La tâche principale de nos jours
Lénine
12 Mars 1918
Publié dans les Izvestia (quotidien du Soviet de Pétrograd) du Comité exécutif central des Soviets de Russie (Tsik)
Tu es misérable, tu es opulente
Tu es vigoureuse, tu es impuissante,
Petite-mère Russie !
L’histoire de l’humanité opère, de nos jours, un des tournants les plus grands, les plus difficiles, ayant une immense portée, que l’on peut qualifier sans la moindre exagération d’universellement libératrice. Ce tournant va de la guerre à la paix ; de la guerre entre les rapaces qui poussent des millions d’exploités et de travailleurs à la tuerie pour établir une nouvelle modalité dans le partage du butin volé par les brigands les plus forts, — à la guerre des opprimés contre les oppresseurs pour s’affranchir du joug du Capital ; d’un abîme de souffrances, de tourments, de faim, de sauvagerie, au radieux avenir de la société communiste, du bien-être général et d’une paix durable ; rien d’étonnant qu’aux points les plus décisifs de ce tournant si rapide, tandis que tout autour le vieux monde craque et s’effondre dans un fracas effroyable, tandis que naît à côté, dans d’indescriptibles souffrances, un monde nouveau, la tête tourne à quelques-uns, le désespoir s’empare de quelques autres ; d’autres enfin cherchent à fuir la réalité parfois trop amère, pour se réfugier à l’ombre d’une belle, d’une séduisante phrase.
Il a été donné à la Russie de connaître de très près, de vivre d’une façon particulièrement aiguë et douloureuse, les revirements les plus brusques parmi les brusques revirements de l’histoire qui se tourne de l’impérialisme vers la révolution communiste. Nous avons détruit en quelques jours l’une des monarchies les plus anciennes, les plus puissantes, les plus barbares et les plus cruelles. Nous avons franchi en quelques mois les diverses étapes de l’entente avec la bourgeoisie et de la destruction des illusions petites-bourgeoises, étapes auxquelles d’autres pays avaient dû consacrer des dizaines d’années. En quelques semaines, après avoir renversé la bourgeoisie, nous avons eu raison de sa résistance déclarée dans la guerre civile. Nous avons traversé notre immense pays, d’un bout à l’autre, en une marche victorieuse, triomphale, du bolchévisme. Nous avons haussé à la liberté et à une vie indépendante les plus basses couches des masses laborieuses, opprimées par le tsarisme et la bourgeoisie. Nous avons instauré et affermi la République des Soviets, nouveau type d’Etat, incommensurablement plus élevé et plus démocratique que les meilleures des républiques parlementaires bourgeoises. Nous avons institué la dictature du prolétariat, soutenue par les paysans pauvres, et amorcé un système largement conçu de réformes socialistes. Chez des millions et des millions d’ouvriers de tous les pays, nous avons éveillé la foi en leurs propres forces et allumé la flamme de l’enthousiasme. Nous avons lancé partout l’appel à la révolution ouvrière internationale. Nous avons lancé un défi aux rapaces impérialistes de tous les pays.
Et, en quelques jours, un rapace impérialiste qui nous avait attaqués alors que nous étions désarmés, nous a fait toucher terre. Il nous a imposé la signature d’une paix incroyablement lourde et humiliante, — une rançon pour avoir osé nous arracher, ne fût-ce que pour un temps très court, à l’étau de la guerre impérialiste. Le rapace écrase, étrangle, déchire la Russie avec une frénésie d’autant plus grande que se dresse plus menaçant dans son propre pays le spectre de la révolution ouvrière.
Nous avons été contraints de signer une paix « de Tilsit ». Ne nous leurrons pas. Ayons le courage de regarder bien en face la vérité amère, sans fard. Il faut mesurer, sonder jusqu’au fond tout cet abîme de défaite, de démembrement, d’asservissement, d’humiliation dans lequel on nous a fait tomber aujourd’hui. Plus nettement nous nous rendrons compte de notre situation, et plus ferme, mieux trempée, d’une trempe d’acier, sera notre volonté de nous affranchir, notre aspiration à nous relever de l’asservissement à l’indépendance, notre inflexible résolution d’obtenir à tout prix que la Russie, cessant d’être impuissante et misérable, devienne, dans le plein sens de ces mots, vigoureuse et opulente.
Elle peut le devenir, car il nous est tout de même resté suffisamment d’espace et de richesses naturelles pour fournir à tous et à chacun des moyens d’existence en quantité sinon abondante, du moins suffisante. Nous avons ce qu’il faut — des richesses naturelles, des réserves de forces humaines et aussi le magnifique élan que la grande révolution a imprimé au génie créateur du peuple — pour créer une Russie vraiment vigoureuse et opulente. La Russie le deviendra si, rejetant tout découragement et toute phrase, les dents serrées, elle rassemble toutes ses forces ; si elle tend chaque nerf, bande chaque muscle ; si elle comprend que le salut n’est possible que dans la seule voie de la révolution socialiste internationale où nous nous sommes engagés. Persévérer dans cette voie sans se laisser abattre par les défaites, édifier pierre à pierre les fondations solides de la société socialiste, travailler sans relâche à créer une discipline et une autodiscipline, à affermir partout et toujours l’organisation, l’ordre, l’activité féconde, la collaboration harmonieuse des forces du peuple tout entier, le recensement général et le contrôle de la production et de la répartition des produits, tel est le chemin qui conduit à la création de la puissance militaire et de la puissance socialiste.
Il est indigne d’un vrai socialiste de faire le fanfaron, ou de tomber dans le désespoir, quand une pénible défaite lui a été infligée. Il est faux que nous n’ayons pas d’issue et qu’il ne nous reste de choix qu’entre la mort « sans gloire » (du point de vue d’un gentilhomme polonais) qu’est une paix accablante, et une mort « glorieuse » dans un combat désespéré. Il est faux que nous ayons trahi nos idéaux et nos amis en signant une paix « de Tilsit ».
Nous n’avons rien trahi, ni personne, nous n’avons sanctifié ni voilé aucun mensonge ; à aucun ami ou compagnon d’infortune nous n’avons refusé de venir en aide par tout ce qui était en notre pouvoir, par tous les moyens dont nous disposions. Le capitaine qui emmène à l’arrière, en zone profonde, les restes d’une armée battue ou frappée de panique ; le capitaine qui, en cas d’extrême nécessité, protège cette retraite en signant la paix la plus dure et la plus humiliante, ne commet pas une trahison envers les unités de l’armée auxquelles il n’est pas en mesure de porter secours et dont il est coupé par l’ennemi. Ce capitaine fait son devoir en choisissant la seule voie où l’on puisse sauver ce qui peut encore être sauvé, sans se risquer dans des aventures, sans farder aux yeux du peuple l’amère vérité, en « cédant de l’espace, pour gagner du temps », en utilisant toute trêve, si minime fût-elle, pour rassembler des forces, laisser respirer et se remettre un peu l’armée touchée par la désagrégation et la démoralisation.
Nous avons signé une paix « de Tilsit ». Lorsque Napoléon 1er imposa la paix de Tilsit à la Prusse, en 1807, le conquérant avait défait toutes les armées allemandes, occupé la capitale et toutes les grandes villes, institué sa police, obligé les vaincus à lui fournir des corps auxiliaires pour entreprendre de nouvelles guerres de rapine, démembré l’Allemagne en concluant avec tels Etats allemands des alliances contre tels autres. Et pourtant, même après une telle paix, le peuple allemand tint bon ; il sut rassembler ses forces, se relever et conquérir son droit à la liberté et à l’indépendance.
Pour quiconque veut penser et sait penser, l’exemple de la paix de Tilsit (qui ne fut que l’un des nombreux traités durs et humiliants imposés aux Allemands à cette époque) montre avec évidence tout ce qu’il y a de puérilement naïf dans cette idée que, quelles que soient les conditions, une paix accablante est un abîme de perdition, tandis que la guerre est le chemin de la vaillance et du salut. Les époques de guerres nous enseignent que la paix a souvent joué dans l’histoire le rôle d’une trêve pour le rassemblement des forces en vue de nouvelles batailles. La paix de Tilsit fut la plus grande humiliation pour l’Allemagne. Mais en même temps, elle marqua un tournant vers un vaste essor national. A l’époque, la situation historique ne laissait pour cet essor d’autre issue que la formation d’un Etat bourgeois. Alors, il y a plus de cent ans, une infime poignée de nobles et quelques petits groupes d’intellectuels bourgeois faisaient l’histoire, tandis que les masses d’ouvriers et de paysans restaient assoupies, endormies. Aussi l’histoire ne pouvait-elle ramper qu’avec une effrayante lenteur.
Maintenant le capitalisme a porté infiniment plus haut la culture en général, et celle des masses en particulier. La guerre, avec ses horreurs et ses souffrances sans nom a secoué les masses, elle les a réveillées. La guerre a stimulé l’histoire qui file désormais avec la vitesse d’une locomotive. Aujourd’hui des millions et des dizaines de millions d’hommes font eux-mêmes l’histoire. Le développement du capitalisme l’a amené au socialisme. Et c’est pourquoi, si la Russie va aujourd’hui — et elle y va incontestablement — d’une paix « de Tilsit » à l’essor national, à la grande guerre pour le salut de la patrie, l’issue — pour cet essor — n’est pas celle qui conduit à l’Etat bourgeois, mais celle qui conduit à la révolution socialiste internationale. Nous sommes partisans de la défense nationale depuis le 25 octobre 1917. Nous sommes pour la « défense de la patrie », mais la guerre pour le salut de la patrie vers laquelle nous allons, est une guerre pour la patrie socialiste, pour le socialisme devenu patrie, pour la République des Soviets, détachement de l’armée mondiale du socialisme.
« Haine à l’Allemand, sus à l’Allemand ! » — tel était et demeure le mot d’ordre du patriotisme ordinaire, c’est-à-dire bourgeois. Nous dirons, nous : « Haine aux rapaces impérialistes, haine au capitalisme, mort au capitalisme ! » et aussi : « Mets-toi à l’école de l’Allemand ! Sois fidèle à l’alliance fraternelle avec les ouvriers allemands. Ils tardent à nous secourir. Gagnons donc du temps, attendons-les, ils viendront à notre secours. » Oui, mets-toi à l’école de l’Allemand ! L’histoire fait des détours et des zigzags. Il se trouve que c’est l’Allemand qui incarne aujourd’hui, en même temps qu’un impérialisme féroce, les principes de discipline, d’organisation, de collaboration harmonieuse sur la base de l’industrie moderne mécanisée, du recensement et du contrôle les plus rigoureux.
Or, c’est justement ce qui nous manque. Justement ce que nous devons apprendre. Justement ce dont notre grande révolution a besoin pour pouvoir, après un début victorieux, et en passant par de dures épreuves, arriver à la victoire finale. C’est justement ce qu’il faut à la république socialiste soviétique de Russie pour cesser d’être misérable et impuissante, et devenir à jamais opulente et vigoureuse.