La faillite de la II° Internationale
Lénine
I° partie
Les principaux partis socialistes d’Europe ont-ils effectivement renié leurs convictions et renoncé à leurs tâches ? C’est ce dont n’aiment parler, bien entendu, ni les traîtres eux-mêmes, ni ceux qui savent pertinemment – ou devinent confusément – qu’il leur faudra être en bonne amitié et en paix avec ces derniers. Mais, si désagréable que cela puisse paraître aux diverses « autorités » de la II° Internationale ou à leurs amis de fraction parmi les social-démocrates de Russie, nous devons regarder les choses en face, les appeler par leur nom, et dire aux ouvriers la vérité.
Existe-t-il des données concrètes permettant de savoir comment, avant la guerre actuelle et en prévision de celle-ci, les partis socialistes envisageaient leurs tâches et leur tactique ? Oui, incontestablement. C’est la résolution du Congrès socialiste international de Bâle de 1912, que nous reproduisons, avec la résolution du congrès social-démocrate allemand de Chemnitz de la même année((Le congrès de Chemnitz de la social-démocratie allemande (septembre 1912) avait voté une résolution condamnant la politique impérialiste et la marcche à la guerre.)), comme un rappel des « paroles oubliées » du socialisme. Dressant le bilan de l’abondante littérature de propagande et d’agitation de tous les pays contre la guerre, cette résolution constitue l’exposé le plus précis et le plus complet, le plus solennel et le plus catégorique des conceptions socialistes sur la guerre et la tactique à son égard. On ne saurait qualifier autrement que de trahison le simple fait qu’aucune des autorités de l’Internationale d’hier et du social-chauvinisme d’aujourd’hui, ni Hyndman, ni Guesde, ni Kautsky, ni Plékhanov, n’osent rappeler à leurs lecteurs cette résolution sur laquelle ils gardent un silence absolu ou dont ils ne citent (comme le fait Kautsky) que des passages secondaires, en laissant de côté tout l’essentiel. Les résolutions les plus « à gauche », archi-révolutionnaires même, et puis leur oubli le plus impudent ou leur reniement, voilà une des manifestations les plus frappantes de la faillite de l’Internationale et, en même temps, une des preuves les plus flagrantes du fait que seuls des gens dont la naïveté sans exemple confine au désir astucieux de perpétuer l’hypocrisie d’autrefois peuvent croire aujourd’hui à la possibilité d' »amender » le socialisme, d’en « redresser la ligne » en ne recourant qu’à des résolutions.
Hier encore, pour ainsi dire, lorsque Hyndman fit volte-face avant la guerre pour prendre la défense de l’impérialisme, tous les socialistes « respectables » le considéraient comme un hurluberlu qui s’était fourvoyé, et personne ne parlait de lui qu’avec dédain. Or aujourd’hui, les leaders social-démocrates les plus en vue de tous les pays se sont entièrement alignés sur la position de Hyndman, avec simplement des différences de nuances et de tempérament. Et nous ne sommes vraiment pas en mesure d’apprécier et de caractériser par une expression tant soit peu parlementaire le courage civique d’hommes tels que, par exemple, les collaborateurs du Naché Slovo((Naché Slovo (Notre Parole) était le quotidien édité à Paris par un groupe de militants dirigés par Trotsky.)), qui traitent « monsieur » Hyndman sur un ton méprisant, tandis qu’ils parlent du « camarade » Kautsky – ou se taisent à son sujet – d’un air respectueux (ou obséquieux ?). Est-il possible de concilier cette attitude avec le respect du socialisme et de ses convictions en général ? Si vous êtes convaincus de la nature pernicieuse et funeste du chauvinisme de Hyndman, ne convient-il pas de diriger les critiques et les attaques contre un défenseur plus influent et plus dangereux encore de ces conceptions, à savoir Kautsky ?
Les vues de Guesde ont été exposées ces derniers temps de la façon peut-être la plus détaillée par le guesdiste Charles Dumas, dans sa plaquette intitulée : La paix que nous voulons. Ce « chef de cabinet de Jules Guesde », qui signe ainsi la page de titre de la brochure, « cite »naturellement les déclarations antérieures des socialistes faites dans un esprit patriotique (de même que le social-chauvin allemand David rapporte des déclarations analogues dans sa dernière brochure sur la défense de la patrie), mais il ne mentionne pas le manifeste de Bâle. Plékhanov passe également sous silence ce manifeste, en présentant avec une suffisance extraordinaire des platitudes chauvines. Kautsky est semblable à Plékhanov : citant le manifeste de Bâle, il en omet tous les passages révolutionnaires (c’est-à-dire tout son contenu essentiel !), probablement sous prétexte des interdits de la censure. . . La police et les autorités militaires, dont la censure interdit de parler de la lutte des classes et de la révolution, viennent « très opportunément » en aide à ceux qui ont trahi le socialisme
Mais peut-être le manifeste de Bâle est-il un appel vide de contenu, sans teneur précise, ni historique, ni tactique, qui puisse le rattacher absolument à la guerre concrète d’aujourd’hui ?
Bien au contraire. La résolution de Bâle renferme moins de déclamations creuses que les autres, et bien plus de contenu concret. La résolution de Bâle parle précisément de cette guerre qui a éclaté, précisément de ces conflits impérialistes qui se sont déchaînés en 1914-1915. Les conflits entre l’Autriche et la Serbie au sujet des Balkans, entre l’Autriche et l’Italie au sujet de l’Albanie, etc., entre l’Angleterre et l’Allemagne au sujet des débouchés et des colonies en général, entre la Russie et la Turquie, etc., au sujet de l’Arménie et de Constantinople, voilà ce dont parle la résolution de Bâle, en prévision justement de la guerre actuelle. A propos, très précisément, de la guerre actuelle entre les « grandes puissances européennes », la résolution de Bâle déclare qu’on ne peut « couvrir » cette guerre « du moindre prétexte d’intérêt national » !
Et si aujourd’hui Plékhanov et Kautsky – nous prenons les deux socialistes autorisés les plus typiques et les plus proches de nous, dont l’un écrit en russe et l’autre est traduit en cette langue par les liquidateurs((Les liquidateurs étaient opposés à la constitution d’un parti révolutionnaire illégal en Russie et défendaient la nécessité de créer un parti agissant dans le cadre étroit permis par le régime. Il avaient été exclus du P.O.S.D.R. en 1912.)) cherchent à la guerre (avec l’aide d’Axelrod) diverses « justifications populaires » (ou, plus exactement, populacières, tirées de la presse à sensation de la bourgeoisie), s’ils se réfèrent, avec un air docte et une provision de fausses citations de Marx, aux « exemples », aux guerres de 1813 et de 1870 (Plékhanov) ou à celles de 1854-1871, 1876-1877, 1897 (Kautsky), seuls des gens n’ayant vraiment pas l’ombre de convictions socialistes, pas une goutte de conscience socialiste, peuvent prendre « au sérieux » de pareils arguments, peuvent ne pas les taxer de jésuitisme inouï, d’hypocrisie et de prostitution du socialisme ! Que la direction « Vorstand » du parti en Allemagne jette l’anathème sur la nouvelle revue de Mehring et de Rosa Luxemburg (Die Internationale((Cette revue venait de publier son premier numéro.))) pour avoir apprécié Kautsky à sa juste valeur; que Vandervelde, Plékhanov, Hyndman et consorts – aidés par la police de l' »Entente » traitent de même leurs adversaires, nous répondrons par la simple réimpression du manifeste de Bâle, qui dénonce cette volte-face de chefs pour laquelle il n’est point d’autre mot que celui de trahison.
La résolution de Bâle ne parle pas de la guerre nationale, de la guerre du peuple, dont on a vu des exemples en Europe et qui sont même typiques pour la période 1789-1871, ni de la guerre révolutionnaire que les social-démocrates n’ont jamais juré de ne pas faire; elle parle de la guerre actuelle, engagée sur le terrain de l’ « impérialisme capitaliste » et des « intérêts dynastiques », sur le terrain de la « politique de conquête » des deux groupes de puissances belligérantes, du groupe austro-allemand comme du groupe anglo-franco-russe. Plékhanov, Kautsky et consorts trompent tout bonnement les ouvriers en reprenant le mensonge intéressé de la bourgeoisie de tous les pays, qui multiplie ses efforts pour présenter cette guerre de rapine impérialiste, coloniale, comme une guerre populaire, défensive (pour qui que ce soit), et en cherchant à la justifier par des exemples historiques relatifs à des guerres non impérialistes.
La question du caractère impérialiste, spoliateur, antiprolétarien de la guerre actuelle a depuis longtemps dépassé le stade d’un problème purement théorique. Ce n’est pas seulement sous l’angle théorique que l’impérialisme, dans ses traits principaux, est d’ores et déjà considéré comme la lutte de la bourgeoisie périclitante, caduque, pourrie, pour le partage du monde et l’asservissement des « petites » nations; ces conclusions n’ont pas seulement été reprises des milliers de fois par les innombrables publications socialistes de tous les pays; ce n’est pas seulement un porte-parole d’une nation « alliée » par rapport à notre pays, le français Delaisi, par exemple, dans sa brochure La guerre qui vient (1911!), qui a expliqué d’une manière populaire le caractère spoliateur de la guerre actuelle également pour ce qui est de la bourgeoisie française. Il y a plus encore. Les délégués des partis prolétariens de tous les pays ont unanimement et formellement exprimé, à Bâle, leur conviction inébranlable de l’imminence d’une guerre qui serait précisément d’un caractère impérialiste, et ils ont tiré de ce fait des conclusions tactiques. Aussi, doit-on, notamment, récuser sur-le-champ comme des sophismes tous les arguments suivant lesquels la distinction entre la tactique nationale et la tactique internationale n’a pas été suffisamment étudiée (voir la dernière interview d’Axelrod dans les n° 87 et 90 de Naché Slovo), etc., etc. C’est un sophisme, car l’étude scientifique détaillée de l’impérialisme est une chose; cette étude ne fait que commencer et elle est sans fin, de par sa nature, comme la science en général. Autre chose sont les principes de la tactique socialiste contre l’impérialisme capitaliste, exposés dans les millions d’exemplaires des journaux social-démocrates et dans les décisions de l’Internationale. Les partis socialistes ne sont pas des clubs de discussion, mais des organisations du prolétariat en lutte, et lorsque des bataillons sont passés à l’ennemi, il faut les flétrir et les proclamer traîtres, sans se laisser « prendre » aux discours hypocrites qui disent que « tout le monde » ne conçoit pas l’impérialisme « de la même façon »; que, par exemple, le chauvin Kautsky et le chauvin Cunow sont capables d’écrire là-dessus des volumes que la question « n’a pas été suffisamment débattue », etc., et ainsi de suite. Le capitalisme dans toutes les manifestations de son brigandage et dans les moindres ramifications de son développement historique et de ses particularités nationales ne sera jamais étudié jusqu’au bout; les savants (et les pédants surtout) ne cesseront jamais de controverser sur les détails particuliers. Il serait ridicule de renoncer « de ce fait » à la lutte socialiste contre le capitalisme, de ne pas vouloir s’opposer à ceux qui ont trahi cette lutte. Or, que nous proposent d’autre Kautsky, Cunow, Axelrod, etc ?
Car enfin, personne n’a même essayé d’analyser la résolution de Bâle aujourd’hui, depuis que la guerre a éclaté, et de démontrer qu’elle est erronée !