La faillite de la II° Internationale
Lénine
VII° partie
La question scientifique et politique capitale que Kautsky élude délibérément par toutes sortes de stratagèmes, procurant ainsi un immense plaisir aux opportunistes, est de savoir comment les représentants les plus en vue de la II~ Internationale ont pu trahir le socialisme.
Ce qui nous intéresse ici, ce n’est évidemment pas la biographie de telles ou telles personnalités. Leurs futurs biographes devront examiner le problème également sous cet angle, mais le mouvement socialiste s’intéresse aujourd’hui à tout autre chose, à l’étude de l’origine historique, des conditions, de l’importance et de la force du courant social-chauvin. 1) D’où provient le social-chauvinisme ? 2) Qu’est-ce qui lui a donné sa force ? 3) Comment le combattre ? Seule cette façon de poser le problème est sérieuse, tandis que le recours aux arguments « de personnes » n’est en pratique qu’une simple échappatoire, une ruse de sophiste.
Pour répondre à la première question il faut voir, premièrement, si le contenu idéologique et politique du social-chauvinisme n’est pas en liaison avec quelque ancien courant du socialisme. Deuxièmement, quel est le rapport, quant aux divisions politiques réelles, entre la division présente des socialistes en adversaires et défenseurs du social-chauvinisme et les délimitations anciennes, historiquement antérieures ?
Par social-chauvinisme nous entendons la reconnaissance de l’idée de la défense de la patrie dans la guerre impérialiste actuelle, la justification de l’alliance des socialistes avec la bourgeoisie et les gouvernements de « leurs » pays respectifs dans cette guerre, le refus de préconiser et de soutenir les actions révolutionnaires prolétariennes contre « leur » bourgeoisie, etc. Il est tout à fait évident que le contenu idéologique et politique essentiel du social-chauvinisme concorde entièrement avec les principes de l’opportunisme. C’est un seul et même courant. L’opportunisme, placé dans le cadre de la guerre de 1914-1915, engendre le social-chauvinisme. Le principal, dans l’opportunisme, c’est l’idée de la collaboration des classes. La guerre pousse cette idée à son terme logique en adjoignant à ses facteurs et stimulants coutumiers toute une série de facteurs et stimulants exceptionnels, en obligeant, au moyen de menaces et de violences particulières, la masse amorphe et divisée à collaborer avec la bourgeoisie : cela élargit naturellement le cercle des partisans de l’opportunisme et explique pleinement le passage à ce camp de bien des radicaux d’hier.
L’opportunisme consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux de la masse des hommes aux intérêts temporaires d’une infime minorité d’entre eux, ou, en d’autres termes, l’alliance d’une partie des ouvriers avec la bourgeoisie contre la masse du prolétariat. La guerre rend cette alliance particulièrement manifeste et forcée. L’opportunisme a été engendré pendant des dizaines d’années par les particularités de l’époque du développement du capitalisme où l’existence relativement pacifique et aisée d’une couche d’ouvriers privilégiés les « embourgeoisait », leur donnait des bribes des bénéfices du capital national, leur épargnait la détresse, les souffrances, et les détournait des tendances révolutionnaires de la masse vouée à la ruine et à la misère. La guerre impérialiste est le prolongement direct et le couronnement de cet état de choses, car c’est une guerre pour les privilèges des nations impérialistes, pour un nouveau partage entre elles des colonies, pour leur domination sur les autres nations. Sauvegarder et consolider leur situation privilégiée de « couche supérieure », de petite bourgeoisie ou d’aristocratie (et de bureaucratie) de la classe ouvrière, tel est le prolongement naturel en temps de guerre des espoirs opportunistes petits-bourgeois et de la tactique correspondante, telle est la base économique du social-impérialisme d’aujourd’hui((Quelques exemples pour montrer combien les impérialistes et les bourgeois apprécient hautement l’importance des privilèges nationaux et des « grandes puissances » quand il s’agit de diviser les ouvriers et de les détourner du socialisme. L’impérialiste anglais Lucas, dans son ouvrage : La Grande Rome et la Grande-Bretagne (Oxford 1912), reconnaît l’inégalité des droits des hommes de couleur dans l’Empire britannique contemporain (pp. 96-97), et fait observer que « dans notre Empire, lorsque les ouvriers blancs travaillent à côté des ouvriers de couleur… ce n’est pas comme des camarades, mais l’ouvrier blanc est plutôt le surveillant… de l’ouvrier de couleur » (p. 98). Erwin Belger, ex-secrétaire de la Ligue du Reich contre les social-démocrates, dans sa brochure intitulée : La Social-démocratie après la guerre (1915), loue la conduite des social-démocrates et déclare qu’ils doivent devenir un « parti purement ouvrier » (p. 43), un « parti ouvrier allemand », « national » (p. 45), sans idées « révolutionnaires », « internationalistes, utopiques » (p. 44). L’impérialiste allemand Sartonus von Waltershausen, dans son ouvrage sur les investissements de capitaux à l’étranger (1907), blâme les social-démocrates allemands qui méconnaissent le « bien de la nation » (p. 438), lequel consiste à conquérir des colonies, et loue les ouvriers anglais pour leur « réalisme », par exemple pour leur lutte contre l’immigration. Le diplomate allemand Ruedorffer, dans son livre sur les principes de la politique mondiale, souligne ce fait universellement connu que l’internationalisation du capital n’élimine pas le moins du monde l’aggravation de la lutte des capitaux nationaux pour le pouvoir, pour l’influence, pour la « majorité des actions » (p. 161), et fait remarquer que les ouvriers sont entraînés dans cette lutte aggravée (p. 175). Le livre est daté d’octobre 1913, et l’auteur parle avec la plus grande clarté des « intérêts capitalistes » (p. 157) comme de la cause des guerres contemporaines; il déclare que la question de la « tendance nationale » devient le « pivot » du socialisme (p. 176), et que les gouvernements n’ont rien à craindre des manifestations internationalistes des social-démocrates (p. 177) qui deviennent en fait, toujours plus nationaux (pp. 103, 110, 176). Le socialisme international vaincra s’il arrache les ouvriers à l’influence du nationalisme, car on ne fait rien par la seule violence, mais il subira une défaite si le sentiment national prend le dessus (pp.173-174). (Note de Lénine.))). Et, bien entendu, la force de l’habitude, la routine d’une évolution relativement « pacifique », les préjugés nationaux, la peur des brusques changements et l’incrédulité à leur égard, tout cela a joué le rôle de circonstances complémentaires qui ont renforcé l’opportunisme aussi bien que la conciliation hypocrite et lâche avec lui, soit-disant pour un temps seulement, soit-disant seulement pour des causes et des motifs particuliers. La guerre a modifié l’aspect de l’opportunisme qui avait été cultivé durant des dizaines d’années; elle l’a porté à un degré supérieur, a augmenté le nombre et la variété de ses nuances, multiplié les rangs de ses partisans, enrichi leur argumentation d’une foule de nouveaux sophismes; elle a fondu pour ainsi dire quantité de nouveaux ruisseaux et filets avec le courant principal de l’opportunisme, mais ce courant principal n’a pas disparu. Au contraire.
Le social-chauvinisme, c’est l’opportunisme mûri au point que cet abcès bourgeois ne peut plus continuer à subsister comme autrefois au sein des partis socialistes.
Les gens qui ne veulent pas voir la liaison extrêmement étroite et indissoluble du social-chauvinisme avec l’opportunisme se saisissent de faits et de « cas » isolés pour avancer que tel opportuniste est devenu internationaliste, et que tel radical est devenu chauvin. Mais c’est là un argument qui n’a vraiment rien de sérieux quand on discute du développement de courants. Premièrement, le chauvinisme et l’opportunisme ont la même base économique dans le mouvement ouvrier : l’alliance de couches supérieures, peu nombreuses, du prolétariat et de la petite bourgeoisie, qui bénéficient des miettes que leur laissent les privilèges de « leur » capital national, contre la masse des prolétaires, la masse des travailleurs et des opprimés en général. Deuxièmement, le contenu idéologique et politique des deux courants est le même. Troisièmement, l’ancienne division des socialistes en un courant opportuniste et un courant révolutionnaire, qui caractérisait l’époque de la II° Internationale (1889-1914), correspond dans l’ensemble à la nouvelle division en chauvins et internationalistes.
Pour se convaincre de la justesse de cette dernière thèse, il faut se rappeler cette règle que la science sociale (comme aussi la science en général) s’occupe de phénomènes de masse, et non de faits isolés. Prenez dix pays européens : l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, l’Italie, la Hollande, la Suède, la Bulgarie, la Suisse, la France et la Belgique. Dans les huit premiers, la nouvelle division des socialistes (selon qu’ils sont internationalistes ou non) correspond à l’ancienne (selon qu’ils sont opportunistes ou non) : en Allemagne. la revue Sozialistische Monatshefte((Ces cahiers étaient la principale revue révisionniste en Allemagne. Elle parut de 1897 à 1933 et avait une influence qui dépassait largement les frontières de l’Allemagne.)) (Cahiers Socialistes mensuels), citadelle de l’opportunisme, est devenue la citadelle du chauvinisme. Les idées de l’internationalisme sont soutenues par l’extrême-gauche. En Angleterre, le Parti socialiste britannique((Le B.S.P. (British Socialist Party), fondé en 1911, est le premier parti marxiste ayant existé en Angleterre. Il n’aura jamais une influence de masse. En 1914, il se divisera entre social-chauvins (dirigés par Hyndman) et internationalistes (dirigés par Mc Lean, Gallacher et Inpkin). Ces derniers prendront la majorité du parti en 1916. Le B.S.P. sera le coeur des forces permettant la constitution du P.C. britannique en 1920.)) compte près de 3/7 d’internationalistes (66 voix pour la résolution internationaliste contre 84, d’après les dernières évaluations), tandis que le bloc des opportunistes (Labour Party-Fabiens((La société fabienne, ultra-réformiste, tirait son nom de général romain Fabius Cunctator (« Le temporisateur« ). Elle adhèrera en 1900 au Labour Party et influencera considérablement les dirigeants de ce parti.)) -Independent Labour Party((L’I.L.P. sera le premier parti ouvirer indépendant d’Angleterre. Il était fondamentalement réformiste mais adoptera notamment des positions anti-guerre en 1914, sur lesquelles il reviendra ensuite.))) compte moins de 1/7 d’internationalistes((Généralement, on compare le seul « Parti ouvrier .indépendant » avec le « Parti socialiste britannique ». Ce n’est pas juste. On doit prendre non pas les formes d’organisation, mais le fond même de la question. Voyez les journaux quotidiens : il y en avait deux : l’un (le Daily Herald) appartenait au Parti socialiste britannique, l’autre (le Daily Citizen) appartenait au bloc des opportunistes. Les quotidiens expriment le travail réel de propagande, d’agitation et d’organisation. (Note de Lénine.))). En Russie, la revue liquidatrice Nacha Zaria((Nacha Zaria (Notre Aurore) était la revue menchévique légale de 1910 à 1914. Elle était dirigée par Plekhanov.)), noyau principal des opportunistes, est devenue le noyau principal des chauvins. Plékhanov avec Alexinsky font plus de bruit, mais nous savons, ne serait-ce que par l’expérience des cinq années 1910-1914, qu’ils sont incapables de faire une propagande méthodique parmi les masses en Russie. Le principal noyau des internationalistes en Russie est constitué par le « pravdisme » et la Fraction ouvrière social-démocrate de Russie, en tant que représentant des ouvriers d’avant-garde qui reconstituèrent le Parti en janvier 1912((En 1912, eût lieu à Prague la VI° conférence du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (18-30 janvier). Elle procéda notamment à l’exclusion du parti des « liquidateurs ».)).
En Italie, le parti de Bissolati et consorts, purement opportuniste, est devenu chauvin. L’internationalisme est représenté par le parti ouvrier. Les masses ouvrières sont pour ce parti; les opportunistes, les parlementaires, les petits bourgeois sont pour le chauvinisme. On a pu en Italie, pendant plusieurs mois, arrêter son choix librement, et ce choix s’est fait non pas au hasard, mais suivant la différence entre la situation sociale de la masse des prolétaires et celle des couches petites-bourgeoises.
En Hollande, le parti opportuniste de Troelstra s’accorde avec le chauvinisme en général (il ne faut pas se laisser induire en erreur par le fait qu’en Hollande les petits bourgeois, ainsi que les grands, haïssent particulièrement l’Allemagne, toute prête à les « avaler »). Les internationalistes conséquents, sincères, ardents, convaincus, ont été fournis par le parti marxiste, Gorter et Pannekoek en tête. En Suède, le leader opportuniste Branting s’indigne qu’on puisse accuser les socialistes allemands de trahison, tandis que le chef des gauches Hoeglund déclare que c’est précisément le point de vue de nombre de ses partisans (voir le Social-Démocrate n° 36). En Bulgarie, les adversaires de l’opportunisme, les tesniaki((Les Tesniaki (« Etroits ») formaient le parti révolutionnaire indépendant de Bulgarie depuis 1903. Ils étaient dirigés par D. Blagoïev et comptaient Dimitrov et Rakovsky parmi leurs dirigeants. Ces militants adopteront des positions internationalistes en 1914 et seront à l’origine de la fondation du P.C. bulgare.)), accusent dans leur organe (le Novo Vreme) les social-démocrates allemands d’avoir « commis des vilenies ». En Suisse, les partisans de l’opportuniste Greulich sont enclins à justifier les social-démocrates allemands (voir leur organe Le Droit du peuple de Zürich), tandis que les partisans de R. Grimm, qui est beaucoup plus radical, ont fait du journal de Berne (la Berner Tagwacht) l’organe des gauches allemands. Deux pays seulement sur dix, la France et la Belgique, font exception; mais là encore nous remarquons, à proprement parler, non point l’absence d’internationalistes, mais la faiblesse et l’abattement extrêmes (en partie pour des raisons parfaitement compréhensibles) de ces derniers; n’oublions pas que Vaillant lui-même a reconnu dans l’Humanité avoir reçu de ses lecteurs des lettres à tendance internationaliste, dont pas une seule n’a été publiée par lui in extenso
En général, Si l’on considère les courants et les tendances, on ne peut manquer de reconnaître que c’est l’aile opportuniste du socialisme européen qui a trahi le socialisme et est passée au chauvinisme. D’où lui vient sa force, son apparente omnipotence dans les partis officiels ? Kautsky, qui s’entend très bien à poser les problèmes historiques, notamment lorsqu’il est question de la Rome antique et de toutes autres matières analogues qui ne touchent pas de trop près à la réalité vivante, fait hypocritement semblant de ne pas le comprendre, maintenant que lui-même est mis en cause. Mais la chose est on ne peut plus claire. Ce qui a donné aux opportunistes et aux chauvins une force gigantesque, c’est leur alliance avec la bourgeoisie, les gouvernements et les états-majors généraux. C’est ce qu’on oublie trop souvent chez nous en Russie, où l’on considère que les opportunistes sont une portion des partis socialistes, qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours deux ailes extrêmes dans ces partis, que le tout est d’éviter les attitudes « extrêmes », etc., etc., comme le disent tous les poncifs des philistins.
En réalité, l’affiliation formelle des opportunistes aux partis ouvriers ne les empêche nullement d’être – objectivement – un détachement politique de la bourgeoisie, d’être le canal par lequel elle exerce son influence, d’être ses agents au sein du mouvement ouvrier. Lorsque l’opportuniste Südekum, fameux à la manière d’Erostrate a fait la démonstration évidente de cette vérité sociale, de cette vérité de classe, bien des braves gens en restèrent tout ébahis. Les socialistes français et Plékhanov commencèrent à montrer du doigt Südekum, encore qu’il eût suffi à Vandervelde, Sembat et Plékhanov de jeter un coup d’œil dans une glace pour apercevoir autant de Südekum sous une physionomie nationale légèrement différente. Les membres du Comité central allemand (Vorstand), qui louent Kautsky et que ce dernier loue à son tour, s’empressèrent avec prudence, modestie et politesse de faire savoir (sans nommer Südekum) qu’ils étaient « en désaccord » avec la ligne de Südekum.
C’est ridicule, car en fait, dans la politique pratique du parti social-démocrate allemand, Südekum à lui seul s’est révélé plus fort, le moment décisif venu, qu’une centaine de Haase et de Kautsky (tout comme Nacha Zaria à elle seule est plus forte que tous les courants du bloc bruxellois((Du 16 au 18 juillet, avait eu lieu une conférence à Bruxelles, convoquée par le Bureau Socialiste International. Son objectif était de parvenir à la réunification du P.O.S.D.R. Les bolchéviques, constatant la profondeur des désaccords avec les autres groupes (Mencheviques, Bund, etc.) refusèrent une unification sur de telles bases.)) qui redoutent la scission avec elle).
Pourquoi ? Mais justement parce que derrière Südekum se dressent la bourgeoisie, le gouvernement et l’état-major général d’une grande puissance. Ils soutiennent la politique de Südekum par mille procédés, tandis qu’ils brisent la politique de ses adversaires par tous les moyens, jusques et y compris la prison et les exécutions. La voix de Südekum est propagée par la presse bourgeoise dont les journaux tirent à des millions d’exemplaires (de même que la voix de Vandervelde, de Sembat, de Plékhanov), tandis qu’on ne peut pas entendre la voix de ses adversaires dans la presse légale, étant donné l’existence ici-bas de la censure militaire
Tout le monde est d’accord pour dire que l’opportunisme n’est pas un effet du hasard, ni un péché, ni une bévue, ni la trahison d’individus isolés, mais le produit social de toute une époque historique. Cependant, tout le monde ne médite pas suffisamment sur la signification de cette vérité. L’opportunisme est le fruit de la légalité. Les partis ouvriers de l’époque 1889-1914 devaient utiliser la légalité bourgeoise. Quand la crise éclata, il fallait passer à l’action illégale (or, il est impossible d’effectuer ce passage autrement qu’avec l’énergie et la résolution les plus grandes, combinées à toute une série de ruses de guerre). Pour empêcher cette transition, il suffit d’un seul Südekum, car tout le « vieux monde », pour emprunter le langage historico-philosophique, est pour lui, – car Südekum a toujours livré et livrera toujours à la bourgeoisie tous les plans de guerre de son ennemi de classe, pour emprunter le langage politique pratique.
C’est un fait que tout le parti social-démocrate allemand (ceci est vrai également pour les français et les autres) fait uniquement ce qui est agréable à Südekum, ou ce qui peut être toléré par Südekum. Rien d’autre ne peut se faire légalement. Tout ce qui se fait d’honnête, de véritablement socialiste, dans le parti social-démocrate allemand, se fait contre ses centres, par-dessus la tête de son Comité central et de son organe central, en violant la discipline d’organisation, en agissant fractionnellement au nom de nouveaux centres anonymes d’un nouveau parti, de même qu’est anonyme, par exemple, l’appel des « gauches » allemands publié dans la Berner Tagwacht du 31 mai dernier((Il s’agit de l’appel rédigé par K. Liebknecht : « L’ennemi principal est dans notre propre pays !« .)). En fait, on voit croître, s’affermir, s’organiser un nouveau parti réellement ouvrier, réellement social-démocrate révolutionnaire, autre que le parti caduc, pourri, national-libéral, de Legien-Südekum-Kautsky-Haase-Scheidemann et consorts((Ce qui s’est passé avant le vote historique du 4 août est extrêmement caractéristique. Le parti officiel a jeté là-dessus le voile de l’hypocrisie officielle : la majorité ayant décidé, tous votèrent pour, comme un seul homme. Mais Stroebel, dans la revue Die internationale, a démasqué l’hypocrisie et révélé la vérité. Il y avait dans la fraction social-démocrate deux groupes qui étaient venus avec un ultimatum tout prêt, autrement dit avec une décision fractionnelle, c’est-à-dire scissionniste. L’un des groupes, celui des opportunistes, comptant près de 30 personnes, avait décidé, en tout état de cause, de voter pour; l’autre, le groupe de gauche, comprenant près de 15 personnes, avait décidé – moins fermement – de voter contre. Lorsque le « centre » ou le « marais », qui n’a aucune position ferme, a voté avec les opportunistes, les gauches se sont trouvés battus à plate couture et. .. se sont soumis L' »unité » de la social-démocratie allemande est une hypocrisie pure et simple, qui masque en fait la soumission inévitable aux ultimatums des opportunistes. (Note de Lénine.))).
C’est pourquoi l’opportuniste Monitor a laissé échapper par mégarde une vérité historique réellement de taille dans la revue conservatrice l’Annuaire de Prusse, en déclarant qu’il serait préjudiciable aux opportunistes (lisez : à la bourgeoisie) que la social-démocratie actuelle évolue vers la droite, car alors les ouvriers l’abandonneraient. Les opportunistes (et la bourgeoisie) ont besoin, très précisément, du parti actuel, réunissant l’aile droite et l’aile gauche, et officiellement représenté par Kautsky, qui saura concilier n’importe quoi avec des phrases coulantes et « absolument marxistes ». Socialisme et esprit révolutionnaire en paroles pour le peuple, pour les masses, pour les ouvriers; südekumisme en fait, c’est-à-dire ralliement à la bourgeoisie, au moment de toute crise sérieuse. Nous disons de toute crise, car c’est non seulement à l’occasion d’une guerre, mais encore lors de toute grève politique importante, que l’Allemagne « féodale » aussi bien que l’Angleterre ou la France, « terres de Parlement et de liberté », proclameront immédiatement la loi martiale sous telle ou telle appellation. Quiconque est sain d’esprit ne saurait en douter.
De là découle la réponse à la question posée plus haut : comment combattre le social-chauvinisme ? Le social-chauvinisme, c’est l’opportunisme à tel point mûri, devenu à tel point vigoureux et impudent pendant la longue époque du capitalisme relativement « pacifique », à tel point cristallisé sous le rapport idéologique et politique, à tel point lié d’amitié avec la bourgeoisie et les gouvernements, qu’on ne saurait tolérer l’existence d’un pareil courant au sein des partis ouvriers social-démocrates. Si l’on peut encore s’accommoder de minces et faibles semelles quand on marche sur les trottoirs civilisés d’une petite ville provinciale, il est impossible de se passer de grosses semelles cloutées quand on va dans la montagne. Le socialisme en Europe est sorti du stade relativement pacifique et limité au cadre national étroit. Avec la guerre de 1914-1915, il est entré dans le stade des actions révolutionnaires, et la rupture complète avec l’opportunisme, l’expulsion de ce dernier du sein des partis ouvriers, sont incontestablement à l’ordre du jour.
Naturellement, de cette définition des tâches que la nouvelle époque du développement mondial du socialisme assigne à ce dernier, on ne saurait encore déduire directement avec quelle rapidité et sous quelles formes précises les partis ouvriers social-démocrates révolutionnaires se sépareront, dans chaque pays, des partis opportunistes petits-bourgeois. Mais de là se dégage la nécessité de prendre nettement conscience que cette séparation est inéluctable et d’orienter dans ce sens toute la politique des partis ouvriers. La guerre de 1914-1915 marque un si grand tournant dans l’histoire que l’attitude envers l’opportunisme ne peut rester ce qu’elle était autrefois. On ne saurait effacer le passé; on ne peut rayer ni de la conscience des ouvriers, ni de l’expérience de la bourgeoisie, ni des acquisitions politiques de notre époque en général, le fait que les opportunistes se sont révélés, au moment de la crise, le noyau des éléments qui, au sein des partis ouvriers, sont passés du côté de la bourgeoisie. L’opportunisme, pour parler à l’échelle européenne, était pour ainsi dire à l’état juvénile avant la guerre. La guerre une fois déclenchée, il est devenu complètement adulte et on ne peut plus lui rendre son « innocence » et sa jeunesse. On a vu mûrir toute une couche sociale de parlementaires, de journalistes, de fonctionnaires du mouvement ouvrier, d’employés privilégiés et de certains contingents du prolétariat, couche qui s’est intégrée à sa bourgeoisie nationale et que celle-ci a parfaitement su apprécier et « adapter » à ses vues. Impossible de faire tourner à rebours ni d’arrêter la roue de l’histoire on peut et l’on doit avancer sans crainte, en passant du stade préparatoire, légal, des organisations de la classe ouvrière prisonnières de l’opportunisme, à des organisation révolutionnaires du prolétariat qui sachent ne pas se borner à la légalité, qui soient capables de se prémunir contre la trahison opportuniste et qui entament « la lutte pour le pouvoir », la lutte pour le renversement de la bourgeoisie.
On voit par là, notamment, toute l’erreur de ceux qui aveuglent leur esprit et la conscience des ouvriers en se demandant comment se comporter envers telles autorités notoires de la île Internationale, envers Guesde, Plékhanov, Kautsky, etc. En réalité, il n’y a là aucun problème. Si ces personnes ne comprennent pas les tâches nouvelles, il leur faudra rester à l’écart, ou continuer d’être prisonnières des opportunistes, comme elles le sont à l’heure actuelle. Si ces personnes se libèrent de leur « captivité », il est peu probable qu’il se trouve des obstacles politiques à leur retour dans le camp des révolutionnaires. En tout cas, il est absurde de substituer à la question de la lutte des courants et du changement d’époque au sein du mouvement ouvrier la question du rôle de telles ou telles personnalités.