Le procès de la colonisation française
Ho Chi Minh
II – L’empoisonnement des Indigènes
Le bon M. Sarraut, ancien ministre radical des Colonies, petit père des indigènes (à ce qu’il dit) adorait les Annamites et était adoré par eux.
Pour leur inculquer la civilisation française dont il était l’agent principal, il ne reculait devant rien, pas même devant les infamies et les crimes. En voici une preuve : c’est la lettre qu’en qualité de gouverneur général de l’Indochine et pour gonfler la poche des bandits coloniaux et la sienne, il adressa à ses subalternes :
«Monsieur le Résident,
Conformément aux instructions de M. le ,directeur général de la Régie, j’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir seconder les efforts de mon service dans l’établissement de nouveaux débits d’opium et d’alcool.
A cet effet, je me permets de vous adresser une liste des débits qu’il y aurait lieu d’installer dans les divers villages mentionnés, dont la plupart sont totalement privés d’alcool et d’opium.
Par l’intermédiaire des gouverneurs cambodgiens et mesrocks [maires de villages cambodgiens], votre influence prépondérante pourrait heureusement faire valoir, à certains petits marchands indigènes, les avantages qu’ils auraient à se livrer à un négoce supplémentaire.
De notre côté, les agents du service actif, dans les tournées, chercheront à installer des débits, à moins que vous préfériez, Monsieur le Résident, qu’ils attendent que vous ayez d’abord agi auprès des autorités pour qu’elles secondent votre action, auquel cas, je vous prie de vouloir bien m’en informer.
Ce n’est que par une entente complète et constante entre votre administration et la nôtre que nous obtiendrons le meilleur résultat, pour le plus grand bien des intérêts du Trésor. »
Signé: ALBERT SARRAUT.»
Il existait alors quinze cents débits d’alcool et d’opium pour mille villages, tandis qu’il n’y avait que dix écoles pour le même nombre de localités. Déjà, avant cette fameuse lettre, on avait ingurgité aux 12 millions d’indigènes femmes et enfants compris 23 à 24 millions de litres d’alcool par an.
Pour les monopoles, l’Indochine sera représentée par un cerf magnifique, impitoyablement ligoté, agonisant sous le bec crochu d’insatiables, vautours.
La Société du monopole de l’alcool comptait parmi ses membres souscripteurs les plus éminents personnages de l’Indochine et toutes les branches de l’Administration y étaient brillamment représentées. La plupart d’entre eux avaient l’avantage d’être d’une incontestable utilité:
La justice, pour trancher les différends avec ceux que l’on voulait imposer :
2 procureurs généraux ;
1 procureur de la République ;
1 greffier-notaire.
L’armée, pour réprimer une révolte que l’on estimait possible du seul fait de l’application du monopole convoité :
1 général de brigade ;
1 lieutenant-colonel ;
2 médecins militaires de haut grade ;
1 commandant ;
2 capitaines.
L’Administration, dont la complaisance désintéressée devait être le meilleur garant pour la réussite de l’opération :
1 résident de France ;
1 receveur des Finances ;
1 trésorier-payeur général ;
1 inspecteur des Postes ;
1 receveur d’Enregistrement ;
1 administrateur des Services civils;
2 professeurs, etc., etc.
Enfin : l’honorable M. Clémente], député du Puy-de-Dôme.
« Que la France regarde et qu’elle soit fière !» s’écria M. Sarraut à l’Exposition coloniale de Marseille. En effet, voici qu’à côté des majestueux caïmans de l’Afrique occidentale, bâillent philosophiquement des chameaux de Tunis ; et des sympathiques crocodiles malgaches causent familièrement avec d’augustes vaches indochinoises.. Jamais l’entente ne fut si parfaite et, en face de l’invasion pacifique des faunes coloniales, la légendaire sardine du VieuxPort, en bonne hôtesse, sourit gracieusement.
Les visiteurs regardent avec un vif intérêt le canapé historique d’un certain gouverneur général, l’épée d’administrateur avec laquelle le résident Darles a piqué les cuisses des détenus tonkinois, et le flambeau dont l’administrateur Bruère s’est servi pour enfumer vivants plus de deux cents indigènes de Houassas.
Le pavillon du Cameroun attire particulièrement l’attention. On y voit un tableau portant ces mots patriotiques : « Les Allemands importaient au Cameroun de grandes quantités d’alcool. Les Français en ont interdit l’usage. »
Cependant, une main malicieuse a collé audessous de ce tableau la lettre de M. Sarraut prescrivant à ses subalternes d’augmenter le nombre des débits d’alcool et d’opium dans les villages annamites, avec cette inscription : « Alors que les Annamites ont déjà : 10 écoles, 1.500 débits d’alcool et d’opium pour 1.000 villages.»
Un fait significatif à propos d’un fonctionnaire qui était à la tête d’une province du Tonkin, Sontâv.
Dans cette province, il y avait une population que l’on estimait à 200.000 habitants. Pour les besoins de la cause, quand il s’agit de pousser la consommation, cette population s’éleva avec une rapidité soudaine : on la porta à 230.000 habitants. Mais, comme ces 230.000 habitants consommaient trop peu, le résident de Sontây arriva, au bout d’une année, à obtenir une consommation de 560.000 litres d’alcool.
Aussitôt, son avancement fut assuré ; il reçut des félicitations.
M. de C… affirme qu’un autre résident lui a montré une lettre émanant de supérieurs hiérarchiques et dans laquelle on lit : « L’alcool consommé dans la préfecture de X.., est tombé à moins de Z… par tête d’inscrit. Ne croyez-vous pas nécessaire de faire un exemple ? »
Le résident ainsi mis en demeure convoqua les notables, leur expliqua que s’ils consommaient si peu, c’est qu’ils faisaient de la contrebande ; et aussitôt les villages, pour avoir la paix, achetèrent la quantité d’alcool officiel, proportionnée au nombre d’habitants, que les estimations des bureaux voulaient leur imposer.
On a fixé, en fait si ce n’est par des moyens légaux, la consommation annuelle de chaque indigène. Et, quand on dit chaque indigène, il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pas seulement des indigènes adultes ; il s’agit de la population tout entière, il s’agit des vieillards, des femmes, des enfants, même à la mamelle ; on contraint en quelque sorte les parents à se substituer à eux pour consommer non plus un, mais deux, trois litres d’alcool.
Les habitants d’un village du Tonkin, se trouvant forcés de consommer, vu la menace qui pesait sur eux, s’adressèrent à leur fonctionnaire européen :
«Nous n’avons pas même de quoi manger. » Le fonctionnaire répondit : « Vous êtes accoutumés à prendre trois repas de riz par jour ; vous n’avez qu’à supprimer un repas, ou, au besoin, un repas et demi, afin de pouvoir consommer l’alcool du gouvernement. »
Jusqu’alors, les consommateurs indigènes avaient coutume de se procurer de l’alcool en petites quantités et ils pouvaient en prendre livraison dans les vases qui leur convenaient. Mais on a établi le régime des bouteilles poinçonnées. L’alcool ne peut être livré qu’en bouteille officielle d’un demi-litre ou d’un litre.
Les Annamites étaient accoutumés à un choumchoum [un alcool] de 20 à 22 degrés : on leur impose un alcool de 40 à 45 degrés, Ils étaient accoutumés à boire un alcool qui présentait un certain goût empyreumatique agréable, dû à la quantité des matières premières que, eux, ils employaient et, parmi lesquelles, un riz des plus délicats : la drogue qu’on ingurgite de force aux Annamites, est fabriquée avec des riz à bon marché, des ingrédients chimiques et a un sale goût.
Les monopoliseurs ont lancé une circulaire pour prescrire à leurs employés le mouillage de l’alcool en vente : à un hectolitre d’alcool, il fallait mêler 8 litres d’eau claire.
On a calculé que, étant donné que chaque jour il se vend 500 hectolitres de cet alcool en Indochine, cela faisait 4.000 litres d’eau claire, et que 4.000 litres à 30 centimes par jour, cela faisait 1.200 piastres par jour, 36.000 piastres par mois, soit un petit bénéfice tiré de la fontaine seule, de 432.000 piastres ou 4 millions de francs par an !
Ainsi, l’alcool, tel qu’il est fabriqué et mis en vente par les monopoliseurs de l’Indochine, ne correspond, ni par le degré, ni par le goût, à ce que demandent les indigènes, et il faut le leur imposer de force.
L’Administration, pressée par les besoins d’argent constants, par l’obligation de faire face aux dépenses croissantes du gouvernement général, des grands emprunts, des constructions militaires et par la nécessité de trouver sinon des emplois réels tout au moins des traitements à une foule de fonctionnaires qu’on lui imposait de Paris, l’Administration a, par tous les moyens, poussé les fonctionnaires, les agents, depuis le résident jusqu’au plus humble employé de l’Etat, à accroître la consommation de l’alcool.