La faillite de la II° Internationale
Lénine
IV° partie
La théorie du social-chauvinisme la plus subtile, la plus habilement maquillée d’un semblant de science et d’internationalisme, est celle de l' »ultra-impérialisme » énoncée par Kautsky. Voici l’exposé le plus clair, le plus précis et le plus récent qu’on en ait fait, et que nous empruntons à l’auteur lui-même :
« La régression du mouvement protectionniste en Angleterre; l’abaissement des tarifs douaniers en Amérique; la tendance au désarmement; le déclin rapide, dans les dernières années ayant précédé la guerre, de l’exportation des capitaux de France et d’Allemagne; enfin, l’entrelacement international croissant des diverses cliques du capital financier, – tout cela m’a incité à me demander s’il ne serait pas possible que la politique impérialiste actuelle fût supplantée par une politique nouvelle, ultra-impérialiste, qui substituerait à la lutte entre les capitaux financiers nationaux l’exploitation de l’univers en commun par le capital financier uni à l’échelle internationale. Une telle phase nouvelle du capitalisme est en tout cas concevable. Est-elle réalisable ? Il n’existe pas encore de prémisses suffisantes pour trancher la question. » (Neue Zeit, n° 5, 30 avril 1915, p. 144).
« … Le cours et l’issue de la guerre actuelle peuvent être à cet égard décisifs. La guerre peut écraser complètement les faibles germes de l’ultra-impérialisme en attisant au plus haut point la haine nationale également entre les capitalistes financiers, en intensifiant la course aux armements et rivalisant de vitesse, en rendant inévitable une deuxième guerre mondiale. La prévision que j’ai formulée dans ma brochure Le chemin du pouvoir se réalisera alors dans des proportions terribles, l’aggravation des contradictions de classe grandira rapidement de même que le dépérissement moral (Abwirtschaftung, littéralement déclin économique, faillite) du capitalisme. .. » (A noter que par ce vocable recherché, Kautsky. entend purement et simplement l' »hostilité » envers le capitalisme de la part des « couches intermédiaires entre le prolétariat et le capital financier », à savoir « les intellectuels, les petits bourgeois, voire les petits capitalistes »). . . « Mais la guerre peut aussi finir autrement. Elle peut se terminer de façon telle que les faibles germes de l’ultra-impérialisme se trouvent renforcés. Ses enseignements (retenez ceci !) peuvent accélérer un développement qui se serait fait longuement attendre en temps de paix. Si l’on en arrive à une entente entre les nations, au désarmement, à une paix durable, les pires causes qui, avant la guerre, provoquaient dans des proportions croissantes le dépérissement moral du capitalisme, pourront disparaître ». La phase nouvelle apportera naturellement de « nouvelles calamités », « peut-être pires encore », au prolétariat; mais, « pour un temps » l' »ultra-impérialisme » « pourrait créer une ère de nouvelles espérances et de nouvelles attentes dans le cadre du capitalisme » (p. 145).
Comment la justification du social-chauvinisme est-elle déduite de cette « théorie » ?
D’une façon assez étrange, pour un « théoricien ». Voici comment :
Les social-démocrates de gauche d’Allemagne soutiennent que l’impérialisme et les guerres qu’il engendre ne sont pas l’effet du hasard, mais le produit inévitable du capitalisme qui a amené la domination du capital financier. Aussi est-il nécessaire de passer à la lutte révolutionnaire des masses, l’époque du développement relativement pacifique ayant fait son temps. Les social-démocrates « de droite » déclarent brutalement : du moment que l’impérialisme est « nécessaire » il faut que nous soyons impérialistes, nous aussi. Kautsky, qui tient le rôle du « centre », joue les conciliateurs :
« L’extrême-gauche », écrit-il dans sa brochure : l’Etat national, l’Etat impérialiste et l’union des Etats (Nuremberg 1915) veut « opposer » à l’inévitable impérialisme le socialisme, c’est-à-dire « non seulement la propagande du socialisme, que nous opposons depuis un demi-siècle à toutes les formes de la domination capitaliste, mais sa réalisation immédiate. Voilà qui semble très radical, mais cela ne peut que pousser tous ceux qui ne croient pas à la réalisation pratique immédiate du socialisme dans le camp de l’impérialisme » (p. 17, les mots soulignés le sont par nous).
Quand il parle de la réalisation immédiate du socialisme, Kautsky « réalise » une supercherie, en profitant de ce qu’en Allemagne, sous le régime de la censure militaire surtout, on ne peut parler d’action révolutionnaire. Kautsky sait parfaitement que les gauches exigent du Parti une propagande immédiate et la préparation d’actions révolutionnaires, et non point « la réalisation pratique immédiate du socialisme ».
De la nécessité de l’impérialisme, les gauches tirent la nécessité des actions révolutionnaires. Kautsky se sert de la « théorie de l’ultra-impérialisme » pour justifier les opportunistes, pour présenter les choses de façon à faire croire qu’ils n’ont pas du tout rallié le camp de la bourgeoisie, mais que simplement ils « ne croient pas » au socialisme immédiat, pensant qu’une nouvelle « ère de désarmement et de paix durable « peut survenir ». Cette « théorie » se réduit au fait, et à ce fait seulement, que Kautsky justifie par l’espoir en une nouvelle ère pacifique du capitalisme le ralliement des opportunistes et des partis social-démocrates officiels à la bourgeoisie et leur reniement de la tactique révolutionnaire (c’est-à-dire prolétarienne) au cours de la présente période orageuse, en dépit des déclarations solennelles de la résolution de Bâle !
Remarquez que Kautsky, loin de proclamer que la phase nouvelle découle et doit résulter de telles ou telles circonstances et conditions, déclare tout net : je ne puis même pas dire encore si cette nouvelle phase est ou non « réalisable ». En effet, considérez les « tendances » à l’ère nouvelle qu’il a signalées. Il est frappant de constater que l’auteur classe au nombre des phénomènes économiques la « tendance au désarmement » ! C’est là se dérober aux faits indubitables, qui ne s’accordent nullement avec la théorie de l’atténuation des contradictions, pour se réfugier à l’ombre d’inoffensives parlotes et rêveries petites-bourgeoises. L' »ultra-impérialisme » de Kautsky – ce terme, soit dit en passant, n’exprime pas le moins du monde ce que veut dire l’auteur – signifierait une atténuation formidable des contradictions du capitalisme. « Régression du mouvement protectionniste en Angleterre et en Amérique » – nous dit-on. Y a-t-il là la moindre tendance à une ère nouvelle ? Le protectionnisme rigide de l’Amérique est affaibli, mais il subsiste, tout comme subsistent les privilèges, les tarifs préférentiels des colonies anglaises au profit de l’Angleterre. Rappelons-nous dans quelles conditions s’est effectué le passage de l’époque précédente, « pacifique », du capitalisme, à l’époque actuelle, impérialiste : la libre concurrence a cédé la place aux unions de capitalistes monopoleurs et le globe a été entièrement partagé. Il est clair que ces deux faits (et facteurs) sont d’une importance réellement mondiale : le commerce libre et la concurrence pacifique étaient possibles et nécessaires tant que le capital pouvait sans encombre étendre ses colonies et s’emparer en Afrique, etc., de terres inoccupées; au surplus, la concentration du capital était encore faible, et il n’y avait pas encore d’entreprises monopolistes, c’est-à-dire assez considérables pour dominer l’ensemble d’une branche d’industrie donnée. L’apparition et le développement de telles entreprises monopolistes (il est à présumer que ce processus ne s’est arrêté ni en Angleterre, ni en Amérique; Kautsky lui-même n’oserait probablement pas nier que la guerre l’a accéléré et accentué) rendent impossible l’ancienne libre concurrence et minent le terrain sous ses pas, tandis que le partage du globe oblige à passer de l’expansion pacifique à la lutte armée pour un nouveau partage des colonies et des sphères d’influence. Il est ridicule de penser que l’affaiblissement du protectionnisme dans deux pays puisse y changer quoi que ce soit.
Ensuite, la réduction des exportations de capitaux dans deux pays durant quelques années. Chacun de ces deux pays, la France et l’Allemagne, possédait à l’étranger, en 1912 par exemple, d’après les statistiques de Harms, un capital d’environ 35 milliards de marks (près de 17 milliards de roubles); et l’Angleterre, à elle seule, en comptait le double((Cf. Bernhard HARMS: Probleme der Weltwirtschaft (Problèmes de l’économie mondiale, Jena 1912. George PAISH: « Great Britains Capital Investments in Colonies », dans le Journal of the Royal Statistical Society (« Investissements des capitaux anglais dans les colonies », dans la Revue de la Société royale de statistique). vol. LXXIV, 1910-1911, p. 167. Lloyd George, dans un discours prononcé au début de 1915, évaluait les capitaux anglais investis à l’étranger à 4 milliards de livres sterling, soit près de 80 milliards de marks. (Note de Lénine).)). La croissance des exportations de capitaux n’a jamais été et ne pouvait être régulière en régime capitaliste. Que l’accumulation du capital se soit affaiblie ou que la capacité du marché intérieur ait été considérablement modifiée, par exemple, par une amélioration sensible de la situation des masses, Kautsky ne saurait le prétendre. Dans ces conditions, le fait que, dans deux pays, les exportations de capitaux ont baissé pendant quelques années ne permet pas de conclure à l’avènement d’une ère nouvelle.
« Entrelacement international croissant des diverses cliques du capital financier. » C’est la seule tendance réellement générale et incontestable, non pas de quelques années ni de deux pays, mais du monde entier, de l’ensemble du capitalisme. Mais pourquoi doit-il en résulter une tendance au désarmement, et non aux armements, comme ce fut le cas jusqu’à présent ? Prenons n’importe quelle firme mondiale « de canons » (ou, plus généralement, produisant du matériel de guerre), par exemple Armstrong. Dernièrement, l’Economist anglais (du 1° mai 1915) annonçait que les bénéfices de cette firme étaient passés de 606 000 livres sterling (près de 6 millions de roubles) en 1905-1906 à 856 000 en 1913 et 940 000 (9 millions de roubles) en 1914. L’interpénétration du capital financier est très grande ici et ne fait que progresser; des capitalistes allemands « participent » aux affaires de la firme anglaise; des firmes anglaises construisent des sous-marins pour l’Autriche, etc. Le capital internationalement entrelacé réalise d’excellentes affaires grâce aux armements et aux guerres. Conclure, du fait que les divers capitaux nationaux sont groupes et enchevêtrés en un tout international unique, à une tendance économique au désarmement, c’est substituer les pieux souhaits petits-bourgeois sur l’atténuation des contradictions de classe à leur aggravation réelle.