première catégorie. Mais ceux qu’ils font travailler contre rétribution ne peuvent-ils pas éviter cette « phase » de l’évolution des mœurs ? Il semble que si. Et qu’y aura-t-il alors de malpropre dans mon activité si je la consacre justement à ces hommes, si je m’attache à développer leur conscience et à défendre leurs intérêts matériels ? M. Krivenko dira peut-être que pareille activité ralentira le progrès du capitalisme ? Absolument pas ! L’exemple de l’Angleterre, celui de la France, celui de l’Allemagne lui montreront que ladite activité, loin de ralentir le progrès du capitalisme dans ces pays, l’a au contraire accéléré, rapprochant, du même coup, la solution de diverses « maudites questions » qui se posaient là-bas.
Prenons encore la destruction de la commune agraire. C’est aussi un processus à deux faces : les parcelles paysannes se concentrent entre les mains des koulaks; une fraction sans cesse croissante de cultivateurs propriétaires se transforme en prolétariat; le tout s’accompagne, naturellement, d’un heurt d’intérêts, d’une lutte. Accouru au bruit, le « disciple russe » adresse « à la catégorie de la nécessité » un hymme d’actions de grâce, bref mais bien senti, et… il ouvre un caboulot ! Ainsi font, du moins, les plus « conséquents », les modérés se contentent d’ouvrir une boutique. Voyons, Monsieur Krivenko ! Et pourquoi le disciple ne prendrait-il pas plutôt le parti des paysans pauvres ?
— S’il veut le prendre, ne doit-il pas s’efforcer d’empêcher qu’on les exproprie ?
— Admettons ! Il doit s’y efforcer.
— Mais cela retarde le progrès du capitalisme !
— Absolument pas ! Au contraire. Cela l’accélère. Messieurs les subjectivistes se figurent toujours que la commune agraire tend « par soi-même » vers quelque « forme supérieure ». C’est faux. Dans la réalité, la commune tend uniquement à se décomposer, et elle se décomposerait d’autant plus vite que la condition du paysan deviendrait meilleure. Cette destruction de surcroît peut s’accomplir dans des conditions plus ou moins avantageuses au peuple. Ce à quoi doivent « s’attacher » les « disciples », c’est à ce qu’elle se produise dans les conditions les plus avantageuses.
— Pourquoi ne pas empêcher cette décomposition ?
— Pourquoi n’avez-vous pas empêché la famine de 1891 ?
Parce que vous ne le pouviez pas ? Nous vous croyons. Mais nous tiendrions notre cause pour perdue s’il ne nous restait qu’à mettre des phénomènes qui ne dépendent point de vous au compte de votre moralité, au lieu de réfuter vos théories par une argumentation logique. Pourquoi, alors, nous appliquez-vous un autre étalon ? Pourquoi, lorsque vous discutez avec nous, feignez-vous de prendre la misère du peuple pour notre œuvre ? Parce que, là où manque la logique, le mot pullule, et, surtout, la jérémiade. Vous n’avez pas pu empêcher la famine de 1891 ? Qui oserait assurer que vous pourrez empêcher la destruction de la commune et l’expropriation des cultivateurs ? Prenons ce juste milieu si cher à l’éclectique : supposons que, dans certains cas, vous parveniez à l’empêcher. Mais, dans le cas où vos efforts se révéleront inopérants, lorsqu’en dépit de ces efforts la commune sera détruite et le cultivateur dépouillé, quel sort réservez-vous aux victimes du fatal processus ? Caron ne faisait passer le Styx qu’aux âmes capables de le payer de sa peine. N’allez-vous embarquer à destination du subjectif empire de l’idéal que les membres actifs de la commune ? Repousserez-vous de l’aviron les prolétaires de la campagne ? Vous conviendrez sans doute, Messieurs, que ce serait fort « malpropre ». Et une fois que vous en serez convenus, il vous faudra agir à l’égard de ces gens ainsi que, selon nous, il convient à chaque honnête homme de le faire, c’est-à-dire non point tenir à leur usage des caboulots où vous leur vendrez de quoi s’abrutir, mais augmenter leur capacité de résistance audit caboulot, à son tenancier, à tous les moyens d’abrutissement que leur offre et leur offrira l’histoire.
A moins que ce ne soit nous qui contions des fables ? A moins que la commune ne se décompose pas ? A moins que l’expropriation du cultivateur ne soit pas un fait ? A moins que nous n’ayons imaginé tout cela à seule fin de réduire à la misère ce paysan qui jouit encore d’une enviable prospérité ? Ouvrez alors n’importe quel ouvrage d’un auteur dans vos idées. Vous y verrez comment il en va à ce jour, autrement dit avant qu’aucun « disciple » n’ait fondé de caboulot ou ouvert de boutique. Quand vous discutez avec nous, vous présentez les choses comme si le peuple vivait au royaume de votre subjectif idéal et que nous nous efforcions, en vertu de notre misanthropie congénitale, de le faire choir dans la prose du capitalisme. C’est tout l’inverse. Ce qui existe, c’est la prose, et nous nous demandons comment la combattre, comment mettre le peuple dans une condition qui se rapproche quelque peu de « l’idéal ». Vous êtes libres de trouver notre réponse mauvaise; mais pourquoi défigurer nos intentions ? Est-ce vraiment très « propre » ? Et cette « critique » n’est-elle pas indigne même de fabricants d’images d’Epinal.
Comment toutefois combattre une prose capitaliste qui, nous le répétons, existe déjà, indépendamment de vos efforts et des nôtres ? Vous n’avez qu’une réponse : « consolider la commune », resserrer les liens entre le paysan et la terre. A quoi nous vous répondons que voilà bien une réponse d’utopistes. Pourquoi ? Parce que c’est une réponse abstraite. La commune, selon vous, demeure un bien, toujours et partout; pour nous, il n’y a pas de vérité abstraite : la vérité est toujours concrète; tout dépend des circonstances de temps et de lieu. Il fut un temps où la commune a pu être utile au peuple entier. En certains endroits, sans doute, elle offre encore des avantages aux cultivateurs; et ce n’est pas nous qui partirons en guerre contre ce type de commune. Mais, dans toute une série de cas, la commune s’est transformée en moyen d’exploiter le paysan. C’est contre cette commune que nous nous révoltons, comme nous nous révoltons contre tout ce qui nuit au peuple. Rappelez-vous le paysan d’Ouspenski qui paye « pour des prunes ». Comment, à votre avis, agir à son égard ? Le transporter, répondrez-vous, au royaume de l’idéal. Fort bien, transportez-l’y, et que Dieu vous aide ! Mais, tant que cela n’est pas fait, tant que vous ne l’avez pas embarqué à destination de l’idéal, tant que votre barque n’est pas encore venue le prendre et qu’on ne sait même pas quand elle le pourra faire, ne conviendrait-il pas plutôt de lui éviter ce payement « pour des prunes » ? Ne conviendrait-il pas plutôt qu’il cessât d’appartenir à une commune qui lui vaut les dépenses rigoureusement improductives, voire quelques séances périodiques de fouet au chef-lieu ? Nous estimons que si, et vous nous accusez pour cela de vouloir affamer le peuple. Est-ce juste ? N’y a-t-il pas là une certaine « malpropreté » ? A moins que vous soyez réellement incapables de nous comprendre ? Faut-il le penser ? Tchaadaev (([Dans ses Lettres philosophiques.])) assure que le Russe de son temps ignorait de l’Occident jusqu’au syllogisme. Serait-ce donc votre cas ? Nous admettons qu’avec toute la sincérité du monde M. Krivenko ne nous comprenne pas; nous l’admettons aussi en ce qui concerne M. Karéev et en ce qui regarde M. Ioujakov. Mais M. Mikhaïlovski nous a toujours fait l’effet d’un esprit beaucoup plus « fin ».
Qu’avez-vous imaginé, Messieurs, pour améliorer le sort des millions de paysans qu’en fait on exproprie ? A ceux qui payent « pour des prunes », vous ne savez donner qu’un conseil : continuer de payer pour ne pas rompre leur lien avec la commune car on ne pourra plus le renouer, une fois brisé. La méthode, bien sûr, ne va pas sans quelques inconvénients passagers pour lesdits payants. Mais « la belle affaire si le moujik en pâtit (( [Nékrassov : Réflexions devant la porte d’honneur.])) ».
D’où il appert, en somme, que messieurs nos subjectivistes sont prêts à sacrifier à leur idéal les intérêts les plus vitaux du peuple ! D’où il découle, en somme, que leur prédication devient sans cesse plus nocive pour ce peuple.
Tolstoï disait d’Anna Scherer (([Dans Guerre et Paix.])) que « l’enthousiasme lui tenait lieu de position sociale ». La haine du capitalisme sert de position sociale à nos subjectivistes. Quel avantage la Russie pouvait-elle retirer des enthousiasmes d’une vieille fille ? Rigoureusement aucun. Quel avantage les producteurs de Russie retirent-ils de la haine « subjective » du capitalisme ? Aucun non plus.
Du moins l’enthousiasme d’Anna Scherer était-il inoffensif alors que la haine utopique du capitalisme commence à nuire réellement au producteur russe, car elle incite nos intellectuels à se montrer fort peu difficiles sur le choix des moyens pour consolider la commune. Dès qu’ils abordent ce problème, nous entrons dans la nuit — une nuit où tous les chats sont si gris que messieurs les subjectivistes en tombent dans les bras des Nouvelles de Moscou. C’est cette obnubilation « subjective » qui fait le jeu du caboulot qu’on accuse « les disciples » de vouloir acclimater. Soit dit entre nous, les adversaires utopistes du capitalisme sont les auxiliaires de fait dudit capitalisme et sous sa forme la plus grossière, la plus odieuse, la plus nocive.
Les utopistes d’hier et d’aujourd’hui dont nous avons parlé sont des gens qui cherchent des arguments contre Marx. Voyons maintenant comment se comportent les utopistes qui ont prétendu ou prétendent l’invoquer.
Heinzen, que, dans leur discussion avec « les disciples russes », messieurs les subjectivistes reproduisent avec une si frappante exactitude, était un utopiste à tendances démocratiques bourgeoises. Mais dans l’Allemagne de son temps, il existait bien d’autre utopistes de tendance contraire.
Voilà comme se présentait alors, en gros, la situation économique et sociale du pays.
La bourgeoisie, qui se développait à un rythme rapide, insistait pour obtenir des gouvernants le maximum d’aide et d’assistance. Le fameux Zollverein (( [Union douanière instituée entre les Etats allemands en 1834.])) avait été son œuvre, et la campagne en sa faveur ne s’était pas faite par voie de « requêtes » seulement, mais aussi par le truchement de travaux plus ou moins scientifiques, comme ceux de Freidrich List. Par ailleurs, la ruine des vieilles « assises » économiques livrait au capitalisme un peuple sans défense. Paysans et artisans se trouvaient suffisamment entraînés dans l’orbite de ce capitalisme pour en éprouver tous les inconvénients, lesquels se font tout particulièrement sentir pendant la période transitoire. Mais la masse des travailleurs n’était alors guère capable de résistance. Elle ne pouvait pas encore opposer de réaction notable aux représentants du capital. Plus tard, après 1860, Marx a dit que l’Allemagne souffrait à la fois des progrès du capitalisme et de leur insuffisance. Vingt ans plus tôt, ladite insuffisance la faisait souffrir plus encore. Le capitalisme détruisait les vieilles assises de la vie paysanne; naguère florissante, l’industrie artisanale devait faire face à une concurrence qui dépassait ses moyens — celle de la fabrication à la machine. Les artisans appauvris tombaient un peu plus chaque année sous la coupe des revendeurs. Les paysans, cependant, devaient aux grands propriétaires et à l’Etat une série de prestations, peut-être supportables autrefois, mais d’autant plus lourdes maintenant qu’elles répondaient de moins en moins aux conditions de la vie à la campagne. La misère paysanne prit des proportions effarantes. Le koulak passa au rang de maître absolu au village, allant jusqu’à acheter le blé sur pied au cultivateur. La mendicité devint une sorte de métier saisonnier : dans les travaux du temps, on cite des communes où, sur plusieurs milliers de familles, à peine quelques centaines n’y étaient point réduites. Ailleurs — le fait semble absolument invraisemblable, mais la presse du temps le constate — le paysan se nourrissait de charognes. Désertant la campagne, il ne trouvait pas de salaire suffisant dans les centres industriels. Les journaux font état des progrès constants du chômage et de l’exode qu’il provoquait.
Voici comment un des organes les plus avancés de ce temps dépeint la situation des masses laborieuses :
« A Rawensberg et en d’autres endroits de l’Allemagne, cent mille tisserands ne peuvent plus vivre de leur travail; ils ne trouvent pas à écouler leurs produits (il s’agit en majorité d’artisans), ils cherchent de l’ouvrage et du pain sans découvrir l’un ni l’autre, parce qu’il leur est difficile, pour ne pas dire impossible, d’avoir un gagne-pain en dehors du tissage. Il y a entre les ouvriers une concurrence formidable pour le salaire le plus infime ((Der Gesellschaftsspiegel, Band I, S. 78. [Le Miroir de la Société.] « Lettre de Westphalie ».)). »
La moralité publique était naturellement en baisse : à la ruine des rapports économiques du passé correspondait un ébranlement des notions morales de ce passé. Journaux et périodiques déplorent l’ivrognerie, la débauche, le goût de la toilette et du gaspillage qui sévissent dans les milieux ouvriers parallèlement à la chute des salaires. La classe ouvrière allemande ne donnait pas encore de signes de cette moralité nouvelle qui allait accomplir de si rapides progrès grâce au nouveau mouvement d’émancipation suscité par le développement même du capitalisme. Les masses ne s’étaient pas encore mises en branle. Leur sourd mécontentement ne se traduisait sporadiquement que par des grèves de désespoir, des révoltes sans but, et d’absurdes destructions de machines. Mais l’étincelle de la conscience avait déjà touché les cerveaux des ouvriers allemands. Luxe inutile sous l’ordre ancien, le livre devenait nécessaire sous l’ordre nouveau, et la passion de la lecture s’emparait de l’ouvrier.
Telle était la situation avec laquelle devait compter la fraction bien intentionnée des intellectuels allemands (der Gebildeten (( [Les esprits cultivés.])), comme on disait alors.). Que faire pour aider le peuple ? Supprimer le capitalisme ! répondaient les intellectuels. Et certains d’entre eux accueillirent avec enthousiasme les ouvrages de Marx et d’Engels parus vers ce temps, parce qu’ils y voyaient une mine neuve d’arguments scientifiques en faveur de l’abolition du capitalisme.
« Tandis que messieurs les politiciens libéraux entonnaient avec des forces décuplées la trompette du protectionnisme de List, en essayant de faire croire… qu’ils se préoccupaient de l’essor de l’industrie dans l’intérêt surtout de la classe ouvrière, et alors que leurs adversaires, les fanatiques du libre-échange, s’efforçaient de démontrer que l’Angleterre est devenue la florissante terre classique du commerce et de l’industrie sans que le protectionnisme y jouât aucun rôle, à ce moment le magnifique livre d’Engels sur la situation de la classe ouvrière en Angleterre est survenu fort à propos pour détruire les dernières illusions. Tout le monde reconnaît que c’est une des œuvres les plus remarquables des temps modernes, et qui montre, par une série d’arguments irréfutables, vers quel abîme se précipite une société, lorsqu’elle fait son principe moteur de l’avidité individuelle, de la libre concurrence des employeurs privés, pour lesquels l’argent est dieu ((Der Gesellschaftsspiegel, Band I, S. 86. Notizen und Nachrichten. [« Notes et Nouvelles ».])). »
Il faut donc abolir le capitalisme, sinon l’Allemagne va choir dans le précipice dont l’Angleterre a déjà touché le fond; c’est démontré par Engels. Qui va abolir le capitalisme ? Les intellectuels, les Gebildeten; à l’opinion d’un d’entre eux, le propre de l’Allemagne, c’est justement que les intellectuels y sont appelés à abolir le capitalisme, alors qu’« à l’Ouest (in den westlichen Ländern) ce sont surtout les ouvriers qui le combattent ((Voir l’article de Hess dans le même tome de la revue déjà citée, pp. 1 et sqq. Voir également Neue Anekdoten, herausgegeben von Karl Grün. Darmstadt, 1845. S. 220. [Anecdotes nouvelles publiées par Karl Grün.] A la différence de la France, c’est une minorité cultivée qui s’occupe en Allemagne de combattre le capitalisme et « assure la victoire sur celui-ci ».)) ». Comment les intellectuels allemands aboliront-ils le capitalisme ? Par l’organisation de la production (Organisation der Arbeit). Que doivent faire les intellectuels pour organiser ladite production ? L’Allgemeines Volksblatt, publié à Cologne en 1845, préconisait les mesures suivantes :
- éducation populaire par l’organisation de conférences, de concerts, etc.;
- fondation de grands ateliers où ouvriers et artisans travailleront pour soi, non pour des patrons ni des revendeurs; l’Allgemeines Volksblatt comptait qu’avec le temps les artisans se grouperaient d’eux-mêmes en associations;
- création de magasins pour la vente des articles provenant des artisans et des ateliers nationaux.
Ces mesures, ajoute le journal en question, sauveront l’Allemagne de l’ulcère du capitalisme. Et l’on aura d’autant moins de peine à les prendre qu’« ici et là on a déjà commencé de construire des magasins, dits bazars de l’industrie, où les artisans peuvent déposer leur production à fin de vente » en touchant une avance immédiate… Suit la peinture des avantages qui en résulteront, aussi bien pour le producteur que pour le consommateur.
Abolir le capitalisme paraît aisé partout où celui-ci ne fait que débuter. Aussi les utopistes allemands soulignaient-ils bien volontiers que l’Allemagne n’était pas encore l’Angleterre; Heinzen aurait presque été jusqu’à nier l’existence d’un prolétariat usinier en Allemagne. Mais comme l’essentiel consistait pour eux à persuader « la société cultivée » d’organiser la production, il leur arrivait de glisser, sans même y prendre garde, aux thèses de ceux qui prétendaient que le capitalisme allemand est empêché par ses contradictions internes de progresser plus avant, qu’il y a déjà saturation du marché intérieur, que le pouvoir d’achat de la population baisse, que la conquête de débouchés extérieurs est peu vraisemblable, et que, par suite, la main-d’œuvre employée dans l’industrie de transformation doit nécessairement diminuer de plus en plus. C’est le point de vue qu’adopte le Gesellschaftsspiegel déjà cité — l’un des principaux organes des utopistes allemands de l’époque — lorsque paraît à Berlin, en 1845, l’intéressante brochure de Buhl : Andeutungen über die Noth der arbeitenden Klassen und über die Aufgade der Vereine zum Wohl derselben (([Remarques sur la misère des classes laborieuses et sur la tâche des associations pour améliorer leur sort.])).
Les associations pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière sont-elles en mesure, se demandait Buhl, d’accomplir leur tâche ? Et pour répondre à la question, il se trouvait amené à en poser une seconde : d’où provient la misère actuelle de la classe ouvrière ?
Pauvre et prolétaire, expliquait-il, ne sont nullement la même chose. Le pauvre ne veut pas ou ne peut pas travailler. Le prolétaire, lui, cherche du travail, il est apte au travail, mais, le travail manquant, il tombe dans la misère. Le phénomène était rigoureusement inconnu autrefois, encore qu’il y ait toujours eu des pauvres, et qu’il y ait toujours eu des opprimés : les paysans serfs par exemple.
D’où provient le prolétariat ? C’est la concurrence qui l’a crée. En brisant les vieilles chaînes qui garrottaient la production, elle suscite un essor sans précédent de l’industrie; mais elle oblige les patrons à abaisser le prix de leurs produits; aussi s’efforcent-ils de diminuer les salaires ou le nombre de leurs ouvriers, le deuxième résultat étant obtenu par le perfectionnement des machines qui jette à la rue une multitude de salariés. Ne pouvant supporter le concurrence des machines, les artisans, de leur côté, se transforment en prolétaires. Les salaires baissent sans arrêt; Buhl le montre par l’exemple de l’industrie des indiennes qui prospérait en Allemagne depuis 1820 : le salaire, au début, était fort élevé; un bon ouvrier pouvait se faire de 18 à 20 thalers par semaine; mais les machines apparaissent et, avec elles, le travail des femmes et des enfants; le salaire tombe d’un coup. Chaque fois qu’il parvient à prévaloir, le principe de la libre concurrence agit de la sorte. Il engendre la surproduction, la surproduction, le chômage, et, à mesure du progrès de la grande industrie, ce chômage augmente, la quantité de main-d’œuvre employée dans les entreprises ne cessant de diminuer. Une circonstance le confirme : ce fléau existe seulement dans les pays industriels, alors que les Etats agricoles l’ignorent. Mais la situation ainsi créée constitue un très grave danger pour la société (für die Gesellschaft), et elle ne saurait y demeurer indifférente. Que doit-elle faire ? C’est ici que Buhl pose la question qui sert, pour ainsi dire, de clé de voûte à toute son œuvre : une association, quelle qu’elle soit, se trouve-t-elle en mesure de supprimer la misère de la classe ouvrière ?
L’Association berlinoise pour l’assistance à la classe ouvrière se proposait « non pas tant de guérir le paupérisme existant que d’empêcher son apparition à l’avenir ». C’est à ce groupement que Buhl s’adresse. Comment préviendrez-vous, lui demande-t-il, cette apparition de la misère ? Que ferez-vous à cette fin ? La misère présente de l’ouvrier tient à l’insuffisance de la demande en main-d’œuvre. L’ouvrier n’a pas besoin de charité, mais de travail. Où l’Association prendra-t-elle ce travail ? Pour qu’il y ait hausse de la demande en main-d’œuvre, il faut qu’il y ait hausse de la demande en produits du travail, demande qui au contraire diminue par l’effet de la baisse des salaires. A moins que L’Association n’ouvre des marchés nouveaux ! Mais Buhl estime la chose impossible. Et il arrive à cette conclusion : la tâche que l’Association berlinoise s’assigne n’est qu’une « aimable illusion ».
Aussi conseille-t-il à ce groupement de réfléchir un peu plus aux causes de la misère ouvrière avant que de s’y attaquer. Il n’attribue aucune importance aux palliatifs. « Bourses du travail, caisses d’épargne, caisses de retraite, etc., peuvent certes alléger le sort d’un petit nombre d’isolés, mais sans toucher à la racine du mal. » Et les associations ne sauraient non plus l’extirper, car elles non plus « n’échappent pas à la dure nécessité (dura necessitas) de la concurrence ».
Quels moyens Buhl envisageait-il pour supprimer le mal ? La brochure ne permet guère de s’en rendre exactement compte; il semble préconiser l’intervention de l’Etat, en ajoutant toutefois que le résultat lui en paraît douteux. Son petit ouvrage produisit en tout cas une impression profonde sur les intellectuels allemands d’alors. Non qu’il les eût affligés; bien au contraire, ils y virent une nouvelle démonstration de la nécessité d’organiser le travail.
Voici comment le Gesellschaftsspiegel commenta la brochure de Buhl :
« L. Buhl vient de publier un ouvrage intitulé Andeutungen, etc. Cet écrivain berlinois connu estime — et nous partageons son avis — que la misère de la classe ouvrière tient au superflu du potentiel de production, que ce superflu est l’effet de la libre concurrence et des dernières découvertes ou inventions en physique comme en mécanique, que le retour aux ateliers et aux corporations serait aussi néfaste que faire obstacles aux découvertes et aux inventions et que, pour cette raison, dans les circonstances sociales présentes [italiques dans le texte] il n’est pas de moyen efficace pour venir en aide aux ouvriers. A supposer que les rapports égoïstes existant aujourd’hui entre employeurs privés demeurent inchangés, il faut bien accorder à Buhl qu’aucune association ne se trouve en mesure de supprimer la misère présente. Mais cette hypothèse n’est nullement indispensable; il peut au contraire se constituer et il se constitue déjà des associations dont le but est d’abolir par voie pacifique ce fondement égoïste de notre société. Il faut seulement que le gouvernement ne gêne pas les activités des associations en ce sens. »
De toute évidence le commentateur n’a pas compris ou pas voulu comprendre l’idée de Buhl. Mais peu importe. Si nous avons recouru à l’exemple de l’Allemagne, c’est seulement pour que les leçons tirées de son histoire nous aident à mieux saisir certains courants intellectuels de la Russie d’aujourd’hui. Et, à cet égard, l’évolution des intellectuels allemands d’il y a un demi-siècle contient beaucoup d’éléments fort instructifs pour nous.
Tout d’abord l’argumentation de Buhl nous rappelle celle de M. « N.-on ». L’un comme l’autre, ils commencent par attribuer au développement des forces de production la baisse de la demande sur le marché du travail et, par suite, la diminution relative du nombre des ouvriers. L’un comme l’autre, ils parlent de la saturation du marché intérieur et de la nécessité qui en découle d’une nouvelle diminution de la demande en main-d’œuvre. Buhl paraissait nier la possibilité d’une conquête des marchés étrangers par les Allemands, et M. « N.-on » la nie catégoriquement en ce qui concerne les industriels russes. Chez l’un comme chez l’autre, enfin, cette question des débouchés extérieurs ne fait l’objet d’absolument aucun examen : pas plus l’un que l’autre, ils n’apportent à l’appui de leur opinion le moindre argument sérieux.
Buhl ne tire qu’une conclusion de son analyse; il faut bien réfléchir à la condition de la classe ouvrière avant de lui venir en aide. M. « N.-on » arrive à l’idée qu’une tâche, à vrai dire ardue, mais non irréalisable, incombe à notre société : organiser notre production nationale. Mais, si l’on complète les vues de Buhl par les considérations qu’elles ont inspirées au commentateur du Gesellschaftsspiegel, c’est très exactement la thèse de M. « N.-on » qu’on obtient. M. « N.-on »=Buhl+Gesellschaftsspiegel. Et voici les réflexions auxquelles cette formule nous incite…
M. « N.-on » passe chez nous pour marxiste, voire pour le seul « vrai » marxiste. Mais peut-on dire que la somme des vues de Buhl et du Gesellschaftsspiegel sur la situation en Allemagne vers 1845 équivaut aux vues de Marx en la matière ? En d’autres termes, Buhl — complété par le Gesellschaftsspiegel — était-il marxiste et, de surcroît, le seul vrai marxiste, le marxiste par excellence ? Evidemment, non. De ce que Buhl voyait la contradiction où le développement des forces de production fait tomber le capitalisme, il ne s’ensuit pas pour autant qu’il se plaçait au point de vue de Marx. Il envisageait ces contradictions dans l’abstrait, et, de ce seul fait, l’esprit même de ses recherches n’avait rien de commun avec les idées de Marx. A l’entendre, on pouvait se figurer que le capitalisme allemand allait étouffer du jour au lendemain sous le faix de son propre progrès, qu’il n’avait pas d’issue, que l’artisanat était définitivement capitalisé et que le nombre des ouvriers tomberait d’un coup. Marx n’a jamais énoncé de jugements pareils. Lorsque, à cette date, et, plus encore, quelques années après, il lui arrivait de parler de l’avenir immédiat du capitalisme allemand, il le faisait en de tout autres termes. Et il faut ne rien comprendre à ses idées pour qualifier de vrais marxistes les « N.-on » d’Allemagne ((Dans l’Allemagne d’alors, foisonnaient des « N.-on » de toutes tendances, les plus remarquables, sans doute, étant les conservateurs. Dans une brochure publiée à Darmstadt en 1848 sous un titre interminable — Von der über und unter ihr naturnothwendiges Mass erweiterten und herabgedrückten Concurrenz in allen Nahrungs — und Erwerbszweigen des bürgerlichen Lebens, als der nächsten Ursache des allgemeinen, alle Klassen mehr oder weniger drückengen Nothstandes in Deutschland, insonderheit des Getreidewuchers, sowie von den Mitteln zu ihrer Abstellung. [« De la concurrence s’accroissant ou diminuant au-delà ou en deçà des bornes fixées par les lois naturelles dans toutes les branches de métiers et d’industries de la vie civique, ce phénomène étant considéré en tant que cause immédiate de la misère générale atteignant plus ou moins toutes les classes en Allemagne, et, notamment, de la spéculation sur les céréales, ainsi que des moyens de supprimer ladite concurrence.] — Herr Doktor Karl Vollgraf, ordentlicher Professor der Rechte [professeur ordinaire de droit] donne une peinture de la « patrie allemande » qui ressemble de façon frappante à celle de la situation économique en Russie qu’on trouve dans les Notes sur notre économie sociale, après la réforme de M. « N.-on ». Vollgraf aussi présentait les choses comme si « sous l’action de la libre concurrence » l’évolution des forces de production avait déjà abouti à une diminution du nombre des ouvriers employés dans l’industrie. Et sa description de l’influence du chômage sur l’état du marché intérieur est plus détaillée que celle de Buhl : les producteurs d’une branche d’industrie sont en même temps consommateurs pour les produits d’une autre branche; mais, le chômage affectant leur capacité de débours, la demande diminue; en conséquence, le chômage se généralise; et il entraîne « le paupérisme total » (völliger Pauperismus)… « Vu que la paysannerie se trouve aussi ruinée par la concurrence excessive, il se produit un marasme complet des affaires. L’organisme social se décompose, ses processus physiologiques aboutissent à l’apparition d’une masse sauvage où la faim provoque une fermentation contre laquelle la sanction de l’Etat, voire les armes, s’avèrent impuissantes. » Dans les villages, la libre concurrence suscite un émiettement de la propriété. Il n’est pas une ferme où la main-d’œuvre trouve de l’emploi pour une année entière. « Dans des milliers de villages, surtout dans les régions peu fertiles, les paysans pauvres restent ainsi désœuvrés et inoccupés devant la porte de leurs demeures, exactement comme en Irlande. Nul d’entre eux n’est en état de venir en aide à l’autre, car tous possèdent trop peu, tous ont besoin d’un salaire, tous cherchent du travail sans en trouver. » Vollgraf imaginait pour sa part une série de « mesures » afin de combattre l’influence destructrice de la « libre concurrence » mais dans un tout autre esprit que le socialiste Gesellschaftsspiegel.)).
Tout de même que nos Buhl et nos Vollgraf d’aujourd’hui, les « N.-on » allemands raisonnaient dans l’abstrait. Et raisonner de la sorte revient à s’abuser, même dans le cas où l’on part de principes absolument justes. Rappelez-vous plutôt l’Antiphysique de d’Alembert. Ce philosophe se faisait fort de démontrer, à partir des plus incontestables lois physiques, la nécessité de phénomènes rigoureusement impossibles dans la réalité : il suffisait de pousser jusqu’à son terme l’effet de n’importe quelle loi, en oubliant pour un instant que d’autres en modifient l’action. On arrivait, comme de juste, à des résultats d’une absurdité parfaite; d’Alembert en fournit quelques démonstrations vraiment brillantes; il se proposait même de consacrer ses loisirs à composer toute une Antiphysique. C’est avec le plus grand sérieux, au contraire, que MM. Vollgraf et « N.-on » édifient leur Antiéconomie. Mais le procédé est le même. Ils prennent une loi économique indiscutable et montrent quels effets elle entraîne. Puis, oubliant que l’inscription de cette loi dans les fais constitue tout un processus historique, ils présentent les choses comme si cette loi avait déjà entièrement développé ses effets dans le réel au moment où ils se sont mis à écrire leurs travaux. Il ne reste qu’à accumuler un Himalaya de statistiques plus ou moins digérées, et à citer Marx à tour de bras : qu’il s’agisse de Vollgraf, de Buhl ou de « N.-on », leurs « notes » prendront dès lors un petit air convaincant de travail scientifique dans la manière de l’auteur du Capital. Mais par pur effet de trompe l’œil.
Qu’il se trouve d’énormes lacunes dans l’analyse par Vollgraf de l’économie allemande de son temps, on en a la preuve dans ce fait incontestable qu’il a prophétisé absolument en vain « la décomposition de l’organisme social » en Allemagne. Et que M. « N.-on » ait bien tort d’invoquer Marx, ou que M. Joukovski se soit trompé en recourant au calcul intégral, même le très honoré Serge Krivenko le comprendra sans peine.
Quoi qu’en pensent les messieurs qui accusent Marx d’étroitesse, jamais cet écrivain n’a considéré l’évolution économique d’un pays donné sans la relier aux forces sociales qui, tout en tirant de là leur origine, influent ensuite sur sa direction (cela ne vous est pas encore bien clair, Monsieur Krivenko, mais patience ! ). Une certaine situation économique une fois donnée, du même coup se trouvent données certaines forces sociales dont l’action va nécessairement se répercuter sur le développement de cette situation (la patience vous abandonne, Monsieur Krivenko ? Voici un exemple tangible…). Supposons donnée l’économie anglaise à l’époque de l’accumulation capitaliste primitive. Cela nous donne les forces sociales qui siégeaient au parlement britannique d’alors. Leur action a été une condition nécessaire de l’évolution ultérieure de cette économie tandis que la direction de cette action se trouvait conditionnée par les caractères de la situation économique considérée. Supposons maintenant donnée la situation économique de l’Angleterre contemporaine; cela nous donne ses forces sociales d’aujourd’hui, dont l’action s’exercera sur l’évolution économique future du pays. Lorsque Marx travaillait à ce que d’aucuns jugent bon d’appeler ses prophéties, il envisageait ces forces sociales sans s’imaginer que leur action pourrait être arrêtée au gré de tel ou tel groupe de personnes, fortes seulement de leurs excellentes intentions (« Mit der Gründlichkeit der geschichtlichen Action wird der Umfang der Masse zunehmen, deren Action sie ist (([En même temps que la profondeur de l’action historique, augmentera donc l’étendue de la masse dont elle est l’action.])). »)
Les utopistes allemands d’il y a cinquante ans raisonnaient autrement. En se posant tel ou tel problème, ils n’avaient en vue que les inconvénients de la situation économique de leur pays, et oubliant d’étudier les forces sociales issues de cette situation. La situation économique de notre peuple est attristante, raisonnait le Gesellschaftsspiegel : il nous incombe donc — tâche ardue mais non irréalisable — d’organiser la production. Mais les forces sociales qui tirent leur origine de cette attristante situation économique ne vont-elles pas gêner l’organisation recherchée ? Pétri de bonnes intentions, le Gesellschaftsspiegel ne se le demandait même pas. Jamais l’utopiste ne tient un compte suffisant des forces sociales contemporaines, pour la simple raison — la formule est de Marx — qu’il se place au-dessus de la société. Et, pour la même raison — toujours selon Marx — ses calculs se révèlent « ohne Wirth gemacht (( [Faits sans tenir compte du maître.])) ». Ce qu’il appelle « critique » dénote une totale absence d’esprit critique, l’incapacité de prendre une vue critique du monde extérieur.
L’organisation de la production dans un pays ne peut résulter que de l’action des forces sociales qui s’y trouvent. Qu’exige cette organisation ? La prise de conscience par les producteurs du processus de production envisagé dans sa totalité complexe. Là où cette prise de conscience n’existe pas encore, ériger l’organisation de la production en revendication sociale immédiate ne peut être le fait que de gens demeurés des utopistes incorrigibles, prononceraient-ils cinq milliards de fois le nom de Marx avec la plus profonde vénération. Que dit en son fameux ouvrage M. « N.-on » de cette prise de conscience des producteurs ? Rigoureusement rien : il espère en la conscience de « la société cultivée ». S’il faut, après cela, le proclamer vrai marxiste, pourquoi ne pas proclamer non plus M. Krivenko l’unique hégélien véritable de notre temps, l’hégélien par excellence ?
Il est temps de conclure. De quels résultats sommes-nous redevables à notre méthode historique comparée ? Sauf erreur, des suivants :
- La conviction de Heinzen et de ses partisans que les théories de Marx condamnaient celui-ci à l’inaction en Allemagne s’est révélée saugrenue. Il en sera de même pour l’opinion de M. Mikhaïlovski lorsqu’il prétend que ceux qui ont repris, chez nous, les idées de Marx, loin d’être d’aucune utilité au peuple russe, ne peuvent, au contraire, que lui nuire.
- Les idées de Buhl et de Vollgraf sur la situation économique de l’Allemagne de leur temps se sont révélées superficielles, fragmentaires et fausses en raison de leur abstraction même. On peut redouter que la future histoire économique de la Russie ne découvre des défauts analogues dans les idées de M. « N.-on ».
- Ceux qui, dans l’Allemagne d’il y a cinquante ans, s’assignaient pour tâche immédiate l’organisation de la production, étaient des utopistes. Ce sont des utopistes tout semblables que ceux qui discutent de l’organisation de la production dans la Russie d’aujourd’hui.
- L’histoire a balayé les illusions des utopistes allemands d’il y a cinquante ans. On a toutes raisons de penser qu’un destin comparable attend les illusions de nos utopistes russes. Le capitalisme s’était raillé des premiers; le cœur navré, nous prévoyons qu’il se raillera aussi des seconds.
Ces illusions n’auraient-elles donc apporté aucun avantage au peuple allemand ? Sous le rapport économique, absolument aucun, ou pour être tout à fait exact, presque aucun. Les bazars pour la vente des produits de l’artisanat, et tous les efforts en vue de créer des associations de production ont à peine amélioré le sort d’une centaine de producteurs allemands. Mais ils ont contribué à les éveiller à la conscience. En ce sens, ils leur ont été d’une grande utilité. Et ç’a été également une activité fort utile — directement, cette fois, et non par ricochet — que celle des intellectuels allemands dans le domaine de l’instruction publique — fonction d’écoles, de salles de lecture populaires, etc. Les effets nocifs du capitalisme ne pouvaient être atténués ou supprimés à chaque instant que dans la mesure où progressait la prise de conscience des producteurs. Marx l’avait mieux compris que les utopistes; aussi son action s’est-elle révélée plus utile au peuple allemand.
En Russie aussi, la chose ne fait pas de doute, on assistera au même phénomène. Dans la livraison d’octobre 1894 de Rousskoé Bogatstvo Serge Krivenko « sollicite » — comme on dit chez nous — l’organisation de la production russe. Ce n’est pas avec des « sollicitations » que M. Krivenko changera quoi que ce soit ni rendra qui que ce soit plus heureux. Mais ces sollicitations inhabiles et sans fruit se révéleront de quelque utilité si, en dépit de leurs défauts, elles éveillent à la conscience ne serait-ce qu’un producteur, et M. Krivenko, alors, n’aura pas vécu uniquement pour infliger des entorses à la logique ou citer inexactement les articles en langue étrangère qui ne lui sont pas « sympathiques ». Chez nous aussi on ne pourra lutter contre les effets nocifs de notre capitalisme que dans la mesure où le producteur prendra une conscience accrue de ce qu’il est. La phrase que nous venons d’écrire permettra peut-être à messieurs les subjectivistes de le constater : nous n’avons vraiment rien du « grossier matérialiste »; et notre « étroitesse » réside seulement en ce que nous nous assignons avant tout une mission rigoureusement idéaliste.